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10/11/2013

Comme sa maladie, la guérison de Nietzsche vient de la connaissance profonde qu’il a de lui-même

=--=Publié dans la Catégorie "Friedrich Nietzsche"=--=

 

 

« La psychologie, l’intellectualité (j’ai essayé de le montrer) poussent l’homme impressionnable vers la souffrance et jusque dans l’abîme du désespoir ; mais la psychologie, l’esprit, le ramènent à la santé. Comme sa maladie, la guérison de Nietzsche vient de la connaissance profonde qu’il a de lui-même. La psychologie devient ici une thérapeutique, une application sans pareille de cet "art de l’alchimie" qui se vante "d’extraire une valeur de quelque chose qui n’en a pas". Déjà après dix ans de tourments incessants, il est au "point le plus bas de sa vitalité" ; déjà on le croit abattu, anéanti par ses nerfs, en proie à une dépression désespérée, au pessimisme et à l’abandon de lui-même. Voici que soudain il se produit dans l’attitude spirituelle de Nietzsche un de ces "rétablissements" véritablement inspirés et semblables à un coup de foudre, une de ces auto-reconnaissances et un de ces autosauvetages qui rendent d’un dramatique si grandiose, si émouvant l’histoire de son esprit. Brusquement il tire à lui la maladie qui mine son sol et la presse sur son cœur. C’est là un moment tout à fait mystérieux (dont on ne peut pas fixer la date exacte), une de ces inspirations fulgurantes au milieu de son oeuvre, où Nietzsche "découvre" sa propre maladie ; où – étonné de se trouver encore en vie et de voir qu’au cours des dépressions les plus profondes, aux époques les plus douloureuses de son existence, sa productivité n’a fait que croître – il proclame avec la conviction la plus intime que ses souffrances, ses privations font partie, pour lui, "de la cause", de la cause sacrée de son existence, la seule cause qui soit sacrée pour lui. Et à partir de ce moment, où son esprit n’a plus pitié de son corps, ne prend plus part à ses souffrances, il voit, pour la première fois, sa vie sous une nouvelle perspective et sa maladie selon un sens plus profond. Les bras ouverts, il l’accepte sciemment, dans son destin, comme une nécessité, et comme, en tant que fanatique "avocat de la vie", il aime tout dans son existence, il dit même à sa souffrance le oui hymnique de Zarathoustra, ce joyeux "Encore une fois ! Encore une fois, pour toute l’éternité !". La simple connaissance devient chez lui une reconnaissance et la reconnaissance une gratitude ; car, dans cette contemplation supérieure qui élève ses regards au-dessus de sa propre souffrance et qui ne voit dans sa propre vie qu’un chemin pour aller à lui-même, il découvre (avec cette joie excessive que lui donne la magie des choses extrêmes) qu’il n’est attaché à rien autant qu’à sa maladie, et qu’il est redevable au plus cruel bourreau de son bien le plus précieux : la liberté, la liberté de l’existence extérieure, la liberté de l’esprit ; car, partout où il risquait de se reposer, de se livrer à la paresse, de s’alourdir et de perdre son originalité en se pétrifiant prématurément dans une fonction, une profession et une forme spirituelle, c’est la maladie qui l’en a chassé par la violence avec son aiguillon ; c’est à la maladie qu’il doit d’avoir été sauvé du service militaire et rendu à la science, c’est à elle qu’il doit de n’être pas resté figé dans cette science et dans la philologie ; elle l’a fait sortir du cercle de l’Université de Bâle pour le faire entrer dans la "retraite" et par-là dans le monde, c’est-à-dire pour le ramener vers lui-même. Il doit à ses yeux malades d’avoir été "libéré du livre", "le plus grand service que je me sois rendu à moi-même". La souffrance l’a arraché (douloureusement, mais utilement) à toutes les écorces qui menaçaient de se former autour de lui, à toutes les liaisons qui commençaient à l’encercler. "La maladie me libère pour ainsi dire par sa propre action", dit-il lui-même ; elle a été pour lui l’accoucheuse de l’homme intérieur et les souffrances qu’elle lui a causées ont été celles de l’enfantement. Grâce à elle, la vie est devenue, pour lui, non pas une routine, mais un renouvellement, une découverte : "J’ai découvert la vie, en quelque sorte comme une nouveauté, moi-même y compris." »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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