28/03/2024
Colorisation générale dans l’intérêt du public
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« Plus la Bienfaisance se répand, plus l’éventail se rétrécit, plus les distances se raccourcissent et se referment les espaces. Les nuances de la palette s’amenuisent, toutes les situations se "colorisent"… Au fond c’était bien de cela aussi qu’il s’agissait, avec cette petite tentative de coup de force gouvernemental contre les irrégularités de l’orthographe : d’une colorisation générale dans l’intérêt du public. Pour son bien. Pour qu’il vive mieux la vie qui a été ôtée. Tout à la moulinette collectiviste ! Plus de privilèges même esthétiques ! Que le global absorbe le local ! Que le général mange le particulier ! Que le public gobe le privé ! Que le singulier disparaisse enfin dans la bouillie du troupeau ! Un seul pinceau pour tous les goûts ! Une seule couleur pour l’arc-en-ciel, une seule colorisation dégoulinante, comme chez ces Américains qui savent depuis des éternités qu’ils n’ont pas la moindre chance de comprendre quoi que ce soit aux films (et plus largement à ce qui n’est pas l’Amérique), s’ils ne prennent pas la précaution de les coloriser avant de les regarder ; ou mieux encore, dans le cas de productions étrangères, s’ils ne les refilment pas d’abord à leur convenance. Aux États-Unis (l’une des provinces les plus riches et vastes de Cordicopolis), il n’est déjà plus seulement impossible de faire voir au public des films sous-titrés, mais même d’obtenir que les gens se déplacent pour des spectacles étrangers doublés. Si on veut que les salles se remplissent, il faut tout re-filmer, tout retraduire dans des paysages américains, avec des interprètes américains, des mouvements de caméra américains.
À peu près comme si vous exigiez, vous, ici, une version de "Crime et châtiment" se déroulant à Dijon parce que vous n’êtes jamais allé à Saint-Pétersbourg. Ou encore, comme si Faulkner devait rester inimaginable tant qu’on ne l’aura pas réécrit en transplantant ses histoires par exemple dans le marais poitevin. Voyez cette anecdote amusante : pour "Amarcord", Fellini avait tourné une descente d’égoutiers au fond d’une fosse septique. Les distributeurs américains lui firent observer que le public ne comprendrait pas puisqu’il n’existait aucune fosse de ce genre aux États-Unis. Fellini, donc, coupa la séquence. Évidemment, coloriser des vieux films ou en translater de plus récents dans des décors de Pennsylvanie, supprimer des plans, en rectifier d’autres, tout cela vaut mieux, mille et mille fois, que de brûler des livres à Berlin au milieu des années 30, n’allez pas me faire dire des choses. Vous ne me verrez pas déraper dans l’antiaméricanisme primaire, c’est très mal porté d’abord, ça fait vieux con, Duhamel, réactionnaire moisi grotesque. Je ne vais pas chatouiller ce tabou. Ce qu’il y a pourtant de curieux, c’est que ce sont les mêmes qui agitaient, il y a quinze ans, l’épouvantail de l’anticommunisme primaire, et qui ne veulent pas aujourd’hui qu’on se montre antiaméricain primaire. Leur Passion phobique du primaire donnerait envie d’y aller voir, si on avait un Peu plus de temps, dans leur prose inoubliable, ce qu’ils ont à nous proposer, eux, de tellement secondaire ou tertiaire. Mais peu importe, je continue. En ce qui concerne les États-Unis, la plupart feignent d’imaginer qu’il s’agit encore de pourfendre, comme il y a soixante ans, les envahisseurs de Wall Street, le "matérialisme" 'yankee' ou les fabricants de corned-beef. Ils voudraient que tout le monde soit convaincu que ce qui a pu être vrai un jour le restera pour l’éternité. Si j’avais un peu plus de place, je ne me gênerais pas pour évoquer les sentiments qui furent les miens lorsque je découvris le Nouveau Monde. Je le ferai ailleurs, une autre fois. Je dois bien des réflexions à cette traversée de Disneyland. Bien des impressions ineffaçables… Plus sentimental, plus harmoniste, plus sirop consensuel, plus occulto-collectiviste, plus prix de Vertu, plus spiritualophile, plus mort sur place, plus transi, plus tétanisé de bonnes intentions, plus cordicole pour tout dire, moins érotique en résumé, je ne sais pas si on peut trouver, ailleurs, dans les deux hémisphères. Mais je ne suis pas allé partout ; et puis je ne veux pas insister. Nous devenons tous Américains, c’est très bien ainsi, c’est parfait, nous n’aurons bientôt même plus besoin qu’on nous colorise pour nous aimer.
Dans sa bouffonnerie terrifique, le programme d’Ordre Nouveau du pasteur de la Maison Blanche relève d’idées similaires, mais alors à échelle de planète. Le programme consiste à transposer en anglais tous les autres pays à moyen terme. Sans quoi ceux-ci resteraient, aux yeux des habitants des États-Unis, comme une sorte de vaste Sud inquiétant d’avant la guerre de Sécession, un immense "Deep South" rempli de menaces en suspension, un terrain vague indéfini, grouillant de diverses espèces de clochards, clochards européens, clochards arabes, clochards latino-américains, plus dégénérés les uns que les autres, plus vicieux, plus sales, plus paresseux, plus incompréhensibles enfin. Incompréhensibles surtout. Et puis coupables certainement. Toujours suspects de quelque entorse à la religion consensuelle. Qu’il est donc parfaitement légitime de châtier, dans leur propre intérêt, à coups de McDo’s vertueux ou de bombes à dépression.
La petite "guerre du Golfe" ? Un coup de badigeon, en passant, sur un bout de Moyen-Orient. Un tapis de bombes, au vol, sur les mystères de l’ "âme arabe". Et puis voilà. Et puis c’est tout. Pas de quoi vraiment faire une histoire. Évidemment, ils auraient pu réfléchir, se documenter, s’interroger, au lieu de choisir immédiatement la solution colorisante… Ils auraient peut-être pu essayer de méditer, par exemple, ce couplet d’un sociologue irakien, Ali el-Wardi, décrivant la mentalité de ses compatriotes ; ils se seraient alors peut-être donné une petite chance de découvrir entre eux-mêmes et leurs adversaires du moment quelques traits surprenants de parenté :
"La personnalité de l’Irakien comporte une dualité. L’Irakien est entiché plus que les autres d’idéaux élevés auxquels il fait appel dans ses discours et ses écrits. Mais il est, en même temps, l’un de ceux qui s’écartent le plus de ces idéaux. Il fait partie de ceux qui sont les moins attachés à la religion, mais le plus profondément plongés dans les querelles sectaires… Il y a deux systèmes de valeurs en Irak. L’un encourage la force, la bravoure et l’arrogance, toutes qualités du héros conquérant, à côté d’un autre système de valeurs qui croit au travail et à la patience… Le peuple irakien est connu comme un peuple de discorde et d’hypocrisie… mais l’Irakien n’est pas fondamentalement différent des autres hommes. 'La différence réside dans la pensée idéaliste. Il élabore des principes qu’il ne peut mettre en application et il appelle à des buts qu’il ne peut atteindre' " (c’est moi qui souligne évidemment).
