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29/01/2007

Esclaves

=--=Publié dans la Catégorie "Friedrich Nietzsche"=--=



"Nous autres modernes avons sur les Grecs l'avantage de posséder deux concepts qui nous servent en quelque sorte de consolation face à un monde où tous se conduisent en esclaves et où pourtant le mot fait reculer d'effroi:nous parlons de la dignité de l'homme et de la dignité du travail. Tous s'échinent à perpétuer misérablement une vie de misère, et sont contraints par cette effroyable nécessité à un travail exténuant, qu'ensuite l'homme, ou plus exactement l'intellect humain, abusé par « la volonté », regarde ébahi, par moments, comme un objet digne de respect. Or pour que le travail puisse revendiquer le droit d'être honoré, encore serait-il nécessaire qu'avant tout l'existence elle même, dont il n'est pourtant qu'un instrument douloureux, ait un peu plus de dignité que ne lui en ont accordé jusqu'ici les philosophies et les religions qui ont pris ce problème au sérieux. Que pouvons-nous trouver d'autre dans la nécessité du travail de ces millions d'hommes, que l'instinct d'exister à tout prix, ce même instinct tout puissant qui pousse des plantes rabougries à étirer leurs racines sur la roche nue! De cette épouvantable lutte pour l'existence, seuls peuvent émerger les individus qui seront tout aussitôt absorbés par les nobles et illusoires productions d'une civilisation artistique afin qu'ils ne parviennent surtout pas à un pessimisme dans l'action, que la nature abhorre en tant qu'il est véritablement contre-nature."

L'Etat chez les Grecs. Nietzsche



"Nous autres modernes avons sur les Grecs l'avantage de posséder deux concepts qui nous servent en quelque sorte de consolation face à un monde où tous se conduisent en esclaves et où pourtant le mot fait reculer d'effroi : nous parlons de la dignité de l'homme et de la dignité du travail."

Il faut bien noter ici le caractère ironique du propos de Nietzsche. Car s'il y a bien une chose que Nietzsche savait de par sa solide formation, c'est que les Grecs aimaient et appréciaient le travail, quel qu'il soit, et le travail bien fait... celui du guerrier comme celui du paysan. Par exemple, pour Hésiode, le poète Des Travaux et des Jours, le meilleur genre de vie, fort pénible peut-être, mais qui assure pleinement la dignité de l'homme Libre, est celui du paysan propriétaire qui trouve sur son domaine de quoi nourrir et vêtir lui-même et les siens, de quoi satisfaire à tous les besoins de sa famille. Impensable pour un grec du temps de Périclès de dépendre d'un autre pour subvenir à ses besoins. C'est là une condition d'esclave. L'esprit aristocratique naît au sein même du peuple producteur, pas seulement chez les guerriers et, sur ce point, cela n'a pu que contribuer à une unicité de l'esprit grec, donc du peuple grec, ainsi que des castes plus perméables qu'on ne le pense. L'Areté Grecque, vertu des vertus, permet de considérer l'œuvre de l'individu, fut-elle productive ou guerrière, comme un moyen pour lui de s'élever, de franchir des étapes, de s'améliorer et de prendre date avec soi-même. Ce que les grecs abominaient, c'est le travail lucratif, l'argent pour l'argent. Ils ont érigé une civilisation sur une terre rocailleuse et peu fertile dont il a fallu tirer par le sacrifice du travail et de l'effort les fruits providentiels.

D'où l'ironie de Nietzsche, car il a du lire (dans le texte... en grec ancien... philologue de formation...) Des Travaux et des Jours d'Hésiode, passage obligatoire pour tout hélleniste qui se respecte. Car, entre les lignes, nous assistons à quelque chose de plus clair lorsqu'il affirme :

"Tous s'échinent à perpétuer misérablement une vie de misère, et sont contraints par cette effroyable nécessité à un travail exténuant, qu'ensuite l'homme, ou plus exactement l'intellect humain, abusé par « la volonté », regarde ébahi, par moments, comme un objet digne de respect. Or pour que le travail puisse revendiquer le droit d'être honoré, encore serait il nécessaire qu'avant tout l'existence elle même, dont il n'est pourtant qu'un instrument douloureux, ait un peu plus de dignité que ne lui en ont accordé jusqu'ici les philosophies et les religions qui ont pris ce problème au sérieux. "

