07/04/2024
Ma Foi...
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06/04/2024
Les fachos...
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Quand les murs de la ville hurlent...
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Nous, nous sommes tous sourds ; et nous travaillons à le devenir chaque jour de manière un peu plus irréversible
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« Chers djihadistes,
Moins de trois semaines après vos criminelles attaques contre l’Amérique, on pouvait noter avec satisfaction que, malgré des blessures qui resteront sans doute inguérissables, la vie normale revenait en force dans l’agglomération newyorkaise. De cette bonne nouvelle, on administrait une preuve manifeste : le volume de la musique était de nouveau poussé à fond dans les restaurants, de sorte qu’il redevenait merveilleusement impossible, comme par le passé, d’y tenir la moindre conversation, ou, plus simplement, de s’y entendre. C’était, il est vrai, un peu avant que les spores du bacille du charbon ne commencent à se répandre par voie postale, et que de nouvelles menaces ne se précisent, plus troublantes encore, peut-être, de provenir d’un éventuel ennemi intérieur (mais comment pourrait-il s’en trouver un seul ? c’est ce que nous ne comprenons pas).
Cette anecdote, toutefois, ne devrait pas vous tromper : notre civilisation, cette civilisation que vous voudriez anéantir, s’était lentement extraite, dans la nuit des temps, d’un amas de bruits inarticulés afin d’accéder par le langage à la pensée, à la différenciation, au dialogue, à l’intelligence, à l’art et à un certain nombre d’autres raffinements encore, parmi lesquels on trouve le sens du conflit, celui de la division, du défi, de l’affrontement, des antagonismes et des différences, et enfin l’esprit critique.
Toutes les puissances de la discorde, qui est la vie, avaient joué des coudes, longuement, péniblement, au milieu du tohu-bohu, s’étaient frayé un chemin difficile entre les rumeurs sans queue ni tête de l’innommé matriciel et originel. Et ainsi s’était peu à peu créé ce que chez nous on appelait l’Histoire.
Nous retournons, aujourd’hui, à ce bruit indifférencié comme à notre nouvel idiome commun, qui est aussi la marque de notre innocence reconquise, et la façon dont nous avons résolu d’orchestrer l’irrésistible marche en avant de notre hégémonie.
Vous avez vos mollahs aveugles. L’Islam, curieusement, en regorge, et souvent ce sont vos plus émouvants prédicateurs et vos guides spirituels ou guerriers les plus écoutés. Mais cette particularité ne saurait nous impressionner : nous, nous sommes tous sourds ; et nous travaillons à le devenir chaque jour de manière un peu plus irréversible.
C’est une condition indispensable pour nous débarrasser enfin des derniers fondements de notre ancienne civilisation, en terminer avec le concept de l’individu rationnel, du sujet maître de soi comme du monde, et nous éclater à perpétuité dans la communion, l’engloutissement, le présent éternel, la fusion cosmique infantile avec le Tout naturel.
En un mot il s’agit, et le plus vite possible, de ne plus rien comprendre à rien, et d’en être non seulement soulagés mais fiers.
Nos valeurs universelles progressent à toute allure et en hurlant à travers la planète, et sur celle-ci nous faisons pleuvoir la manne de droits merveilleux. Mais le silence est exclu de notre programme. Cette exclusion est la contrepartie des bienfaits que nous dispensons. Il s’agit, à la lettre, de crever le tympan du monde, comme nous détruisons en même temps toutes les frontières, toutes les limites, comme nous illuminons toutes les zones d’ombre, comme nous pourchassons les derniers secrets, les dernières velléités innommées, et démocratisons les dernières peuplades récalcitrantes à coups de transparence et de bombes à dépression. »
Philippe Muray, Chers djihadistes
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Compassion...
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05/04/2024
Se réveiller, un jour, en proie à la démence
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« Le monde ne sera bientôt plus qu'un chantier où, pareils aux termites, des milliards d'aveugles, embesognés à perdre haleine, besogneront, dans la rumeur et le relent, comme des automates, avant que de se réveiller, un jour, en proie à la démence et de s'entr'égorger sans lassitude. En l'univers, où nous nous enfonçons, la démence est la forme que prendra la spontanéité de l'homme aliéné, de l'homme possédé, de l'homme dépassé par les moyens et devenu l'esclave de ses œuvres. La folie couve désormais sous nos immeubles de cinquante étages et malgré nos empressements à la déraciner, nous ne viendrons à bout de la réduire, elle est ce dieu nouveau, que nous n'apaiserons plus même en lui rendant une façon de culte : c'est notre mort qu'incessamment elle réclame toute. »
Albert Caraco, Bréviaire du chaos
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Spiritual Life...
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04/04/2024
PUB !
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Before i am athlete...
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Aux normes européennes
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« A Cordicopolis, la littérature n’est plus tolérable que comme espèce en danger. Les animateurs culturels à qui on décerne des prix pour leur "action en faveur du livre" sont les Mère Teresa du grand Calcutta de l’imprimé.
Presque rien ne peut plus monter jusqu’au public, qui ne soit poitrinaire, poétique misérabiliste, souffreteux. Seules les plaies vives triomphent encore. Il faut au moins être agonisant, avoir cavalé sous des bombes, être resté dix ans au fond d’une prison de Malaisie, pour avoir une chance d’être aperçu.
Les best-sellers croulent de gentillesse, ce ne sont que récits de chercheurs d’or, petits garçons et petites filles qui portent "sur le monde pourri des adultes un regard lavé de toute complaisance". L’exotisme, les aventures lointaines, l’histoire romancée, les confessions rewritées, voilà quelques-unes des variétés que l’on retrouve aux étalages. Il y a plus d’un Bureau de Charité dans le grand bazar philanthrope. La plupart du temps, quand même, c’est l’esthétique Poulbot qui domine. Poulbot ou Poulbotte. En cajun, en pidgin, en espéranto, ce que vous voudrez, mais touchant, passionné, tendre. Passionné surtout. Comme le Parti jadis, la Passion a toujours raison, elle décroche tous les Prix de Vertu.