Mais il faut comprendre les Américains, leur sensibilité, leur fragilité, leur horreur d’être dépaysés… Ils ont le plus grand mal à imaginer que quelque chose d’autre que ce qu’ils connaissent puisse exister, ils sont donc forcés de coloriser à tour de bras ce qui s’étend par-delà les marches de leur Empire dans l’espoir d’effacer les causes de leur ignorance.
Et puis, si nous en avions les moyens, nous n’agirions pas autrement. Nous en sommes réduits à les imiter, mais en minuscules, en futiles, il n’y a vraiment pas de quoi être fiers. »
Philippe Muray, "Colorisations" in L'Empire du Bien
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God is everywhere...
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27/03/2024
Déficit Record !
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Mouaaaaha ha ha ha ha ha ha ha ha !
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Croire
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L'utopie des bien-pensants
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« Ce qu’il y a de fondant, à Cordicopolis, ce sont toutes ces âmes idylliques qui s’imaginent qu’on pourrait avoir le Bien sans Mal, le tigre sans ses griffes, la langue française sans ses buissons d’épineuses incohérences, le soleil sans la pluie, des voitures sans pollution, une "bonne" télé sans ses pubs, la littérature sans son revers de crime par lequel elle s’immortalise, les loisirs de masse sans le béton, la chimie industrielle sans les pluies acides. Le beurre sans l'argent pour le payer. Midi à quatorze heures comme toujours. Autant rêver Céline sans ses "Bagatelles". Un "Céline qui penserait juste", ainsi que je l’ai lu quelque part. La réconciliation des contraires. Le Paradis sans la Chute. Le Trémolo enfin reconnu, établi dans tous ses droits, et sans aucune contrepartie. Voilà l’utopie des bien-pensants, l’idéal de l’Ultra-Doux planétaire, plus de matières grasses, plus de colorants, rien que des objectifs "superlight" sous les déguisements de la Vertu. Déjà ces saynètes en chambre qu’on appelle "débats politiques" ne sont plus organisées qu’entre représentants de tendances parfaitement interchangeables, entre démocrates-ouverts-antiétatiqueshumanistes, par exemple, et républicains-modéréscentralisateurs-humanistes. C’est un régal de les voir discuter, faire semblant de se contredire, alors que ce qu’ils veulent, comme tout le monde, c’est consolider le "terrain commun", celui de la confusion générale, la seule garantie de "vérité". A la fin, comme ne le disait pas Staline, c’est toujours le Consensus qui gagne.
Dans un autre domaine, celui de l’esthétique, l’une des dernières campagnes un peu violentes dont je parvienne encore à me souvenir, opposant des visions du monde au moins en apparence inconciliables, remonte à la petite affaire de ces colonnes plantées au Palais-Royal [Les colonnes de Buren furent commandées par le ministère de la Culture en 1986 (N. d. É.)]. Par la suite, les autres Grands Projets, Opéra-Bastille, Pyramide, Arche de la Défense, etc., sont tous passés comme lettres à la poste. Plus d’affrontements, plus de condamnations. Neutralité bienveillante. Qui oserait encore, de nos jours, se payer le ridicule d’une colère ? D’une sanction même en paroles ? Juger, c’est consentir à être jugé. Et qui l’accepterait désormais ?
À la fin, c’est le Consensus qui gagne. L’espace esthétique ou artistique est d’ailleurs un excellent domaine pour vérifier ce que je suis en train de dire. Toute l’histoire récente de l’art, sous l’éclairage grandissant du règne des bons sentiments, redevient très instructive. Si ce qu’on appelle art contemporain peut encore faire semblant d’exister, c’est uniquement comme conséquence du martyre des impressionnistes. En réparation. In memoriam. En expiation d’un gros péché. Qu’il soit minimal, conceptuel, anti-art ou extrême-contemporain, l’artiste d’aujourd’hui survit "toujours" à titre d’espèce protégée, en tant que résidu caritatif. Une très grosse gaffe a été commise, du temps de Van Gogh, du temps de Cézanne, il faut continuer à payer les pots qui ont alors été cassés. Surtout ne pas recommencer, ne pas refaire les mêmes sottises, ne pas retomber dans les ornières. Après des décennies de foules furieuses ricanantes devant Courbet, devant Manet, devant les cubistes, brusquement plus rien, plus de critiques, plus de clameurs, plus de révoltes, plus de scandales. Tout se calme d’un seul coup, les galeries prospèrent, la créativité des artistes ne s’est jamais mieux portée, tout va très bien, les grosses banques investissent dans l’émotion colorée, les Etats s’en mêlent, les ventes records se multiplient, le marché s’envole, c’est la débâcle des hostiles. Plus de pour ni de contre. Plus personne.
Les prix flambent "bien" qu’il n’y ait plus de critique ? Non : ils flambent parce que la notion, la possibilité, le désir même de critique ont disparu ; parce que plus personne ne se fatiguerait à gloser une œuvre contemporaine.
Dans l’euphorie cordicole, qui irait perdre son temps à chipoter ?
La ruse du diable selon Baudelaire, c’était d’arriver à faire croire qu’il n’existait pas ; la ruse des choses contemporaines, c’est qu’on ne se pose plus même la question ; qu’elles "soient" ou pas est bien égal.
Et puis, qui irait se risquer à vouloir démontrer la "beauté" de ce que l’on met sur le marché ? Ce dont on ne peut rien dire, il faut le vendre. »
Philippe Muray, "Colorisations" in L'Empire du Bien
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Creator's Love
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26/03/2024
La Souris est déglinguée — et nous aussi
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Disparition de Tai-Luc
par Laurent Schang
Tai-Luc, aka Nguyen Tan Tai-Luc pour l’état civil, né à Suresnes en 1958, chanteur-guitariste-parolier — et docteur en linguistique — de souche franco-britto-vietnamienne, devenu par effraction une légende vivante du rock ’n’ roll hexagonistanais (comprendre : sans l’agrément de l’industrie du disque), n’est plus. Mauvais garçons de la rue de la Grande-Truanderie ou « Princesses de la rue de Sabaïland », il va falloir faire avec.
Les dieux ont un humour cruel, qui bien souvent nous échappe. En nous enlevant notre Tai-Luc (inter)national le 1er décembre 2023, ils nous ont encore fait une blague pas drôle, de celles dont on se serait volontiers passé. Les dieux — et l’on sait depuis l’album Tambour et soleil et le morceau « Invisibles drapeaux » que Tai-Luc avait une inclination particulière pour ceux du panthéon tibéto-mongol — ou bien l’administration francilienne ?
