02/10/2020
Un dépôt des générations
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« C’est un esprit et un corps robustes, un gai camarade avec des cheveux roux. Il a de frappant l’ampleur de son front. Certains fronts vastes ne témoignent que d’une hydropisie de la tête ; le sien est harmonieux et plein, puissant dans tout son développement. Ce beau signe d’intelligence, des dents admirables et de larges épaules font de ce jeune Lorrain un bon et honnête garçon qui sera digne, je le jurerais, de son magnifique grand-père.
Celui-là, avec ses soixante-dix ans, c’est un type. Les alliés, en 1815, que suivaient des bandes de loups, et puis l’invasion de 1870, fournissent les thèmes de ses plus fréquentes histoires. Il conte bien, parce que, dans ses récits, on suit les mouvements d’une âme de la frontière. Quand il s’écrie : "La patrie est en danger !" ou bien que, pour caractériser un homme, il prononce : "C’était un vrai guerrier !" ou encore que, pour marquer un instant tragique, il déclare : "J’ai cru que j’allais cracher le sang !" — alors il se lève et, malgré son grand âge, il tourne rapidement autour de la table de famille en tirant ses cheveux blancs à pleines mains, mais le tout d’une fougue si sincère qu’on voudrait courir à lui, saisir ses mains et le remercier en disant : "Vieillard trop rare, nul aujourd’hui ne participe d’un cœur si chaud aux souffrances et aux gloires de la collectivité !"
C’est un enthousiaste, mais un Lorrain et, qui plus est, un homme de la Seille, c’est-à-dire qu’entre tous les Lorrains il possède un merveilleux sens des réalités. Il a pour axiome favori : "Quand on monte dans une barque, il faut savoir où se trouve le poisson."
Oui, c’est un type, un dépôt des générations. Il qualifie, d’après des souvenirs certains, les nobles de l’ancien régime, qu’il a vus revenir après 1815 : "Ce n’était pas qu’ils fussent débauchés : de la débauche, il y en avait même moins qu’aujourd’hui, mais ils étaient trop fiers !" Un jour, quand il avait huit ans, on l’a invité à dîner chez les hobereaux du pays ; et au dessert on a mangé du melon avec du sucre, qui, sous Louis XVIII, était cher. Alors, la demoiselle lui a dit, en lui frottant familièrement la tête : "Eh ! petit, chez toi, tu manges le melon avec du sel !" — "Mâtin ! pensa le grand-père de Rœmerspacher. Je crois qu’elle se moque de moi ! Elle m’a touché l’oreille !…" Et, laissant son assiette, il se sauvait chez lui, refusait pour jamais de retourner au château.
Aujourd’hui, parce qu’il critique les dépenses du gouvernement, on le croit conservateur ; mais, sans qu’il le sache, c’est plutôt un radical. On jugera d’après ce trait. Au temps du "16 Mai", faisant partie du jury, il eut à se prononcer sur le cas d’un journaliste poursuivi pour insultes au maréchal de Mac-Mahon. M. Rœmerspacher blâmait ces injures, parce que le maréchal a été un brave soldat. Mais voici que le procureur dans son réquisitoire soutint cette thèse, que le gouvernement, quel qu’il soit, doit être respecté, par cela seul qu’il est l’autorité. Or, le vieillard, qui sur son banc déjà s’agitait, dans la salle des délibérations, éclata. L’homme possède une conscience ! L’homme peut et doit juger le gouvernement !… Il voulut qu’on fît venir le président et lui déclara :
— Ce journaliste ne vaut pas cher, mais nous l’acquitterons contre monsieur le Procureur et pour protester qu’il y a avant tout notre conscience.
Voilà un homme. J’aime sa figure honnête de vieux jardinier ! Il a gagné sa vie et fait sa fortune dans l’agriculture et aussi en exploitant les marais salants. Ils donnent au pays une flore et par là une physionomie particulière : en automne, les mille petits canaux qui strient la région se couvrent d’une végétation éclatante lilas. Dans ce canton, à l’écart de la vie moderne, cet aïeul habite la petite ville de Nomény. Un de ses fils est mort commandant aux colonies ; un autre sorti de l’École forestière de Nancy occupe une bonne place ; le troisième, qui est le père du jeune Maurice n’a jamais pu habiter dans les villes, il n’y respirait pas : il s’occupe sur les terres. D’accord avec l’aïeul dont l’autorité est souveraine, il voit avec plaisir que son fils sera médecin ; ils savent que le docteur Rœmerspacher, installé à Nomény, sera sans conteste l’homme important du canton.
Pourquoi donc le jeune homme s’acharne-t-il à leur affirmer qu’on ne peut faire, hors de Paris, d’études médicales sérieuses ? »
Maurice Barrès, Les déracinés
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