Et ces flots de biographies qui n’arrêtent plus ! De plus en plus fouillées, raffinées, toujours plus au fond du détail, toujours plus loin dans les âmes. Sur des grands, sur des moins grands, sur des petits, des presque oubliés, des semi-inconnus redéterrés. Mes préférées, bien entendu, celles que je trouve les plus croquantes, sont celles qu’on a le plus romancées. La conviction désormais enracinée que tout le monde équivaut à tout le monde, que tout le monde s’est toujours ressemblé, conduit n’importe qui à se croire en droit de prêter sa propre psychologie à des génies infracturables. Sous le prétexte de faire "vivant", on s’introduit dans le personnage, on s’installe dans la peau de Shakespeare, on dit "je" à la place de Cézanne, on "pense" à travers la tête de Cervantès, on s’agite au bout des doigts qui tiennent le pinceau de Modigliani ou le ciseau de Michel-Ange.
J’admire, dit le cardinal de Retz, "l’insolence de ces gens de néant en tout sens, qui, s’imaginant d’avoir pénétré dans tous les replis des cœurs de ceux qui ont eu le plus de part dans ces affaires, n’ont laissé aucun événement dont ils n’aient prétendu avoir développé l’origine et la suite".
Bien sûr, ces ouvrages aux normes européennes, tous ces romans à très basses calories, tous ces livres composés selon les techniques les plus douces, les méthodes les moins polluantes, sont à peu près à la littérature ce qu’une voix de speakerine d’aéroport est à celle d’une vraie femme en train de jouir ; ou une fellation par minitel à une vraie bouche engloutisseuse ; mais qui oserait le révéler ?
"On est tellement dégoûté, écrivait vers 1660 l’abbé d’Aubignac à propos de certains romanciers enjoliveurs de son époque, de leurs imaginations si peu convenables à la conduite de notre vie qu’ils font souhaiter de voir la peinture d’un méchant homme."
Sympathique, inappréciable répugnance qu’on ne risque plus guère de rencontrer, désormais, à Cordicopolis.
Dans notre Pays des Merveilles, le Bien a non seulement recouvert le Mal, mais plus encore il interdit que celui-ci soit écrit, c’est-à-dire ressenti ou vu. Orwell ne s’est trompé que de peu. Seules les couleurs dramatiques de sa prophétie lui ont fait rater la cible : le film-catastrophe de l’avenir allait être rose pastel, voilà ce qu’il n’a pas deviné. Mais sa Novlangue, qui rend "littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer", est en train, elle, de s’imposer. À Cordicopolis, ce qui a l’air vivant est mort, ce qui est vivant est refoulé.
J’adore depuis longtemps Giacometti, mais bien davantage encore depuis que j’ai pu le surprendre, un jour de 1924, en train de griffonner sur un carnet cette litanie scandaleuse de pensées non alignables :
"Je sais que je sympathise avec l’Église, avec le despotisme religieux. J’ai raison ou tort ? Je crois avoir raison, mais je n’en ai pas la certitude. J’ai de l’antipathie pour la philosophie, pour la liberté de pensée, pour la liberté d’action, la liberté d’écrire des livres, de faire des tableaux et d’exprimer des idées personnelles. Je hais la liberté de croyance ou de non-croyance, et la république. Je hais l’émancipation de l’individualisme et celle des femmes. Je ne peux plus entendre tous les bavardages qu’on fait, que tous font sur toutes les choses, sur l’art, sur l’histoire, sur la philosophie, où chacun croit pouvoir exprimer la misérable idée qu’il s’est faite dans son cerveau. Pourquoi estce que l’Église ne brûle plus, ne torture, ne tue plus tous ceux qui osent penser ce qui leur plaît ?"
Combien de procès dans ces lignes ?
Et pourtant, voilà sans doute l’une des origines mentales clandestines de ses statues "despotiquement" réduites. Têtes écrasées ou élongées, corps miraculeusement sauvés d’un bûcher plus puissant, plus furieux, mille fois plus haineux que ceux du passé…
Mais la nuit maintenant est tombée, le tour du Parc est terminé, mon livre aussi, tout est fini, nous avons fait un beau voyage.