Dans ce cas, le Raya Fan Club, sa garde prétorienne, serait en droit de demander réparation au Moloch de la rue de Lutèce. Pas en le trainant devant les tribunaux, non, à l’ancienne — ambiance concerts sauvages, début des années 80 — sur le parvis des Halles, du moins ce qu’il en reste, façon 47 rônins du troisième millénaire. Aux vengeurs, le choix des armes : Doc à bouts en fer, chaînes de mobylette, tessons de bouteilles Heineken, Kirin ou Tsingtao (de source sûre, lui-même ne buvait plus que du thé).
À quand une rue Tai-Luc ?
Quand l’absurde vire au tragique, ou l’inverse. Les faits d’abord : parce que, soi-disant, les Jeux Olympiques de Paris, les Ji-Ô-Pé en langage cuistre, l’exigeait, la préfecture de police avait « invité » les bouquinistes des quais de Seine à vider leurs boîtes sans attendre leurs avis d’expulsion. J’écris « avait » puisque, au moment où je rédige ce papier, je lis dans la presse que le préfet Nuñez est revenu sur sa menace. Ordre d’en haut. Mais allez expliquer à la famille de Tai-Luc, et j’inclus dedans tous les inconditionnels de son groupe La Souris Déglinguée (LSD), que l’icône du Punkabilly (Punk + Rockabilly), le chef incontesté, révéré même du « Parti de la Jeunesse », qui faisait aussi profession de bouquiniste, terrassé par une insuffisance respiratoire alors qu’il remontait chez lui son stock de livres, est mort d’un regrettable excès de zèle.
Pour une fois qu’il avait décidé d’obéir à une injonction « supérieure »… À notre dernière rencontre, il y a une éternité, il m’avait donné rendez-vous dans le 13è. Certains font de l’arrire-salle d’un bar leur GQ, lui c’était l’arrondissement. Nous n’étions pas amis, mais il se trouve qu’il avait goûté les questions que nous lui avions posées pour la revue Cancer !, le camarade Pierre JokerKriss et moi, au sortir d’un de ses concerts.
Je revois Tai-Luc, visage de marbre, le crâne rasé de frais, son foulard cambodgien ou krama enroulé autour du cou. Chèche, keffieh ou krama, à chacun son signe de reconnaissance, à chacun sa tribu. Et puis ce regard, qu’un Hugo Pratt aurait saisi mieux que personne d’un simple coup de pinceau. On était allé manger chinois (pour reconnaître un bon chinois, m’avait-il dit, il suffit de regarder les clients : si c’est des « Asiates », tu peux foncer), et on avait causé : des reproches qui lui avaient été adressés après un concert dans le Sud, dont la première partie avait été assurée par un groupe de R. I. F. — comme si Tai-Luc était étiquetable, lui qui fédérait tous les clans urbains en concert, pas toujours dans le calme il est vrai — ; de son album de reprises, Jukebox, qu’il avait eu la gentillesse de m’offrir dédicacé (où Lou Reed, avec ou sans le Velvet, côtoie Aznavour et des chants birmans) ; de sa récente signature avec Universal Music France. Il devait se rendre à son siège parisien, justement. Avant de nous quitter, j’ai pris une photo de lui devant l’immeuble. Sérieux comme un Gurkha en faction, on croirait qu’il s’apprête à partir en expédition dans la jungle, avec son chapeau de brousse, son bermuda et ses pataugas (et de fait, c’en fut une, d’expédition : Tai-Luc, qu’on le qualifie d’indé ou d’alter, préférait, et de loin, les militants de la cause musicale aux professionnels du divertissement de masse).
Aujourd’hui que je réécoute le disque, je me dis que Jukebox sonnait déjà comme un testament musical en 2007. Pas le sien, mais celui d’une époque, quand jukeboxes et flippers animaient encore les soirées dans les cafés enfumés.
Paris se prétend toujours capitale des arts ? Qu’elle nous le prouve donc en rebaptisant une de ses rues — dans le 13è par exemple — « rue Tai-Luc, chanteur et poète ».
Article paru dans le numéro 207 du Magazine Éléments (Avril-Mai 2024)
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Déradicalisation en cours...
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Eliminer les incohérences, les exceptions...
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« L’air du temps cherche tout ce qui unit. Rien n’est écœurant comme cette pêche obscène aux convergences. Nous vivons sous une arrogance puritaine comme on en a rarement vu ; sauf avant 89, peut-être, lorsqu’on fondait à l’évocation de la simplicité des mœurs rustiques, quand on faisait bâtir dans les jardins des temples à l’Amitié et à la Bienfaisance, quand Rousseau ou Bernardin de Saint-Pierre prêchaient l’amour de la vie sauvage, un peu comme Michel Serres, aujourd’hui, la religion des sites naturels et la mise en quarantaine "en tant que néo-incroyants" de ceux qui laissent partout des papiers gras sur leur passage ("qui n’a point de religion ne doit pas se dire athée ou mécréant, mais négligent")… Ah ! cet impayable "Contrat naturel" super-cordicole de Serres, l’Alphonse Daudet de la néoépistémologie médiatisée saisi par la débauche écologique ! Le Petit Chose du Concept devenu académicien ! Toute la pensée, toute la philosophie du monde asphyxiées dans un seul calamiteux effet de Serres ! Réduites à ces néo-lettres de mon moulin !…
L’enfer contemporain est pavé de bonnes dévotions qu’il serait si agréable de piétiner. C’est un crime contre l’esprit, c’est une désertion gravissime de ne pas essayer, jour après jour, d’étriller quelques crapuleries. Les gens ne croient plus, dit-on, que ce qu’ils ont vu à la télé ? Ça tombe bien, la littérature a toujours été là, en principe du moins, pour démolir ce que tout le monde croit. S’il en existait encore une, s’il y avait encore des écrivains, au lieu d’ "auteurs", au lieu de "livres", on pourrait peut-être se divertir. Toute entreprise d’envergure a toujours été, dans ce domaine, par un bout ou par un autre, franchement démoralisatrice, saccageuse de pastorale. Voyez les niaiseries de chevalerie pulvérisées dans Cervantès ; ou encore la "chimère" religieuse à son plus haut point d’hégémonie pourchassée par Sade de bout en bout ; ou le parti dévot dans Molière… Non, aucun grand écrivain n’a jamais accepté, quels que soient les dangers, de descendre de la constatation des données de la société à l’apologie de la nécessité de cette dernière.
Et même certains trompent bien leur monde. Ils s’avancent voilés d’autant d’innocence que les piétés qu’ils veulent démettre. Ennuagés, souriants, sucrés, ils ont l’air de parler le langage de l’ennemi, de transpirer son Idéal ; ils le piègent lentement du dedans, en réalité, par manœuvres vicieuses et suaves, ils le piratent par la douceur. Aux idylles désarticulées par le rire de "Don Quichotte", répondent pour moi et en sourdine, par exemple, les contes de fées détournés, les "nursery rhymes" pillés, engorgés jusqu’à la thrombose, dans "Alice au pays des merveilles", par la dérision de Lewis Carroll. Ce n’est sûrement pas la même tactique, mais c’est la même stratégie. Il m’est toujours apparu flagrant que le "nonsense" carrollien rongeait comme une écume acide le sirop de l’universelle religion poétique et pédophilique, qu’il était le vitriol ingénu de cette province du Consensus.
