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14/03/2024

De l’hitlérisation de la planète à sa disneysation contemporaine, il n’y a que la violence qui est tombée

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Dans un livre dont le titre était si vulgaire que je me refuse à l’imprimer, mais qui valait son pesant de candeur tartuffière, une ex-conseillère de l’Elysée, il n’y a pas si longtemps, partait en croisade au nom de la "part d’enfance bafouée ou négligée" par la télé. Sa bête noire, bien sûr, c’étaient les feuilletons, les séries américaines et leur incroyable "violence"… Presque trop gros pour être vrai, elle suggérait aux publicitaires de censurer eux-mêmes les tranches horaires les plus saignantes ou érotiques… La pub exorcisant les mal-Pensants ! Les annonceurs mobilisés pour balayer les écuries du Spectacle ! Le Business appelé à l’aide contre l’immoralité ! La connerie marchande boycottant la connerie imagée ! Eurodisneyland en boucle !

Vert paradis de l’an 2000 où les annonceurs seront aussi les censureurs !

La litanie des bons sentiments, le catéchisme par lequel n’importe qui est désormais tenu de se présenter, remplace en fin de compte, et très avantageusement, la prière, si tant est que celle-ci, comme le soutenait Nietzsche, n’a été inventée par les grands fondateurs de religions que pour avoir la paix ; pour que les gens, pendant ce temps-là au moins, ne les emmerdent pas trop. Dressage, discipline. Occupation des mains, de l’esprit, des yeux… Amener les fidèles à répéter les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu ou à reprendre en chœur, devant l’écran, le chapelet des droits de l’homme, voilà d’excellentes mesures éducatives, bien adaptées à des moments précis, et différents, de l’histoire humaine ; et destinées à rendre tout le monde à peu près supportable, au moins quelque temps.

Cherchez l’Idole ! Le peuple un jour, la morale conservatrice le lendemain, les femmes le surlendemain, les enfants, les animaux, les pauvres, la patrie, la marchandise publicitée, l’amour, l’âme, la poésie, Dieu… Quelle importance ? Ce qui compte, ce ne sont pas les appellations finalement interchangeables de l’Idole, c’est qu’il y en ait une, toujours, au moins une, à chaque fois, et qu’elle soit suffisamment massive, suffisamment impressionnante, et que la question de la justifier ne se pose plus pour personne.

Le Bien Général est le véritable nom commun de l’Idole à travers les âges, et sa puissance se fonde sur la lourdeur, la crédulité, l’envie, l’ignorance, la fourberie, la surdité et la lenteur grégaire de presque tous.

Cherchez l’Idole ! Sous la Deuxième République, en France, c’est le peuple qui a commencé à servir d’objet de culte, donc de prétexte répressif. Les militants du progrès accusèrent les écrivains de le démoraliser, ce peuple, de le décourager : voilà au moins un grief qui avait devant lui un bel avenir. Personne ne sait aujourd’hui ce qu’a pu être, en 1851, l’ "amendement Riancey", et c’est dommage. Il s’agissait en réalité d’une sorte de "fatwa" à la française dirigée "contre tout écrit ayant la forme d’un roman et passible d’un droit de timbre supplémentaire"…

"À mon retour à Paris, raconte Nerval au début d’ 'Angélique', je trouvai la littérature dans un état de terreur inexprimable. Par suite de l’amendement Riancey à la loi sur la presse, il était défendu aux journaux d’insérer ce que l’assemblée s’est plu à appeler 'feuilleton-roman' […]. Moi-même qui ne suis pas un romancier, je tremblais en songeant à cette interprétation vague, qu’il serait possible de donner à ces deux mots bizarrement accouplés : feuilleton-roman."

Quelques années plus tard, sous le Second Empire, l’accent fut plutôt mis, comme on sait, sur la défense des bonnes mœurs. L’ "étrange" et le "blasphème" devinrent éminemment punissables. Il y eut les procès de Flaubert puis de Baudelaire, auxquels il faut toujours revenir. On pouvait alors se retrouver condamné pour "atteinte à la morale religieuse" ou à la "morale publique", ou encore les deux ensemble.

