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09/02/2019

La virilité, premier pouvoir et dernier tabou du monde musulman

=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=

 

 

Dans un nouvel essai, la philosophe Nadia Tazi développe l’hypothèse que la virilité dans le monde musulman serait non seulement le principe déterminant du rapport entre les hommes et les femmes, mais aussi celui du despotisme politique et social.

 

Nous avons rencontré Nadia Tazi dans le cadre des Rencontres d’Averroès à Marseille en novembre 2018 sur le thème des relations entre les sexes, d’hier à aujourd’hui, en Méditerranée. Philosophe, journaliste, essayiste, elle vient de publier Le genre intraitable. Politiques de la virilité dans le monde musulman (Actes Sud, 2018), fruit d’un travail de quinze ans.

 

Dans votre nouvel essai, vous écrivez que « la virilité est restée le premier pouvoir et le dernier tabou » . En quoi cette question est-elle taboue ?

Cette question n’est jamais politiquement énoncée comme telle. On parle de la condition des femmes, de l’inégalité entre les sexes, de l’homosexualité, mais la question des masculinités est évacuée. D’abord parce que c’est nouveau. En Occident même, cette recherche vient plus tard que celle des femmes, en réaction ou parallèlement au féminisme. De plus, on ne peut pas plaquer les schémas occidentaux sur l’Orient musulman. Évidemment, le machisme existe partout, mais il n’a pas du tout la même portée, pas les mêmes sources ni les mêmes lois. Il faut déjà commencer par poser la question dans les différents pays musulmans et réfléchir sur leur point commun : le despotisme politique. Lors de la table ronde « Des relations entre les sexes fondées sur des imaginaires et des valeurs » aux Rencontres d’Averroès, on a bien perçu les différences entre les musulmans eux-mêmes. Sur le voile, les points de vue des intervenantes turque, marocaine, algérienne n’étaient pas du tout identiques. Le voile est un joker, on lui donne le sens qu’on veut ; c’est aussi ce qui explique sa perpétuation.

 

Vous consacrez un chapitre passionnant à la complexité du voile, « une coutume immémoriale ou une surdétermination identitaire face à la menace de l’étranger – ou encore un retournement ironique au nom de la liberté et de l’identité (…) » ?

En France, le voile a une connotation identitaire : si vous l’expliquez à une Afghane qui se bat contre la burqa et qui a des problèmes pour éduquer sa fille, ou à une Pakistanaise qui constate l’accroissement du féminicide ou des crimes d’honneur, elles vous regardent comme si vous arriviez de la planète Mars…

 

Vous mettez en rapport désert et virilité. Pourquoi ?

Le désert est essentiellement rareté. Lawrence d’Arabie a eu une formule terrible : c’est « la mort vivante ». L’homme est perpétuellement sous la menace de la Nature. Pour révoquer l’idée de survie, le Bédouin, l’homme du désert, va développer une économie de la dépense. Puisqu’il ne veut pas être comme l’animal dans la seule logique de survie, il est dans l’excès. Et cet excès farouche se manifeste dans la bravoure au combat et de manière somptuaire dans l’hospitalité – des valeurs que l’islam gardera en leur donnant un sens nouveau. La virilité est née d’un parallélisme avec le désert, de la volonté de l’homme de s’élever à hauteur de cette Nature exorbitante, par lui même, sans Dieu, par la voie de son ethos, de ses mœurs et du langage qui les glorifie. D’où tant de poèmes et de récits hallucinés, une mythologie à laquelle on se réfère encore sans le savoir.

Au VIIe siècle, avec la révélation faite à Mahomet, va naître l’islam. En 630, à la tête d’une armée, le Prophète conquiert La Mecque qu’il avait dû fuir en 622 (l’Hégire) et il convertit à l’islam les tribus d’Arabie dont il devient le chef à la fois religieux, politique et militaire. Les Bédouins vont sortir du désert – une sortie physique et symbolique – et, en moins d’un siècle, les premiers califes conquièrent le monde. Inscrit dans l’inconscient collectif, cet âge d’or est d’autant plus célébré que les sociétés se vivent comme déchues. La conquête représente l’expression de la virilité archaïque du désert.