Malheureusement tout va très mal. Défriser l’être n’est pas ce qui plaît le plus actuellement. Il y aurait bien des nouveaux Billancourt à désespérer, pourtant ! Tous les jours ! Le Vidéobazar de la Charité ! La Vision Téléthon du monde ! Le Paysage Caritatif Français ! Le Bal global des Cordicoles ! L’embarras du choix ! A vous de piocher !
Tiens, revenons cinq minutes en arrière, sur un épisode oublié, vieux comme la Guerre de Cent Ans. Minuscule mais instructif… L’ennui, avec l’actualité, l’ennui avec les "événements", c’est qu’ils sont déjà tellement insignifiants par eux-mêmes, tellement déconsidérés d’avance, qu’on se déconsidère à son tour à essayer d’avoir leur peau. Enfin tant pis, ne fléchissons pas. Comme dit Stendhal quelque part : "Je note des niaiseries parce que ce sont pour moi des découvertes."
Redécouvrons donc, cinq minutes, cet épisode d’avant le déluge : la tentative étatique, en France, il y a quelques mois à peine, de réforme de l’orthographe [En octobre 1989, Michel Rocard, alors premier ministre, créa le Conseil supérieur de la langue française, dont le but était de conseiller le gouvernement sur « les questions relatives à l’usage, à l’aménagement, à l’enrichissement, à la promotion et à la diffusion de la langue française en France et hors de France et à la politique à l’égard des langues étrangères ». Les rectifications orthographiques furent publiées au Journal officiel le 6 décembre 1990 : elles sont officiellement recommandées, sans être obligatoires (N. d. É.)]. Il aurait fallu des talents d’analyse dont les adversaires de ce coup de force étaient dépourvus à un degré vertigineux, hélas, pour repérer la bassesse infinie de l’idéologie sous-jacente à cette escroquerie avortée. Ce n’était pas sorcier pourtant, ça ne nécessitait pas trop d’efforts, si on voulait découvrir le bout du nez de l’Ennemi Cordicole pointant derrière les meilleurs arguments. Qu’est-ce qu’il disait donc, le "réformateur" à qui on n’avait rien demandé ? Qu’il fallait liquider "Y incohérence". Les incohérences. Les exceptions. L’Exception.
L’Exception en soi. Ah ! Nous y voilà ! L’Exception ! L’adversaire mortel de la Norme. L’empêcheur de simplifier, de niveler la langue jusqu’à l’os dans le but de "résorber l’échec scolaire", et surtout dans la perspective de la grande bataille de demain, celle de "l’industrialisation informatique et de la traduction automatique par ordinateurs". Rien de plus droits-de-l’homme que ce programme. Rien de plus Intérêt Général. Rien de plus sympathiquement liquidateur des absurdités du passé. Le Bien contre le Mal toujours. Un seul monde, une seule musique, un seul espéranto purifié, un seul mode de communication enfin utilisable par tous, accessible à tous les esclaves, au-delà des divergences et des conflits… Rien de plus en phase profondément avec ces "tags" épidémiques par lesquels des dizaines de milliers d’inconnus affirment, depuis quelques années, leur droit légitime à s’ "exprimer", à sortir "ensemble", et "anonymement", de la masse des anonymes. La Fontaine est dépassé : dans le zoo cordicole de maintenant, les grenouilles en sont réduites à se faire plus grosses que les grenouilles ; comme il n’y a plus de paons depuis longtemps, les geais ne peuvent plus prétendre se distinguer qu’en se parant des plumes des autres geais. »
Philippe Muray, "Défriser l'être" in L'Empire du Bien
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Increase your prayers...
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25/03/2024
Il n'y a plus de romanciers
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« J’ai l’air d’énumérer sans ordre. Dans un beau désordre, au moins, qu’on pourrait prendre pour un effet de l’art si on savait encore ce que c’est. Mais ces phénomènes méritent-ils mieux ? Je les vois venir comme ils veulent, je ne les choisis pas, je les laisse passer. J’épouse ce chaos, ce bazar, cette foire aux symptômes colorés. Je voudrais bien canaliser, éviter les embouteillages, mais que voulez-vous, tout se rue dans un même carnaval où il n’est plus possible de trier, depuis les dénonciations de "l’argent corrupteur", de la "jungle des OPA", du "gangstérisme" des affaires, jusqu’à la télé divinisée comme "instrument de dialogue" entre les générations, intégratrice des classes sociales, agent du mélange démocratique, de la grande Fusion finale unisexe, au terme de laquelle il n’y aura plus qu’une seule tribu planétaire de consommateurs asservis et ravis de l’être, en passant par le courageux engagement des jeunes pour la paix, pour les blousons Machin, contre les drogues dures, pour les valeurs hiphop, contre les infos malhonnêtes, contre la violence dans les cités aussi bien que dans les feuilletons japonais.
"Toujours la 'moralité', sans risque d’erreur, rirait Nietzsche à ma place, toujours les grandes paroles moralisantes, toujours les 'boum-boum' de justice, de sagesse, de sainteté, de vertu, toujours le stoïcisme de l’attitude."
Et aussi :
"Considérer les 'détresses' de tout genre comme un obstacle en soi, comme quelque chose qu’il faut 'abolir', voilà bien la niaiserie 'par excellence', et, en généralisant, un vrai malheur par ses conséquences, une funeste bêtise – presque aussi bête que serait la volonté d’abolir le mauvais temps, par pitié, par exemple, pour les pauvres gens."
Sauf que la comédie d’abolition du mauvais temps est mise en scène elle aussi, chaque soir, lorsqu’on vous raconte la météo en psychologisant l’anticyclone, en diabolisant telle pluie diluvienne sur le Cotentin, telle absence de neige dans les stations de sport d’hiver alors que la saison des skieurs vient de commencer, tel été pourri, telle sécheresse inadmissible, tel printemps glacé, autant de dérèglements qui, transposés en "moments de télé", deviennent d’évidentes atteintes aux droits climatiques de l’homme.
Mais le rêve, le vrai, c’est bien sûr l’abolition du temps tout court, la suppression consensuelle des avanies de la durée. Il n’y a déjà plus d’ "année", tout juste quelques mois plus ou moins maussades pendant lesquels on prépare le grand week-end du 1er mai au 31 août. Le reste est vécu comme un résidu, un bout de négativité à liquider, un à-côté de part maudite, une sorte d’archaïsme météorologique dont il serait urgent de se défaire.
