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18/04/2024

"Le genre de gars qu’on aimerait emmener à un match de base-ball"...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Nous sommes les conservateurs d’un monde en métamorphose dont il est nécessaire de répéter toujours qu’il ne change pas et qu’il change en même temps ; mais ça n’est jamais sur le même plan. Il est d’ailleurs certain, pour en revenir aux déclarations de notre précieux Rushdie, que les sandwiches au bacon sont respectables ; et qu’ils mériteraient, à eux seuls, que l’on meure pour eux si la question se posait de cette manière. Mais la question ne se pose pas ainsi. Ou, du moins, les sandwiches au bacon ne sont qu’une toute petite partie d’un ensemble plus large. Cet ensemble, à l’heure actuelle, est appelé Occident par les Occidentaux. Jamais nous autres Occidentaux n’avons tant invoqué l’Occident que depuis votre "tempête des avions". Tout se passe comme si, brusquement, nous en découvrions les beautés insolites et le pouvoir spirituel. Ou comme si nous avions été privés de ceuxci depuis trop longtemps et que nous en retrouvions soudain la saveur après vos saccages et, dans un sens, grâce à eux. Mais il ne s’agit bien sûr, à travers l’expression véhémente de cette passion neuve, que de prohiber, ou plutôt d’étouffer dans l’oeuf, toute manifestation, si mesurée soit-elle, de ce que nous avons résolu d’appeler "anti-occidentalisme". Et s’il s’agit de cela, c’est d’abord parce qu’il faut éviter que l’on s’interroge sur la nature même de cet Occident que vous attaquez. Pardessus tout importe-t-il d’empêcher quiconque de se demander ce que recèle encore au juste ce mot "Occident", et ce qu’il peut bien demeurer de vivant dedans, hormis de formidables accumulations de marchandises et la catéchèse incessante de "valeurs démocratiques" véhiculées à flux tendu comme le reste. Ces valeurs elles-mêmes doivent pour toujours apparaître comme le "nec plus ultra" de notre occidentalité, et comme la pure manifestation, chez nous, du Juste et du Bien. Il serait totalement hors de propos de suggérer qu’elles pourraient constituer l’éventail apparemment varié d’une idéologie unique et obligatoire (malgré la tolérance qui en paraît le ressort principal) et qu’elles forment l’ensemble des Commandements devant lesquels il convient de se courber bien humblement, et à l’unisson, sauf à risquer de s’exclure d’une si belle et si diverse communauté.

Car il est très urgent, une fois encore, que nous ne sachions pas quel est notre monde afin que nous nous occupions à le défendre comme s’il était dans la continuité de quelque chose.
Jamais bien entendu, à la différence de cet Occident terminal dont vous avez fait votre bête noire et dont les États- Unis d’aujourd’hui vous apparaissent comme le condensé, l’Occident chrétien ou judéo-chrétien ne s’était cru "innocent". C’est là le pas supplémentaire et essentiel que nous avons fait : l’innocence, chez nous, est devenue une forme de la démesure, et c’est elle aussi, bien entendu, qui nous porte à édifier des tours dont l’excès ne dialogue plus qu’avec d’autres surenchères architecturales, ainsi qu’avec ces prétentions au "dépassement" dont notre époque est si prodigue sur tant de plans.

L’innocence entraîne l’incapacité de comprendre pourquoi l’ennemi vous en veut à ce point, et surtout pourquoi il attaque avec une telle cruauté. « Comment peut-on nous faire ça ? » se sont ainsi demandé les Américains. Un peu plus tard, sur les murs de New York, on a vu apparaître une inscription que n’importe qui d’entre nous, de l’un ou de l’autre côté de l’Atlantique, aurait pu contresigner : "Si Dieu aime l’Amérique, qui peut tant nous haïr ?" Oui, qui le peut ? Personne. Et c’est pourquoi votre irruption a d’abord semblé impensable, et même presque surnaturelle, dans la douceur de cette belle matinée new-yorkaise où le ciel était d’un bleu si parfaitement chargé du souvenir de l’été encore proche, et où un soleil tiède faisait pétiller la baie. Tellement impensable, tellement surnaturelle que de nombreux témoins, au moment de votre double abordage, et plutôt que de cauchemar, ont parlé d’une sensation de "rêve". La douceur même de ce matinlà enveloppait d’innocence l’Amérique et son mode de vie non contradictoire, qui est aussi une forme d’onirisme. Et nul de ceux qui alors ont vu se produire la catastrophe, que ce soit d’une autre tour ou dans la rue, ou même dans l’une des deux tours visées, et qui ont eu le bonheur de survivre, n’a pu en croire ses yeux. Devant ces immeubles plus lumineux que le ciel et qui s’écroulaient, devant leurs occupants qui se jetaient dans le vide, devant ces populations soudain couvertes de poussière qui erraient dans les rues ou qui tombaient à genoux en sanglotant, tous ont parlé d’horreur, certes, mais ils ont aussi parlé d’irréalité. "Je croyais à une blague", a même avoué une jeune femme, architecte à Broadway, qui sortait du métro à Soho alors que la tour sud était en train de s’effondrer.

