29/02/2024
Nos aujourd'hui qui meuglent et tonitruent...
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« Les lendemains qui chantent des anciennes rébellions n’étaient que mièvres promesses jamais tenues auprès de nos aujourd’hui qui meuglent et tonitruent. Depuis qu’il n’y a plus de travail, ou que les travailleurs ne sont plus aussi véritablement nécessaires que jadis à la bonne marche de la planète, l’éminente dignité qui découlait du travail a été remplacée par l’éminente dérision de l’homme festif. Dépouillée de toute signification, de tout autre but que d’affirmer sa stupide "pride", voilà donc la meute telle qu’en elle-même enfin les décibels la changent. Que veut-elle ? Rien d’autre que d’être plus "nombreuse", donc plus "fière" toujours, plus auto-satisfaite, plus contente d’elle-même comme de l’univers. Notre monde est le premier à avoir inventé des instruments de persécution ou de destruction sonores assez puissants pour qu’il ne soit même plus nécessaire d’aller physiquement fracasser les vitres ou les portes des maisons dans lesquelles se terrent ceux qui cherchent à s’exclure de lui, et sont donc ses ennemis. À ce propos, je dois avouer mon étonnement de n’avoir nulle part songé, en 1991, à outrager comme il se devait le plus galonné des festivocrates, je veux parler de Jack Lang ; lequel ne se contente plus d’avoir autrefois imposé ce viol protégé et moralisé qu’on appelle Fête de la Musique, mais entend s’illustrer encore par de nouveaux forfaits, à commencer par la greffe dans Paris de la Love Parade de Berlin. Je suis véritablement chagriné de n’avoir pas alors fait la moindre allusion à ce dindon suréminent de la farce festive, cette ganache dissertante pour Corso fleuri, ce Jocrisse du potlatch, cette combinaison parfaite et tartuffière de l’escroquerie du Bien et des méfaits de la Fête. L’oubli est réparé.
C’est sans doute la plus grande originalité de cet ouvrage qu’il ne suggère aucune solution à tout ce qui, sous l’aspect d’un désastre sans cesse accéléré, a fini par se substituer à la société. On prendra plaisir, j’en suis persuadé, à remarquer que je ne voyais déjà, en 1991, nulle issue à cette situation. On pourra aussi observer, toujours avec plaisir, que je ne me préoccupais guère de convaincre ceux qui ne l’auraient déjà été par eux-mêmes surabondamment de la pertinence d’une telle vision. On se félicitera de constater que je n’envisage pas la plus minime lueur d’espoir dans cette nuit électronique où tous les charlatans sont gris et où les marchands d’illusions voient la vie en rose sur le web.
C’est une grande infortune que de vivre en des temps si abominables. Mais c’est un malheur encore pire que de ne pas tenter, au moins une fois, pour la beauté du geste, de les prendre à la gorge. Avant de passer du discours à l’action, ou de la pensée à l’examen des êtres concrets, c’est-à-dire de l’essai au roman, donc à l’auscultation de ce qui pourrait subsister d’existence autonome dans les conditions de survie de cette cité planétaire que j’avais baptisée Cordicopolis mais qu’il faut désormais nommer Carnavalgrad : ici finit "L’Empire" ; ici débute "On ferme".
-- Août 1998. »
Philippe Muray, Préface de 1998 - "L'enfance du bien" in L'Empire du Bien
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Commentaires
Murray vise juste et étrille notre époque de façon jubilatoire.
Ceci dit ses effets de style « c’est une grande infortune de vivre en des temps si abominables » affaiblissent son propos. L’époque est beaucoup moins abominable qu’en 1917 ou en 1943 ou 1961. Il est paradoxal qu’un écrivain ayant vécu pendant les 30 glorieuses nous sorte une littérature pour vomir son époque. Finalement le pire de cette époque était le tabagisme institutionnalisé qui a tué Murray alors qu’il avait encore tant à écrire.
Écrit par : Brindamour | 29/02/2024
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