Comment le goût du jour, l’esthétique de la période n’en seraient-ils pas changés de fond en comble ? Les mauvais sentiments ne représentent peut-être pas la garantie absolue de la bonne littérature, mais les bons, en revanche, sont une assurance-béton pour faire perdurer, pour faire croître et embellir tout ce qu’on peut imaginer de plus faux, de plus grotesquement pleurnichard, de plus salement kitsch, de plus préraphaélite goitreux, de plus romantique apathique, de plus victorien-populiste qui se soit jamais abattu sur aucun public. La réalité ne tient pas debout en plein vent caritatif. Un romancier véridique, aujourd’hui, serait traité comme autrefois les "porteurs de mauvaises nouvelles" : on le mettrait à mort séance tenante, dès remise du manuscrit. C’est pour cela exactement qu’il n’y a plus de romanciers. Parce que quelqu’un qui oserait aller à fond, réellement, et jusqu’au bout de ce qui est observable, ne pourrait qu’apparaître porteur de nouvelles affreusement désagréables.
La Littérature ? Il y a des Fêtes du Livre pour ça. »
Philippe Muray, "Défriser l'être" in L'Empire du Bien
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Infinite and incomprehensible...
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24/03/2024
Alexandre Soljenitsyne : "L'archipel du Goulag", la révélation
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Le Consensus qui fait la guerre contre chaque individu
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« À Cordicopolis, le Consensus qui fait la guerre contre chaque individu ne peut apparaître crédible et désirable, aux yeux de l’usager qui reçoit les coups, qu’à condition de le convaincre que cette guerre lui est livrée pour son bien. D’où la campagne perpétuelle d’intoxication sucre d’orge, île Mystérieuse, manège de chevaux de bois, parc attractif avec hominiens en plastique. Carrousel des merveilles et jamborees. Notre « village planétaire » fourmille, comme tous les villages, de dames patronnesses atroces, de chaisières épouvantables, mais il ne pouvait s’imposer sans discussion qu’après avoir camouflé celles-ci en présentateurs-vedettes ou en médecins sans frontières au milieu de décors polynésiens avec feu de camp scout tous les soirs.
On a eu bien tort de ne pas se méfier, quand on a vu l’abbé Pierre resurgir d’une des "Mythologies" de Barthes où tout le monde le croyait enterré depuis les années 50. Avec lui, se sont engouffrés dans nos cerveaux Mère Teresa, saint Coluche, Bob Geldoff, le sucré Kouchner, toutes les têtes couronnées de la cordicocratie dominante, c’était la fin de l’âge de l’analyse, la mort de la vision critique, le début d’un nouveau monde. "Quiconque voudrait faire désormais des questions morales une matière d’étude, s’ouvrirait un immense champ de travail", écrivait Nietzsche en 1882. Ce serait malheureusement là, aujourd’hui, une entreprise des plus périlleuses. L’Histoire vraiment cruelle, vraiment réelle, des Variations de la Bienfaisance, avec ses crues, ses crises, ses comédies de folie douce ou furieuse, ce n’est pas demain qu’on l’imprimera, on aurait le monde contre soi. Le pouvoir cordicole ne se sent plus depuis ses toutes dernières conquêtes. Il faut avoir vu les médias chanter le "grand vent d’espoir à l’Est", "la victoire planétaire de la démocratie sur les barbaries", pour comprendre que le triomphe qu’ils célébraient sur des tyrannies ultradépassées était le leur, strictement. N’était-il pas urgent que disparaissent ces despotismes ringards qui privaient non seulement des peuples entiers de pain ou de chauffage, mais surtout de McDo’s, de Club Méditerranée et de "soap opéras" (deux heures de télé par jour et une seule chaîne en Roumanie du temps des Ceausescu !) ? C’est comme "happy end" de feuilleton américain que la décommunisation prend sa vraie signification. Le sang versé à Bucarest ne lui a apporté, sur la fin, que la couleur romantique qui lui manquait ; et puis très vite le conte de fées a repris le dessus : je me souviens que la révolution roumaine elle-même s’est effilochée, vers le 1er de l’an, dans les attendrissantes tribulations de quatre-vingt-trois petits orphelins adoptés par des familles françaises. De même que ce qui m’a le plus frappé, quand s’effondra le Mur de Berlin, ce fut cette jeune femme accourue pour sanctifier l’événement en accouchant, là, sur place, au milieu de la foule en liesse. Cordicopolis supplante Yalta ! Et tout finit par du sirop ! "En un an, le monde a plus changé qu’en dix !" Comme c’est la pub qui a eu cette illumination, vous pouvez vous dire que c’est du toc. Mais pas question de parler trop haut ; ni de révéler, moi, quelle reconnaissance tordue j’ai ressentie envers Ceausescu et les Roumains de nous arracher quelques instants à la prostration de Noël, en 1989, et aux suppliciantes fêtes de fin d’année ; comme, plus tard, j’ai apprécié à sa juste valeur Saddam Hussein relançant l’intérêt, avec son invasion satanique, en pleine torture du mois d’août. Un peu de vinaigre dans tout ce miel… Mais pas question de trop en parler. Dans la grande aube cordicole, tous les loups-garous deviendront roses. Les derniers pays encore en retard doivent être rhabillés Téléthon juste avant la fin du millénaire, remaquillés d’extrême justesse, repeuplés de jouets éducatifs, de bébés-phoques, d’aliments non cancérigènes. Juste à la minute où je parle, l’individu qui tyrannisait l’Ethiopie depuis déjà pas mal de temps vient de filer sans tambour ni trompette [Mengistu Haile Mariam a fui l’Ethiopie le 21 mai 1991 (N. d. É.)]. C’est une excellente nouvelle, bien entendu, mais par-delà le cas de ce misérable, la leçon est facile à comprendre : quiconque sera surpris désormais en flagrant délit de non-militance en faveur du Consensus se verra impitoyablement viré, liquidé, salement sanctionné.
Comment la réalité tiendrait-elle devant de pareils sortilèges ? Les événements n’existant presque plus, il faut en décréter de toutes pièces, et dans le plus grand arbitraire. Le véritable style de l’époque se laisse très bien chiffrer à travers les pseudo-manifestations, par exemple, que planifient inlassablement les bons apôtres des Nations-Unies : "Journée internationale des enfants innocents victimes d’agressions". "Journée internationale de la paix". "Semaine de solidarité contre le racisme". "Décennie des transports en Afrique". "Deuxième décennie de l’eau potable". "Troisième décennie du développement".
Je n’invente rien. Je cite. C’est tout.
Que peut "La Nausée" en face d’un enfant qui meurt de faim ? demande le catéchisme sartrien. Rien, lui répond l’écho fidèle. Mais la Multilatérale Cordicole, elle, sait utiliser à tour de bras, et bien au-delà de toute nausée, les images des enfants morts de faim. La vie est courte, les affaires sont les affaires : aujourd’hui, pour faire gicler l’argent des coffres, il faut au moins, et en "prime time", soulever un linceul, de temps en temps, montrer aux téléspectateurs un bébé somalien, par exemple, qui vient de mourir de la famine. »
Philippe Muray, "Défriser l'être" in L'Empire du Bien
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En la maison du Seigneur...
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23/03/2024
Biscotos...
