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18/03/2024

Le despotisme du Consensus mou...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« La tendance de la plupart, aujourd’hui, est de regretter l’effacement des valeurs, de pleurer sur cette société qui décidément ne croit plus à rien, qui n’aime plus rien, qui ne sait plus rien valoriser… Ce discours a un corollaire : l’œuvre d’art serait devenue pratiquement impossible dans la mesure où elle s’est toujours définie de s’opposer à des valeurs dominantes et que nous n’en connaissons plus.
Tout cela est faux, bien entendu. Archi-faux. À hurler de fausseté. Nous n’avons peut-être jamais été aussi cernés par des "valeurs" plus écrasantes, plus terrorisantes, plus terrassantes. Encore faut-il les définir. J’espère peu à peu y arriver. Je tâtonne autour. J’indique des voies… On ne peut pas se dégager en une seule phrase de ces enchevêtrements de censures douces et de massacres invisibles. L’entreprise est d’autant plus hasardeuse que personne n’incarne plus véritablement tout à fait aucun phénomène. A qui s’en prendre, dans le Village Planétaire en confiseries ? Avec quelles ombres s’accrocher ? Quels fantômes de responsables ?

Entre nous et le néant, il n’y a plus que le Bien déclamé sur toutes les chaînes, sur toutes les ondes. Si je relis Tocqueville à tour de bras, c’est d’abord parce qu’il a osé le plus froidement du monde écrire :
"Ce que je reproche à l’égalité, ce n’est pas d’entraîner les hommes à la poursuite de jouissances défendues, c’est de les absorber entièrement à la recherche des jouissances permises." Voilà où nous en sommes exactement : à nous contenter de ce qu’on nous donne. À désirer ce qu’on nous permet. À nous intéresser à ce qu’on nous dévoile. A regarder ce qu’on nous montre. Et bien sûr, corrélativement, à nous refuser ce qu’on nous interdit. A ne jamais aller fouiller dans ce qu’on nous cache.
Méfaits de la Vertu ! Pas infortunes ! Plus du tout infortunes ! Terminé ! Ravages de la Layetterie générale ! Triomphe du Chromo abrutissant !
Consensus au poing !
Rafales !

A ce propos, est-ce que l’on sait exactement d’où vient ce mot "consensus", dont on n’arrête plus de se gargariser, à tort et à travers, que ce soit pour le cracher ou pour le louer ? Je parie que non. Eh bien voilà, il s’agit d’un terme sorti du vocabulaire médical, emprunté au lexique de la physiologie. "Relation des diverses parties du corps, plus connue sous le nom de sympathie", écrit le vieux Littré qui ne se trompe jamais. Même si je n’étais pas par principe ennemi de l’esprit de conciliation, des "synthèses", du chèvre et chou obsessionnel, de la recherche des "valeurs communes", des compromis, de la "France unie", des "rassemblements", des "ouvertures", même sans ça je me méfierais : pourquoi devrais-je accepter cette métaphore médicale, alors que j’en ai vu disqualifier tant d’autres, en ce siècle, et à si juste raison ?
Titre en page "Sciences" d’un quotidien : "Consensus français sur le dépistage du cancer du col : un frottis tous les trois ans de vingt-cinq à soixante-cinq ans."
Autre titre dans un journal médical : "Consensus sur les infections urinaires et les otites moyennes aiguës."
Textuel !
Knock !
Tout le monde au lit !
Évidemment, pour être sérieux, il faudrait faire une distinction. Trier un petit peu les rubriques. Essayer de classer, au moins, les deux aspects élémentaires, les deux grandes formes de ce Consensus, d’un côté le "dur", de l’autre le "mou".
Un Consensus dur, ou concentré (l’autorité catholique du temps de Sade, les "radicaux" islamiques de nos jours), est une tyrannie qui a pour caractéristique principale de se mettre dans son tort chaque fois qu’elle se manifeste. Sa puissance peut s’abattre sur vous, elle peut vous enfermer, vous tuer même, elle ne brisera, elle n’effacera ni la volonté ni la pensée qui ont conduit votre action ; bien au contraire, elle en éternisera le rayonnement, et c’est elle, en fin de compte, qui s’isolera puis disparaîtra après vous avoir auréolé de la lumière des martyrs.

Le despotisme du Consensus mou présente des caractéristiques tout autres et autrement redoutables. Son exploit est d’être à la fois quasi invisible et partout répandu, donc sans dehors, sans alternative, sans "extérieur" d’où il serait possible, sinon de l’encercler, au moins de prétendre l’offenser, donc l’obliger à réagir, c’est-à-dire à se montrer, en révélant par là même l’étendue et la puissance de sa tyrannie. Le Consensus mou tire sa légitimité, audimatiquement renouvelée jour après jour, d’avoir été voulu Par tous comme la dernière forme de protection, la dernière "couverture" universelle que nous puissions nous offrir et sous laquelle tout est réconcilié définitivement, mélangé, effacé. On ne peut donc pas y toucher sans avoir l’air de menacer, par la même occasion, la paix du genre humain entier.
Ainsi le Consensus mou est-il une violence inattaquable, un extrémisme du Juste Milieu, l’ "asexuation" générale enfin réalisée, radicale, une sorte de transsexualisme absolu, sans les paillettes ni le pathétique.
Alexis de Tocqueville encore :
"Des chaînes et des bourreaux, ce sont là les instruments grossiers qu’employait jadis la tyrannie ; mais de nos jours la civilisation a perfectionné jusqu’au despotisme lui-même, qui semblait pourtant n’avoir plus rien à apprendre." »

Philippe Muray, "Consensus au poing" in L'Empire du Bien

 

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Commentaires

"Souviens-toi que la nature même a voulu que le peuple ne fût, dans les mains du monarque, que la machine de son autorité ; qu’il n’est bon qu’à cela ; qu’il n’est créé faible et bête que pour cela, et que tout prince qui ne l’enchaîne et ne l’humilie pas, pèche décidément contre les intentions de la nature. Quel est alors le fruit de la nonchalance du souverain ? Un déchaînement universel, tous les crimes hébétés de l’insurrection populaire, l’avilissement des arts, le mépris des sciences, la disparition du numéraire, le surhaussement excessif des denrées, la peste, la guerre, la famine, et tous les fléaux que ces malheurs entraînent. Voilà, Jérôme, voilà ce qui attend un peuple qui secoue le joug ; et s’il existait un être souverain au ciel, son premier soin serait de punir, sois-en sûr, le chef assez imbécile pour avoir cédé sa puissance.

Mais cette puissance, dis-je, n’est-elle pas dans la main du plus fort ; et le peuple en masse n’est-il pas le seul souverain ? — Mon ami, le pouvoir de tous n’est qu’une chimère ; il ne résulte aucun effet d’une multitude de forces discordantes : tout pouvoir disséminé devient nul ; il n’a d’énergie qu’en le concentrant. La nature n’a qu’un flambeau pour éclairer le monde ; chaque peuple, à son exemple, ne doit avoir qu’un maître. — Mais pourquoi le voulez-vous tyran ? — Parce que l’autorité lui échappe, s’il est débonnaire ; et je viens de te peindre tous les malheurs qui résultent de l’autorité qui s’échappe. Un tyran vexe quelques hommes ; voilà de sa tyrannie des résultats bien médiocres ; un prince mou laisse changer l’autorité de mains ; et voilà des malheurs affreux"
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