 

Vous évoquez la différence, mais aussi l’imbrication entre deux concepts au cœur de votre livre : la masculinité et la virilité…

L’islam et la Cité vont offrir un autre voie que la virilité, celle du masculin qui s’élève contre l’excès, contient la violence par la fraternité, et sublime l’honneur en le haussant jusqu’à la chevalerie. L’islam donne aux masculinités une éthique qui interdit le meurtre, invite à la tempérance et institue une communauté. L’hybris (la démesure), la dépense et la violence sont contrariés par l’idée de juste milieu, par la mesure, la modestie, la décence, constitutives de ce que je désigne comme masculin. Et ce masculin est appuyé par la prééminence de la communauté sur l’individu. La communauté qui est conservatrice (elle se fonde sur le consensus) établit une masculinité vertueuse et apaisée. Mais les normes pondératrices de l’islam ne pourront entièrement contenir les débordements des conquérants et des despotes qu’ils soient petits (domestiques) ou grands (à la tête de l’État). Il y aura toujours coexistence et balancement du viril et du masculin. La norme viriliste ne cessera de hanter l’islam, en particulier à travers la coutume.

 

Cependant, avant la tragique dérive de l’islamisme, tout ne se passait pas si mal dans la société et dans l’intimité… La virilité fait-elle de tels ravages ?

Il existait un certain équilibre autour des valeurs patriarcales fondées sur les prescriptions de l’islam et sur les lois coutumières. Au fond, comme l’avait montré l’ethnologue Germaine Tillion (1907-2008), la question des femmes dans le monde musulman était alors proche de ce qui se passait dans la plupart des sociétés méditerranéennes. À partir du partage des rôles, chacun y trouvait son compte. On estimait l’homosocialité (la non-mixité) normale : que les femmes soient à la maison, qu’elles remplissent leur rôle de mère et d’épouse et s’accomplissent ainsi, et que les hommes puissent avoir les deux sphères : le public et le privé. Plus les femmes étaient riches, plus elles vivaient cloîtrées. Mais elles avaient leur vie propre, un entre-soi agrémenté par l’art de vivre qu’elles avaient su tisser. Et elles gagnaient du pouvoir en devenant mères, c’est-à-dire en accédant à l’unicité : contrairement à l’épouse dans certaines sociétés polygamiques, la mère sera toujours l’Unique pour ses fils. Consciemment ou inconsciemment, pour asseoir ce pouvoir d’influence, elle s’attache ses garçons, les éduque et les « revirilise » en permanence. C’est auprès d’elle surtout que l’homme trouve réconfort et soutien. On aime également rappeler que les mères des sultans ottomans, par exemple, avaient des droits et des revenus importants ; elles ne régnaient pas seulement sur le harem impérial, elles fondaient des monuments, elles assistaient derrière le voile aux réunions du gouvernement… Le problème se pose de manière beaucoup plus aiguë avec l’arrivée de la modernité.

 

Pourquoi ?

Parce qu’en principe, la modernité politique ne reconnaît pas ces valeurs patriarcales. Elle met à mal le pacte implicite selon lequel l’homme est dominant / protecteur. Il est contraint par la loi musulmane de subvenir aux besoins de la femme et doit répondre de son éducation morale et religieuse. Cette prise en charge matérielle et spirituelle justifierait son pouvoir. Tout se complique quand les femmes sortent de la maison, qu’elles accèdent à l’éducation, au travail, à la contraception, etc. Mais la question du dehors-dedans est restée fondamentale. Chez soi, on fait ce que l’on veut, et on n’a de comptes à rendre qu’à Dieu, à sa conscience. Et les rapports entre les sexes y sont négociés individuellement, de manière empirique.

La virilité est par définition extravertie. Mieux, elle est ostentatoire, elle doit être reconnue comme telle par autrui, par opposition au masculin qui renvoie au for intérieur, à l’intime. À l’extérieur, l’homme doit montrer qu’il est le maître et veiller à la réputation de sa femme, sa fille ou sa sœur. Traditionnellement, la femme n’a accès au monde que voilée, protégée, c’est-à-dire contrôlée. Elle doit donner l’image d’une femme raisonnable qui, comme le disent les mollahs, «reste à sa place». À l’intérieur, elle a peu de droits, mais elle s’appuie sur l’attachement sexuel et affectif, sur l’éducation des enfants, et elle est supposée gardienne des traditions (morales, culturelles, esthétiques…). Elle conquiert son territoire. Cette séparation problématique du public et du privé, de l’apparence et de la réalité, du dire et du faire, est instituée au départ pour protéger la communauté. Avec la modernité, ces arrangements ne marchent pas.

 

Selon vous, ce principe de virilité serait au fondement du despotisme politique et social.