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Cordicopolis
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« Appelons donc Cordicopolis la planète où nous nous trouvons, du moins les Pays occidentaux, ceux qui ont déjà la chance de posséder la démocratie à tous les étages et le toutaux-droits-de-l’homme dans les villes. À Cordicopolis, Plusieurs catégories de citoyens se croisent, qu’il faudrait soigneusement distinguer : les cordicoliens, les cordicolâtres et les cordicocrates. Par la force des choses, bien sûr, nous sommes tous cordicoliens, comme on est newyorkais ou albanais ; on peut, en revanche, devenir cordicocrate avec un peu de chance, pas mal d’appuis, de l’ambition ; mais l’espèce la plus répandue évidemment, ce sont encore les cordicolâtres ou cordicophiles, c’est-à-dire l’immense majorité des serviteurs anonymes, M. Tout-le-Monde en oraison, le genre humain dans son ensemble, la communauté des spectateurs crédules, confiants, consommants, digérants, patientants, approuvants, applaudissants.
Il n’y a pas d’expression plus répétée, de formule stéréotypée plus rabâchée, plus épouvantablement vomie cent mille fois par jour, que celle de "coup de cœur". Chaque fois que je l’entends, je me désintègre. Approchez-vous de vos télés, allumez vos radios, lisez. Ils ont des coups de cœur pour tout. Pour des chansons. Pour des livres. Pour des expositions, des défilés de couturiers, des vernissages, des concerts, des publicités, des performances, des vedettes, des supermarchés. Le coup de cœur a ses raisons que la raison bancaire connaît. Les Archontes de la Communication et tous les employés de maison du Show passent leur temps à ramper de coup de cœur en coup de cœur, comme de pierre en pierre, à travers le fleuve absent des coups de sang qu’ils ne piqueront jamais, et pour cause, ou alors seulement le jour où on leur dira qu’il faut avoir des coups de cœur pour les coups de sang.
"Magic Kingdom" démoniaque ! Ils en sont maintenant, à Cordicopolis, dans la Maison de Poupées généralisée, à vouloir offrir "un drapeau à la Terre" ! Ça au moins c’est un truc sympa. Ils ne savent plus quoi inventer. Un drapeau pour la Terre ! Enfin ! Voilà quelque chose qui va plaire. La planète est en péril ! Battons-nous pour la sauver ! Nous sommes tous citoyens du monde, considérons-nous mobilisés ! On n’en fera jamais assez pour notre vieille Mère la Sphère ! Mais qu’est-ce qu’ils vont pouvoir mettre dessus ? Et pour suspendre à quelle hampe ? Oui, quel emblème de ralliement ? Un Cœur ? Un Cœur, moi je ne vois que ça. Un gros Cœur phosphorescent, en relief, battant la chamade… Oh oui, comme je le vois bien d’ici, cet oriflamme étincelant, claquant droit vers les firmaments, draguant les autres univers, portant plus loin que les étoiles, à travers l’éternité, le témoignage palpitant du génie créateur des citoyens de Cordicopolis, et faisant saliver d’envie, à tous les balcons de l’Infini, dans leurs soucoupes volantes interstellaires, les autres Schtroumpfs des galaxies !
La tyrannie cordicole remplace très avantageusement, il me semble, les vieilles dictatures à bout de souffle et leurs idéologies ravagées. Le Consensus n’a chassé le Communisme que parce qu’il le réalisait enfin. Ce n’est tout de même pas seulement par un trait d’humour écroulant que le Parti italien, le PCI, vient de se rebaptiser PDG ; ou que l’ignoble concept américain de "Politically Correct" s’abrège en PC dans les médias. La collectivisation se parachève, mais en couleurs et en musique. Je nous vois tous très communistes, plus communistes que jamais, bien que ce soit encore peu démontrable. Pas communistes visibles évidemment, goulagueux sinistres d’Epinal, guépéouistes ensanglantés [La police politique de l’URSS s’appela Gépéou (GPU) entre février 1922 et novembre 1923. Elle porta ensuite le nom d’OGPU jusqu’en 1934 (N. d. É.)].
Plutôt cocoommunistes, si vous voulez. Ce n’est pas moi, qui onques n’y ai trempé d’un seul orteil, qui irai me désoler de la minable fin des marxistes, quoiqu’il y ait eu quand même, dans cette histoire, dans les tréfonds de ces délires, un petit quelque chose de sympathique, un vague foyer d’exécration par lequel, de temps en temps, s’échappèrent de modestes nuages empestés de malveillance, à l’égard des "possédants" par exemple, des "bourgeois", des "riches", des "nantis"… Mais enfin, ces gens n’ont jamais été ma "famille". Ils n’ont pas tenu, il faut bien le reconnaître, devant la montée des Cordicoles. Ceux-ci ont prouvé qu’on pouvait faire la même chose, atteindre les mêmes buts grégaristes et solidaristes, réaliser le même anéantissement de l’idée de propriété privée sur tous les biens (pas seulement de consommation ou de production), mais à moindres frais et en gaieté, hors de toutes perspectives bouleversantes, de toutes menaces de bain de sang. Le télécollectivisme philanthrope hérite parfaitement, et en douceur, du despotisme communiste ainsi que des plastronnages vertueux de sa littérature édifiante, ses pastorales aragonesques comme ses idylles éluardiennes.
Tous les cerveaux sont des kolkhozes. L’Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l’ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l’adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l’immatérialisation de toute pensée, l’effacement de l’esprit critique, le dressage obscène des masses, l’anéantissement de l’Histoire sous ses réactualisations forcées, l’appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l’uniformisation des modes de vie. Tout est allé vite, très vite. Les derniers noyaux de résistance s’éparpillent, la Milice des Images occupe de ses sourires le territoire. Du programme des grosses idéologies collectivistes, ne tombent au fond que les chapitres les plus ridicules (la dictature du prolétariat au premier plan) ; l’invariant demeure, il est grégaire, il ne risque pas de disparaître. Le bluff du grand retour de flamme de l’individualisme, dans un monde où toute singularité a été effacée, est donc une de ces tartes à la crème journalisticosociologique consolatoire qui n’en finit pas de me divertir.
Individu où ? Individu quand ? Dans quel recoin perdu de ce globe idiot ? Si tout le monde pouvait contempler comme moi, de là où j’écris en ce moment, les trois cents millions de bisons qui s’apprêtent, à travers la planète, à prendre leurs vacances d’été, on réfléchirait avant de parler. L'individu n’est pas près de revenir, s’il a jamais existé. Sauf en artefact bien sûr. En robot pour zones piétonnes. En salarié pour pistes de ski. L’autre jour je sors de chez moi. Au moment de descendre les marches du métro, j’aperçois l’énorme titre d’un quotidien : "20 H : LA FRANCE S’ARRÊTE !" Ah bon, je me dis, ça y est, c’est bien, ils s’en sont aperçus eux aussi… Quand même j’ai un doute, je m’approche du kiosque, on ne sait jamais, il y a peut-être une grève générale, je vais me retrouver bloqué dans une rame. Je me rapproche encore. Je lis. Je découvre alors qu’il s’agit de je ne sais plus quel match de foot que tous les Français, à partir de 20 h, étaient censés vivre "ensemble" devant leurs postes de télé ! "La France s’arrête" ? Tout le monde ? Vraiment ? Toute a France ? Vous croyez ? Vous êtes bien sûrs ?