Sur l’horizon, là-bas, très loin, leurs installations illuminées, leurs grandes ferrailles, leurs paraboles, les Trains de la Peur, les îles Magiques, occupent l’espace et les ténèbres…
Et plus au-dessus encore, tout en haut, flambant sur le noir absolu, rose bonbon, tout palpitant, visible de partout sur la planète, l’énorme Cœur en résine synthétique, l’emblème de l’âge nouveau d’Amour…
Comment dites-vous ? Le pamphlet, à Cordicopolis, serait devenu un genre impossible ? Et si c’était le contraire exactement ? Si tout grand livre, désormais, si tout récit de mœurs bien senti, tout roman un peu énergique, devait de plus en plus virer, comme fatalement, même sans le vouloir, au pamphlet le plus véhément ?…
Car l’avenir de cette société est de ne plus pouvoir rien engendrer que des opposants ou bien des muets. »
Philippe Muray, "Crépuscule sur l'empire" in L'Empire du Bien
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The experience of the Trinity
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03/04/2024
Vaccin
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Une société inhabitable
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« La nuit qui tombe sur Cordicopolis, c’est une vision inoubliable. De mes fenêtres, en terminant ce livre, j’ai sous les yeux tous ses prestiges, les grandes installations illuminées, les paraboles plein ciel, très loin, en face de moi les montagnes russes, le Grand Huit, les Trains de la Peur, toutes les îles Magiques aux sucreries… Ah ! il ne faudrait pas imaginer que c’est de tout repos d’écrire sur les cordicocrates, à l’ombre des cordicocrates, entre leurs murs, sous leur regard… Chemin faisant, la gorge se noue rien qu’à penser à leur folklore, vos mains deviennent moites peu à peu, ces kilomètres de Meilleur des Mondes vous font dresser les cheveux sur la tête. Organe par organe, votre corps proteste contre les assauts des bons apôtres qui voudraient le sauver malgré lui. Vous n’avez pas une chance ! Pas la moindre ! Toutes les issues sont bouclées, ils ont fermé le Village Planétaire, leurs zombies hygiénistes patrouillent partout…
Ce n’est pas encore demain la veille que ce nouveau monde tremblera. Aux ruses de la déraison cordicole, le papier de verre d’aucune polémique ne fera la moindre égratignure. Je finis quand même, là, dans les ombres, tandis que leurs lumières s’estompent… Je ne fais pas de bruit, je suis bien caché… Hier encore, avant-hier, mes doigts auraient dansé furieusement audessus des petits galets métalliques noirs d’un clavier de machine à écrire ; plus avant encore dans le temps, ma plume aurait griffé la page, mon stylo l’aurait zébrée. Et aujourd’hui quoi ? Rien. Presque plus rien. On a beau tendre l’oreille… Avec les nouvelles techniques douces, l’acte d’écrire, lui aussi, devient plus silencieux que jamais, consensuel comme le reste, invisible, flatteur, étouffé, convivial…
Comment s’énerver devant un écran ? Rendre fou un système électronique ? Exalter un traitement de texte ?
Faire piaffer de rage cette grosse machine si caressante, si effaçante ?
Et pourtant l’irrespect est bien tentant. Toute cette union sacrée, sucrée, toute cette conspiration des Suaves, titille en vous quelque chose, réveille sans cesse de vieilles envies… Pourquoi ce monde guignolesque devrait-il être respecté ? D’où viennent ses lettres de noblesse ? Ses certificats ? Sa légitimité ?
Une société inhabitable où il faut baptiser "lieux de vie" les endroits les plus atroces ; où le passé n’est promené sur les tréteaux que pour mieux nous inciter à mesurer notre chance de n’en avoir pas été les contemporains ; où la mémoire est si bien effacée qu’on rêve de la retrouver dans l’eau ; où la vieillesse est appelée "troisième âge", les exterminations "guerres propres" et les solitaires "aventuriers de la vie à un" ; où toutes les tares deviennent des qualités à la façon dont on transforme les entrepôts en galeries d’art, les fabriques en appartements et les piscines en librairies-salons de thé avec boiseries en loupe de frêne ; où les zoos, enfin, ont tellement honte d’eux-mêmes qu’ils se réintitulent "conservatoires de gènes" dans l’espoir qu’on va cesser de les traiter de camps de concentration ; non, une telle société, avec de pareils atouts, ne peut pas être complètement dépourvue de bouffonneries à divulger.
L’ordre bourgeois, qui avait sa grandeur cependant, a bien dû subir, pendant deux siècles, les assauts d’une critique furibonde comme on n’en avait jamais vu. Mais l’univers contemporain, quoique dépourvu du moindre charme, ne l’entend pas de cette oreille. Il nous a rendus complices à mort. Tous atteints d’un Bien incurable, un Bien qui répand la terreur, Bien que le ciel en sa fureur inventa pour punir les crimes de la terre… Il s’estime en droit de revendiquer une dévotion illimitée.
Il ne restait qu’une chose, peut-être, encore un peu aristocrate, et c’était la littérature. Je ne suis pas près de digérer de la voir ainsi climatisée, nivelée à mort elle aussi. Égalisée. Brocantée. Esclave de la "communication". Soumise, comme le reste, aux embellissements cordicoles. Dénicotinisée. Alignée. Dégoudronnée. Néopétainistement, comme il se doit, acharnée à la régénération de l’espèce humaine par les exercices sportifs, la prohibition des produits nocifs pour la santé et la restauration des grands mythes collectifs.
Les avant-gardes de la première moitié de ce siècle ne laissent peut-être pas un souvenir éblouissant, mais c’est à suffoquer de voir quels pygmées, quels androïdes analphabètes à la vertu crétinisante campent maintenant sous les lambris conquis comme les clochards de "Viridiana".
Cordicopolis s’est offert les écrivains qu’il méritait : auteurs de synthèse, romanciers de substitution, vidéologues industriels, poètes du troisième type, purs produits de manipulations génético-éditoriales destinés à correspondre aux nouveaux standards imposés par le Programme, et qui n’auraient jamais pu voir le jour si ce Programme n’existait pas. Mieux adaptés que ceux d’autrefois aux conditions de survie en milieu spectaculaire, ils sont chargés de se battre dans le monde du Spectacle avec les armes du Spectacle, et le temps de leur existence est indexé sur celui de leurs prestations.
Elle est dans un état, la littérature, sur les écrans de Cordicopolis, qui permet de prophétiser l’effacement assez rapide de ses dernières velléités. Elle n’existe presque plus, telle est la vérité brutale. On en retrouve parfois le souvenir, comme on repêche un mot dans sa mémoire, comme on voit remonter un visage, un paysage, une sensation. Et puis c’est tout. Et c’est fini. Le roman n’est plus un art majeur, même pas une distraction mineure, c’est un exercice disparu. Ceux qui savent encore un peu écrire ne font que de l’archéologie.
