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19/01/2014

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=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

 

« Nous allons mettre l’Homme à la place de Dieu, et régner en maîtres sur le Royaume de la Terre » — voici ce que dit en gros, je cite de mémoire, un des personnages des Possédés, de Dostoïevski. C’est souvent ainsi qu’on a traduit la pensée de Nietzsche, ce qui a conduit bon nombre d’exégètes nécessiteux à oser la qualifier de « nihiliste ». Elle l’aurait certes été si elle avait suivi l’imperturbable et stupide logique sur laquelle des projets tels que ceux des personnages des Possédés sont érigés, mais Nietzsche savait que de telles perspectives conduisent au suicide, quand elles ne sont pas instaurées par lui, ou son désir, ce que nous conte précisément Dostoïevski dans son roman. Nietzsche pensait avec justesse que seul un surmontement de l’homme lui-même pourrait compenser avec efficience la mort de Dieu, crime dont l’homme se rendit coupable avec le christianisme, événement qui ne devint visible, accessible à la conscience historique des peuples qu’avec le rationalisme positiviste des XVIIIe et XIXe siècles. Désormais privé de Dieu, l’Homme, après avoir épuisé tous les substituts disponibles, continue la farce : il s’institue lui-même Totalité, prend la place de l’Ancien Dieu, et tel un esclave parfaitement consentant, continue son œuvre culpabilisatrice. Pour Nietzsche, les tentatives « totalitaires » et pseudo-politiques de type nihilistes ou anarchistes n’étaient au final que les ultimes avatars des mêmes perspectives morales, des mêmes évaluations qui avaient présidé à l’instauration d’un Dieu mort sur la croix pour racheter les fautes de l’humanité. Car, comme Deleuze le pointe avec lucidité dans son opuscule sur le philosophe, ce qui compte en effet, c’est la manière dont le drame se poursuit dans l’inconscient. Là où s’agite le théâtre de nos désirs, et de nos métaphysiques. Désormais sans Dieu, l’homme accède à sa liberté et à sa puissance, mais incapable d’en faire un acte positif et réellement libre, un acte artistique et fondateur, il voit cette même liberté et cette même puissance se dissoudre dans l’évaluation négative et « révolutionnaire » de l’homme total, jusqu’à la tyrannie et l’impuissance, la tyrannie de l’impuissance. Car Nietzsche connaissait tout le potentiel autodestructeur d’un tel rapprochement : les deux termes, humanité et totalité, s’annulent instantanément et plus sûrement encore que matière et antimatière. L’Homme n’est tout simplement pas prêt pour cette mutation. Il est une matrice, dans l’attente de la douloureuse et libératoire Séparation qui la conduira au-delà d’elle-même. »

Maurice G. Dantec, Le Théâtre des Opérations, Journal Métaphysique et Polémique - 1999

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