30/03/2007
Vivre et Écrire - III
Dans les grandes lignes, Écrire n’a pas la moindre importance. De nos jours, le risque est de petite envergure. Affirmer qu’on trempe sa plume même dans du sang, c’est souvent prendre la posture qui convient. Le spectacle en société vaut le détour. Vous aurez beau, emprunté d’une pouézie moderniste-expérimentale, recouvrir votre page de haut en bas de mots du type « massacre », « holocauste », « génocide », « viol », « tuerie », pas une goutte de sang ne viendra poindre sur votre papier… ou sur l’écran de votre PC. L’écrivain poussera son cri en vain. Même dévoré par le démon de sa névrose, il pourra, une fois le cahier rangé dans son tiroir ou laissé en vrac sur sa table de travail, son écran éteint, aller aux putes se faire sucer la queue, au supermarché le plus proche s’acheter une bouteille de Whiskey, se mettre à table en compagnie de sa fratrie, pointer à l’ASSEDIC, se promener dans la ville, dans la campagne, ou dans le trou du cul du monde. Un œil jeté aux livres qui encombrent les étagères des librairies le confirme à merveille. « Ça » ne trempe sa plume nulle part. « Ça » trompe sa plume et « Ça » trompe son monde en se trompant soi-même. Là, « Je » n’est même pas un autre. Trifouillage de mots. Masque sur les maux. Les profondeurs de l’Être sont merdiques aussi. Mais « Ça » se révèle à qui sait lire. Phrases pauvres ou pompeuses et architecturales, emphase, dérèglement nerveux et distance d’avec les missives. Et « Ça » a des théories sur les autres toutes faites mais bon sang c’est bien-sûr !
Écrire. J’en viens à éprouver du dégoût pour cet Acte et à ne plus même en mesurer le sens initial. Aussi je sors à mon tour dans la fraîcheur du soir et pars trouver un meilleur usage de mon corps pour ne pas ressembler aux usurpateurs. Car Écrire devrait être le risque par excellence, celui par lequel on se confronte en premier lieu à soi-même et aux autres toujours à travers soi-même. Quand la douleur se présente et qu’on ne désire pas l’esquiver, mais la regarder bien en face dans la noirceur de ses yeux au lieu de contaminer les autres de son poison néfaste. Car l’exigence qui compte est celle de la Vérité. Mais il faut se mêler aux faits, y inscrire sa persévérance au lieu de s’enfoncer dans une logorrhéique surabondance de foutre verbal qui n’est qu’une catharsis arrêtée sur elle-même. Appliquer des formules sans cesse. Brasser des mots, juste pour faire de jolies phrases. Déployer sa syntaxe, son vocabulaire pour que sa basse-cour prenne soudain des airs de cour royale. On peut, avec un peu de chance et beaucoup de culot devenir chef de meute. Mais « Celui qui veut apprendre à voler, celui-là doit d'abord apprendre à se tenir debout et à marcher et à courir, à grimper et à danser. Ce n'est pas du premier coup d'aile que l'on conquiert l'envol ! »*
Oui. Écrire est autre chose. Ce n’est, en tout cas, pas se draper de dentelle, se calfeutrer de distance, même si pour survivre, parfois, souvent, l’homme doté de raison pratique avec délectation l’Art du détachement. « Écris avec ton sang et tu verras que le sang est esprit. »* C’est qu’il convient d’observer les phénomènes « à mi-pente »* selon cette « morale de la pente »** que Saint-Exupéry exprimait avec une grande lucidité pour la « Terre des hommes »**. « Ce pour quoi tu acceptes de mourir, c'est cela seul dont tu peux vivre. »**
Contre l'improbable abstraction, facile et seulement musicale se doivent de prévaloir l'appréciation, l’évaluation, le jugement qui font surgir l’idée qui nous fait maintenir le fil d’Ariane qui en vient à élargir notre vue qui honore notre sentiment qui nous couronne de la pensée. Cependant, loin d’être docile face au cortège d'émotions surannées, Écrire instaure le face-à-face de l'homme avec le monde, le duel propitiatoire, la confrontation légitime de l’individu avec la Cité. Joute éternellement recommencée depuis l’Antiquité lointaine.