D’un côté, l’homme est élevé dans le culte de la virilité ; de l’autre, il est castré par les pouvoirs despotiques en place. Dans le cadre familial, le père commande le fils, lequel fils, pour assurer son pouvoir, va à son tour commander les plus jeunes, les cadets, la sœur, la femme. Comment voulez-vous que cet autre clivage ne produise pas de problèmes ? Et hors de la maison, l’homme du commun n’a pour ainsi dire pas de vie politique.

 

Jusqu’à cette démence meurtrière de l’islamisme ?

Comme le dit l’islamologue François Burgat, « on a les islamistes qu’on mérite ! » Si vous considérez les pouvoirs en place, ils ont tous sans exception matraqué leur population. Bien sûr, auparavant, la colonisation a humilié les hommes et fait des ravages à tous points de vue. Au moment des indépendances, on attendait des nouveaux régimes qu’ils améliorent le sort de la population. Ce n’est pas ce qui s’est passé. La désillusion et l’amertume ont été énormes, dévastatrices.

Il faut noter que tous les chefs historiques des islamistes ont fait de la prison. Ce ne sont pas des lettrés, formés dans les instituts de théologie ou les universités, mais des gens simples pour la plupart, élevés contre la colonie et ensuite contre l’État, qui ont passé des années derrière les barreaux et y ont produit un corpus théorique très pauvre. Si l’islam devient « politique », c’est pour une large part qu’il est depuis toujours le premier et le dernier recours contre l’oppression. Ce sont des hommes frustrés, enfermés dans les « passions tristes » : la haine, le ressentiment, l’humiliation, le sentiment d’échec. Pour fabriquer un ordre viriliste, quel qu’il soit, il faut au départ un état d’exception : des conditions extrêmes telles que le désert, la guerre, un régime tyrannique, la colonie, des mutations anthropologiques et culturelles brutales…

 

Pourquoi l’Occident est-il au centre de la haine islamiste ?

Les islamistes sont virilistes, et l’Occident, hégémonique, sécularise les sociétés, envahit les territoires et les esprits, émancipe les femmes, humilie les perdants.

Qu’ont les Occidentaux à proposer aux populations de ces pays, hormis globalement la consommation et le sexe ? Où sont les gauches et que font-elles ? L’avènement des islamistes traduit un double malaise, à la fois par rapport à leurs dirigeants et leurs sociétés en panne et par rapport à l’Occident. À l’homme ordinaire qui ne sait plus où il en est, qui a perdu ses repères, qui a été rabaissé par une modernisation exogène et par l’État, l’islamisme redonne fierté, autorité, dignité.

 

Vous commencez votre livre en évoquant Saddam Hussein. Existe-t-il un personnage plus emblématique de la virilité ?

Il est hallucinant, monstrueux, c’est un personnage shakespearien. Il faut rappeler ses mérites : en dix ans, il a amélioré le sort des femmes, a effacé totalement l’analphabétisme, a aménagé Bagdad qui était dans un état pitoyable. Mais sa virilité l’a amené à être le premier importateur d’armements au monde et à se lancer dans une guerre absurde contre l’Iran : un million de morts pour un motif ridicule. Il pensait faire une guerre éclair à l’israélienne ! « Je serai à Téhéran dans huit jours ! » La guerre a duré huit ans. Tout ce qu’il avait investi d’un côté, il l’a détruit de l’autre. Puis il y eut deux autres guerres, dont la première en particulier qui, avec l’invasion du Koweït, fut motivée par son hybris, son orgueil narcissique de macho. Il a été une calamité pour son peuple. Aujourd’hui encore, l’Irak paie le prix d’une folie viriliste.

 

Pas une folie tout court, une folie viriliste ?

C’est ce qui l’anime jusqu’au bout. Souvenez-vous quand il est pendu. Tandis que les bourreaux l’injurient et chantent le nom de leur champion chiite, il dit : « C’est ça pour vous la virilité ? » et il affronte, fait littéralement face ; on lui met la corde au cou et il refuse la cagoule qu’on lui présente. Avant, il y a deux scènes étonnantes : celle où il est déguisé en clochard, où on va le déloger de sa tanière et lui inspecter les dents comme une bête ; puis la scène du procès où, rasé et élégant, il fait face là encore, en voulant sauver l’honneur, rester le chef, le vainqueur… C’est ce qui m’a donné envie de faire ce livre et c’est ainsi qu’il commence. Je me suis demandé : c’est quoi cette histoire ? Comment en arrive-t-on là ? Saddam Hussein ne s’est pas appuyé sur l’islam – c’est un nationaliste arabe. Tous les nationalismes sont virilistes : une nation, même démocratique, c’est toujours une force face à une autre force. Mais la mémoire de l’islam joue aussi sa part.