La plupart des livres se sont mis avec allégresse au régime basses calories, leurs auteurs ne vont sûrement pas commencer à ironiser sur tous ceux dont leur survie dépend. Ils savent bien qu’ils n’ont même plus la solution d’être la mauvaise conscience des criminels. Ils ne vont pas raconter aux organisateurs du sabbat comment tout se métamorphose en sabbat ; même pas en sabbat, en "soap" ; en "sitcom" et puis en "soap". En "soap" populaire ! Ils ne vont pas jouer au diable, dédoubler les saynètes des événements, ouvrir des coulisses derrière les coulisses, essayer d’inventer des leurres supérieurs aux leurres dominants. Ils sont bien trop impressionnés. Ce n’est pas demain la veille qu’ils oseront traiter comme il faudrait les cordicocrates et leurs basses œuvres. Surtout pas de fresques réalistes ! Toujours des sujets exotiques, les décors d’autres époques, les pharaons, le Moyen Âge, la Louisiane, Paris sous l’Occupation. Une société aussi idéale que la nôtre, aussi réussie, ensoleillée, ne saurait tolérer la moindre description critique. On ne verra pas avant longtemps un nouveau Balzac refaisant ses Illusions perdues, décortiquant le microcosme et ses intrigues, révélant les dessous du monde.
Et puis il y a l’Opinion. La grosse machine obèse mongoloïde de la téléopinion à affronter. Un véritable magma de ligues en folie. Le plus énorme meeting jamais vu de persécuteurs polyvalents, redresseurs de tous les torts, surveilleurs de tous les écarts, repéreurs de tous les blasphèmes, sondeurs de toutes les intentions, enregistreurs de mots de travers contre le respect de la famille, la dévotion à la patrie, l’adoration de Dieu et des enfants, la solidarité, n’importe quoi, mieux vaut donc se censurer d’avance, bien tenir ses histoires à carreau.
Quant aux présentateurs d’ "émissions culturelles", ce sont les médecins sans frontières de la grande misère de l’écrit. Mais on ne peut guère attendre des écrivains qu’ils aient un jour la sagesse de ces peuples misérables d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique Latine, qui, après des décennies d’ "aide", ravagés, dépossédés, clochardisés, humiliés, plus affamés encore qu’avant, chassés "pour leur bien" des pâturages traditionnels envahis de barrages électriques ou transformés en cultures de rapport entourées de barbelés, ne veulent plus être aidés, jamais, supplient qu’on leur foute la paix, enfin, qu’on ne s’occupe plus du tout d’eux, qu’on arrête de les assister.
Les écrivains en redemandent au contraire. Plus disciplinés, mieux dresses, il est difficile d’imaginer. Si ceux du passé défilaient, si on revoyait sur les plateaux Shakespeare, Diderot, Virgile, Pascal, est-ce que ce serait un tel cortège, le même musée d’anomalies, la même cohorte d’handicapés qu’on n’a même pas envie d’aider ?
Vous imaginez le marquis de Sade, pour ne prendre que cet exemple tout à l’extrême du génie, Sade dans nos sirupeuses années de retour à la tendresse, Sade réapparu en notre fin de siècle, en pleine réconciliation des familles, vous l’imaginez un seul instant présentant aux téléspectateurs ses "Cent vingt journées de Sodome" ? On le traiterait comme un vivisecteur ! Tous les standards exploseraient. Deux cents ans plus tard, le même cirque.
C’est à coups de sondages péremptoires qu’on l’exécuterait en direct, qu’on lui montrerait ses erreurs, qu’on lui ferait honte de ses écrits. Le Un laminé par le multiple ! Les Sondages contre Sodome ! S’il y en a eu tellement, ces dernières années, c’est qu’il était devenu nécessaire de recréer, après les supposés dégâts de la supposée "libération" des mœurs, une communauté viable, donc non sexuelle, enfin le moins sexuelle possible. La conspiration sondocratique rabaisse merveilleusement les caquets. Un Français sur trois adore le sexe à la télé, "mais de préférence éducatif, tourné vers la recherche de solutions aux problèmes sexuels plutôt que vers la pornographie". De vrais petits saints ! Des enfants de chœur ! Seulement quatorze pour cent réclament davantage de porno. Et quatre-vingt-quatre pour cent, oui, vous avez bien lu, quatrevingt-quatre, préfèrent sans hésitation vivre "avec quelqu’un de peu séduisant mais à la fidélité assurée, plutôt qu’avec quelqu’un de très séduisant mais qui serait parfois infidèle"… À force d’enquêtes d’opinion, ce qui a été restauré c’est la fierté des non-baisants, l’éminente dignité des inaptes, le droit des non-jouissants à ne pas jouir, ils ne vont plus se laisser bafouer.
J’aimerais le voir, aujourd’hui, le marquis de Sade, devant ces chiffres éloquents. Mais où vous vous croyez, M. le marquis ? Dans les années 60 ? Les 70 ? Ah ! mais dites donc ! Mais on ne baise plus ! Mais c’est fini, c’est démodé ! Et puis en plus c’est dangereux ! Retour à la famille ! A la fidélité !… Je me demande s’il ne regretterait pas très vite l’Eglise, la monarchie, la Présidente, tous ses ennemis commodes d’autrefois qui avaient le bon goût, au moins, de se mettre dans leur tort chaque fois qu’ils le persécutaient. Trente ans de prison, mais la victoire. Il verrait aujourd’hui, à Cordicopolis, si elle se laisse couvrir comme ça de ridicule, la grande voix du Rien collectif ! Si l’Audimat absolu vous autorise seulement l’espoir d’une revanche à titre posthume !