Sautons un siècle, nous revoilà chez nous, à la veille de l’an 2000… Certes, "la" Femme a quelque difficulté à devenir, du moins ici, en France, ce Totem incritiquable, indégradable, non ironisable, que le féminisme n’en finit pas d’espérer un jour ériger. En attendant, Dieu merci, nous avons l’Enfant. Passepartout intouchable, l’Enfant ! Le martyre des Téléthons ! Successeur pêle-mêle du Peuple, de la Morale, des Mœurs et de la Religion ! De Dieu même, peut-être, au fond. Héritier universel. Grand Fétiche. Fouet unique à tout cravacher. "Au nom de qui" on interdit "à l’affichage" chaque fois qu’on veut tuer… Ah ! l’Enfant ! "Le monde sera sauvé par les enfants" ! Rappelons-nous ces films qui ont abondé, il n’y a pas si longtemps, où l’enfant non souhaité faisait son apparition au milieu d’un couple de jeunes "décideurs" aux dents longues… Arrivée de Mowgli à Wall Street ! L’enfant-loup sur Fifth Avenue ! Le Naturel au galop ! L’Authentique, sous la forme d’un bébé, venant rafraîchir la mémoire de l’espèce humaine, parvenue au stade le plus sophistiqué de son esclavage enthousiaste, et lui remettre le nez dans ses origines "animales", ses racines "sauvages" reniées. Ses liens imprescriptibles avec le Grand Tout, les arbres, les champs, les archipels, les étoiles, les animaux (quand on se souvient que les Irakiens, dans les premiers jours du mois d’août 90, ont mangé les bêtes du zoo de Koweit-City, surtout les cerfs et les antilopes, on comprend que tout le monde ensuite ait si farouchement voulu leur peau).

Et cet autre film, L’ "Ours", dernièrement, par lequel la conspiration planétaire écologico-initiatique, ou occultonaturiste, s’est exprimée avec l’éclat et le succès que l’on sait !
Non, on n’en finirait jamais s’il fallait tout rappeler… Et nos grandes prières à la Terre ! Comme si l’organisation de la dégradation du monde physique et la dénonciation de cette dégradation n’avaient pas une seule et même source !… La Terre sacrée ! Martyrisée ! Notre Mère à tous vandalisée, polluée, asphyxiée !… On entend ce refrain tous les jours. Encore un truc qui marche à fond ! La Terre, comme une sorte de myopathe géant, roulant sans cesse, dans les écrans, sous nos yeux épouvantés…

Tocqueville, de son observatoire américain, s’était demandé ce qui faisait "pencher l’esprit des peuples démocratiques vers le panthéisme". Il avait fini par répondre que plus les conditions deviennent égales entre les hommes, et plus les individus disparaissent, se noient dans la marée de l’espèce, elle-même mélangée avec l’Univers, lui-même mixé avec Dieu dans un seul Tout, une seule idée aussi immense qu’éternelle. Il aurait pu déduire de cela bien des choses, depuis la divinisation de l’Enfant jusqu’au Business planétaire sécrétant son apparent contraire écologique, son effrayant jumeau new age, son double technico-panthéistique.

En France, il faut bien le reconnaître, question sacré, question Idole, nous traînons quand même un peu les pieds, surtout si on compare avec d’autres pays, les États-Unis, le Canada, la Suède. Ah ! ces contrées de rêve de fer où chaque minute de télé est désormais filtrée, visée, châtrée, épurée par les Comités ! Où les censeurs sont convaincus que l’érotisme misérable des pubs est un danger !

