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23/03/2024

Cordicopolis

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Appelons donc Cordicopolis la planète où nous nous trouvons, du moins les Pays occidentaux, ceux qui ont déjà la chance de posséder la démocratie à tous les étages et le toutaux-droits-de-l’homme dans les villes. À Cordicopolis, Plusieurs catégories de citoyens se croisent, qu’il faudrait soigneusement distinguer : les cordicoliens, les cordicolâtres et les cordicocrates. Par la force des choses, bien sûr, nous sommes tous cordicoliens, comme on est newyorkais ou albanais ; on peut, en revanche, devenir cordicocrate avec un peu de chance, pas mal d’appuis, de l’ambition ; mais l’espèce la plus répandue évidemment, ce sont encore les cordicolâtres ou cordicophiles, c’est-à-dire l’immense majorité des serviteurs anonymes, M. Tout-le-Monde en oraison, le genre humain dans son ensemble, la communauté des spectateurs crédules, confiants, consommants, digérants, patientants, approuvants, applaudissants.

Il n’y a pas d’expression plus répétée, de formule stéréotypée plus rabâchée, plus épouvantablement vomie cent mille fois par jour, que celle de "coup de cœur". Chaque fois que je l’entends, je me désintègre. Approchez-vous de vos télés, allumez vos radios, lisez. Ils ont des coups de cœur pour tout. Pour des chansons. Pour des livres. Pour des expositions, des défilés de couturiers, des vernissages, des concerts, des publicités, des performances, des vedettes, des supermarchés. Le coup de cœur a ses raisons que la raison bancaire connaît. Les Archontes de la Communication et tous les employés de maison du Show passent leur temps à ramper de coup de cœur en coup de cœur, comme de pierre en pierre, à travers le fleuve absent des coups de sang qu’ils ne piqueront jamais, et pour cause, ou alors seulement le jour où on leur dira qu’il faut avoir des coups de cœur pour les coups de sang.

"Magic Kingdom" démoniaque ! Ils en sont maintenant, à Cordicopolis, dans la Maison de Poupées généralisée, à vouloir offrir "un drapeau à la Terre" ! Ça au moins c’est un truc sympa. Ils ne savent plus quoi inventer. Un drapeau pour la Terre ! Enfin ! Voilà quelque chose qui va plaire. La planète est en péril ! Battons-nous pour la sauver ! Nous sommes tous citoyens du monde, considérons-nous mobilisés ! On n’en fera jamais assez pour notre vieille Mère la Sphère ! Mais qu’est-ce qu’ils vont pouvoir mettre dessus ? Et pour suspendre à quelle hampe ? Oui, quel emblème de ralliement ? Un Cœur ? Un Cœur, moi je ne vois que ça. Un gros Cœur phosphorescent, en relief, battant la chamade… Oh oui, comme je le vois bien d’ici, cet oriflamme étincelant, claquant droit vers les firmaments, draguant les autres univers, portant plus loin que les étoiles, à travers l’éternité, le témoignage palpitant du génie créateur des citoyens de Cordicopolis, et faisant saliver d’envie, à tous les balcons de l’Infini, dans leurs soucoupes volantes interstellaires, les autres Schtroumpfs des galaxies !

La tyrannie cordicole remplace très avantageusement, il me semble, les vieilles dictatures à bout de souffle et leurs idéologies ravagées. Le Consensus n’a chassé le Communisme que parce qu’il le réalisait enfin. Ce n’est tout de même pas seulement par un trait d’humour écroulant que le Parti italien, le PCI, vient de se rebaptiser PDG ; ou que l’ignoble concept américain de "Politically Correct" s’abrège en PC dans les médias. La collectivisation se parachève, mais en couleurs et en musique. Je nous vois tous très communistes, plus communistes que jamais, bien que ce soit encore peu démontrable. Pas communistes visibles évidemment, goulagueux sinistres d’Epinal, guépéouistes ensanglantés [La police politique de l’URSS s’appela Gépéou (GPU) entre février 1922 et novembre 1923. Elle porta ensuite le nom d’OGPU jusqu’en 1934 (N. d. É.)].
Plutôt cocoommunistes, si vous voulez. Ce n’est pas moi, qui onques n’y ai trempé d’un seul orteil, qui irai me désoler de la minable fin des marxistes, quoiqu’il y ait eu quand même, dans cette histoire, dans les tréfonds de ces délires, un petit quelque chose de sympathique, un vague foyer d’exécration par lequel, de temps en temps, s’échappèrent de modestes nuages empestés de malveillance, à l’égard des "possédants" par exemple, des "bourgeois", des "riches", des "nantis"… Mais enfin, ces gens n’ont jamais été ma "famille". Ils n’ont pas tenu, il faut bien le reconnaître, devant la montée des Cordicoles. Ceux-ci ont prouvé qu’on pouvait faire la même chose, atteindre les mêmes buts grégaristes et solidaristes, réaliser le même anéantissement de l’idée de propriété privée sur tous les biens (pas seulement de consommation ou de production), mais à moindres frais et en gaieté, hors de toutes perspectives bouleversantes, de toutes menaces de bain de sang. Le télécollectivisme philanthrope hérite parfaitement, et en douceur, du despotisme communiste ainsi que des plastronnages vertueux de sa littérature édifiante, ses pastorales aragonesques comme ses idylles éluardiennes.

