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21/03/2014

Désir douloureux, parce que je le sentais irréalisable

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« Si nous pensions que les yeux d’une telle fille ne sont qu’une brillante rondelle de mica, nous ne serions pas avides de connaître et d’unir à nous sa vie. Mais nous sentons que ce qui luit dans ce disque réfléchissant n’est pas dû uniquement à sa composition matérielle ; que ce sont, inconnues de nous, les noires ombres des idées que cet être se fait, relativement aux gens et aux lieux qu’il connaît — pelouses des hippodromes, sable des chemins où, pédalant à travers champs et bois, m’eût entraîné cette petite péri, plus séduisante pour moi que celle du paradis persan, — les ombres aussi de la maison où elle va rentrer, des projets qu’elle forme ou qu’on a formés pour elle ; et surtout que c’est elle, avec ses désirs, ses sympathies, ses répulsions, son obscure et incessante volonté. Je savais que je ne posséderais pas cette jeune cycliste si je ne possédais aussi ce qu’il y avait dans ses yeux. Et c’était par conséquent toute sa vie qui m’inspirait du désir ; désir douloureux, parce que je le sentais irréalisable, mais enivrant, parce que ce qui avait été jusque-là ma vie ayant brusquement cessé d’être ma vie totale, n’étant plus qu’une petite partie de l’espace étendu devant moi que je brûlais de couvrir, et qui était fait de la vie de ces jeunes filles, m’offrait ce prolongement, cette multiplication possible de soi-même, qui est le bonheur. Et, sans doute, qu’il n’y eût entre nous aucune habitude — comme aucune idée — communes, devait me rendre plus difficile de me lier avec elles et de leur plaire. Mais peut-être aussi c’était grâce à ces différences, à la conscience qu’il n’entrait pas, dans la composition de la nature et des actions de ces filles, un seul élément que je connusse ou possédasse, que venait en moi de succéder à la satiété, la soif — pareille à celle dont brûle une terre altérée — d’une vie que mon âme, parce qu’elle n’en avait jamais reçu jusqu’ici une seule goutte, absorberait d’autant plus avidement, à longs traits, dans une plus parfaite imbibition. »

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur

 

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Led Zeppelin : Achilles Last Stand

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"Oh, to ride the wind, to tread the air above the din.
Oh, to laugh aloud, dancing as we fought the crowd.

To seek the man whose pointing hand, the giant step unfolds.
With guidance from the curving path, that churns up into stone.
If one bell should ring, in celebration for a king,
So fast the heart should beat, as proud the head with heavy feet."

 

 

 

Led Zeppelin

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20/03/2014

Je vous embrasse de toutes mes forces

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« Cher Monsieur Germain,

J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’en ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur. Mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève.

Je vous embrasse de toutes mes forces. »

Albert Camus, Lettre d’Albert Camus à son instituteur d’antan, Monsieur Germain, le 19 novembre 1957, après avoir appris que le Prix Nobel de littérature lui avait été décerné

 

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Le soir venu, je retourne à la maison et j'entre dans mon étude...

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« Je me lève le matin avec le soleil, et je m’en vais dans un de mes bois que je me fais couper, où je reste deux heures à revoir le travail fait la veille et passer le temps avec les bûcherons qui ont toujours quelque dispute en cours, entre eux ou avec les voisins (…). Quittant le bois, je m’en vais à une fontaine, et de là à un de mes affûts d’oiseleur. J’ai sur moi le livre, ou Dante ou Pétrarque, ou un de ces poètes mineurs, comme Tibulle, Ovide et autres. Je lis les récits de leurs passions amoureuses et de leurs amours ; je me rappelle les miennes ; je me complais un bout de temps à y penser. Puis je me transporte sur la route, à l’auberge : je parle avec ceux qui passent, je leur demande des nouvelles de leur pays, j’entends diverses choses, note la variété des goûts et la diversité des humeurs des hommes. Arrive sur ces entrefaites l’heure du déjeuner, où, avec mes proches, je mange de ces nourritures que me permettent mon pauvre domaine et mon maigre patrimoine. Après le repas, je retourne à l’auberge ; il y a là l’aubergiste et, d’ordinaire, un boucher, un meunier et deux chaufourniers. Avec eux je m’encanaille tout le restant de la journée à jouer aux cartes, au trictrac, et de ces jeux naissent mille contestations et d’innombrables disputes ponctuées de paroles injurieuses ; la plupart du temps, on se bat pour un sou, et pourtant, on nous entend crier jusqu’à San Casciano. C’est ainsi, vautré dans cette pouillerie, que je me dérouille la cervelle et que je laisse s’épancher la malignité de mon sort, acceptant qu’il me piétine de la sorte pour voir s’il ne finira pas par rougir.