Vient la Vision. L’œil révèle la représentation passée au prisme de la subjectivité. Le « Moi » se voit affiné, débarrassé de ses scories grossières il devient une loupe frontale, un scalpel méticuleux. L’Impression est le trésor à capter pour dire le flux énergétique qui transperce le monde. L’objectivité naît-elle de la rencontre de la rencontre de plusieurs subjectivités ? Car ce qui importe, dans l’acte d’écrire, c’est (avant l’effet exprimé) la vue, le sentiment, l’intuition, la sensation, les cinq sens et le sixième naissant du parfait équilibre des cinq premiers. C’est une perception de plus en plus fine, aiguë, cinglante, de la réalité cachant le Réel de l’Être.
Écrire est une rencontre avec le monde. Et le monde ne vient au monde que parce que l’écrivain le regarde, le conquiert, le saisit, le comprend. Le monde obtient ainsi son unité dans la diversité qui est la sienne. Il y a le futur qui appelle. Il y a la grâce lumineuse de l’Origine. Il y a l’Instant, le Lieu et la Formule. Ici et Maintenant. L’écriture peut-être sobre, directe, travaillée, journalistique, classique, mais la chose observée, le phénomène appréhendé se doit d’être transcendé par l’absolutisme de la Vision qui s’impose et que la Raison sait étreindre. Sinon c’est du verbiage. Du nombrilisme. De la posture.
Se contenter de décrire la nature ? Écrire automatiquement ? Jeter des phrases en l’air en mimant la maîtrise ? Le jeu peut découvrir des parts de nous obscures, mais cela ne suffit pas. Écrire nous fait toucher les secrets du monde et nous les fait livrer sur la page comme des offrandes. La Raison guide, mais il ne s’agit nullement de faire du rationalisme car, n’en déplaise aux scientistes et aux scribouillards prosaïques l’énigme, la profondeur, l’obscurité, l’Ombre Silencieuse qui hurle, l’arcane secrète, l’intangible et le sacré percent vers nous sans cesse. Les captons-nous ? L'essence de l’écriture est la poésie : un émerveillement, une admiration, une extase dans le frimas percé par une lumière que nous croyons d'ailleurs mais qui est d’ici. C’est le démesuré, l’incalculable qui nous anime. C’est un souffle de feu, une palpitation de tellurique, une pluie de larmes de joie ou de souffrance. On l’approche tout au plus. S'en emparer est impossible. Écrire est cette parole que ce souffle nourrit et manifeste, d'où son pouvoir sur nous.
En lecteur enchanté de la « Paideia » de Werner Jaeger, je peux vous confirmer que « Poïésis » signifie, en Grec ancien, « faire en fonction et à partir d’un savoir ». C’est une action qui transmue, tout en l’affirmant, le monde. Cependant, ce n’est pas une fabrication limitée à ses données techniques, ni un simple rendement, un vulgaire ouvrage. C’est le suc substantifique. L'œuvre issue de la « poïésis » réconcilie l’intelligence, la Raison, l’entendement, la méditation, la réflexion, la rêverie, la fantaisie, autant dire l’Esprit avec la substance et l’étoffe de nos carnes sur ce vieux caillou et avec le temps qui nous est imparti, et l'homme avec l’Univers sous l’œil malicieux des dieux… ou l’œil scrutateur du Dieu unique. Elle est le partage d’un bien commun, des corps se croisant et embrassant un chant dans une étreinte de l’esprit, une éclosion commune dans le cercle de l’engagement, de la rencontre, les juteuses harmoniques issues de l’altercation entre la matière, le temps et les hommes. De cet Athanor naquirent les Cités de la Grèce ancienne, les œuvres des poètes et penseurs pré-Socratiques. Même le sinistre Platon. Sur la scène du monde. La Poésie est cette action dans le monde qui fonde sans cesse le monde. Écrire n’est rien d’autre que cela. Par nous le monde s’accouche continuellement. Supprimez la Poésie et le monde implose sur lui-même. Supprimez la Poésie… ou exaltez-vous de mauvaise littérature.