Mais ma supposition ne tient pas, il ne parviendrait jamais jusqu’aux planches, on le neutraliserait bien avant. Il y a tant de filtres cordicoles ! Tant de barrages euphémisants ! Tant de postes de douane édulcoreurs ! Un tête à tête prophylactique, par exemple, avec son attachée de presse, au cours duquel il serait tenu de justifier les distractions des châtelains de Silling, pourrait commencer à le refroidir ; le mini-tribunal des représentants, devant qui il serait convié à "défendre son point de vue", lui ouvrirait des horizons. Et vous le voyez signant son service de presse ? Choisissant une illustration pour la jaquette (la jaquette des "Cent vingt journées" !) ? Discutant avec les "commerciaux" ? Rédigeant sa "quatrième de couverture" (la "quatrième de couverture" des Cent vingt journées !) ? Notre société médiatique n’est pas du tout, comme on le prétend, la "forme moderne et achevée du divertissement" ; c’est la figure ultime de la censure préventivement imposée. »
Philippe Muray, "Crépuscule sur l'empire" in L'Empire du Bien
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Absolute Fullness
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02/04/2024
Exclusion...
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Le Spectacle a besoin de l'occulte et l'occulte du Spectacle
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« J’ai lu récemment quelque part l’article d’un imbécile heureux qui se félicitait de ce que, grâce à ces nouveaux systèmes, non seulement achevait de disparaître de l’existence de chacun la vieille distinction entre temps professionnel et vie intime, mais encore sonnait la fin des grandes concentrations urbaines. C’est en effet, et depuis toujours, le rêve des régimes énergiques de bruire les villes afin d’émietter les individus pour qu’ils soient un peu moins dangereux ; mais nul n’avait encore imaginé de les tuer en les rendant simplement joignables à n’importe quel moment de leur vie. Par ailleurs, on peut constater que Hegel avait raison lorsqu’il décrivait l’errance des nomades comme une pure et simple apparence puisque l’espace dans lequel ils évoluent (le désert toujours uniforme) est en somme une abstraction : il a fallu que la planète du troisième millénaire commence ellemême à ressembler à un vaste théâtre désertique, pour que la "communication nomade" lui apporte son semblant consolatoire.
Une conclusion sur la musique ? C’est à Molière que je la demanderai.
"Pourquoi toujours des bergers ?" s’étonne M. Jourdain lorsqu’on entreprend de lui dévoiler les mystères de la musique. Excellente question à laquelle le "maître à danser" répond par des considérations pleines de sous-entendus écologiques :
"Lorsqu’on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que, pour la vraisemblance, on donne dans la bergerie. Le chant a été de tout temps affecté aux bergers ; et il n’est guère naturel, en dialogue, que des princes ou des bourgeois chantent leurs passions."
De la musique, il ne doit pas être trop difficile, maintenant, de glisser à la mystique. Ce tour du Parc de Loisirs resterait gravement incomplet si nous ne nous arrêtions quelques instants, au fil de cette promenade, dans le quartier des Damnés de l’Éther, devant la Grotte aux Sorcelleries. La prolifération actuelle des occultismes les plus variés ne relève d’aucun hasard. Le Spectacle a besoin de recréer un milieu obscurantiste qui lui soit entièrement favorable après la débandade des religions, quelque chose comme une "structure" transcendante, un "tissu" spirituel de remplacement sans lequel il courrait le grand danger de se retrouver anéanti. Il faut bien dire que, pour ma part, je vis dans une sorte d’extase éveillée depuis que naguère j’ai écrit "Le XIXe siècle à travers les âges", et que maintenant je vois mon livre se continuer, s’illustrer tout seul, dans toutes ses dimensions, sans arrêt, et toujours plus brillamment, se confirmer sans cesse, audelà de mes espérances, se grossir chaque jour de nouveaux chapitres sans que j’aie besoin de me fatiguer… Le crétinisme occulto-orientaliste "new age" sauce ère du Verseau venu de Californie n’est que la dernière en date des innombrables variantes de l’éternel spiritisme, le dernier marché juteux de l’abrutissement spiritualoïde, avec caissons insonorisés pour séminaires de relaxation d’où ressortent transfigurés des employés du "tertiaire" qui se répandent en cohortes par toute la terre et vont annoncer l’avènement du Millénium de l’Amour et de la Lumière.
On peut voir aussi des "businessmen" publier leurs réflexions croustillantes sur les "pouvoirs psychiques de l’homme" ; une grande compagnie pétrolière loue les services d’un célèbre tordeur de petites cuillères dans l’espoir de découvrir de nouveaux gisements ; la mégalomanie entrepreneuriale cherche des appuis dans le paranormal, les phénomènes extrasensoriels, la numérologie (attention au numéro de la rue où se trouve votre boîte : vous risqueriez, s’il est mal choisi, d’avoir de sérieux problèmes de trésorerie) ; des managers s’initient aux arts martiaux, au soufisme, au parachute ascensionnel, aux rites des Chevaliers de la Table Ronde, à la spéléologie mystique, au chamanisme télépathique, à la psychokinèse, aux tarots cosmiques, aux néo-cultes dionysiaques, aux croisières subliminales, à la musicothérapie (guérisons à coups de cymbales tibétaines) ; on embauche à partir du groupe sanguin, du thème astral ou de l’étude morphopsychologique. Ce qu’il y a d’intéressant aujourd’hui, c’est que le Business se trouve lui aussi entièrement envahi par la grande escroquerie occultiste. Le nouveau couple du siècle c’est l’Entrepreneur et le Charlatan. Le requin de haute finance et le faisan numérologue. Philippulus le Prophète et Rastapopoulos l’Arnaqueur. Comme je comprends que les Occidentaux s’insurgent, du haut de leur "Laïcité" en lambeaux, contre les obscurantismes des autres ! Comme je comprends que nous nous scandalisions à la pensée des tchadors et des ayatollahs ! Comme il est logique que nous nous alarmions de la montée de l’intégrisme islamique ou de la renaissance de l’irrationalisme en Europe centrale et en URSS, alors qu’ici, en France, une biographie d’Edgar Pœ, par exemple, peut paraître, sans faire rire personne, équipée d’une "carte du ciel" ("signe du Capricorne, ascendant Scorpion, triple influence de Saturne, Uranus et Neptune") ! Dans le cafouillage contemporain, il est d’ores et déjà redevenu presque impossible de distinguer les "croyants" proprement dits (intégristes, fondamentalistes et autres) de la prétendue "société laïque".