Le soir venu, je retourne à la maison et j'entre dans mon étude : à l'entrée, j'enlève mes vêtements de tous les jours, pleins de fange et de boue, et je mets mes habits de cour royale et pontificale. Et, vêtu décemment, j'entre dans les cours anciennes des hommes anciens où, reçu aimablement par eux, je me repais de cette nourriture qui seule est la mienne et pour laquelle je suis né : je n'ai pas honte de parler avec eux et de leur demander les raisons de leurs actions et, à cause de leur humilité, ils me répondent. Pendant quatre heures de temps, je ne sens aucun ennui, j'oublie tout mon chagrin, je ne crains pas la pauvreté, la mort ne m'apeure pas ; je me transfère totalement en eux. »

Nicolas Machiavel, lettre à Francesco Vettori, 10 décembre 1513

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Georges de La Tour : Marie-Madeleine Pénitente

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Georges de La Tour

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Il prêtait à toute chose créée un caractère indestructible

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« Un homme de génie, mélancolique, misanthrope, et voulant se venger de l’injustice de son siècle, jette un jour au feu toutes ses œuvres encore manuscrites. Et comme on lui reprochait cet effroyable holocauste fait à la haine, qui, d’ailleurs, était le sacrifice de toutes ses propres espérances, il répondit : "Qu’importe ? ce qui était important, c’était que ces choses fussent créées ; elles ont été créées, donc elles sont." Il prêtait à toute chose créée un caractère indestructible. Combien cette idée s’applique plus évidemment encore à toutes nos pensées, à toutes nos actions, bonnes ou mauvaises ! Et si dans cette croyance il y a quelque chose d’infiniment consolant, dans le cas où notre esprit se tourne vers cette partie de nous-mêmes que nous pouvons considérer avec complaisance, n’y a-t-il pas aussi quelque chose d’infiniment terrible, dans le cas futur, inévitable, où notre esprit se tournera vers cette partie de nous-mêmes que nous ne pouvons affronter qu’avec horreur ? Dans le spirituel non plus que dans le matériel, rien ne se perd. De même que toute action, lancée dans le tourbillon de l’action universelle, est en soi irrévocable et irréparable, abstraction faite de ses résultats possibles, de même toute pensée est ineffaçable. Le palimpseste de la mémoire est indestructible.

"Oui, lecteur, innombrables sont les poëmes de joie ou de chagrin qui se sont gravés successivement sur le palimpseste de votre cerveau, et comme les feuilles des forêts vierges, comme les neiges indissolubles de l’Himalaya, comme la lumière qui tombe sur la lumière, leurs couches incessantes se sont accumulées et se sont, chacune à son tour, recouvertes d’oubli. Mais à l’heure de la mort, ou bien dans la fièvre, ou par les recherches de l’opium, tous ces poëmes peuvent reprendre de la vie et de la force. Ils ne sont pas morts, ils dorment. On croit que la tragédie grecque a été chassée et remplacée par la légende du moine, la légende du moine par le roman de chevalerie ; mais cela n’est pas. À mesure que l’être humain avance dans la vie, le roman qui, jeune homme, l’éblouissait, la légende fabuleuse qui, enfant, le séduisait, se fanent et s’obscurcissent d’eux-mêmes. Mais les profondes tragédies de l’enfance, — bras d’enfants arrachés à tout jamais du cou de leurs mères, lèvres d’enfants séparées à jamais des baisers de leurs sœurs, — vivent toujours cachées, sous les autres légendes du palimpseste. La passion et la maladie n’ont pas de chimie assez puissante pour brûler ces immortelles empreintes." »

Charles Baudelaire, Un Mangeur d'Opium in Les paradis Artificiels

 


Thomas de Quincey

 

 

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Palimpseste

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« "Qu’est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? Mon cerveau est un palimpseste et le vôtre aussi, lecteur. Des couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri." Toutefois, entre le palimpseste qui porte, superposées l’une sur l’autre, une tragédie grecque, une légende monacale et une histoire de chevalerie, et le palimpseste divin créé par Dieu, qui est notre incommensurable mémoire, se présente cette différence, que dans le premier il y a comme un chaos fantastique, grotesque, une collision entre des éléments hétérogènes ; tandis que dans le second la fatalité du tempérament met forcément une harmonie parmi les éléments les plus disparates. Quelque incohérente que soit une existence, l’unité humaine n’en est pas troublée. Tous les échos de la mémoire, si on pouvait les réveiller simultanément, formeraient un concert, agréable ou douloureux, mais logique et sans dissonances. »

Charles Baudelaire, Un Mangeur d'Opium in Les paradis Artificiels

 