________________________________________________________________
*Friedrich Nietzsche
**Antoine de Saint-Exupéry
________________________________________________________________
Bande son du moment : L'intégralité des albums de King Size
Lecture du moment : ...pas de lecture particulière... butinages divers...
Citation du jour : « Bien écrire, c'est le contraire d'écrire bien. » Paul Morand (Venises)
Humeur du moment : Le regroupement des forces... encore et toujours...
05:40 Publié dans Humeurs Littéraires | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : Nietzsche, Paideia, Saint-Exupéry, Poésie, Écrire, Poïésis, Littérature | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Commentaires
Le tigre, lui, sait qu'il faut se ramasser longtemps en silence, pour bondir juste.
Écrit par : Surtout | 30/03/2007
Bondir juste et bondir bien et toucher au but...
@)>-->--->---
Écrit par : Nebo | 30/03/2007
Nebo... je trouve intéressant le parcours d'éveil qu'offre naturellement la lecture de votre texte. Avec, finissant en étoile : la queue filante des vieilles rébellions.
Je voulais au départ et au-delà des mots, paradoxalement vous remercier d'avoir mis des mots sur ce qui chez moi n'était qu'un sentiment, avec les dangers à l'accompagner.
Une fois l'idée installée, vous avez captivé mon attention.
J'ai revécu ma propre rébellion face à la lecture - que vous avez pourtant pris soin d'attacher à l'écriture... d'ailleurs à travers l'impression d'avoir craché en l'air exprimée dans un périlleux boycott de la pensée. Non ?
Ce qui me gêne ici théoriquement, est donc l'absence (mais on pourrait encore parler d'excès...) - de généralisation. (Peut-être ne me suis-je pas vu vous lire... et ainsi pénétrer votre pensée ?)
Là où je suis en revanche totalement d'accord avec vous, c'est dans le comportement à adopter quand la fosse sceptique de nos frustrations remonte à notre mémoire sensible... ou comment devenir intelligent - face à la crise.
Que cela crisse... et puis bonne nuit.
Écrit par : Marie Gabrielle | 31/03/2007
(Du milieu... j'ai relu. J'adore, et j'aime votre actualité. A moi la seconde moitié... maintenant !)
J'aime le doute que vous (res)sussitez... à propos de : "L’objectivité naît-elle de la rencontre de la rencontre de plusieurs subjectivités ?" - intime et convaincaint ?
Car ici point de doublon... cela est sûr.
Ce qui m'inquiète est d'avantage que je sois sans "critique"... Pas grave ? peut-être le flux.
Sans objection - et bien à vous,
Écrit par : Marie Gabrielle | 01/04/2007
Nebo : je sais que certains serveurs ne demandent pas l'avis des utilisateurs... En effet ils se payent ainsi... quitte à augmenter les visites eux mêmes pour avoir plus de poid auprès des annonceurs... Pour l'instant google/blogspot (sur mon blog donc !) laisse le choix, je pense que je paye déjà google en étant chez eux, c'est de bonne guerre... Hautfort ou "le monde" font payer pour avoir un blog sans publicités... Mais ne payent personne pour l'argent que rapporte ces blogs... Misère du commerce... On en sort pas... Ainsi de paisibles écologistes et autres altermondialiste anarchojenesaisquoi font de la pub pour des 4X4 ou des marques d'essence ou des chaussures fabriquées par des enfants de 5 ans... D'ailleurs, chez vous, mon navigateur bloc les publicités, pour l'instant...