Deux jours plus tard, très tôt le matin, à la radio, nouveau mot d’ordre : "Aujourd’hui journée sans tabac ! Fumeurs c’est votre dernière cigarette ! Terminé ! Excommuniés ! L’OMS met la planète au régime sans nicotine !"
Mais qui c’est ça, l’OMS ? Qu’est-ce que je lui ai demandé, moi, à l’OMS ? De quoi elle se mêle, l’OMS ? Est-ce qu’elle m’a interrogé, moi, l’OMS, avant de choisir la couleur de mes journées ? Est-ce qu’on a signé un contrat ? Et puis, où ça se réunit une OMS ? Qu’est-ce que c’est ? Une secte ? Un consortium ? Un Syndicat du Crime tout-puissant ? Un groupuscule mondial anonyme ? Le véritable nom de Big Brother ? Tout le monde se félicite de l’avoir vu, au long des années du XXe siècle, Big Brother, s’écrouler sous pas mal de masques. En vrai, en énorme, en sanglant. Et s’il avait changé, lui aussi ? S’il était devenu gentil, convivial, sécurisant, Big Brother ? Protecteur de la nature, Big Brother, et aussi de la santé publique ? Saturé de philanthropie, bourré d’offres qu’on ne peut pas refuser, tout gonflé de projets irréprochables ? Plus collectiviste encore que jadis, mais alors dans le bon sens, vraiment, le sens caritatif cette fois ? »
Philippe Muray, "Cordicopolis" in L'Empire du Bien
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The Book...
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22/03/2024
Cet Empire terrorisant du sourire
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« J’aimerais maintenant, d’un mot d’un seul, clouer au papier cet Empire terrorisant du Sourire, avec ses raz de marée de litotes, ses musiques onctueusement agoniques, tout cet envahissement lénifiant, ces positivités, ces euphories, cette invasion perpétuelle des thérapies les plus douceâtres, ce massage systématique des âmes et des corps pour les faire adhérer définitivement à l’ultime idéologie encore possible parce qu’elle ne comporte rien qui ne soit naturel, normal, souhaitable, désirable absolument pour tout un chacun.
Comment résumer ce déchaînement lumineux, cette révolution inattaquable à la faveur de laquelle les choses se remettent peu à peu dans le bon ordre, pêle-mêle la famille, les couples, la joie de vivre, les droits de l’homme, la "culture adolescente" des hooligans, le business, la fidélité qui revient en même temps que la tendresse, les patrons, les lois du marché tempérées par la dictature de la solidarité, l’armée, la charité, les bébés à nouveau désirés, les néo-lycéens qui se voient golden boys, l’érotisme qui se fait plus petit que jamais, la publicité qui devient cosmique, les zoulous qui veulent être reconnus, enfin tout le monde astiqué, tout le monde flatté, pourléché, le Mieux du Mieux partout qui se répand, l’Euphémisme superlativé dans le meilleur des pires des mondes abominablement gentils ?
C’est délicat à exprimer. Je ne vois qu’un mot, à vrai dire, un seul capable de condenser, de rassembler tout le sabbat, mais alors tellement oublié qu’il va falloir que je l’explique. Le mot "cordicole".
Nous vivons en plein fascisme cordicole, en plein asservissement cordicolique.
Voilà.
Cordicole.
De cor, cordis, cœur ; et colo, j’honore.
Terme par moi ressuscité, exhumé de l’ancien vocabulaire religieux : on appelait "cordicoles" au XVIIe siècle les membres d’une association de jésuites qui cherchaient à introduire en France l’adoration du Cœur de Jésus et la fête du Sacré-Cœur.
On disait aussi "cordiolâtres".
Nous sommes en pleine dévotion cordicole. En plein culte du Cœur-roi. En pleine orgie cordiolâtre, cordicolienne, cordicophile.
En plein Nœud Cordien.
Oh ! bien sûr, il ne s’agit plus du tout de l’adoration du Cœur de Jésus, chacun aura su rectifier. Non, non, le Cœur tout seul. En soi. Absolu. Le Cœur "siège des émois et des passions". L’organe en tant que signe de notre époque, hiéroglyphe résumant le monde, sa réalité, son ombre, sa trame, son sens, tout en même temps, le Totem et ses tabous.
Prospérités du Viscère ! »
Philippe Muray, "Cordicopolis" in L'Empire du Bien
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Les haillons de ce monde...
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21/03/2024
Le Parti Dévot devenu programme mondial
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« À chaque siècle son Tartuffe. Le nôtre a un petit peu changé. Il s’est élargi, étoffé. Il est membre fondateur de plusieurs SOSMachin, il a fait les Mines ou l’ENA, il vote socialiste modéré, ou encore progressiste-sceptique, ou centriste du troisième type. Il peut se révéler poète à ses heures, même romancier s’il le faut, mais toujours allégorique, lyrique poitrinaire aujourd’hui comme il a été stalino-lamartinien vers les années 60-70, sans jamais cesser d’être langoureux. Le nihilisme jadis s’est porté rouge-noir ; il est rose layette à présent, pastel baveur et cœur d’or, tarots "new age", yaourts au bifidus, karma, mueslis, développement des énergies positives, astrologie, occultococooning. Plus que jamais "faux-monnayeur en dévotions" (Molière), sa "vaine ostentation de bonnes œuvres" (encore Molière) ne l’empêche pas, bien au contraire, "d’en commettre de mauvaises" (Molière toujours). Partisan du Nouvel Ordre américain, ça tombe sous le sens, c’est-à-dire de la quatrième grande attaque de Réforme à travers les siècles (après Luther, après 89-93, après Hitler), il ne comprend pas les réticences de certains envers les charmes protestants. Sa capitale idéale est Genève, bien sûr, "la ville basse du monde" comme disait Bloy, "le foyer de la cafardise et de l’égoïsme fangeux du monde moderne". Il peut apparaître aussi bien racheteur frénétique d’entreprises, graisseur de pattes, corrupteur d’élus, vendeur d’armes chimiques, que titulaire d’une chaire d’éthique à la Harvard Business School, où il démontrera à longueur de cours que la morale, le management et la communication sont la même face de la même médaille admirablement vaselinée. "L’éthique dans l’entreprise, confie-t-il volontiers, c’est de pouvoir raconter à mes enfants tout ce que je fais dans mon travail." Ses détentes en famille sont sacrées, ainsi que ses parties de tennis à Bagatelle. La maison d’Orgon dont il s’intronise, comme en 1664, le directeur de conscience, a les dimensions du village planétaire macluhanien aux pavés semés de Téléthons. C’est sur les médias qu’il s’appuie, bien plus efficaces que le vieux Bon Dieu. Enfin il est le monde d’aujourd’hui, le monde faisant semblant de croire au monde, le théâtre ayant foi dans ses planches, la caméra à genoux devant la caméra, les satellites se contemplant dans le blanc des yeux, le Spectacle s’adorant au fond de ses écrans… Le Parti Dévot devenu programme mondial et faisant mine de se préoccuper des "grandes questions qui agitent la Cité". Le Show remplaçant l’ancienne Sagesse divine. L’idéal du XIIIe siècle ("un seul bercail, un seul peuple") en train de se réaliser. De façon certes un peu particulière mais sans nul doute définitive. Car, de même qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, il ne doit plus y avoir, à moyen terme, qu’une seule forme de société. La "respublica fidelium" spectaculaire avait vocation de s’étendre jusqu’aux limites de l’univers par destruction ou conversion des derniers infidèles, voilà qui est fait ou presque. La Cité du Bien succède à la "Civitas Dei" comme projet de communauté spirituelle unique rassemblée sous l’autorité d’une instance souveraine, parfaitement globale, parfaitement féroce. »
Philippe Muray, "Tartuffe" in L'Empire du Bien
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20/03/2024
Rouble
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Ce sont toujours les pires salauds qui s’avancent le cœur sur la main
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« Dans cette immense réserve, donc, dans ce Jardin des Plaisirs qu’est en train devenir la planète, il y aura encore des accidents, des affrontements, des catastrophes. Des actes de folie isolés. Des faits divers, des tueries. Des retours de flammes nationalistes, ethniques, religieux, idéologiques. Mais tout va se régler peu à peu. Le Nouvel Ordre Mondial y veille à la satisfaction générale.