Thomas de Quincey

 

 

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L’abîme inaccessible qui donne le vertige

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« Bien entendu, cette vérité des impressions premières, et purement physiques, retrouvée à chaque fois auprès de mes amies, ne concernait pas seulement les traits de leur visage, puisqu’on a vu que j’étais aussi sensible à leur voix, plus troublante peut-être (car elle n’offre pas seulement les mêmes surfaces singulières et sensuelles que lui, elle fait partie de l’abîme inaccessible qui donne le vertige des baisers sans espoir), leur voix pareille au son unique  d’un petit instrument où chacune se mettait toute entière et qui n’était qu’à elle. »

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur

 

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Led Zeppelin : Tea For One

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Led Zeppelin

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19/03/2014

Singulière Extase

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et

 

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Baudelaire par Gustave Courbet

« Mais la seconde blessure de son cœur d’enfant ne fut pas aussi facile à cicatriser. À son tour mourut, après un intervalle de quelques années heureuses, la chère, la noble Élisabeth, intelligence si noble et si précoce, qu’il lui semble toujours, quand il évoque son doux fantôme dans les ténèbres, voir autour de son vaste front une auréole ou une tiare de lumière. L’annonce de la fin prochaine de cette créature chérie, plus âgée que lui de deux ans, et qui avait pris déjà sur son esprit tant d’autorité, le remplit d’un désespoir indescriptible. Le jour qui suivit cette mort, comme la curiosité de la science n’avait pas encore violé cette dépouille si précieuse, il résolut de revoir sa sœur. "Dans les enfants, le chagrin a horreur de la lumière et fuit les regards humains." Aussi cette visite suprême devait-elle être secrète et sans témoins. Il était midi, et quand il entra dans la chambre, ses yeux ne rencontrèrent d’abord qu’une vaste fenêtre, toute grande ouverte, par laquelle un ardent soleil d’été précipitait toutes ses splendeurs. "La température était sèche, le ciel sans nuages ; les profondeurs azurées apparaissaient comme un type parfait de l’infini, et il n’était pas possible pour l’œil de contempler, ni pour le cœur de concevoir un symbole plus pathétique de la vie et de la gloire dans la vie."

Un grand malheur, un malheur irréparable qui nous frappe dans la belle saison de l’année, porte, dirait-on, un caractère plus funeste, plus sinistre. La mort, nous l’avons déjà remarqué, je crois, dans l’analyse des Confessions, nous affecte plus profondément sous le règne pompeux de l’été. "Il se produit alors une antithèse terrible entre la profusion tropicale de la vie extérieure et la noire stérilité du tombeau. Nos yeux voient l’été, et notre pensée hante la tombe ; la glorieuse clarté est autour de nous, et en nous sont les ténèbres. Et ces deux images, entrant en collision, se prêtent réciproquement une force exagérée." Mais pour l’enfant, qui sera plus tard un érudit plein d’esprit et d’imagination, pour l’auteur des "Confessions" et des "Suspiria", une autre raison que cet antagonisme avait déjà relié fortement l’image de l’été à l’idée de la mort, — raison tirée de rapports intimes entre les paysages et les événements dépeints dans les Saintes Écritures. "La plupart des pensées et des sentiments profonds nous viennent, non pas directement et dans leurs formes nues et abstraites, mais à travers des combinaisons compliquées d’objets concrets." Ainsi, la Bible, dont une jeune servante faisait la lecture aux enfants dans les longues et solennelles soirées d’hiver, avait fortement contribué à unir ces deux idées dans son imagination. Cette jeune fille, qui connaissait l’Orient, leur en expliquait les climats, ainsi que les nombreuses nuances des étés qui les composent. C’était sous un climat oriental, dans un de ces pays qui semblent gratifiés d’un été éternel, qu’un juste, qui était plus qu’un homme, avait subi sa passion. C’était évidemment en été que les disciples arrachaient les épis de blé. Le dimanche des Rameaux, "Palm Sunday", ne fournissait-il pas aussi un aliment à cette rêverie ? Sunday, ce jour du repos, image d’un repos plus profond, inaccessible au cœur de l’homme ; "palm", palme, un mot impliquant à la fois les pompes de la vie et celles de la nature estivale ! Le plus grand événement de Jérusalem était proche quand arriva le dimanche des Rameaux ; et le lieu de l’action, que cette fête rappelle, était voisin de Jérusalem. Jérusalem, qui a passé, comme Delphes, pour le nombril ou centre de la terre, peut au moins passer pour le centre de la mortalité. Car si c’est là que la Mort a été foulée aux pieds, c’est là aussi qu’elle a ouvert son plus sinistre cratère.

