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17/03/2024

Maugréants mais captivés

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Le terrorisme des Bienfaits ne ressemble à aucun autre. C’est de l’air du temps qui se vaporise, des bordées d’ouragans liquoreux, des attentats à l’euphémisme, de sauvages bombardements de litotes. Vouloir le "dénoncer", c’est déjà passer dans son langage. En nommer les éléments est un exploit presque impossible. Comme d’en chercher les responsables. L’invasion sous laquelle nous allons, un peu courbés mais souriants, quelquefois maugréants mais captivés, a ceci de particulier qu’on est obligé d’en distinguer par artifice les composantes si on veut essayer d’en parler.
On peut dire "médias", "spectacle", "images", ce ne sera jamais complètement ça. Peu de mots arrivent à la hauteur de ce Quelque Chose qui fuit sans cesse tout en vous baignant de son euphorie.
La grande puissance du phénomène, son pouvoir immense à vrai dire, vient de ce qu’il n’est pas possible de ne pas l’oublier alors même qu’il déploie ses prestiges, qu’il répand tous ses effets, qu’il enveloppe tout ce dont il traite, qu’il invente même au besoin ce dont il parle. Les écrans qui nous aveuglent sont transparents. Omniprésents et invisibles. On ne commence à percevoir furtivement qu’on les avait oubliés que lorsque le Système monte des débats pour faire semblant de s’autocritiquer.

Ces procès des médias par eux-mêmes comptent parmi les meilleurs gags. La logique du Show, plus implacable infiniment que toutes les "logiques de guerre" qui soient, consiste à organiser en virtuose sa propre critique, à télécommenter ses propres exploits, à grossir à plaisir ses travers, critiquer sa propre versatilité, barboter dans l’étalage de sa propre crise, dénoncer sa manière de gérer l’actualité en jouant à mort sur l’émotion, et boucler la boucle de sa bouffonnerie en ne laissant à personne le soin de feindre d’analyser mieux qu’elle-même, de façon plus joliment stéréotypée, l’affreux carrousel de ses clichés.
Le tout afin de bien vous enfoncer dans la tête la légitimité de sa prétention à être la "conscience" du nouveau monde. Cette pirouette à répétition a lieu si vite que vous n’avez même pas le temps de vous retourner. L’autocritique spectaculaire se cuisine au micro-ondes. C’est l’éternel retour des médiateurs. Il y a même des émissions de radio, le matin, pour discuter de celles du soir à la télé ; on a vraiment pensé à tout.

Le Système avait déjà remporté une première victoire ébouriffante à la faveur des renversements d’Europe centrale, celui de Roumanie principalement, en s’offrant le plaisir de diriger la mise en scène des événements, et puis, quelques petits jours plus tard, la mise en scène du démontage méthodique de la mise en scène précédente. Ça c’était de la distanciation ! Ça c’était du vrai brechtisme appliqué ! On n’est jamais si bien servi, et tout en même temps desservi, que par soi-même, le Spectacle le sait mieux que personne. Dans sa façon de s’accuser, le principe de sa propre apologie comme de sa pérennité était contenu parfaitement : il y avait bien eu trucage à Timisoara, "donc" tout le reste était vrai [ En décembre 1989, les médias occidentaux, et en particulier français, annoncèrent la découverte de nombreuses dépouilles d’opposants à Ceausescu, qui auraient été abattus lors des événements insurrectionnels. Le nombre de victimes atteignit plusieurs milliers (jusqu’à 70 000) avant que les journalistes ne se rendent compte qu’ils avaient été victimes d’une manipulation : les corps avaient été déterrés du cimetière de la ville (N. d. É.) ].

Un pareil exploit ne pouvait pas rester isolé des éternités. Plus près de nous, le conflit-fantôme du Golfe, avec ses images de synthèse destinées à nous faire croire que les convulsions de l’Histoire traditionnelle recommençaient sans grand changement, a été l’occasion rêvée de roder de nouveaux tours de passe-passe. Ensuite, on organisa quelques débats pour commenter et critiquer la façon dont ces nouveaux tours nous avaient été présentés.
Ainsi le Système assure-t-il son pouvoir "spirituel" et "moral". Ainsi, par des opérations de police rapides et publiques à l’intérieur de lui-même, tranquillise-t-il les spectateurs sur sa propre intégrité, tout en rendant chaque jour plus indispensable le devoir de gardiennage hygiéniste totalitaire qu’il a cru bon pour nous de s’assigner.

Cette propagande à dédoublements, avec confessions publiques pseudo-torturées en direct et fausse culpabilité étalée par des Dostoïevski de très bas étage, n’est évidemment pas innocente. Qui a besoin que perdure la Terreur du Bien ? À part moi, tout le monde ou presque, depuis les gangsters de l’État jusqu’aux racketteurs moraux ou matériels des groupes de pression, en passant par la foule des spectateurs qui n’arrêtent pas de participer à la fête en demandant l’extension de la Terreur par de nouvelles lois et des sanctions multipliées contre ceux qui les enfreindraient.

La passion de la persécution reprend, je le répète, un poil de la bête terrible sous les croisades philanthropes. En surface, c’est Babar et Mickey, les jeux éducatifs, les couleurs cocon d’un monde disneyfié à mort. Par-dessous, et plus que jamais, règne et gronde la vieille sauvagerie, le truc primitif des cavernes, le feu du vieux crématoire sacrificiel de toutes les communautés. Tout ce qui est réprimable doit l’être. Et d’autant plus facilement si le prétexte est scientifique (le sexe via le sida par exemple). Ce n’est pas parce que le cancer du poumon est un danger réel que l’on pourchasse les fumeurs avec de plus en plus de férocité ; ce qui motive d’abord la répression, c’est le plaisir de réprimer, le dernier peut-être qui nous reste ; et avec d’autant plus d’allégresse que la cause est indiscutable. La fin du XXe siècle ne sera pas un dîner de gala, mais elle a fait tout ce qu’il fallait pour que ce ne soit jamais dit.
"Quand nous serons devenus moraux tout à fait au sens où nos civilisations l’entendent et le désirent et bientôt l’exigeront, écrivait Céline en 1933, je crois que nous finirons par éclater tout à fait aussi de méchanceté. On ne nous aura laissé pour nous distraire que l’instinct de destruction." »

Philippe Muray, "Consensus au poing" in L'Empire du Bien

 

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