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20/08/2007

Philippe Sollers, Le premier de la classe

=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=



"On pardonne tout à Sollers parce qu’il aime la littérature. Ce n’est pas que la lecture du prière d’insérer, signé Ph. S., incline à l’indulgence : « Que l’auteur ait été tenu tour à tour, et parfois de façon réversible, pour précoce, classique, moderniste, maoïste, insignifiant, farceur, imposteur, schizophrène, paranoïaque, infantile, nul, libertin, papiste, voltairien, et j’en passe, n’a pas grand chose à voir avec ce qu’il se propose de nous faire entendre. » Encore heureux. Cette procession d’adjectifs déclinés avec un peu de complaisance n’annonce rien de bon. Non pas tant, d’ailleurs, comme il voudrait nous le faire dire, pour des raisons éthiques que pour des raisons grammaticales. Sollers sait mieux que personne qu’il faut se méfier des adjectifs. Toujours sujets à caution, ils deviennent détestables quand on les applique à soi. On renifle le long livre — 639 pages — avec un peu de méfiance. Et puis on l’ouvre. On regarde de plus près. Et on est enchanté. L’adhésion succède à l’inquiétude. Et une sorte d’affection à l’irritation. Dans ses textes courts, consacrés pour la plupart à un auteur classique et destinés, comme on dit, à « un journal du soir » — Le Monde, en l’occurrence —, Sollers se révèle, mais on le savait déjà, comme un critique de premier ordre. Ce qui frappe d’abord, c’est l’altitude. Rien ne vole bas dans La Guerre du goût (Gallimard/Folio). La littérature y est mise d’emblée à la place qui est la sienne : la plus haute. Non pas avec des pauses et des contorsions d’humaniste compassé et empesé, mais à coups secs et forts de citations rigoureuses et d’accumulations de détails vrais. Sous la plume de Sollers et de ceux dont il parle, la littérature devient une déesse exigente et cruelle. Elle dévore ceux qui ont choisi d’échanger leur vie contre son culte exclusif.
Mais ce qu’il y a de plus exigent chez Sollers c’est qu’elle les dévore dans la gaîté. Rien n’est plus gai que l’idée que se fait Sollers de la littérature et on rit plus d’une fois, comme lui-même — le rire de Sollers est célèbre —, en lisant ses études très savantes et sérieuses. Quand il s’interroge, par exemple, sur un sujet qui ne prête pas vraiment à rire, le Pape et les femmes, il s’imagine une femme archevêque — Madame l’archevêque —, une femme cardinale et, pourquoi pas ? une femme Pape : Habemus Mammam !
Ce qui frappe dans le livre de Sollers, c’est son allégresse à dénicher chez l’écrivain dont il parle la formule inattendue qui fait mouche et qui le résume. La lettre en trois phrases de Voltaire à Madame Denis : « On a voulu m’enterrer. Mais j’ai esquivé. Bonsoir. » La formule du père de Sade à propos de son fils : « J’ai quelquefois vu des amants constants ; ils sont d’une tristesse, d’une maussaderie à faire trembler. Si mon fils allait être constant, je serais outré. J’aimerai autant qu’il fut de l’Académie. » Voilà comment on forme des esprits libres. Ou encore la lettre à Morand où Claudel donne du style de l’auteur de Rien que la terre la définition la plus brève et la plus juste : « Vous allez vers les choses en trombe rectiligne. » Pour pousser un peu plus loin, il faut s’adresser à Morand lui-même : « Je suis une mer fameuse en naufrages : passion, folie, drames, tout y est, mais tout est caché. »