J'aime à rappeler que le point culminant de ce type de conception du travail, que Nietzsche dénonce clairement, se trouve à l'entrée de je ne sais plus quel camp de concentration immonde au frontispice du quel était inscrit : "Le travail rend Libre" ! On ne peut, du coup, que comprendre l'énoncé d'un Guy Debord qui plus de 10 ans avant Mai 68 inscrivait sur les murs : "Ne travaillez jamais !" Lui, qui n'a pas arrêté d'écrire, de tourner, de penser. C'est là l'oisiveté authentique.
Les différentes religions ou philosophies n'ont fait qu'entériner sans cesse une "malédiction" liée à "la chute originelle" en indiquant que cela était de l'ordre du devoir que de souffrir pour gagner notre pain à la sueur de notre front. Or, le travail devrait être une bénédiction. Mais même pour l'entrepreneur bourgeois du 19ème Siècle, il ne s'agit même plus d'être dans une bénédiction de l'action, la seule bénédiction qui vaille pour lui consiste à faire rentrer du fric, de la maille, du flouze, du pognon. C'est Marx, n'est-ce pas, qui a très bien analysé l'irruption du travail comme "valeur marchande" au 19ème Siècle. Fait nouveau qu'il assimile à un progrès, il ne faut pas l'oublier... ou alors il faut relire Le Capital.

Nietzsche regrette, en fait, que ce qui nous est présenté comme de la dignité et du respect n'est, en vérité, que de l'esclavage. On est tenus par les couilles pour subsister et subvenir à nos besoins essentiels. Nous dépendons bien d'un autre pour pouvoir bouffer et c'est, selon lui, et selon tous les grecs tant pré-socratiques que post-platoniciens... une triste condition d'esclave :

"Que pouvons-nous trouver d'autre dans la nécessité du travail de ces millions d'hommes, que l'instinct d'exister à tout prix, ce même instinct tout puissant qui pousse des plantes rabougries à étirer leurs racines sur la roche nue! De cette épouvantable lutte pour l'existence, seuls peuvent émerger les individus qui seront tout aussitôt absorbés par les nobles et illusoires productions d'une civilisation artistique afin qu'ils ne parviennent surtout pas à un pessimisme dans l'action, que la nature abhorre en tant qu'il est véritablement contre-nature."

L'artiste seul peut s'en tirer car par le biais de l'artifice il transforme la nature en oeuvre d'art. C'est peut-être une illusion mais cela lui donne la force de vivre.

Ce texte de Nietzsche, est un texte, je crois me souvenir, de jeunesse... corrigez-moi, si je me trompe... il a nuancé par la suite son propos en imaginant et "une Grande Politique" et "une Grande Santé", inextricablement liées l'une à l'autre qui auraient autorisé l'émergence d'hommes qui, guerriers, économistes, philosophes, prêtres, ingénieurs, hommes d'état, manuels, etc... auraient tous été à leur niveau des artistes. Ce qui aurait permis à la Vie d'être supportable et de grandir...

Histoire d'enfoncer le clou :

"Fi ! avoir un prix auquel on cesse d'être une personne pour devenir un rouage ! Etes-vous complices de la folie actuelle des nations qui ne pensent qu'à produire le plus possible et à s'enrichir le plus possible ? Votre tâche serait de leur présenter l'addition négative : quelles énormes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour une fin aussi extérieure ! (...) Voilà l'état d'esprit qu'il conviendrait d'avoir : les ouvriers, en Europe, devraient déclarer désormais qu'ils sont une impossibilité humaine en tant que classe, au lieu de se déclarer seulement, comme il arrive d'habitude, les victimes d'un système dur et mal organisé ; ils devraient susciter dans la ruche européenne un âge de grand essaimage, tel qu'on n'en a encore jamais vu, et protester par cet acte de nomadisme de grand style contre la machine, le capital et l'alternative qui les place aujourd'hui : devoir choisir entre être esclave de l'Etat ou esclave d'un parti révolutionnaire. "

