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12/12/2011

Douce schizophrénie arabe

=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=


Elle est revenue de Beyrouth, au Liban, où elle a passé 4 jours pour raisons professionnelles liées au monde de l'édition. La parole est à ma douce Irina...

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Comme l’an passé, c’est à l’occasion de rencontres entre éditeurs que je me suis rendue au Liban cette année. Rencontres franco-arabes organisées à l’Institut Français de Beyrouth (locaux situé à l’Ambassade) — nous essayons toujours d’organiser ce type de rencontres au moment d’un salon du livre, ce qui était le cas l’an passé à Moscou.

Liban.
Beyrouth.
Des mots qu’on voit dans les journaux, qu’on entend au 20h et qui prennent tout à coup une toute autre dimension dès qu’un séjour là-bas se planifie. De l’excitation mêlée à un peu d’appréhension, voilà ce que j’ai d’abord ressenti, et puis de l’impatience.

Arrivée en milieu d’après-midi à l’aéroport de Beyrouth, les pistes à quelques mètres de la mer, les palmiers, un ciel parfaitement bleu, une luminosité très particulière, je réalise que je suis « ailleurs ».
Je récupère mes bagages et prends un taxi. Beyrouth est tout près et j’ y suis en quelques minutes.

Drôle d’impression, une disparité incroyable des bâtiments ; se côtoient des ruines et des buildings tout neufs. Les restes de guerres d’un côté et un « mini Dubaï » de l’autre... Des impacts de balles sur les façades témoignent de ce que cette ville a subi ;

il semble que certaines de ces bâtisses soient habitées : pas de fenêtre mais des bouts de tissus en guise de rideaux.

Et puis, juste à côté, une maison de deux, trois ou quatre étages qui a miraculeusement échappé aux attaques, intacte, magnifique.

Et puis, un peu plus loin, un building, presque indécent tellement il est luxueux.

Une ville schizophrène, c’est le premier mot qui me vient à l’esprit en arpentant ses rues.

Pas d’infrastructure à Beyrouth. Des routes et des trottoirs déglingués, pas de gare, pas de métro, pas de bus, seules quelques lignes privées assurent le transport dans Beyrouth et la banlieue, mais ils sont rares. Quatre ou cinq coupures électriques par jour (au début, ça surprend, après on s’habitue).
Les pays du Golfe investissent dans la reconstruction et les buildings poussent comme des champignons, des grues à tous les coins de rues, les chantiers marchent nuit et jour.

La Place des Martyrs, telle que je l’ai vue il y a quelques jours :

Et voici cette même place telle qu’elle sera en 2020 :

Si la ville est hétéroclite dans son architecture, elle ne l’est pas moins par les gens qui l’habitent. Se côtoient au quotidien musulmans (sunnite et chiites) et chrétiens (catholiques, maronites, coptes, et puis des orthodoxes et des protestants). Dès 4H45 l’appel du muezzin me sort du sommeil et le dimanche matin, les cloches des églises carillonnent ; cette cohabitation semble paisible et me plonge dans la réflexion. Je ne peux m’empêcher de penser que je suis dans un des pays que la Bible mentionne, le Christ y a laissé des empreintes et je suis au cœur de mes racines spirituelles finalement, c’est très troublant.

Chacune de ces communautés a son quartier mais la Corniche (sorte de promenade des anglais) est le lieu où tout le monde se retrouve pour une ballade. On y croise de jeunes femmes « hyper lookées » en train de faire leur jogging (c’est tout juste si on ne se croirait pas sur un bord de mer de L.A.), des femmes voilées (peu de burqas), des familles (chrétiennes, d’après leur apparence), des couples issus de milieux sociaux élevés (homme en costume, femme très élégante) et puis des vendeurs de pains.
Un bord de mer bétonné et un accès à la mer quasi impossible, pas de plage (un peu frustrant) mais une vue magnifique de la ville encastrée entre la Méditerranée et les montagnes.

Quant aux restaurants et cafés, ce sont des lieux extrêmement conviviaux où la shisha est de rigueur. La table libanaise est opulente, on ne sait pas quand les plats vont finir d’arriver sur la table ! Tout est très frais et vraiment excellent. Je vous conseille un endroit incontournable à Beyrouth, un café traditionnel libanais : Al Falamanki. Ce n’est pas tant pour ce qu’on y mange (rien de sophistiqué) mais plutôt pour l’ambiance car c’est un endroit où l’on se retrouve pour jouer aux cartes, au backgammon, boire, manger et fumer la shisha entre amis. Nous avons découvert cet endroit un soir et nous avons tenu à y retourner le soir précédant notre départ en compagnie d’éditeurs arabes avec qui nous avions sympathisé. Sans aucun doute, si un jour vous allez à Beyrouth, ne repartez pas sans y avoir passé une soirée.

Les rencontres avec les éditeurs arabes ont été particulièrement riches et émouvantes. L’an passé, les Russes ne m’avaient pas laissée indifférente mais ce que j’ai entendu à Beyrouth m’a profondément attristée et m’a aussi donnée beaucoup d’énergie.

A l'occasion de conférences et débats organisés le premier jour, les éditeurs arabes nous parlent sans langue de bois de l’analphabétisme (parfois plus de 50% de la population d’un pays, et surtout des femmes), de l’absence totale de législation concernant la propriété intellectuelle, rien ne protège ni les auteurs, ni les traducteurs ; aucune infrastructure concernant la distribution, ce qui fait qu’un éditeur doit avoir plusieurs casquettes, il est aussi libraire et distributeur.
Et puis bien sûr, la censure, en tout genre, qu’elle soit politique, religieuse, sexuelle ou géographique.