Mais patience, patience, les Français ne perdent rien pour attendre. Il nous reste un vague souffle de vie, ça ne pourra pas durer toujours. Notre goût de la frivolité, notre penchant arrogant à l’ "individualisme", finiront par être laminés. Tout se paie ! Le puritanisme justifié qui s’empare de la planète, s’intéresse à nous. Le Dénominateur Commun en rage, bien plus efficace et global que les projets des tyrans fous du passé, a promis de nous absorber.

Plus personne n’a déjà le choix entre le vice et la vertu : seulement entre cette dernière et le néant. C’est pour ça que tout s’euphémise. Même la recherche scientifique est saisie par la débauche sentimentale. La biologie, par exemple, n’est plus la discipline que vous pensiez. On vous avait peut-être raconté que le système immunitaire était un formidable dispositif guerrier contre les molécules dangereuses ? Pas du tout ! Erreur complète ! Il s’agit d’une machine, au contraire, extrêmement suave, civilisée, d’une tolérance acharnée, en quête perpétuelle, je cite, d’ "équilibre dynamique". Le pacifisme, en quelque sorte, poursuivi par d’autres moyens.

Les médias ne diffusent que ce qui relève du Bien parce qu’ils veulent nous imposer l’idée qu’ils sont le Bien lui-même enfin complet, réalisé. Les réseaux hertziens, d’ailleurs, pourraient-ils véhiculer autre chose que des débats édifiants ? Et qu’y a-t-il d’autre, en ce monde, aujourd’hui, qu’y a-t-il d’encore vivant, sinon les réseaux hertziens ?

Notre incroyable légèreté, notre ironie provinciale, notre inaptitude française à l’uniformisation européenne, notre mégalomanie encrassée, ont toujours exaspéré les peuples qui voulaient vraiment notre intérêt, et Dieu sait qu’ils sont nombreux. Oh ! nous faisons des efforts. Nous en avons fait. Nous en ferons d’autres. Mais notre plus gros défaut, notre pire tare à vrai dire, notre vice épouvantable, "c’est de ne jamais aller jusqu’au bout". Voilà notre immoralité. Nous chipotons dans les pourtours, nous prenons des mesures, votons des lois, nous lançons des tas d’opérations coup de poing dans tous les sens, pour n’importe quoi, n’importe quand, et puis tout s’oublie, tout se dissout. Même les plus sinistres tendances répressives des temps modernes s’effilochent chez nous, se vaporisent. Je ne voudrais pas qu’on me pense chauvin. Je sais la France et ses horreurs. Mais on ne m’empêchera jamais de me dire qu’un pays où le féminisme anglo-saxon et le déconstructivisme derridien n’ont jamais pu réellement adhérer, prendre racine en profondeur, ne peut être tout à fait mauvais.
C’est bien pour cela que nous inquiétons. Il faudra un jour nous liquider. Nous coloriser nous aussi. Nous convertir intégralement.

Les Allemands déjà, du temps de leur splendeur hitlérienne, nous prévoyaient dans l’avenir terre inoffensive de tourisme, de loisir et gastronomie, province de la mode et des parfums, une sorte de Suisse un peu plus vaste, ouverte aux tours opérateurs de la Germanie universelle. Le petit bréviaire de Friedrich Sieburg, "Dieu est-il français ?", publié en 1930, pourrait être réécrit de nos jours sans rien y changer d’essentiel. Un pays qui a fait du "bien-être individuel" la source suprême de ses valeurs, est-ce que c’est sérieux ?
Supportable ? Est-ce que ça peut durer longtemps ? Nous étions, disait Sieburg, avec juste la pointe de regret nécessaire, le "symbole éclatant et respectable d’un monde qui disparaît". Le meilleur service à nous rendre était encore de nous achever. "Il serait douloureux, concluait-il, de penser que l’européanisation de la France puisse être à ce prix"… Mais enfin que voulez-vous, on n’a rien sans rien.
De l’hitlérisation de la planète à sa disneysation contemporaine, il n’y a que la violence qui est tombée ; et encore, pas pour tout le monde. »

Philippe Muray, "Cherchez l'idole" in L'Empire du Bien

 

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