Aurore, §200 Nietzsche


Nietzsche par Edvard Munch


Les grecs ne concevaient pas la Terre comme une vallée de larmes, mais il ne faut pas les imaginer insouciants et nonchalants face à la dureté de l'existence. À bien lire les textes anciens (j'ai lu l'année dernière "La Paideïa, formation de l'homme grec" par l'estimé philologue Werner Jaeger) on voit des grecs plutôt combatifs, estimant que la vie est dure, que nous ne sommes que des mortels, et qu'il nous faut nous retrousser les manches pour lui faire face, car les dieux sont impitoyables, ils se jouent de nous, s'amusent de notre sort, et le seul bien inaliénable que nous pouvons posséder et cultiver toute notre vie durant c'est la magnanimité de l'esprit aristocratique que l'on retrouve aussi bien chez Achille le guerrier que chez Hésiode le paysan, cette magnanimité par laquelle on domine un sort contraire. L'Homme plus fort que son Destin, c'est cela le dernier mot de la sagesse grecque... et c'est celle qui manque aux esclaves salariés que nous sommes aujourd'hui...

C'était ma parenthèse du jour... je retourne à mes lectures néfastes et mon écriture empoisonnée...

18:15 Publié dans Friedrich Nietzsche | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : 46-Friedrich Nietzsche : Esclaves | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Merci pour ces extraits de Nietzsche et ton commentaire éclairé, Nebo.

Comme d'habitude dans ces cas-là, j'y trouve des notions qui me paraissent justes, importantes et que lui seul livre avec autant de force : tout ce qui a trait à cette "servitude volontaire" auxquelles bien des hommes se soumettent tout en restant coupablement aveuglés sur cette condition. Et la vigueur caustique avec laquelle c'est envoyé, par lui et par toi. ;)

Et d'autres notions qui ne m'agréent pas, comme ce puritanisme qui conduit à mépriser l'argent, cet idéalisme qui ne se satisfait que d'hommes qui attendraient leur perfection ou cette focalisation un peu outrée sur l'Art (avec un grand "A" -- et là, c'est plus toi que Friedriech, non ?).

Nous héritons des Grecs en ligne directe, il est vrai, mais ce monde n'est plus le leur. On ne peut plus aujourd'hui raisonner de la même façon que dans un monde antique de, quoi, 200 millions d'âmes à tout casser ?, ou la technique est balbutiante. Mener une vie juste, ce ne peut plus être "cultiver son jardin" pour soi-même et sa famille. Aujourd'hui, nous sommes beaucoup plus interdépendants. L'argent n'a rien de pervers en soi, c'est une mesure nécessaire à l'interdépendance, ce sont des jetons qui circulent dans un monde immensément plus fluide et interconnecté que du temps des Grecs.

Cela dit, tout ça n'a de sens, en effet, que si nos compatriotes se décidaient enfin à comprendre dans quels comportements se situe la vraie dignité. Et que l'interdépendance demande à être équilibrée, chez chacun, par la quête de la plus grande dose possible d'autonomie (dans le travail, dans la réflexion, etc.).

Dis donc, tu me fais faire des heures supplémentaires, toi, en ce moment ! ;) En tout cas, le volume et la densité de ta production est impressionnante, bravo !

Écrit par : Lionel | 29/01/2007

Hola, j'ai fait click ici et là, c'est à dire "l'ouvre-toi sésame" moderne et je vous ai trouvé! très interessant ce que a été écrit dans la bouteille lancée dans la mer cybernétique...
Mes amitiés à tous!

Écrit par : Troya | 28/06/2007

Cher Lionel,je me demande par quoi vous seriez en mesure de remplacer le Grand Art ??? Le Grand Art avec un "A" majuscule c'est bien du Nietzsche et non pas une interprétation douteuse de sieur Nebo. L'argent est un outil,bien-sûr,mais ce n'est pas du puritanisme que de ne pas baser la richesse du monde sur l'argent pour l'argent. Je m'exprime mal mais peut-être que Nebo me corrigera.

Écrit par : Henri | 02/07/2007

"De cette épouvantable lutte pour l'existence, seuls peuvent émerger les individus qui seront tout aussitôt absorbés par les nobles et illusoires productions d'une civilisation artistique afin qu'ils ne parviennent surtout pas à un pessimisme dans l'action, que la nature abhorre en tant qu'il est véritablement contre-nature."