Quelques exemples :

Un éditeur algérien qui veut que son livre soit présent au Maroc doit transiter par le Liban ! La censure marocaine veille. Il faut savoir que le Liban et l’Egypte font circuler leurs livres vers le reste du monde arabe, l’inverse est quasi inexistant. D’ailleurs, Beyrouth et le Caire sont les deux places principales pour l’édition, les plus libres. Les Syriens par exemple font publier leurs ouvrages à Beyrouth.

Censure du contenu : une éditrice me racontait qu’elle venait de sortir un ouvrage sur Alzheimer, à 3 ou 4000 exemplaires (ce qui est pas mal là-bas) et elle attendait qu’il passe la censure et elle m’a avouée qu’elle avait bien peur que son ouvrage soit rejeté. Pourquoi ? eh bien parce que son premier chapitre traite de l’alcool, du lien qu’il peut y avoir avec le développement de la maladie d’Alzheimer et surtout que les musulmans, quand ils boivent, boivent en grosse quantité et tout le temps. Bref, elle est quasi certaine que ce chapitre risque de planter tout son tirage mais elle n’a pas voulu se courber.

Une autre, qui publie des livres pour enfants, me racontait qu’elle avait sorti un livre sur les conquêtes (Marco Polo, etc.) et sur la couverture, on pouvait apercevoir une petite croix sur un bout de tissu : il a fallu qu’elle sabote tout son tirage pour faire disparaître cette croix trop gênante de sa couverture...

Un autre fléau, enfin, deux autres : le « photocopiage » comme ils l’appellent (autrement dit le « photoco-pillage) et le piratage numérique. C’est également un moyen là-bas de pouvoir se procurer des livres « interdits » tel que par exemple le « Da Vinci Code ».
Ils sont confrontés également au problème de la formation des élites : elle est inexistante, tout comme la production scientifique.
On nous brosse un bilan des plus catastrophique concernant la situation intellectuelle du monde arabe.
On revisite les traditions pour aller vers les nouvelles sciences mais c’est le serpent qui se mord la queue car il n’y a aucune perspective de renouveler la pensée car seuls les textes de la tradition comptent et prédominent et les étudiants n’ont pas été éduqués pour sortir de ce schéma. D’ailleurs, même s’ils le souhaitaient ils ne sauraient pas comment s’y prendre, on ne leur a pas donné les outils pour ça. Il faut que l’éducation change et évolue dès la primaire car on n’apprend pas aux jeunes enfants, ni aux étudiants une ouverture d’esprit. Ils ne comprennent pas qu’aller vers de nouveaux savoirs n’est pas incompatible avec une fidélité aux textes traditionnels. Ce qui les emprisonne est cette compréhension et application totalement littérale de ceux-ci. Impossible pour eux de prendre de la distance, de décortiquer, d'interoger, de douter, de se remettre en question, de comparer. Immobilisme intellectuel qui fiche plutôt la chair de poule quand on y pense et on se demande bien comment ils pourront surmonter cela avec les événements en cours qui ont transformé le "Printemps Arabe" en "Hiver Islamiste".

En conclusion de toutes ces interventions, j’ai constaté que les éditeurs actifs sont ceux du Machrek.

Du fait du manque total d’études des sciences humaines et de la prédominance de Dieu et des grands textes de la tradition arabe dans ces pays, pour tous ces éditeurs, la traduction ne pourra que renouveler la perspective et libérer la pensée arabe ; ils sont en réelle demande de textes occidentaux, surtout en provenance de France et des pays anglo-saxons.
Les intellectuels arabes ont donc besoin d’apporter un souffle nouveau, d’avoir accès à d’autres cultures et d’autres modes de pensées par le biais de la traduction.
Ils ne veulent plus d’une seule école de pensée et ils attendent que nous soyons flexibles dans le marché des droits (leurs moyens sont faibles et les freins sont nombreux).

Malgré toutes ces difficultés et le bilan peu optimiste de leur situation, des contrats sont déjà en cours pour traduire certains de nos ouvrages.

Leur colère, leur franchise et leur volonté tenace à faire évoluer leur situation me rend, moi, confiante et j’espère que mes homologues français les aideront en ce sens (j’ai bon espoir, ces rencontres nous ont tous touchés et je pense que les maisons d’édition françaises poseront des pierres à l’édifice).

A suivre...

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Lisez ou relisez "Les arabes selon Ibn Khaldoun" et l'article assassin du Dr Saleem Farrukh sur l'état culturel et intellectuel du monde musulman...

07:00 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (2) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Commentaires

Passionnant. Est-ce qu'on trouve des livres de Richard Millet au Liban ? C'est un écrivain français mais il a passé son enfance au pays du Cèdre. Et il a participé à la guerre civile du côté des phalangistes dans les années 70. Le Liban tient une grande importance dans son oeuvre.

Écrit par : Sébastien | 12/12/2011

Cher Sébastien, hélas, il aurait fallu que je reste une journée de plus à Beyrouth pour prendre le temps de me promener dans les librairies (ce que je prévoyais de faire d'ailleurs mais je n'ai vraiment pas pu le faire). En revanche, je poserai la question aux éditeurs libanais que j'ai rencontrés.

Écrit par : Irina | 12/12/2011

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