07/03/2024
Aussi l'hitlérisation de l'adversaire devient-elle une sorte de réflexe...
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« J’ai longtemps été naïf. Je m’imaginais que les Justes Causes faisaient partie de ce qui va de soi. Et que tout ce dont il est intéressant de discuter commençait là où s’arrête ce qui va de soi. Je me trompais évidemment. Ce n’est pas parce qu’on est tous bien d’accord, que l’on condamne tous la mort, l’apartheid, le cancer, les incendies de forêt, ce n’est pas parce que l’on préfère tous la tolérance, le cosmopolitisme, les échanges entre peuples et cultures, qu’on souffre tous pour les Éthiopiens, pour les nouveaux pauvres, pour les affamés du Sahel, que ce sont des raisons valables pour ne pas le redire mille fois par jour. Encore doit-on trouver la manière. Il ne suffit pas d’être bénisseur jusqu’à l’os, il faut d’abord avoir l’air, à chaque instant, de découvrir la Lune des Bienfaits. Penser "juste" est une sorte de science. Penser "juste", c’est penser bien, mais avec assez de virulence apparente pour que l’auditeur ou le lecteur ait l’impression que vous pensez seul, et surtout très périlleusement, contre de terribles ennemis, avec un courage inégalable.
C’est toujours amusant, les effets de manches, c’est toujours drôle les effets de muscles de ceux qui font semblant d’avoir voué leur vie à la Bienfaisance. Ça doit être assez agréable, de n’arbitrer que des parties jouées, des batailles où on connaît les vaincus avant de les avoir engagées. C’est rassurant, de revivre des affaires qui ont déjà été réglées. C’est une sinécure, dans un sens, de lancer des recherches contre des morts. Plus le monde devient complexe, inextricable dans ses trucages, perdu dans ses propres trompe-l’œil, et plus on se cramponne aux époques où il y avait encore un Mal et un Bien. Du vrai blanc et du vrai noir. De la vraie lumière et de la vraie nuit.
Fouiller dans les poubelles de l’Histoire ne vous réserve que les surprises que vous attendiez. La téléfatwa décrétée contre Heidegger, il y a quelques années, a été l’occasion d’une démonstration intéressante. Heidegger nazi. Voilà un scoop ! C’était glorieux de ramener au port cette carcasse de poisson allemand aux chairs toutes dévorées déjà par les mille requins du temps qui passe ! C’était un exploit de révéler ce secret philosophique de polichinelle. C’était une entreprise héroïque. Autant que de se faire peur, ici, chez nous, bien au chaud, avec Saddam, avec Ceausescu, avec Pol Pot, avec d’autres. Aux généreux distillateurs de la bonne pensée garantie, il faut des méchants de même métal que leur propre vertu de pacotille. Si les plus authentiques criminels deviennent des fictions dans nos écrans, c’est que le terrorisme du Bien, inséparable de la civilisation des masses (auxquelles il n’est plus question depuis longtemps de faire comprendre autre chose que le langage binaire : oui-non, gentil-méchant, blanc-noir), ne se nourrit lui-même que d’ennemis simples et sur mesure, que de repoussoirs bien définis, bien cadrés en tant que repoussoirs, et grâce auxquels sa domination exemplaire sera d’autant mieux assurée.
Aussi l’hitlérisation de l’adversaire devient-elle une sorte de réflexe. En vrac, dans la période récente, Khomeiny, Brejnev, Kadhafi, Jaruzelski, quelques autres, se sont retrouvés élus Hitler de l’année à la majorité des suffrages, et au risque d’effacer dans les mémoires la spécificité définitive de l’abomination hitlérienne. La "quatrième armée du monde" irakienne a été gonflée démesurément, comme la Securitate roumaine un an plus tôt [ Les effectifs de la police politique roumaine, rapportés à la population totale du pays, étaient les plus élevés de l’ensemble des pays communistes (N. d. É.). ]. Il faut sans cesse nous réinjecter la foi dans la réalité réelle de la néo-réalité. »
Philippe Muray, "Trémolo Business" in L'Empire du Bien
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Commentaires
L'ai-je bien descendu ? Pense-t-il, ;-).
Écrit par : marianne | 07/03/2024
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