Ce fut donc en face d’un magnifique été débordant cruellement dans la chambre mortuaire, qu’il vint, pour la dernière fois, contempler les traits de la défunte chérie. Il avait entendu dire dans la maison que ses traits n’avaient pas été altérés par la mort. Le front était bien le même, mais les paupières glacées, les lèvres pâles, les mains roidies le frappèrent horriblement ; et pendant qu’immobile il la regardait, un vent solennel s’éleva et se mit à souffler violemment, "le vent le plus mélancolique, dit-il, que j’aie jamais entendu." Bien des fois, depuis lors, pendant les journées d’été, au moment où le soleil est le plus chaud, il a ouï s’élever le même vent, "enflant sa même voix profonde, solennelle, memnonienne, religieuse." C’est, ajoute-t-il, le seul symbole de l’éternité qu’il soit donné à l’oreille humaine de percevoir. Et trois fois dans sa vie il a entendu le même son, dans les mêmes circonstances, entre une fenêtre ouverte et le cadavre d’une personne morte un jour d’été.

Tout à coup, ses yeux, éblouis par l’éclat de la vie extérieure et comparant la pompe et la gloire des cieux avec la glace qui recouvrait le visage de la morte, eurent une étrange vision. Une galerie, une voûte sembla s’ouvrir à travers l’azur, — un chemin prolongé à l’infini. Et sur les vagues bleues son esprit s’éleva ; et ces vagues et son esprit se mirent à courir vers le trône de Dieu ; mais le trône rayait sans cesse devant son ardente poursuite. Dans cette singulière extase, il s’endormit ; et quand il reprit possession de lui-même, il se retrouva assis auprès du lit de sa sœur. Ainsi l’enfant solitaire, accablé par son premier chagrin, s’était envolé vers Dieu, le solitaire par excellence. Ainsi l’instinct, supérieur à toute philosophie, lui avait fait trouver dans un rêve céleste un soulagement momentané. Il crut alors entendre un pas dans l’escalier, et craignant, si on le surprenait dans cette chambre, qu’on ne voulût l’empêcher d’y revenir, il baisa à la hâte les lèvres de sa sœur et se retira avec précaution. Le jour suivant, les médecins vinrent pour examiner le cerveau ; il ignorait le but de leur visite, et, quelques heures après qu’ils se furent retirés, il essaya de se glisser de nouveau dans la chambre ; mais la porte était fermée et la clef avait été retirée. Il lui fut donc épargné de voir, déshonorés par les ravages de la science, les restes de celle dont il a pu ainsi garder intacte une image paisible, immobile et pure comme le marbre ou la glace.

Et puis vinrent les funérailles, nouvelle agonie ; la souffrance du trajet en voiture avec les indifférents qui causaient de matières tout à fait étrangères à sa douleur ; les terribles harmonies de l’orgue, et toute cette solennité chrétienne, trop écrasante pour un enfant, que les promesses d’une religion qui élevait sa sœur dans le ciel ne consolaient pas de l’avoir perdue sur la terre. À l’église on lui recommanda de tenir un mouchoir sur ses yeux. Avait-il donc besoin d’affecter une contenance funèbre et de jouer au pleureur, lui qui pouvait à peine se tenir sur ses jambes ? La lumière enflammait les vitraux coloriés où les apôtres et les saints étalaient leur gloire ; et, dans les jours qui suivirent, quand on le menait aux offices, ses yeux, fixés sur la partie non coloriée des vitraux, voyaient sans cesse les nuages floconneux du ciel se transformer en rideaux et en oreillers blancs, sur lesquels reposaient des têtes d’enfants, souffrants, pleurants, mourants. Ces lits peu à peu s’élevaient au ciel et remontaient vers le Dieu qui a tant aimé les enfants. Plus tard, longtemps après, trois passages du service funèbre, qu’il avait entendus certainement, mais qu’il n’avait peut-être pas écoutés ou qui avaient révolté sa douleur par leurs trop âpres consolations, se représentèrent à sa mémoire, avec leur sens mystérieux et profond, parlant de délivrance, de résurrection et d’éternité, et devinrent pour lui un thème fréquent de méditation. Mais, bien avant cette époque, il s’éprit pour la solitude de ce goût violent que montrent toutes les passions profondes, surtout celles qui ne veulent pas être consolées. Les vastes silences de la campagne, les étés criblés d’une lumière accablante, les après-midi brumeuses, le remplissaient d’une dangereuse volupté. Son œil s’égarait dans le ciel et dans le brouillard à la poursuite de quelque chose d’introuvable, il scrutait opiniâtrément les profondeurs bleues pour y découvrir une image chérie, à qui peut-être, par un privilége spécial, il avait été permis de se manifester une fois encore. C’est à mon très-grand regret que j’abrége la partie, excessivement longue, qui contient le récit de cette douleur profonde, sinueuse, sans issue, comme un labyrinthe. La nature entière y est invoquée, et chaque objet y devient à son tour représentatif de l’idée unique. Cette douleur, de temps a autre, fait pousser des fleurs lugubres et coquettes, à la fois tristes et riches ; ses accents funèbrement amoureux se transforment souvent en concetti. Le deuil lui-même n’a-t-il pas ses parures ? Et ce n’est pas seulement la sincérité de cet attendrissement qui émeut l’esprit ; il y a aussi pour le critique une jouissance singulière et nouvelle à voir s’épanouir ici cette mysticité ardente et délicate qui ne fleurit généralement que dans le jardin de l’Église romaine. — Enfin une époque arriva, où cette sensibilité morbide, se nourrissant exclusivement d’un souvenir, et ce goût immodéré de la solitude, pouvaient se transformer en un danger positif ; une de ces époques décisives, critiques, où l’âme désolée se dit : "Si ceux que nous aimons ne peuvent plus venir à nous, qui nous empêche d’aller à eux ?" où l’imagination, obsédée, fascinée, subit avec délices les sublimes attractions du tombeau. Heureusement l’âge était venu du travail et des distractions forcées. Il lui fallait endosser le premier harnais de la vie et se préparer aux études classiques. »

