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12/07/2015

Fanny

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Je cherche un exemple, et je le trouve vite : Fanny. Je la connais depuis trois ans, elle est ma récusation radicale et constante. Mystère de l’amour : je l’aime, et elle aime me contredire à chaque instant. Oh, en douceur, bien sûr, pas, ou peu, de grandes scènes violentes. C’est l’eau, la puissance de l’eau sur la pierre que je suis. Évites tout de suite les clichés psychanalytiques : je ne me plains pas, j’étudie. Elle se recharge en s’opposant, et c’est moi qui, tout à coup, devient l’eau et elle la pierre. C’est très intéressant et très amusant. L’immémorial problème homme/femme, guerre des sexes, le soleil noir de la matière noire. Je travaille au noir, c’est cher, mais splendidement gratuit.

J’apprends à ne pas être d’un seul côté, mais aussi de l’autre. J’appelle « Fanny » la partenaire de cette liaison expérimentale, mais en réalité elle n’est personne en particulier, c’est un condensé de rencontres. Je ne suis pas de mon temps, je ne fais pas de portraits sociaux.

Que Fanny soit grande, moyenne, petite, blonde, brune, châtain, que ses yeux soient bleus ou bruns, qu’elle ait 22 ans, 32 ans, 42 ans, 52 ans, qu’elle soit jolie ou non, cultivée ou pas, intelligente ou idiote, qu’elle occupe une situation haut placée ou en bas de l’échelle, peu importe. C’est son opposition génétique à mon égard qui compte. "Fanny" pourrait être aussi un grand nombre de mes amis, leur jalousie spontanée s’en occupe. Ils deviennent vite des femmes à mon contact, Dieu sait pourquoi, ils se renfrognent et se bloquent. Ils n’ont pas la foi.

Fanny, d’une façon ou d’une autre, directe ou indirecte, me fait sans cesse la morale. Je l’agace, je l’énerve, je l’exaspère, je la gêne, je suis de trop. Le mystère de ma foi m’échappe, mais elle le perçoit mieux que moi. A l’envers, bien sûr, mais de plein fouet, comme une anomalie insupportable. Je suis trop ceci, trop cela, pas assez ceci, pas assez cela. Je n’aime pas l’humanisté, les gens, la vraie vie, les divertissements, le faux temps banal. Je lis un livre devant Fanny, elle me fait la tête. Je sors avec Fanny, et elle se met aussitôt à raconter aux autres certains de mes comportements ridicules ou propos insensés plus ou moins inventés. Pour annuler Fanny, je me mets à boire. Je bois rarement quand elle n’est pas là.

Fanny s’ennuie avec moi. Elle me reproche de ne pas aller au cinéma, de ne pas lire de romans américains, de ne pas avoir envie de visiter des expositions, d’être insensible à la poésie telle qu’elle la ressent, de rester sourd aux animaux, de ne pas suicre la vie sentimentale des stars et de leurs enfants. Elle me trouve arrogant, méprisant, désinvolte. Sa mère prend la parole dans la voix. Mes amis aussi sont bizarres : ils se crispent soudain, maman est là.

J’aimerais assez que toutes mes Fanny écrivent, à mon sujet, leurs Mémoires. Mais, j’en suis sûr, aucune d’elles, aucun d’eux, n’en aura ni la capacité ni l’envie. Encore lui ? Ça suffit ! Rien à dire. Un souvenir quand même, une anecdote significative ? Ah non, j’ai oublié, aucun intérêt. Tout est mieux comme ça : je m’efface. J’ai pris l’habitude, depuis longtemps, d’exister comme si je n’existais pas. Même pas besoin de mourir, c’est commode.

Fanny se demande si je ne suis pas homosexuel, ou pourquoi je ne le suis pas. L’époque est très bruyante sur cette affaire, et mon indifférence à tout ce bazar lui paraît suspecte. Mon désintérêt pour la vie privée des autres la choque. Qui couche avec qui, qui est en train de quitter qui, qui a une liaison avec qui, voilà le roman que je devrais dévorer chaque semaine. Fanny, sur ces bricoles, est prise d’une excitation triste. Il ne lui viendrait pas à l’idée que certains, ou certaines, vivent dans le secret. Elle me l’a dit un jour, de façon ironique : "Tu es bien le seul à croire au secret. Tout se sait."

Non, je ne crois pas au secret, je constate simplement qu’il s’organise de lui-même pour tout ce qui me tient à cœur. La Nature aime à se cacher, ce n’est pas moi qui décide. "Mystère de la foi" résonne, une fois de plus, dans toutes les églises du monde. Ils font un gros effort sur eux-mêmes pour en arriver là. Comprennent-ils ce qu’ils disent et entendent ? Ce n’est pas sûr. Après quoi, ils retournent à leurs occupations d’agence humanitaire, pour les acteurs, et à leurs dimanches idiots, pour les spectateurs.

Fanny est très occupée par sa vie de famille, ses enfants, la gestion rentable de son mari, ses amours contrariés, le bavardage de ses amies et de ses amis, ses réseaux sociaux, son entreprise, son ambition à courte vue, ses fins de mois, l’agitation et l’obligation qui s’emparent d’elle si elle a une fonction politique. Après tout, il y a des élections 24 heures sur 24. Si elle est médiatique, c’est l’enfer des apparences, la concurrence acharnée des visages, les vœux de mort constants des stagiaires. Elle peut s’imposer à la radio si elle persévère, mais il vaut mieux obtenir une place régulière dans les journaux. Là, il lui faut soigner ses fréquentations, avoir bien en main son carnet d’adresses, remplir des pages avec photos, interwiever des personnalités influentes ou des écrivains convenables, donner le ton, prédire les tendances, surveiller les confrères et les consoeurs (les médias sont une grande famille), saisir le vent des films, rester au centre, surtout, au milieu du centre.

Mais Fanny peut être aussi écrivaine, auteure, metteuse en scène, artiste. Elle cumule parfois ces mandats, sans atteindre la grande notoriété imagée des topmodels, en général ravissantes et connes. Comme écrivaine, elle a une ancêtre écrasante et dure à avaler : la voyante Duras, écriture saccadée, ventes vertigineuses. Les écrivaines sont mes Fanny préférées, elles sont attirées par mon cas, de même que les Fanny masculins, mais en plus nerveuses. Elles m’envoient leurs manuscrits, leurs romans sentimentaux, leurs romans familiaux, leurs journaux intimes, leurs poèmes. Je suis un hôpital de jour et de nuit, commis aux urgences et aux désespoirs provinciaux. Je ne réponds pas, mais les Fanny insistent : moi seul pourrait les aider, les accompagner, les sauver. Ça vient d’un peu partout, comme une grande marée grise. J’essaie, pendant trois minutes, de savoir ce qu’elles lisent puisqu’elles écrivent : rien, bouillie. Le plus étrange, dans cette région ultra-féminine, c’est que tous les hommes aussi s’appellent Fanny. »

Philippe Sollers, L'école du mystère

 

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