Mais Nietzsche est sérieux, et ce n'est pas ironiquement qu'il chante son refus (personnel) de l'illusion de ces "nobles et illusoires productions d'une civilisation artistique" qui empêchent l'homme d'en arriver à cette conception d' "un pessimisme dans l'action, que la nature abhorre ". Il y aura chez lui ce désir de devenir un danseur pessimiste,et tous les pas de cette danse seront les aphorismes destructeurs de toute moraline, qu'il fera tanguer au sabbat du dernier homme, tout autour "du plus vil et du plus faible". Il comprend;Oh comme il comprend l'Art, l'illusion Suprême : mais il veut aller PLUS LOIN . Un peu comme Rimbaud s'écriant " Qu'en Grèce, chant et lyres rhytment l'action. Auteur, créateur,poète, cet homme n'a jamais existé."
Il refuse alors,lui aussi, absolument, résolument, le travaille : "Travailler maintenant jamais, jamais, je suis en grève." Mais pour accoucher d'une autre éthique et d'un autre travail : "Maintenant je m'encrapule le plus possible. Pourquoi? Je veux être poète, je veux être poète et je travaille à me rendre VOYANT (...) Il s'agit d'arriver à l'inconnu par le déréglement de TOUT LES SENS" En Grèce ai-je dit vers et lyres RYTHMENT L'ACTION (...) Je dis qu'il faut être Voyant, se faire Voyant . Le poète se fait voyant par un long,immense et raisonné dérèglement de Tous les SENS . Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même,il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que la qintessence. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade,le grand criminel, le grand maudit - et le suprême savant !- car il arrive à l'INCONNU, et quand,affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions,il les a vues!Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïs et innomables : viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé"

Même désir de parvenir à un point ultime qui traverse toutes les irréalités qui sont l'essence, tissu premier-primal de l'art pour découvrir -et sombrer après - le point oméga.
(Pour mourir -intellectuellement, spirituellement ?- au monde désormais réinventé?)

Écrit par : Restif | 03/11/2007

Le point Oméga qu'évoquait Goethe aussi, je crois... Tu confirmes, Restif ??? Le Goethe tardif...

Sinon... Qu'ajouter à ton commentaire ? Tu as jeté de justes ponts entre le moustachu et l'adolescent fiévreux...

Écrit par : Nebo | 03/11/2007

Je confirme autant qu'il est possible à un non Gœthéen qui vient juste de retrouver sa wifi ! (Pour combien de temps,hâtons-nous, hâtons-nous !!!) Je pense simplement que Nietzsche n’est pas ironique sur l’art, qu’il est sérieux, et que pour lui, un certain esthétisme c’est aussi « de l’arrière monde ». et même l’art tout court. Comme Rimbaud,il s’agit de dépasser ça. Et c’est intéressant : l’un se tait, l’autre s’écroule. Bon, un peu artificiel, je te l’accorde. Bref, je papote avant d’aller me faire arracher une dent douloureuse au possible. Je n’ai pas ton doctorat en nietzschéisme ! je dis ça sans blaguer, je n’ai lu que Halévy et Deleuze et ta liste est impressionnante). Ce week-end en déshérence informatique, je me suis envoyé Malaparte(Kaput et La peau) et là, je suis dans Valéry Larbaud. Malaparte n’est pas un très grand écrivain, mais c’est presque mieux –un sacré bonhomme. Quant à Larbaud…C’est un classique, que dire de plus.
Ah, sinon je viens de me brouiller avec notre brave philosophe anti-Heidegger lorsque j’ai lu sur son blog son désir d’expulser de Nanterre les heideggériens. Ces « démocrates de combat en raréfaction » (c’est comme ça qu’il se décrit,si,si)sont terrifiants. Le pire est qu’il n’est même pas bête, simplement d’une intolérance extrême. Il aurait fait un excellent stalinien 1950 !
(Bref,on aura l'occasio d'en rediscuter,ion'y rien d'urgent. Je reprend bientôt mon Pc que je donne à soigner (trop de problèmes) et pourrai achever en paix ma correspondance et poster avec un peu plus de suvi. désolé pour la syntaxe,mais je mehâte avant que ça flanche

Écrit par : Restif | 05/11/2007

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