À chaque page, grâce à Sollers, grâce aussi et peut-être surtout à ceux qu’il présente — mais tout le talent du critique n’est-il pas, contrairement à ce qui se passe trop souvent aujourd’hui, de mettre en lumière les beautés de ceux qu’il étudie ? — on ressent une envie, un désir de littérature. Voici le dialogue fondateur du roman de Lancelot du Lac : « Beau doux ami, que voulez-vous ? — Ce que je veux ? Je veux merveilles. » Voici le style de l’amour chez un auteur que Sollers a bien raison de vouloir réhabiliter, Crébillon Fils, l’auteur des Égarements du cœur et de l’esprit et des Lettres de la Marquise de M… au Conte de R… : « Je vous écris que je vous aime, je vous attend pour vous le dire. » ou encore la réponse délicieuse de Casanova qui arrive à Paris venant de Venise. Madame de Pompadour : « De Venise ! vous venez vraiment de là-bas ? » Casanova : « Venise n’est pas là-bas, Madame : là-haut. »
Il y a plus sérieux. Quand Hemingway écrit à Dos Passos : « Au nom du ciel, n’essaye pas de faire le bien. Continue de montrer les choses telles qu’elles sont. Si tu réussis à les montrer telles qu’elles sont réellement, tu feras le bien. Si tu essayes de faire du bien, tu ne feras pas le moindre bien, pas plus que tu ne montreras ce qui est bien », il règle d’un seul coup le problème de la morale en littérature et de l’engagement. Sur Madame de Sévigné, sur Genet, sur Nabokov, sur Saint-Simon, sur tant d’autres, Sollers dit des choses qui ont la chance assez rare d’être à la fois brillantes, savantes et justes. Elles éclairent à chaque coup l’écrivain dont il parle et, au-delà, un peu du mystère de la littérature. C’est peut-être sur Proust que les pages de Sollers, appuyées sur les textes, sont le plus passionnantes. À Morand, dont il a préfacé Tendres stocks, Proust écrit : « La littérature à pour but de découvrir la réalité en énonçant des choses contraires aux vérités usuelles. » Wilde fait quelque part une remarque très comparable. « J’ai eu le malheur, dit encore Proust, de commencer mon livre par le mot je et aussitôt on a cru que, au lieu de chercher à découvrir des lois générales, je m’analysais au sens individuel et détestable du mot. » Conclusion : ce n’est pas tant d’un microscope, comme on le répète si souvent, que se sert Marcel Proust, mais d’un « télescope braqué sur le temps » et sur les profondeurs de l’écriture et de l’âme, « là où les lois générales commandent les phénomènes particuliers aussi bien dans le passé que dans l’avenir ».
Sollers, qui a si souvent épousé la mode — mais on connaît sa défense, qui n’est pas si loin de celle de Mitterand à Vichy : c’était pour rire, pour se moquer, pour jouer double jeu et pour faire éclater, agent secret du temps, les choses de l’intérieur —, n’est pas vraiment tendre pour le monde d’aujourd’hui « où plus personne ne sait presque plus rien sur rien et où l’enseignement des lettres atteint des abîmes d’oubli ». À propos de Voltaire qui donnait des Français une définition un peu rude : « Un composé d’ignorance, de superstition, de bêtise, de cruauté et de plaisanterie », commentaire de Sollers : « Qui ne voit qu’on pourrait désormais l’appliquer à l’humanité entière ? » Il va un peu plus loin quand il oppose notre temps au XVIIIe siècle où la guerre du goût ne cessait d’être gagnée : « Comme nous sommes, oui, dans une époque lourde, analphabètes et tristes (celle du populisme précieux), tout doit avoir l’air authentique et démagogique, alors que règne, sous couvert de cœur, une froideur rentabilisée. La brutalité d’un côté et le sentimentalisme de l’autre ont remplacé la sensibilité et l’ironie du goût. » Sollers est un classique rebelle et farceur, doué comme pas un, toujours le premier de la classe, assez peu P. C. — « Politiquement correct » — et qui refuse de s’ennuyer.
Pour lui comme pour Stendhal, « l’essentiel est de fuir les sots et de nous maintenir en joie ». Entre la littérature et lui se sont tissés des liens de gaîté, d’intelligence et de non-conformisme. Quelle chance pour lui ! quelle chance pour nous ! et quelle chance pour la littérature — pour la bonne littérature — qu’il aime et qu’il fait aimer et pour laquelle il se bat avec une savante allégresse qui ne s’en laisse pas conter."