Charles Baudelaire, Un Mangeur d'Opium in Les paradis Artificiels


Thomas de Quincey

 

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California Breed : Sweet Tea / Andrew Watt : Chameleon

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Le nouveau projet de Glenn Hughes et Jason Bonham, après la triste fin de Black Country Communion, acoquinés avec un jeune guitariste-chanteur (et multi instrumentiste) dont tout le monde dit du bien, Andrew Watt, se nomme California Breed.

Leur premier album arrive le 20 Mai prochain...

California Breed - Amazon

 

 

 

 

 

Pour avoir une idée de comment Andrew Watt sonne en solo... 

 

 

Le site de California Breed

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Une délicatesse d’épiderme et une distinction d’accent

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« Lui et ses trois sœurs étaient fort jeunes quand leur père mourut, laissant à leur mère une abondante fortune, une véritable fortune de négociant anglais. Le luxe, le bien-être, la vie large et magnifique sont des conditions très-favorables au développement de la sensibilité naturelle de l’enfant. "N’ayant pas d’autres camarades que trois innocentes petites sœurs, dormant même toujours avec elles, enfermé dans un beau et silencieux jardin, loin de tous les spectacles de la pauvreté, de l’oppression et de l’injustice, je ne pouvais pas, dit-il, soupçonner la véritable complexion de ce monde." Plus d’une fois il a remercié la Providence pour ce privilége incomparable, non-seulement d’avoir été élevé à la campagne et dans la solitude, "mais encore d’avoir eu ses premiers sentiments modelés par les plus douces des sœurs, et non par d’horribles frères toujours prêts aux coups de poing, horrid pugilistic brothers." En effet, les hommes qui ont été élevés par les femmes et parmi les femmes ne ressemblent pas tout à fait aux autres hommes, en supposant même l’égalité dans le tempérament ou dans les facultés spirituelles. Le bercement des nourrices, les câlineries maternelles, les chatteries des sœurs, surtout des sœurs aînées, espèce de mères diminutives, transforment, pour ainsi dire, en la pétrissant, la pâte masculine. L’homme qui, dès le commencement, a été longtemps baigné dans la molle atmosphère de la femme, dans l’odeur de ses mains, de son sein, de ses genoux, de sa chevelure, de ses vêtements souples et flottants,

Dulce balneum suavibus
Unguentatum odoribus,

y a contracté une délicatesse d’épiderme et une distinction d’accent, une espèce d’androgynéité, sans lesquelles le génie le plus âpre et le plus viril reste, relativement à la perfection dans l’art, un être incomplet. Enfin, je veux dire que le goût précoce du monde féminin, mundi muliebris, de tout cet appareil ondoyant, scintillant et parfumé, fait les génies supérieurs ; et je suis convaincu que ma très-intelligente lectrice absout la forme presque sensuelle de mes expressions, comme elle approuve et comprend la pureté de ma pensée. »

Charles Baudelaire, Un Mangeur d'Opium in Les paradis Artificiels

 

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François Boucher : Le jardin chinois

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François Boucher

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Une poignée de bourgeois jacassant et gesticulant à l’avant-scène

