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20/01/2014

Les gens vraiment forts savent toujours qu’ils ne le sont pas assez.

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

La vie est une fulgurance temporelle. Une flèche décrochée vers une cible improbable. Nous sommes les passagers du radeau de la méduse, les vagues n’auront pas raison de nous. Mais où accosterons-nous, je suis incapable de le dire.

Jean-René Huguenin à la date du mardi 25 février 1958, dans son Journal, écrit :

« 1° Me dépouiller de mon artifice.
2° M’interdire de ronronner.
3° Ne jamais m’aimer tel que je suis.
4° Ne pas utiliser les restes.
Hier soir, une terrible bouffée de mépris pour moi m’a longtemps empêché de dormir. Des choses que j’ai écrites, ici même — et avec quelle complaisance ! —, sur ma grandeur d’âme, mon courage, la beauté de mon cœur, me sont apparues comme des monstruosités.
Depuis quelques jours je suis soulevé, emporté en avant malgré moi par je ne sais quelle exigence. Le mot de Valéry : "Ne se fixer que des buts impossibles" !

On se tue à se regarder.

Aimer sa souffrance — pas ses larmes.
Les gens vraiment forts savent toujours qu’ils ne le sont pas assez.

Peut-être même faut-il faire machine arrière. Avec le peu de temps que j’ai, tout est compromis.

Ah, bon élève, bon élève ! Que n’ai-je tué plus tôt le bon élève en moi !

Tout rebâtir sur l’amour du monde. Tout rebâtir sur la vanité du monde.
C’en est fini des principes ! Il n’y a plus de principes, il n’y a plus de morale, il n’y a plus de sagesse. Ajouter en enlevant.
Un certain sens de l’honneur — celui que j’ai, je crois — n’est pas — Dieu merci ! — moral.

Je n’ai de morale que contre moi.

Il y a du bourgeois en moi. Je me suis resté imbécilement fidèle, comme si je m’étais épousé.

De croire que je croyais en Dieu m’a fait plus de mal que le blasphème.

C’est un gouffre où je me jette, je sais bien. Qu’arrivera-t-il ? C’est le moment ou jamais de montrer que je n’ai pas peur de la mort, de n’importe quelle mort.

Je crois en Dieu, mais pas comme je croyais. »

Il a 24 ans. Il brûle.

Le lundi 29 septembre de la même année :

« 80 % de oui à de Gaulle. 80 % de oui à l’honneur, à la grandeur, à la force. Même si de Gaulle est un grand âne prétentieux, 80 % de Français ont répondu oui à ce qu’il a su magnifiquement symboliser : la tradition d’une France héroïque et généreuse. 80 % de Français ont dit non à Faye et aux Éditions du Seuil, à Bresson et à Vadim, aux intellectuels de gauche et à l’impuissance, à l’ennui, à l’indécision, à la mauvaise conscience. Ce qu’on attend de la politique on l’attend aussi du roman : de grandes aventures, de la passion, le goût de vivre. Je suis sûr, je suis passionnément sûr que je parle le langage de demain. »

Et à 20 ans, le vendredi 26 octobre 1956 :

« Révolution en Pologne, insurrection en Hongrie ! La Syrie, la Jordanie, le Liban, le Maroc unis dans la haine de la France, alors qu’à Budapest on chante La Marseillaise !
Ah, Français, il y a là de quoi vous faire flamber le sang ! Amollis, endormis dans l’indifférence, il est temps de vous réveiller, de brûler. Un peuple, comme un homme, a besoin d’être haï et de haïr. La haine du monde arabe doit nous relever, nous dresser, nous brûler. C’est le moment ou jamais d’être fort. Il faut profiter de la haine des autres. Le monde, en ce moment, bouillonne. Que les cœurs, que le sang jaillissent ! Les grands coupables sont ceux qui manquent une occasion de combattre. »

À la date du mardi 2 décembre 1958 :