Le Figaro Littéraire, 4 novembre 1994 (repris dans Odeur du temps)

Jean D’Ormesson



23:40 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : Littérature, Sollers, Jean d'Ormesson | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

30/03/2007

Vivre et Écrire - III

Dans les grandes lignes, Écrire n’a pas la moindre importance. De nos jours, le risque est de petite envergure. Affirmer qu’on trempe sa plume même dans du sang, c’est souvent prendre la posture qui convient. Le spectacle en société vaut le détour. Vous aurez beau, emprunté d’une pouézie moderniste-expérimentale, recouvrir votre page de haut en bas de mots du type « massacre », « holocauste », « génocide », « viol », « tuerie », pas une goutte de sang ne viendra poindre sur votre papier… ou sur l’écran de votre PC. L’écrivain poussera son cri en vain. Même dévoré par le démon de sa névrose, il pourra, une fois le cahier rangé dans son tiroir ou laissé en vrac sur sa table de travail, son écran éteint, aller aux putes se faire sucer la queue, au supermarché le plus proche s’acheter une bouteille de Whiskey, se mettre à table en compagnie de sa fratrie, pointer à l’ASSEDIC, se promener dans la ville, dans la campagne, ou dans le trou du cul du monde. Un œil jeté aux livres qui encombrent les étagères des librairies le confirme à merveille. « Ça » ne trempe sa plume nulle part. « Ça » trompe sa plume et « Ça » trompe son monde en se trompant soi-même. Là, « Je » n’est même pas un autre. Trifouillage de mots. Masque sur les maux. Les profondeurs de l’Être sont merdiques aussi. Mais « Ça » se révèle à qui sait lire. Phrases pauvres ou pompeuses et architecturales, emphase, dérèglement nerveux et distance d’avec les missives. Et « Ça » a des théories sur les autres toutes faites mais bon sang c’est bien-sûr !

Écrire. J’en viens à éprouver du dégoût pour cet Acte et à ne plus même en mesurer le sens initial. Aussi je sors à mon tour dans la fraîcheur du soir et pars trouver un meilleur usage de mon corps pour ne pas ressembler aux usurpateurs. Car Écrire devrait être le risque par excellence, celui par lequel on se confronte en premier lieu à soi-même et aux autres toujours à travers soi-même. Quand la douleur se présente et qu’on ne désire pas l’esquiver, mais la regarder bien en face dans la noirceur de ses yeux au lieu de contaminer les autres de son poison néfaste. Car l’exigence qui compte est celle de la Vérité. Mais il faut se mêler aux faits, y inscrire sa persévérance au lieu de s’enfoncer dans une logorrhéique surabondance de foutre verbal qui n’est qu’une catharsis arrêtée sur elle-même. Appliquer des formules sans cesse. Brasser des mots, juste pour faire de jolies phrases. Déployer sa syntaxe, son vocabulaire pour que sa basse-cour prenne soudain des airs de cour royale. On peut, avec un peu de chance et beaucoup de culot devenir chef de meute. Mais « Celui qui veut apprendre à voler, celui-là doit d'abord apprendre à se tenir debout et à marcher et à courir, à grimper et à danser. Ce n'est pas du premier coup d'aile que l'on conquiert l'envol ! »*

Oui. Écrire est autre chose. Ce n’est, en tout cas, pas se draper de dentelle, se calfeutrer de distance, même si pour survivre, parfois, souvent, l’homme doté de raison pratique avec délectation l’Art du détachement. « Écris avec ton sang et tu verras que le sang est esprit. »* C’est qu’il convient d’observer les phénomènes « à mi-pente »* selon cette « morale de la pente »** que Saint-Exupéry exprimait avec une grande lucidité pour la « Terre des hommes »**. « Ce pour quoi tu acceptes de mourir, c'est cela seul dont tu peux vivre. »**

Contre l'improbable abstraction, facile et seulement musicale se doivent de prévaloir l'appréciation, l’évaluation, le jugement qui font surgir l’idée qui nous fait maintenir le fil d’Ariane qui en vient à élargir notre vue qui honore notre sentiment qui nous couronne de la pensée. Cependant, loin d’être docile face au cortège d'émotions surannées, Écrire instaure le face-à-face de l'homme avec le monde, le duel propitiatoire, la confrontation légitime de l’individu avec la Cité. Joute éternellement recommencée depuis l’Antiquité lointaine.