De même que les terres anciennement cultivées puis abandonnées ne retournent jamais à la friche originelle mais se couvrent de ronces et deviennent "folles", de même cet univers débarrassé de ses vieilles religions réinvente à toute allure des "spiritualités" de seconde main, des dévotions ubuesques de secours qu’il semble tout à fait interdit de trouver seulement dérisoires. Le télévangélisme n’est déjà plus une part limitée de la réalité, comme on voudrait le croire en se moquant, par exemple, des "télévangélistes" américains ; il a vocation de se révéler, à court terme, le tout du monde. "Croyez, nous ferons le reste !" Le néo-obscurantisme qui s’étale aujourd’hui grâce aux médias est une merveilleuse technique de gouvernement. Il n’y a, en réalité, aucun "retour de la religion", comme le prétendent les maîtres du Show ou leurs esclaves, aucune "réapparition du sacré", aucune "respiritualisation", aucun "renouveau charismatique". Ce qui s’organise, c’est la mise en scène de résidus religieux, sous leurs formes les plus délirantes si possible, par le Spectacle luimême et au profit du Spectacle, dans le but d’entretenir ou de réactiver le noyau dur d’irrationnel, la fiction mystique vraiment consistante, sans quoi aucune communauté, aucun collectivisme, aucune solidarité ne pourraient tenir le coup très longtemps.
Le Spectacle a besoin de l’occulte et l’occulte du Spectacle. La Cordicocratie y gagne le supplément de transcendance qui lui est indispensable pour affirmer que la perfection se trouve en elle. D’où la multiplication des bouffonneries télévisées : exhibitions de "messes noires" sur les plateaux, rites vaudou pitoyables, satanismes de banlieue, débats sur les extraterrestres, interviews de "maîtres spirituels" grotesques et loqueteux… Quelque chose qui pourrait, si on veut, rappeler Rome au commencement de sa fin. Des naumachies tous les jours ! En quatre dimensions, en cinq ! En six ! En dix ! Du pain, des jeux, du sacré ! Clés en main, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
"L’antique religion romaine, a écrit Jérôme Carcopino, pouvait bien encore prêter le saint prétexte de ses traditions au splendide déploiement des spectacles de l’époque impériale. On n’y faisait plus attention, et on la respectait pour ainsi dire sans le savoir. Là comme ailleurs, les nouvelles croyances l’avaient reléguée à l’arrière-plan, sinon complètement évincée. Si une foi vivante faisait battre les cœurs des spectateurs, c’était celle de l’astrologie grâce à laquelle ils contemplaient avec ravissement : dans l’arène, l’image de la terre ; dans le fossé de l’Euripe qui la délimitait, le symbole des mers ; dans l’obélisque dressé sur la terrasse centrale, ou 'spina', l’emblème du soleil jaillissant au sommet des cieux ; dans les douze portes des remises ou carceres, les constellations du Zodiaque ; dans les sept tours de piste qui composaient chacune des courses, l’errance des sept planètes et la succession des sept jours de la semaine ; dans le cirque lui-même une projection de l’Univers et comme le raccourci de sa destinée."p> Mais c’est faire bien trop d’honneur à l’Empire cordicole et à ses misérables clowneries pseudo-religieuses que de les comparer à la Rome antique, même décadente. Ce n’est pas Dieu qui n’est pas un artiste, ainsi que le croyait ce pauvre Sartre, c’est le Spectacle.
Comme il n’existe pas pour lui d’autre dieu que lui-même, et comme la puissance d’une religion, quelle qu’elle soit, est d’abord jugée à l’énergie de ceux qui se dressent contre elle, l’existence d’athées, de blasphémateurs, d’incroyants à stigmatiser, lui est terriblement nécessaire.
Les ennemis du culte spectaculaire, hélas, sont en général presque aussi dérisoires que le Spectacle lui-même. De temps en temps, on organise sur eux de grandes enquêtes. On monte des émissions, par exemple, sur une peuplade bizarre, ultraminoritaire et surtout exaspérante : les gens qui n’ont pas de poste de télévision chez eux. On les baptise "téléphobes" parce qu’il est essentiel de ne pas laisser croire qu’il pourrait s’agir de simples indifférents, d’agnostiques paisibles, détachés ; leur non-pratique de la télé ne peut être qu’une névrose, une maladie pernicieuse, le résultat d’une étrange "phobie". On leur demande comment ils font, comment ils peuvent vivre sans images à domicile. Ils répondent que ça va, merci, qu’ils tiennent le coup, qu’ils voient des amis, qu’ils sortent, etc. Mais ils disent cela, en général, avec une fatuité qui prouve à quel point eux-mêmes sont convaincus de l’anomalie de leur position, et persuadés qu’ils ne pourront pas continuer à s’y tenir éternellement.
Ainsi notre monde s’interroge-t-il sur ses propres abstentionnistes à la façon dont la raison instituée, satisfaite et en même temps inquiète d’elle-même, pour se rassurer sur sa légitimité, se penche sur le mystère de la folie.