Mais ces tours elles-mêmes, par leur énormité, étaient aussi des sortes de blagues, et comme des tours de passepasse attendant sans le savoir le tour de prestidigitation qui les transformerait en mirages évanouis. Et depuis cet événement, qui tenait de la magie noire autant que de l’atrocité véritable, les fantasmagories n’ont plus cessé de se multiplier, alimentant et renforçant à chaque fois notre programme onirique. Un Airbus A300 s’écrase sur le quartier du Queens avec deux cent cinquante-cinq personnes à bord, et ce sont des battements d’ailes de papillon, c’est-à-dire les turbulences créées par un autre avion, qui ont provoqué sa chute, ce qui ne s’était encore jamais vu. Lorsque du nitrate d’ammonium explose dans une usine toulousaine, il est nécessaire de convoquer le plus étonnant enchaînement de causes et d’effets afin de certifier, comme à l’aide d’une charade, ou d’un syllogisme désopilant, qu’il ne s’agit que d’un accident. La contamination par le bacille du charbon elle-même s’est étendue dans des conditions irréelles, et elle s’est résorbée pareillement. On en retrouvait partout aux États-Unis, dans les départements de la Justice et de la Santé, à la Cour suprême, au département d’État ; on n’en retrouve plus nulle part. On racontait aussi que notre grande coalition militaire allait s’enliser en Afghanistan et que ce serait un autre Viêtnam. On annonçait que des milliers de nouveaux terroristes kamikazes se lèveraient dans l’ombre toutes les fois qu’un missile mal guidé détruirait un village innocent. Et voilà que ces prédictions se sont dissipées, pour ainsi dire du jour au lendemain, comme de mauvais rêves, que les opérations aériennes sont une réussite, que les villes sont libérées, que Kaboul danse, que "les hommes jouissent de se faire raser et les femmes de marcher seules dans la rue", et que le film d’horreur semble presque oublié.

Que s’est-il passé au juste ? S’est-il passé quelque chose ? On a dit, après vos attentats, que vos kamikazes avaient longtemps vécu incognito au coeur de l’Amérique profonde et banale, dans des banlieues résidentielles de Floride, qu’ils avaient adopté le mode de vie américain et l’apparence physique de leurs voisins, qu’ils passaient pour des gens charmants et intégrés ("Le genre de gars qu’on aimerait emmener à un match de base-ball", comme s’est exprimé l’un de leur propriétaire). On s’est étonné que ceux qui allaient se transformer en bombes volantes aient été de bons pères de famille qui déposaient tous les matins leurs enfants à l’école. Mais est-il si difficile que cela, entre nous, de s’intégrer à notre monde fictif ? Nous ne nous étonnons que parce que nous nous efforçons de croire que nous existons. Mais nous en avons si peu de preuves que nous sommes forcés d’imposer le respect de notre rêve éveillé pour nous sentir consister. Si vos terroristes ont pu vivre tranquillement au milieu de leurs voisins, et même peut-être mener une existence agréable, tout en préparant leur mission atroce en songeant aux couronnes de pierres précieuses dont on allait bientôt ceindre leurs têtes de martyrs, ainsi qu’aux soixante-douze vierges qui leur étaient promises pour l’éternité dans le paradis d’Allah, sans que personne ne devine leur double jeu, c’est qu’il n’y a pas de double jeu dans un univers sans altérité. On s’est également effaré de votre fine autant que haineuse connaissance de notre civilisation, et de la manière dont vous aviez utilisé nos médias à votre profit. Mais c’étaient les médias qui s’effaraient et s’émerveillaient tout en même temps parce qu’ils avaient identifié chez vous une bonne connaissance d’eux-mêmes et qu’ils en étaient honteusement flattés. Cette disposition ne doit pas vous abuser : les médiateurs ne déchiffrent jamais rien qu’en lisant dans le flot de clichés qu’ils se refilent en famille. Ils ne laissent échapper d’informations que là où ils ne savent pas qu’ils le font : "là où ils louent". Là où est leur dithyrambe, là aussi est la vérité de notre monde. S’ils ont noté que vous connaissiez celui-ci, c’est parce qu’ils ont décelé chez vous une bonne connaissance de leur irréalité, qui est aussi celle de toute l’organisation présente de notre vie. »

Philippe Muray, Chers djihadistes

 

09:28 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

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