Vient la Vision. L’œil révèle la représentation passée au prisme de la subjectivité. Le « Moi » se voit affiné, débarrassé de ses scories grossières il devient une loupe frontale, un scalpel méticuleux. L’Impression est le trésor à capter pour dire le flux énergétique qui transperce le monde. L’objectivité naît-elle de la rencontre de la rencontre de plusieurs subjectivités ? Car ce qui importe, dans l’acte d’écrire, c’est (avant l’effet exprimé) la vue, le sentiment, l’intuition, la sensation, les cinq sens et le sixième naissant du parfait équilibre des cinq premiers. C’est une perception de plus en plus fine, aiguë, cinglante, de la réalité cachant le Réel de l’Être.

Écrire est une rencontre avec le monde. Et le monde ne vient au monde que parce que l’écrivain le regarde, le conquiert, le saisit, le comprend. Le monde obtient ainsi son unité dans la diversité qui est la sienne. Il y a le futur qui appelle. Il y a la grâce lumineuse de l’Origine. Il y a l’Instant, le Lieu et la Formule. Ici et Maintenant. L’écriture peut-être sobre, directe, travaillée, journalistique, classique, mais la chose observée, le phénomène appréhendé se doit d’être transcendé par l’absolutisme de la Vision qui s’impose et que la Raison sait étreindre. Sinon c’est du verbiage. Du nombrilisme. De la posture.


Se contenter de décrire la nature ? Écrire automatiquement ? Jeter des phrases en l’air en mimant la maîtrise ? Le jeu peut découvrir des parts de nous obscures, mais cela ne suffit pas. Écrire nous fait toucher les secrets du monde et nous les fait livrer sur la page comme des offrandes. La Raison guide, mais il ne s’agit nullement de faire du rationalisme car, n’en déplaise aux scientistes et aux scribouillards prosaïques l’énigme, la profondeur, l’obscurité, l’Ombre Silencieuse qui hurle, l’arcane secrète, l’intangible et le sacré percent vers nous sans cesse. Les captons-nous ? L'essence de l’écriture est la poésie : un émerveillement, une admiration, une extase dans le frimas percé par une lumière que nous croyons d'ailleurs mais qui est d’ici. C’est le démesuré, l’incalculable qui nous anime. C’est un souffle de feu, une palpitation de tellurique, une pluie de larmes de joie ou de souffrance. On l’approche tout au plus. S'en emparer est impossible. Écrire est cette parole que ce souffle nourrit et manifeste, d'où son pouvoir sur nous.

En lecteur enchanté de la « Paideia » de Werner Jaeger, je peux vous confirmer que « Poïésis » signifie, en Grec ancien, « faire en fonction et à partir d’un savoir ». C’est une action qui transmue, tout en l’affirmant, le monde. Cependant, ce n’est pas une fabrication limitée à ses données techniques, ni un simple rendement, un vulgaire ouvrage. C’est le suc substantifique. L'œuvre issue de la « poïésis » réconcilie l’intelligence, la Raison, l’entendement, la méditation, la réflexion, la rêverie, la fantaisie, autant dire l’Esprit avec la substance et l’étoffe de nos carnes sur ce vieux caillou et avec le temps qui nous est imparti, et l'homme avec l’Univers sous l’œil malicieux des dieux… ou l’œil scrutateur du Dieu unique. Elle est le partage d’un bien commun, des corps se croisant et embrassant un chant dans une étreinte de l’esprit, une éclosion commune dans le cercle de l’engagement, de la rencontre, les juteuses harmoniques issues de l’altercation entre la matière, le temps et les hommes. De cet Athanor naquirent les Cités de la Grèce ancienne, les œuvres des poètes et penseurs pré-Socratiques. Même le sinistre Platon. Sur la scène du monde. La Poésie est cette action dans le monde qui fonde sans cesse le monde. Écrire n’est rien d’autre que cela. Par nous le monde s’accouche continuellement. Supprimez la Poésie et le monde implose sur lui-même. Supprimez la Poésie… ou exaltez-vous de mauvaise littérature.
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*Friedrich Nietzsche
**Antoine de Saint-Exupéry

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Lecture du moment : ...pas de lecture particulière... butinages divers...

Citation du jour : « Bien écrire, c'est le contraire d'écrire bien. » Paul Morand (Venises)

Humeur du moment : Le regroupement des forces... encore et toujours...