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« Je ne crois pas que la monarchie eût laissé se déformer si gravement l’honnête visage de mon pays. Nous avons eu des rois égoïstes, ambitieux, frivoles, quelques-uns méchants, je doute qu’une famille de princes français eût manqué de sens national au point de permettre qu’une poignée de bourgeois ou de petits bourgeois, d’hommes d’affaires ou d’intellectuels, jacassant et gesticulant à l’avant-scène, prétendissent tenir le rôle de la France. »

Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la lune

 

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L'Envie a grandi comme les chiens de la lice

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« Python énorme d’un temps qu’il dévore, et qui, malheureusement, hélas ! pour le tuer n’a plus de dieu, l’Envie, qui n’existait que dans quelques âmes comme la vipère dans son trou, est devenue le vice universel. Ce n’est pas -comme elle le dit - la fille de l’Orgueil parce qu’elle en est sortie. Elle n’en est sortie que parce qu’elle est son excrément. Mais venue d’en bas, elle a, grâce à nos moeurs modernes, exaltatrices de toutes nos vanités, contracté l’intensité d’un fanatisme dans nos âmes appauvries de tout, mais puissantes encore par là -scélératement puissantes !

Principe des révolutions dernières de notre histoire, l’Envie a pris des proportions tellement incommensurables qu’on peut la comprimer… peut-être, mais l’étouffer, impossible ! Elle a grandi comme les chiens de la lice. Elle est devenue menaçante et plus que menaçante, puisqu’elle a commencé de mordre…Elle tuera les nobles et les riches, elle tuera les beaux, elle tuera les heureux, elle tuera les spirituels, elle tuera enfin tout ce qui a une supériorité quelconque dans la vie ! Elle a dit un jour, par la plume de Proudhon, qu’un savetier est plus qu’Homère, et par la bouche d’un communard, incendiaire de Paris, à qui moi-même je l’ai entendu dire : "Que l’incendie du Louvre n’était qu’un coup manqué, mais qu’on recommencerait", parce que la gloire des faiseurs de chefs-d’oeuvre, comme Raphaël et Michel-Ange, n’avait pas le droit d’exister dans la société égalitaire que ces fanatiques de l’Envie promettent à l’avenir !»

Jules Barbey d’Aurevilly, Dernières Polémiques

 

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L’amour le plus exclusif pour une personne est toujours l’amour d’autre chose

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« L’amour le plus exclusif pour une personne est toujours l’amour d’autre chose. (…)

J’avais autefrois entrevu aux Champs-Elysées et je m’étais mieux rendu compte depuis, qu’en étant amoureux d’une femme nous projetons simplement en elle un état de notre âme ; que par conséquent l’important n’est pas la valeur de la femme mais la profondeur de l’état ; et que les émotions qu’une jeune fille médiocre nous donne peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des parties plus intimes de nous-mêmes, plus personnelles, plus lointaines, plus essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne la conversation d’un homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses œuvres. »

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur

 

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Buddy Guy : D. J. Play My Blues

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Buddy Guy

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18/03/2014

Si on ne me demande rien, et si je suis laissé à la spontanéité de mon intuition, rien n’obscurcit l’évidence

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« Si on ne me demande rien, et si je suis laissé à la spontanéité de mon intuition, rien n’obscurcit l’évidence  de la temporalité mais si on m’interroge sur la nature du temps, je me trouble et cesse de savoir, tout devient ambigu. Le violoniste Robert Soetens m’a raconté ceci ; c’est surtout dans sa jeunesse et quand il était parfaitement inconscient de son génie, que Menuhin a été un violoniste génial son jeu est devenu plus laborieux à partir du moment où, à force d’entendre parler de son génie, il s’est demandé lui-même comment il faisait. Quand on interroge un pianiste virtuose sur la façon dont il joue les Etudes transcendantes de Liszt ou de Liapounov, sesdoigts bafouillent, dérapent et il fait une fausse note. Mais quand on ne lui demande rien, il s’assied au piano et joue les Etudes aussi naturellement que les petites filles jouent leur sonatine de Diabelli. Quand on demande à l’acrobate comment il fait pour tenir sur un pied à la pointe de la flèche de Notre- Dame, il a le vertige, perd l’équilibre et s’écrase au sol. Tout cela est vrai du temps a fortiori c’est la conscience du temps qui produit les troubles du temps. De loin, le temps retrouve son évidence. Quand le vivant cesse de se demander en quoi consiste la vie, cette acrobatie de chaque minute, cet équilibre qui est un déséquilibre sans cesse ajourné, la vie recommence à aller de soi. »

Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé

 

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Rembrandt : La nuit de la sainte famille

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Rembrandt

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Comment viser juste ?