On pourrait si facilement vivre sans le Spectacle que ce serait épouvantable si un pareil secret de polichinelle venait à être connu de tous. Il convient donc de l’éventer, avant qu’il ne fasse des ravages, et pour le réduire à néant. La plus belle ruse de cet univers, c’est de nous faire croire qu’il existe. »
Philippe Muray, "Les damnés de l'éther" in L'Empire du Bien
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The Way of Life...
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01/04/2024
Poisson d'Avril...
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C'est dangereux, le rire, au fond...
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« Le silence est en cours d’expulsion, comme l’incrédulité, comme l’ironie, comme le jeu, comme le plaisir. En Cordicolie, on ne rit pas, ou pas souvent, ou alors pour des raisons qui devraient plutôt faire pleurer. La société des "cadres", des loisirs, des "employés du tertiaire" adonnés à la communication, n’a plus tellement de motifs de se tordre.
D’abord on respecte bien trop de choses pour s’en moquer méchamment. C’est le rite qui est le propre de l’homme moderne, pas du tout le rire, plus du tout. Est-ce qu’on peut faire du bon comique avec des bons sentiments ? De quoi pourrait-on se tenir les côtes sur la Planète Compassion ? Qu’est-ce qui reste encore d’ironisable dans l’Empire égalitaire ? Le rire est autocrate de nature, cruel, perforant, dévastateur. "Il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande", écrivait Sade ; le rire se chauffe la gorge du même bois. Quand tout est plus ou moins sacré, confituré dans les tendresses, quand toutes les causes sont déchirantes, quand tous les malheurs sont concernants, quand toutes les vies sont respectables, quand l’Autre, le Pauvre, l’Étranger, sont des parts touchantes de moi-même, quand rien n’est plus irréparable, même le malheur, même la mort, de quoi pourrait-on se gondoler ?
Ils sont très surveillés, maintenant, les comiques de profession, je ne voudrais pas être à leur place. On vient d’en annoncer une nouvelle vague, toute une fournée de rigolos, une génération quasi neuve de bouffons désopilants. Ils vont voir ce qu’ils vont voir. Je les attends aux tournants. On va leur mesurer le dérapage au plus juste, au millimètre ; examiner leurs allusions ; fouiller dans leurs sous-entendus ; passer la loupe dans leurs silences. On peut leur souhaiter du plaisir. Les Américains, dans certaines de leurs universités, toujours plus conséquents, toujours bien plus logiques que nous, viennent de décréter qu’on méritait l’expulsion, désormais, pour avoir commis le crime de "rire de façon inappropriée"… C’est-à-dire de manière déplacée, non conforme, impertinente ; non consensuelle en quelque sorte ; anti-cordicole pour résumer. Rien de moins, rien de plus, que la définition même du rire. Il fallait bien que ça arrive. Le rire "inapproprié" ! Encore une nouvelle écroulante, un impayable trait d’esprit du génie cordicophile. Je vous laisse médite ! là-dessus. Environnés, bien entendu, de tous "les rires en boîte" qui sortent des émissions de télé…
C’est dangereux, le rire, au fond. C’est la même chose que le silence. C’est encore un peu trop individuel. Ça échappe aux contrôleurs. C’est une zone vague de liberté qu’il vaut mieux surveiller de très près. On ne peut plus laisser aux gens le soin de se divertir tout seuls. Pas davantage qu’on ne peut se payer le luxe de les laisser réfléchir… Rien n’a suscité plus de recherches, au XXe siècle, question cerveau, que les techniques de "lavage". Toutes les polices s’y sont mises, et aussi les sectes à gourous. Mais avec la musique généralisée, plus besoin de complications, on a trouvé le vrai système, la bonne lessiveuse cérébrale, l’armement anti-individu que nul n’osait plus espérer. Je sais bien qu’il ne faut pas dire ces choses, c’est beau la musique, c’est comme la mer, c’est comme le soleil, la poésie, la fraternité, les animaux en liberté. C’est frais, c’est spontané, c’est la vie même. Assez de critiques ! De malveillances ! Il faut apprendre à tout aimer, si on veut survivre un peu, depuis les décibels quadrilleurs d’espace vital des appartements jusqu’aux "mwouaaiiiiinn !" vrillants des sirènes d’alarme partout détraquées en chœur, sans oublier les harmonies dans lesquelles on tente de vous noyer, au téléphone, sous prétexte de vous faire patienter, de vous transférer d’un service à un autre… Assez de réticences ! Pas de nostalgies ! Vive le Titanic quotidien !
Surtout que de nouvelles tortures délectables sont en train de nous pendre au nez. De nouvelles torpilles nous visent. "Les outils de la communication mobile se multiplient !" Réjouissance générale à Cordicopolis. "De nouvelles 'proximités' se précisent !" Tous les esclaves sautent de joie ! "Demain chacun de nous sera joignable, où qu’il se trouve, à tout moment !" Voyez notre catalogue complet, l’Alphapage obligatoire, l’Eurosignal pour toutes les bourses, le Fax, la mallette "Intégrale" Supervisor (micro ordinateur + imprimante + modem + télécopieur + disque dur), le Radio Icom IM 4 Set., les Inmarsat, le téléphone baladeur !… Quand je pense que les relations amoureuses de Flaubert et de Louise Colet ont commencé à se détériorer à cause du "progrès", déjà, des "communications" (l’ouverture de la ligne Paris-Rouen, en 1843, raccourcissant soudain désastreusement les distances) ! Ils ne connaissaient pas leur bonheur !