L’utopie d’un univers où ne régneraient plus que la gentillesse, la tendresse, les bonnes intentions, devrait naturellement faire froid dans le dos : c’est le plus effrayant de tous les rêves parce qu’il est réalisable. Mais non. Personne ne semble le redouter. À coups de lois dans chaque pays, à coups d’opérations de police à la surface de la terre, on voit le programme s’imposer avec une grande rapidité. Dans le Golfe, il y a quelques mois, par exemple, il ne s’agissait pas principalement d’écraser des Arabes ; il s’agissait surtout de commencer à les convertir aux charmes de notre Mouroir bigarré. Les "guerres" nécessitées par la conquête ne nous paraissent terrifiantes que parce qu’elles surgissent comme des interruptions (les plus brèves possibles heureusement, la pub doit continuer, the "Show must go on") de la vie désormais considérée comme normale. Nous savons que ces actes de violence sont commis contre les peuples "pour leur bien" ; nous préférerions seulement qu’ils s’accomplissent dans la plus grande douceur possible… Malheureusement c’est difficile. Comme le disait déjà Clausewitz, "les âmes philanthropiques pourraient bien sûr s’imaginer qu’il y a une façon ingénieuse de désarmer et de défaire l’adversaire sans trop verser de sang et que c’est le véritable art de la guerre. Si souhaitable que cela semble, c’est une erreur qu’il faut dénoncer. Dans une affaire aussi dangereuse que la guerre, les pires erreurs sont précisément celles causées par la bonté ". En ce domaine comme dans les autres, le Bien, on ne le répétera jamais assez, est le plus mortel ennemi du bien. Si le Mal peut avoir parfois des effets heureux (la concentration des arsenaux nucléaires, dénoncée par les prêcheurs de tous les pays, mais empêchant pendant quarante ans que se déclenche une guerre mondiale), le Bien, lui, c’est sa fatalité, produit toujours les pires désastres. La bonne volonté porte malheur.
"Le vulgaire peu perspicace, dit encore Bernard de Mandeville, aperçoit rarement plus d’un maillon dans la chaîne des causes ; mais ceux qui savent porter leurs regards plus loin et veulent bien prendre le temps de considérer la suite et l’enchaînement des événements, verront en cent endroits le bien sortir du mal à foison, comme les poussins sortent des œufs." Balzac évoque la vertu comme on parlerait du mauvais œil ("les vertueux imbéciles qui ont perdu Louis XVI"). Son tableau, dans "Beatrix", des turpitudes de la Bienfaisance, pourrait devenir un assez joli portrait de notre époque, moyennant quelques changements de noms :
"On se distingue à tout prix par le ridicule, par une affectation d’amour pour la cause polonaise, pour le système pénitentiaire, pour l’avenir des forçats libérés, pour les petits mauvais sujets au-dessus ou au-dessous de douze ans, pour toutes les misères sociales. Ces diverses manies créent des dignités postiches, des présidents, des vice-présidents et des secrétaires de sociétés dont le nombre dépasse à Paris celui des questions sociales qu’on cherche à résoudre."
Je cite quelques écrivains parce qu’ils sont seuls à avoir su, à avoir su voir, à avoir su dire, que ce sont toujours les pires salauds qui s’avancent le cœur sur la main. "La moitié des bienfaits sont des spéculations", écrit encore Balzac quelque part. Et Sade, dans "La Philosophie dans le boudoir" : "La bienfaisance est bien plutôt un vice de l’orgueil qu’une véritable vertu de l’âme"… "C’est par l’ostentation qu’on soulage ses semblables, jamais dans la seule vue de faire une bonne action." Oui, oui, ils ont tous écrit la même chose. Encore un paragraphe de Sade à propos des femmes vertueuses : "Ce ne sont pas, si tu veux, les mêmes passions que nous qu’elles servent, mais elles en ont d’autres, et souvent bien plus méprisables… C’est l’ambition, c’est l’orgueil, ce sont des intérêts particuliers, souvent encore la froideur seule d’un tempérament qui ne leur conseille rien. Devons-nous quelque chose à de pareils êtres, je le demande ?"
Au tournant de son cinquième acte, Don Juan, soudain, changeant de masque, s’empare du discours vertueux et cesse de faire le mal à ses propres frais pour le commettre au nom du ciel. "Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer", annonce-t-il. C’est le sommet de la pièce évidemment. L’Hypocrite bienfaisant est toujours un grand moment de théâtre parce que l’essence même du théâtre c’est l’étalage de l’hypocrisie par laquelle la réalité, en retour, se révèle comme théâtre de crédulité universelle. Balzac félicitait Molière d’avoir "mis l’hypocrisie au rang des arts en classant à jamais Tartuffe dans les comédiens". Le Spectacle n’existerait pas si les discours avaient intérêt à coïncider avec les actes. Don Juan découvre donc, lui aussi, en grand artiste qu’il est, l’arme absolue de cette logique renversante mais efficace selon laquelle, pour commettre des crimes en toute quiétude, il faut que ceux-ci soient "légalisés" par l’étalage de leur contraire vertueux. De même que le froid artificiel d’un réfrigérateur est fabriqué par des organes mécaniques chauds, de même la production de victimes en série exige d’être enveloppée de discours qui nient la victimisation, et même ont l’air de la combattre. Le véritable crime ne peut durer qu’à cette condition aseptisante. »
Philippe Muray, "Tartuffe" in L'Empire du Bien
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