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« L’occasion n’est pas seulement fine, mais instantanée ; ni seulement instantanée, mais irréversible. L’occasion, du moins dans sa fraicheur première, ne nous sera pas renouvelée et cette unicité explique son caractère à la fois passionnant et poignant. L’occasion aiguë ne comporte ni précédent, ni réédition, elle ne s’annonce pas par des signes précurseurs ni ne se survit dans la seconde fois ; on ne peut ni s’y préparer, ni après coup la rattraper… Laminée entre le pas-encore et le déjà-plus, elle exclut la secondarité répétitive des réitérations, comme son imprévisibilité et son irrationalité excluent l’anticipation ! L’à-propos sans lequel l’occasion nous échappera, c’est l’à-propos d’un éclair, d’un maintenant incandescent surpris sur le fait d’un instant si fugitif que la seconde même où j’en parle est déjà loin de moi ! L’étoile filante ne nous laisse pas beaucoup de temps pour former un vœu : elle ne nous prévient pas longtemps à l’avance de son passage, et l’instant d’après elle a déjà plongé dans le ciel noir de la nuit d’été. Avant il est trop tôt, après trop tard ! Comment viser juste ? Comment tomber sur l’apparition opportune ? »

Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé

 

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De tous les conformismes, le conformisme du non-conformisme est le plus hypocrite et le plus répandu aujourd’hui

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« L’acte d’écrire exige une parfaite innocence, et l’innocence est de plus en plus rare dans ce guignol philosophique où l’opinion des autres et la gloire de paraître sont reines, où tout commence par un manuscrit, et finit par un manuscrit. La fragile innocence, l’éphémère modestie sont à la merci de la moindre réflexion de conscience, et la conscience a tôt fait de les déniaiser ! Pour s’abstenir de ce regard sur soi qui est initiation à la vanité littéraire, pour refuser cette grande représentation théâtrale qui s’appelle la vie, une spontanéité à l’abri de toute tentation serait nécessaire, ou, si la spontanéité fait défaut, une vigilance de chaque instant. Car il ne suffit pas de renoncer au confort petit-bourgeois d’un cénacle, encore faut-il ne pas se laisser embrigader dans l’absence de cénacle. À quoi bon refuser de sculpter notre statue, de nous considérer comme l’auteur d’une œuvre, si c’est pour jouer le rôle du philosophe marginal, si c’est pour vendre du marginalisme, pour devenir le polichinelle de l’inachevé ? De tous les conformismes, le conformisme du non-conformisme est le plus hypocrite et le plus répandu aujourd’hui. C’est cela le Diable qui nous épie, nous surveille, et nous guette… La conscience que nous prenons de notre courage le défigure, elle peut en faire un courage de matamore, c’est-à-dire une caricature ; mais en ce cas nous n’en demeurons pas moins courageux, malgré nos fanfaronnades ; car un bouffon peut être héroïque par vanité. Il existe, en revanche, d’autres vertus plus secrètes, qui sont littéralement assassinées, nihilisées, et d’un seul coup, par la conscience même qu’on en prend, comme par exemple la modestie, le charme, ou l’humour. Il n’en reste rien. »

Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé

 