 

Comment sortir de cette prégnance de la virilité, particulièrement lourde dans l’islam, même si elle existe ailleurs ? Vous évoquez longuement la figure du Prophète à la fois viril, masculin et féminin…

Une partie de son âme est féminine. Le culte de la vierge Marie existe en islam, et dans la légende, Mahomet est comme une page blanche, une page vierge ensemencée par la parole de Dieu que convie l’ange Gabriel. Quand il reçoit la Révélation, il est dans une posture de pur abandon et de félicité, mais aussi de crainte. Lorsqu’il est pris de tremblements, transporté comme un chamane par ce qui lui arrive, il a peur. Peur d’être possédé par un djinn, une force maléfique. C’est alors que son épouse Khadidja, la première des convertis de l’islam, le protège, l’entoure de ses bras ou de son voile, et lui dit : « C’est l’ange ! ». Elle le rassure, lui donne quelque chose d’essentiel : la confiance, soit étymologiquement la foi en quelque chose ou en quelqu’un. C’est donc une femme qui va soutenir le Prophète et cela est rarement dit, sauf par les mystiques.

 

Le Prophète est donc porteur d’une certaine douceur…

Les mystiques disent : « Dieu est doux et il aime la douceur en toute chose. » Autrement dit, Dieu n’aime pas la force, le pouvoir, l’excès ; et c’est la douceur qui constitue la vraie puissance. L’accueil du féminin peut contribuer à dissoudre l’injonction viriliste, à faire que le masculin s’enrichisse loin du bruit et des turbulences surmâles, et que l’homme se libère du fardeau qu’il s’est imposé à lui-même.

 

Concrètement, cela peut se traduire de quelle manière ?

C’est à chaque fois le retour au politique qui s’impose. Il faut développer un minimum de maturité dès la petite école pour sortir de l’infantilisme viril. Il y a une action pédagogique à conduire de toute urgence pour briser le cercle infernal où d’un côté la mère pousse en avant son fils – un demi-dieu à ses yeux – et où de l’autre, le père l’enfonce. Où sont partout disséminés des rapports de pouvoir. Je caricature, évidemment, mais ce sont ces logiques qu’on voit à l’œuvre.

Les femmes sont la clé : il est plus facile d’agir positivement, de s’appuyer sur un désir de liberté que de contraindre un genre aussi enraciné. Si on émancipe les femmes, elles ouvrent la maison au monde, et n’ont plus besoin de pousser et de reviriliser leurs fils. Et les hommes ne doivent plus se montrer à tout prix comme des maîtres. Si on va dans le sens de la liberté des femmes, on avance dans l’émancipation générale. Car le viril ordinaire ne rabaisse pas seulement les femmes ; pour s’affirmer, il rabat tout ce qui n’est pas lui et qu’il considère comme « efféminé » : l’esclave autrefois, l’intellectuel, l’artiste, les minorités sexuelle, ethnique et religieuse, le juif en particulier, l’étranger… À partir du moment où on éduque les peuples dans un sens non despotique, on en finit avec la logique selon laquelle l’homme doit retrouver sa virilité chez lui parce qu’il est opprimé au dehors. Si on donne de l’espace au masculin, on l’amène à la citoyenneté, à une responsabilité citoyenne. Et tout le monde respire. C’est assez simple en théorie, mais très compliqué à mettre en œuvre.

 

L’émancipation démocratique ne se décrète pas !

Elle se conquiert. On n’est pas très inspiré en ce moment, il n’y a pas de modèle adéquat. Et les islamistes sont d’une grande habileté politique : ils ne font pas seulement de la pédagogie on line et dans leurs mosquées, ils prennent les gens en charge, ils leur donnent une sécurité psychique et matérielle, et ils vont partout.

 

Selon vous, la montée de l’islamisme exprime plus un regain de virilisme qu’un réveil de la foi.

On ne le dit pas, mais on le pense tout bas. C’est flagrant, les seuls projets politiques de ces populistes sont l’assujettissement des femmes et le djihad. Je me suis dit : on traite toujours des opprimés. Il ne s’agit pas que des femmes, il y a les fils aussi, tout ce qu’ils subissent avant de s’affranchir du père ou du frère aîné, et les minorités en général. Le temps est venu de s’intéresser aux maîtres, aux despotes politiques et familiaux …

 

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SOURCE : LE MONDE DES RELIGIONS

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