« Vu hier après-midi Ph. Sollers. Nous avons parlé de choses tellement importantes et intimes (« passion-détachement ») que tout à coup, d’un accord tacite, nous nous sommes arrêtés, à la fois humiliés, heureux et effrayés d’une telle ressemblance. Mais sa passion se contemple trop elle-même. Elle n’est pas assez incarnée, héroïque. La mienne repose sur le sacrifice, la sienne sur le plaisir — il a le sacrifice en horreur. Il lui manque quelque chose, un poids, du tragique, un rêve, son intelligence éclaire tout, elle ne respecte pas ces grands repaires d’ombre où notre mystère se tapit, il explique trop ; il n’inquiète pas. Il est lisse et lumineux, et on a l’impression que son bonheur ne cache pas de blessures, c’est un bonheur propre et sans charme, dur comme un bonheur d’enfant. J’aime mieux les êtres qui saignent. J’aime les forts au regard tremblant — tremblant d’amour...
— Quand je pense que j’ai à peu près complètement perdu quatre mois de ma vie, le tiers de toute une année, peut-être le centième de mon existence, j’ai le vertige.
— Que je suis devenu lourd et lent à m’émouvoir ! Oh, retrouver la grâce de m’émerveiller d’un rien ! Comment ai-je pu à ce point me trahir, oublier ma passion de la noblesse, me vulgariser, c’est-à-dire me mettre à la portée de tous — car tout le mal vient de là, pas de bonheur qui ne soit singulier, pas de joie sans refus monstrueux.
Je suis plus que jamais persuadé d’une chose : on ne peut pas à la fois aimer et être faible. « Nulle grandeur qui n’inspire la terreur, dit Nietzsche. Qu’on ne s’y laisse pas tromper ! »
— « Se constituer par toute espèce d’ascétisme une réserve de puissance et la certitude de sa force » ( N.) »

Tiens ! "N." !

Mais le lundi 16 février 1959, à propos de Philippe Sollers :

« Il manque à Sollers le sens du tragique, le goût du vatout, des grandes folies, du désespoir. C’est déjà un homme de lettres. Je cherche en vain des êtres brûlants. Coudol est décidément impossible. Tous mesurés, conscients. Il n’y a plus de fous. C’est étrange avec quelle facilité les autres excitent mon mépris, parfois ma haine même. Ah, mon Dieu, faites-moi connaître des imprudents ! »

Et ces sentences, le lundi 2 mars 1959 :

« on peut demander de l’amour, de la pitié ; mais on ne saurait demander le respect : ou on le force, ou on ne le mérite pas. La volonté, ce n’est pas se contraindre, mais s’obéir. Il n’y a pas un instant de notre vie où nous ne sachions ce que nous devons faire. »

Et ça, à la date du mercredi 1er février 1961 :

« Si j’ai raté, depuis novembre, tant d’occasions de me "reprendre", si mes réveils, mes contre-attaques ont chaque fois avorté en peu de jours, c’est que je me contentais de modifier mes attitudes. Jamais je n’ai aussi vivement senti la nécessité de remettre en question non pas mon caractère, ma personnalité, mais ce qui les détermine : ma conception du monde. Il s’agit de réinventer Dieu.

— Seuls les hommes de volonté résisteront à la civilisation moderne.

— Créer les conditions d’un nouvel héroïsme. Attaquer, par tous les moyens possibles, la civilisation bourgeoise. Restaurer la Douleur.

— C’est Dieu, ce Dieu auquel je crois : le Dieu des forts, le Dieu des héros, qui m’envoie ce livre de Massis sur Maurras et son temps. Devant tant de passion, de force et de foi, la médiocrité de notre époque, la tiédeur de ma vie me terrassent de honte. Ah, il est vraiment temps de "faire face", selon le mot du cher Bernanos.
— Il suffit de croire à l’existence de l’âme pour être, dans le monde moderne, un héros.
— Assez de concessions ! Guerre sans merci aux tièdes, aux esthètes du Nouveau Roman, aux prêtres de gauche, aux bourgeois, aux « jeunes gens du monde », à tous les médiocres, les arrangeurs, les négociateurs de compromis entre la Science et l’Art, la matière et l’esprit, Karl Marx et Dieu, l’argent et l’âme !
Ce que je désire ? Simplement construire un monde qui me convienne. »

Le mardi 19 septembre 1961 :

« En fin de compte, il est plus beau de supporter ses passions que d’essayer de les rejeter. Il faut s’exposer le plus possible. S’exposer le plus possible et, douloureux, angoissé, menacé, s’offrir encore à d’autres menaces, à d’autres blessures, avec une curiosité superbe. »

Journal – Jean-René Huguenin

La jeunesse écarlate. Je l’imagine très bien, nocturne face à ses livres, face à sa page, les muscles tendus, l’inquiétude tenace. Les tempes auréolées par le feu de la fièvre. Possédé par la nécessité de dire. Confronté à son manque de discipline, car c’est un âge où l’on ne devrait pas être sérieux. Il y a dans ce qu’il écrit l’appel d’une Force, une injonction intraitable qui le confronte à sa plaie. Il se brûle les poumons de nicotine et il fronce les sourcils, comme sur cette photo trop rare, avant d’affirmer, par son écriture transportée, ce qui incombe, ce qui tombe sous le sens par son aigu scalpel.

11:14 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Quel feu sublime!

Écrit par : Antoine | 20/01/2014

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