Tous les cerveaux sont des kolkhozes. L’Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l’ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l’adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l’immatérialisation de toute pensée, l’effacement de l’esprit critique, le dressage obscène des masses, l’anéantissement de l’Histoire sous ses réactualisations forcées, l’appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l’uniformisation des modes de vie. Tout est allé vite, très vite. Les derniers noyaux de résistance s’éparpillent, la Milice des Images occupe de ses sourires le territoire. Du programme des grosses idéologies collectivistes, ne tombent au fond que les chapitres les plus ridicules (la dictature du prolétariat au premier plan) ; l’invariant demeure, il est grégaire, il ne risque pas de disparaître. Le bluff du grand retour de flamme de l’individualisme, dans un monde où toute singularité a été effacée, est donc une de ces tartes à la crème journalisticosociologique consolatoire qui n’en finit pas de me divertir.

Individu où ? Individu quand ? Dans quel recoin perdu de ce globe idiot ? Si tout le monde pouvait contempler comme moi, de là où j’écris en ce moment, les trois cents millions de bisons qui s’apprêtent, à travers la planète, à prendre leurs vacances d’été, on réfléchirait avant de parler. L'individu n’est pas près de revenir, s’il a jamais existé. Sauf en artefact bien sûr. En robot pour zones piétonnes. En salarié pour pistes de ski. L’autre jour je sors de chez moi. Au moment de descendre les marches du métro, j’aperçois l’énorme titre d’un quotidien : "20 H : LA FRANCE S’ARRÊTE !" Ah bon, je me dis, ça y est, c’est bien, ils s’en sont aperçus eux aussi… Quand même j’ai un doute, je m’approche du kiosque, on ne sait jamais, il y a peut-être une grève générale, je vais me retrouver bloqué dans une rame. Je me rapproche encore. Je lis. Je découvre alors qu’il s’agit de je ne sais plus quel match de foot que tous les Français, à partir de 20 h, étaient censés vivre "ensemble" devant leurs postes de télé ! "La France s’arrête" ? Tout le monde ? Vraiment ? Toute a France ? Vous croyez ? Vous êtes bien sûrs ?
Deux jours plus tard, très tôt le matin, à la radio, nouveau mot d’ordre : "Aujourd’hui journée sans tabac ! Fumeurs c’est votre dernière cigarette ! Terminé ! Excommuniés ! L’OMS met la planète au régime sans nicotine !"

Mais qui c’est ça, l’OMS ? Qu’est-ce que je lui ai demandé, moi, à l’OMS ? De quoi elle se mêle, l’OMS ? Est-ce qu’elle m’a interrogé, moi, l’OMS, avant de choisir la couleur de mes journées ? Est-ce qu’on a signé un contrat ? Et puis, où ça se réunit une OMS ? Qu’est-ce que c’est ? Une secte ? Un consortium ? Un Syndicat du Crime tout-puissant ? Un groupuscule mondial anonyme ? Le véritable nom de Big Brother ? Tout le monde se félicite de l’avoir vu, au long des années du XXe siècle, Big Brother, s’écrouler sous pas mal de masques. En vrai, en énorme, en sanglant. Et s’il avait changé, lui aussi ? S’il était devenu gentil, convivial, sécurisant, Big Brother ? Protecteur de la nature, Big Brother, et aussi de la santé publique ? Saturé de philanthropie, bourré d’offres qu’on ne peut pas refuser, tout gonflé de projets irréprochables ? Plus collectiviste encore que jadis, mais alors dans le bon sens, vraiment, le sens caritatif cette fois ? »

Philippe Muray, "Cordicopolis" in L'Empire du Bien

 

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Commentaires

Vous savez, les ceusses qui veulent se taper la prose de Murray peuvent acheter ses livres. Murray me fatigue, son fond de commerce, la critique des ridicules de notre époque en occident, est limitée et tourne en rond. On a connu des époques et des pays où la vie est plus insupportable que chez nous. Les matchs de foot, la lutte anti-tabac ou la gay pride sont énervants mais je peux m’en accommoder. Je suis heureux de vivre en France en 2024 et non en Afrique ou en 1917.

Écrit par : Brindamour | 23/03/2024

Vous savez, je suis sur mon Blog et je fais ce que je veux… ^_^

Écrit par : Nebo | 23/03/2024

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