Etre "loin", où que ce loin soit, n’a plus aucun sens. Rendez-vous tout de suite, vous êtes cernés ! Plus d’excuses pour ne pas être joignables, plus aucun prétexte pour disparaître, plus aucun endroit, plus d’inconnu, plus d’ "ailleurs". Plus d’invisibilité. Plus d’extériorité subtile. Vous êtes dedans ou vous êtes mort ! Présent toujours ! Scouts 2001 ! S’absenter va devenir un exploit, une opération délicate qu’il faudra longuement, très férocement préméditer. On concevra des championnats clandestins de disparition. Ne pas "répondre" sera de l’ordre des sports les plus raffinés, réservés à une élite, une fête pour les mauvais esprits, une infidélité au rituel, un minicrime contre l’espèce, une exaction prodigieuse. Un de ces coups d’éclat mémorables que les générations suivantes se répéteront avec ferveur. Les émissions de recherche des disparus vont bien sûr se multiplier. "Dans l’intérêt des Antilles", ça tombe sous le sens. Avec larmes en boîte, comme les rires, au moment des retrouvailles. »
Philippe Muray, "Les damnés de l'éther" in L'Empire du Bien
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L'espérance
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31/03/2024
Zone sans armes !
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La cause...
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Who do you blame ?
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Un vrai voyage de science-fiction
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« C’est aussi la raison pour laquelle notre Pays des Merveilles est devenu le royaume de la musique. Pure effusion, la musique. Ivresse, liberté, innocence... Quoi de plus sympathique que la musique ? Quoi de plus trait d’union consensuel, juste milieu orchestral ? Oui, c’est vraiment ce qu’il nous fallait pour accompagner cette fin du monde. Mais j’avoue que je ne comprends pas pourquoi nos maîtres ont décrété une Fête de la Musique : comme si, à Cordicopolis, ce n’était pas l’aubade tous les jours ! La sérénade obligatoire. Comme si nos villes n’étaient pas toutes devenues, et jusque dans leurs moindres recoins, jusqu’au fond de leurs plus obscurs placards, jusqu’aux mieux défendues des tours d’ivoire, de gigantesques auditoriums, des salles de concert perpétuelles. Ce monde s’écroule en plein festival, avec orchestre et cotillons.
Dans l’au-delà, je me souviendrai encore de ce bruit inusable de fond, de ce vacarme qui n’arrêtait plus jamais, de cette musique prisu persécutrice qui traînait le long de mes fenêtres, montait me chercher à gros bouillons, venait taper contre les murs, rebondissait dans mon bureau, s’effilochait sur les papiers, visait directement aux neurones sans même passer par les tympans. Comme si une seule maison de disques internationale, une seule Multinationale du Son, avait orwelliennement pris possession de la totalité du genre humain.
Une seule boîte à rythmes géante battant elle-même maniaquement comme le cœur intuable et autonome de la nouvelle réalité.
Partout le Big Band systématique, la corvée forcée de mélomanie. Je ne suis pas ennemi de la musique, il ne faudrait pas imaginer. Je me souviens de ce qu’écrivait Nietzsche, que l’existence privée de musique est une erreur et un exil ; mais chaque fois qu’un type, à dix immeubles de moi, pousse dans le rouge son matériel hi-fi pour me faire partager ses goûts, pour me faire participer à sa torpeur, pour me mettre à "l’unisson", chaque fois que des amplis hurlants me visent avec beaucoup plus de précision que des Scuds, je me demande si Nietzsche, à ma place, resterait sur ses positions de 1888.
Une espèce de marée noire musicale beurre aujourd’hui les rives du monde. Tous les jours, des gens qui ne toléreraient pas que vous leur fumiez sous les narines vous soufflent leurs préférences aux oreilles. Les cordicolâtres sont des mélomanes infatigables. Il n’existe plus d’autre musique que la musique à écouter en groupe ; mais ne pas souhaiter l’entendre n’est nullement prévu au programme, ce serait comme de ne pas désirer ceux qui l’offrent à la cantonade. Batteries barbares. Synthés. Larsen tueurs. Compact-disques à guidage terminal. Leurs baffles sont des armes "propres".
C’est bien commode, la musique, pour achever de vous convertir. C’est admirablement conçu pour vous rendre cool, sympa, communautaire, harmonique. Ça efface toutes les ombres et les critiques. Ça noie bien des réticences sous les émois pasteurisés. Ça fait passer bien des forfaits aussi. Le gros général américain dont j’aime mieux ne pas me rappeler le nom s’endormait chaque nuit, dans le désert d’Arabie Saoudite, au son terriblement "new age" de gazouillis d’oiseaux qu’on lui avait enregistrés sur cassette.
Est-ce qu’il existe aujourd’hui quelque chose de plus hallucinatoirement consensuel que la Fête de la Musique, je ne sais plus quel soir du mois de juin ? La Journée du Livre peutêtre ? La "Rage de Lire" ? Les "Ruées vers l’Art" ? Tout ce qui s’efforce de vous faire croire que la culture c’est bien, c'est chouette, et que le cinéma c’est la vie, et que la poésie vous aime, et que le théâtre vous attend, et que la peinture vous concerne…
Traverser la France, en été, avec partout des annonces de festivals, dans les coins les plus pathétiques, sous les soleils les plus plombés, voilà un vrai voyage de science-fiction à travers les horreurs de l’optimisme, une descente dans les Profonds secrets de la grande bouffonnerie cordicole de masse. J’ai vu le genre humain en vacances, pouvait dire Chateaubriand, repensant aux journées de la dévolution. ("Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l’état de nature"). Il n’avait rien vu du tout. Notre opérette est bien plus forte. Et la tranchée, aujourd’hui, bien plus radicale encore entre l’Ancien et le Nouveau Régime.
Y a-t-il une vie après la culture ? Après les expos ? Les festivals ? Les livres du mois ? Les ouvrages stars ? Les essais dont tout le monde parle ?
Peut-être. Mais elle se cache bien. »
Philippe Muray, "Les damnés de l'éther" in L'Empire du Bien
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Peur
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