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Led Zeppelin : Thank You

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Led Zeppelin

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17/03/2014

Je vous ai vus

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« Il l'avait connu une fois, cet abandon. C'était même pour ne plus jamais le revivre qu'il s'était peu à peu éloigné de la société des hommes, leur préférant l'honnête indifférence des abeilles. Il était jeune instituteur dans la Krajina, en 1941, lorsque le Royaume de Yougoslavie éclata et que les Croates, déjà, raccrochèrent leur projet d'indépendance au train de la puissance du moment, le IIIème Reich. Tandis que les Serbes, eux, repris par leur folie habituelle, s'étaient mis en tête de faire dérailler à eux seuls ce même train blindé qui venait de soumettre toute l'Europe. Le 27 mars 1941, un groupe d'officiers avait destitué le régent qui avait osé pactiser avec l'Axe.
La colère d'Hitler fut à la mesure de l'affront. On vit déferler sur ce pays de chars à bœufs des colonnes d'extra-terrestres motorisés, juchés sur des véhicules de cauchemar. Des officiers qui avaient humilié les Autrichiens puis les Allemands et les Bulgares ligués en 1918, qui avaient juré la mort plutôt que la reddition, se suicidaient avec leur pistolet d'ordonnance sur leur cheval, à la tête de leurs régiments désarmés. D'autres, moins fiers, s'égaillaient comme des rats dans les nouvelles baronnies créées par l'occupant ou se laissaient emmener en captivité. Quelques-uns prenaient le maquis, promettant de revenir en vainqueurs...
Dans la Krajina, la terreur avait débuté dès les premiers jours. Assassinats sommaires. Enlèvements. Recensements lugubres menés par des moines cordeliers aux mines de brigands. Conversions collectives... Le régime oustachi, instauré sous le patronage d'Hitler et de Mussolini, mettait en place la politique d'homogénéité ethnique et confessionnelle qu'il avait annoncée. Parmi les "Schismatiques", les "Grecs", les "Orientaux" - ceux qu'on affublait de tous les noms possibles hormis celui qu'ils se donnaient eux-mêmes-, le seul programme était de se faire oublier et de survivre.
En tant qu'instituteur et fonctionnaire, Nikola fut confronté à un choix abrupt : enseigner la haine de ce qu'il était ou disparaître. Il avait une jeune épouse qu'il aimait et un essaim à soigner. Il opta pour la survie. Heureusement pour lui, les patrons du nouveau régime se souciaient davantage d'idéologie que d'administration. Leur incurie et le délitement graduel de l'Etat permirent à Nikola de passer entre les gouttes. Il se réfugia dans la montagne et envoya sa femme, qui avait de la parenté croate, chez sa tante à Rijeka, sous occupation italienne. Les fascistes de Mussolini n'avaient cure des querelles confessionnelles.
Il adopta dès lors une distance étrange et incompréhensible vis-à-vis de la guerre et de ses factions. Frêle d'apparence, il décourageait les recruteurs, qui pourtant ne manquaient pas. Dès que les oustachis repartaient avec leur lot de victimes, les résistances pointaient leur nez. Il y avait les tchetniks locaux, plus ou moins liés à l'armée royale du général Mihailovic. Ils étaient barbus et chevelus en signe de deuil -mais le jeune maître d'école y voyait surtout du débraillé. Ils avaient toujours un pope dans leur entourage, quand ils n'étaient pas pope eux-mêmes. Ils parlaient fort, invoquaient Dieu à chaque phrase, juraient que les Anglais allaient débarquer d'un instant à l'autre. Ils prétendaient rétablir la loi et l'ordre et donnaient des leçons de conduite publiques, parfois inculquées à la verge. Ils discutaient en long et en large de la politique mondiale, en ponctionnant les réserves d'eau-de-vie des habitants. Puis ils disparaissaient dans les bois. Le frère aîné de Nikola les crut. Il ne vit jamais débarquer les Alliés, mais fut trahi par un ami vantard qui ne savait tenir sa langue. Les oustachis l'égorgèrent sous les yeux de sa mère. Se pointèrent à leur suite les partisans. Des hommes austères, qui menaient une lutte d'idée pour la Révolution et donc pour Staline. Ils étaient vêtus n'importe comment, pourvu qu'il y ait une grosse étoile rouge quelque part, mais rasés de près. Ils fusillaient les leurs pour la moindre divergence et multipliaient les attaques gratuites contre l'ennemi afin de susciter des représailles. Puis ils revenaient cueillir les villageois qui n'avaient plus d'autres choix que de les suivre. Il n'y avait, à leurs yeux, ni Serbes, ni Croates, ni catholiques, ni orthodoxes, mais uniquement des exploiteurs et des exploités. Nikola fut séduit par leurs principes et glacé par leurs personnes. Leurs rêves de fraternité n'apportaient que la douleur et la division.
Aux uns et aux autres, il finit par donner la même réponse, sur un ton calme et comme éteint : "Je vous ai vus." Les commissaires en demeuraient éberlués, les proches vacillaient de peur. Il passa la guerre à s'occuper de ses abeilles, dans sa cabane. »

Slobodan Despot, Le Miel

 

FNAC : LE MIEL, Slobodan Despot

 

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On néglige la philosophie tant qu’on n’est pas trop malheureux

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« Dans les grands chagrins, on appelait un philosophe pour se faire consoler, et souvent le philosophe, comme chez nous le prêtre averti in extremis, se plaignait de n’être appelé qu’aux heures tristes et tardives. ” On n’achète les remèdes que quand on est gravement malade ; on néglige la philosophie tant qu’on n’est pas trop malheureux. »

« L’idéal de Platon était réalisé : le monde était gouverné par les philosophes. Tout ce qui avait été à l’état de belle phrase dans la grande âme de Sénèque arrivait à être une vérité. Raillée pendant deux cents ans par les Romains brutaux, la philosophie grecque triomphe à force de patience. Déjà, sous Antonin, nous avons vu des philosophes privilégiés, pensionnés, jouant presque le rôle de fonctionnaires publics. Maintenant, l’empereur en est, à la lettre, entouré. »

Ernest Renan, Marc Aurèle ou La fin du monde antique

 

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Gustav Klimt : Les Forces Hostiles

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Gustav Klimt

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