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09/06/2015

Le leurre

« Après le lycée Jeanson, le lycée Henri-IV, où elle avait approfondi sans ménager sa peine la littérature française, et la philosophie, l’anglais, et la littérature anglaise. A vingt ans, après le lycée Henri-IV, l’Ecole normale supérieure de Fontenay, avec l’élite intellectuelle française... "on n’en reçoit que trente par an". Thèse : "Le déni de soi chez Georges Bataille" (Bataille, allons bon, pour changer !). A Yale, les étudiants chics travaillent tous sur Bataille ou Mallarmé. Il n’a pas grand mal à comprendre ce qu’elle cherche à lui faire comprendre, d’autant qu’il connaît un peu Paris pour y avoir, grâce à une bourse Fulbright, passé un an avec femme et enfants, du temps qu’il était jeune professeur ; il connaît un peu ces jeunes Français ambitieux, formés dans les lycées d’élite. Parfaitement préparés, connaissant les intellectuels qui comptent, des jeunes très intelligents, immatures, dotés de l’éducation française la plus snob, se préparant ardemment à être enviés toute leur vie. On les voit traîner le samedi soir dans des petits restaurants vietnamiens pas chers rue Saint-Jacques, parler des grands problèmes, jamais de banalités, jamais de la pluie et du beau temps – débats d’idées, philosophie et politique, à l’exclusion de tout autre sujet. Même pendant leurs loisirs, lorsqu’ils sont en tête à tête avec eux-mêmes, ils pensent l’incidence de Hegel sur la vie intellectuelle française au XXème siècle. L’intellectuel s’interdit d’être frivole. La vie c’est la pensée. Conditionnés à être violemment marxistes ou violemment antimarxistes, ils souffrent d’un effarement congénital devant tout ce qui est américain.[...] Ses jeunes étudiants l’amusent. Elle cherche encore leur côté intellectuel. Elle est sidérée par la façon dont ils s’amusent. Leur façon de penser, de vivre, hors de toute idéologie, dans le chaos. Ils n’ont jamais vu un film de Kurosawa – même ça, ils l’ignorent. Elle, à leur âge, elle avait vu tout Kurosawa, tout Tarkovski, tout Fellini, tout Antonioni, tout Fassbinder, tout Wertmuller, tout Satyajit Ray, tout René Clair, tout Wim Wenders, tous les Truffaut, les Godard, les Chabrol, les Resnais, les Rohmer et les Renoir. Eux, ils n’avaient vu que Star Wars.[...] A contrecoeur, elle pose sa candidature, et la voilà, avec son kilt et ses bottes, dans le bureau du doyen Silk, en face de lui. Pour avoir le prochain poste, le poste chic, il faut en passer par Athena. Sauf que pendant près d’une heure le doyen Silk va l’écouter quasiment se disqualifier pour le poste en question. Structure narrative et temporalité. Les contradictions internes de l’oeuvre d’art. Rousseau s’avance masqué, mais sa rhétorique le trahit (la tienne aussi, en somme, se dit le doyen, au vu de l’essai autobiographique [Delphine a écrit un essai autobiographique pour présenter sa carrière universitaire...]). La voix du critique n’a pas moins de légitimité que celle d’Hérodote. Narratologie. Diégétique. La différence entre diégésis et mimésis. L’expérience entre parenthèses. La qualité proleptique du texte. Coleman n’a pas besoin de lui demander ce que ce jargon veut dire. Il le sait, dans l’original grec, ce que ces mots de Yale veulent dire, ce que les mots de l’Ecole normale supérieure veulent dire. Et elle, le sait-elle ? Il y travaille depuis trois décennies, il n’a pas de temps à perdre. Il se demande : pourquoi une femme aussi belle tente-t-elle de dissimuler la dimension humaine de son expérience sous ces mots-là ? Peut-être parce qu’elle est si belle, justement. Il se dit : Elle est si contente d’elle, elle se leurre tellement. »

Philip Roth, La tache

 

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