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09/04/2015

La Porte étroite...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« De quel métal suis-je donc moi-même pour juger ainsi les autres ? Serais-je seulement fichu de décrire mon fameux étalon de beauté et de vérité ? Ma métaphysique ? Ces étincelles chipées aux lampes des poètes, dont la brûlure m’a fait frissonner, dont l’éclat m’a ébloui un instant ? Quelles raisons profondes as-tu su te donner à toi-même, petit homme, entre tes nuits de quatorze ans où le dernier éveillé, dans l’affreux dortoir de Saint-Chély, tu priais Dieu de te garder jusqu’à la mort ta foi, – quelle foi ! cette frousse de gamin – et le jour de tes dix- sept ans, où dans la même heure tu as quitté le collège et l’Église apostolique et romaine ? Fais donc le bilan sincère de ces immenses études dont tu as brassé voluptueusement les programmes, et vois jusqu’à quel point tu as su les conduire. De Ruysbroeck à Picasso ! Un fier panorama. Qu’en connais-tu ? Est-il seulement un coin qui soit à toi dans ce fabuleux empire ? Qu’as-tu gagné sinon de t’être perdu toi- même, empêtré dans cette forêt vierge de formes et de systèmes ? Si le bourgeois est d’abord le pourceau qui tue son âme et qui vivra l’éternité comme une larve de chenille, parce qu’il est trop stupide ou trop lâche pour en soutenir la pensée, toi qui t’es dit muni de si glorieux flambeaux, qui les as laissés un par un s’éteindre, n’as-tu pas dans la porcherie une place de choix ? Tu méprises les dogmes, les théologies, les morales, toute cette tuyauterie où un Régis emprisonne la vie universelle. À toi, sans moules ni règles, cette vie n’échappe-t-elle pas bi- en plus encore ? Qu’en as-tu donc étreint ? Ces informes griffonnages, qui lorsque tu les remues te font vomir d’ennui ?... Et s’il fallait passer par ces tuyaux, par ces conduits étouffants pour atteindre les vérités permises à nos têtes humaines ? La Porte étroite... N’est-ce point là son sens pour des êtres bâtis à ma façon ? Ces vieilles paraboles sont vastes comme la nature ; du plus sommaire au plus chantourné, chacun y trouve la leçon à sa taille. M’en étais-je seulement avisé jusqu’ici ? Régis s’est peut-être horriblement fourvoyé. Du moins s’est- il embarqué, tandis que je suis resté à la lisière de l’inconnu. Si tout est leurre ou anéantissement, sauf cette flamme incertaine au fond de nous, qu’importe que ce soit pour ou dans telle catégorie qu’agissent les hommes ? Il n’y a de prix que dans l’état qu’ils ont su donner à cette flamme, que dans l’énergie qu’ils ont pu produire. Dès lors, de Régis et de toi, quel est l’être viril, et quel est le faible ? Tu t’es dit libre et léger, évadé du christianisme. Tu n’en as pas le droit, tu n’y as jamais pénétré. »

Lucien Rebatet, Les deux étendards

 

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