Écrit par : stael | 01/04/2007
Nebojsa !
Me manque le temps... mais me manquent vos mots ici posés... ne tient qu'à moi de venir ! Paul Morand - Venises ?? Mais... cela est MON livre !!! rire... promis, juré, je reviens très vite, je reviens surtout mieux... mais vous me manquez... sourire.. Je vous embrasse. Ann
Écrit par : Annsun | 03/05/2007
Annsun... moi aussi ai peu de temps en ce moment... le temps file vite... mais je vous rendrai visite très bientôt...
Écrit par : Nebo | 03/05/2007
Nebo, que je lis depuis quelque temps...je découvre aujourd'hui ce texte que j'ai lu d'un trait, comme un excellent jus de fruit que l'on boit quand on a soif...on voudrait s'arrêter pour le savourer, mais difficile, tant il coule bien dans le gosier! ;-) alors, on s'en ressert un autre...
bon, je voulais juste ajouter que ce que tu attaches à la poeisis, l'oeuvre d'écriture, moi je la ressens pour l'oeuvre picturale, la peinture.Il y a similitude. J'ai apprécié particulièrement ta dernière partie....ça me parle bien...
@++
Écrit par : astrale | 14/05/2007
Si je mets tant en avant l'écriture c'est que c'est le domaine où je possède un minimum de maîtrise. Cependant si vous m'avez bien lu :
"En lecteur enchanté de la « Paideia » de Werner Jaeger, je peux vous confirmer que « Poïésis » signifie, en Grec ancien, « faire en fonction et à partir d’un savoir ». C’est une action qui transmue, tout en l’affirmant, le monde. Cependant, ce n’est pas une fabrication limitée à ses données techniques, ni un simple rendement, un vulgaire ouvrage. C’est le suc substantifique. L'œuvre issue de la « poïésis » réconcilie l’intelligence, la Raison, l’entendement, la méditation, la réflexion, la rêverie, la fantaisie, autant dire l’Esprit avec la substance et l’étoffe de nos carnes sur ce vieux caillou et avec le temps qui nous est imparti, et l'homme avec l’Univers sous l’œil malicieux des dieux… ou l’œil scrutateur du Dieu unique. Elle est le partage d’un bien commun, des corps se croisant et embrassant un chant dans une étreinte de l’esprit, une éclosion commune dans le cercle de l’engagement, de la rencontre, les juteuses harmoniques issues de l’altercation entre la matière, le temps et les hommes. De cet Athanor naquirent les Cités de la Grèce ancienne, les œuvres des poètes et penseurs pré-Socratiques. Même le sinistre Platon. Sur la scène du monde. La Poésie est cette action dans le monde qui fonde sans cesse le monde. Écrire n’est rien d’autre que cela. Par nous le monde s’accouche continuellement. Supprimez la Poésie et le monde implose sur lui-même."
La poésie, authentiquement se trouve dans la peinture, la sculpture, le théâtre, la musique... et toutes les sortes d'expressions, quelles qu'elles soient, qui permettent à la pensée de se déployer selon des lignes droites, des spirales, des trappes, bifurcations et autres portes dérobées à sa convenance...
Nous sommes bien d'accord...
Bien à Vous...
@)>-->--->---
Écrit par : Nebo | 15/05/2007
AH! la beauté des textes, la fluidité des phrases, l'agencement méticuleux et signifiant des mots, le choix des sonorités, le sens!! le sens!! moi, j'ai du mal à écrire, j'essaie un peu, je n'aime pas beaucoup cela; mais cela permet la communication. Comme tout, il faut y consacrer du temps. Le talent, il faut aussi en disposer. Vous en avez!Je préfère peindre, même si le résultat ne me satisfait pas. C'est dans le "faire"que je m'y retrouve. Y-a-t-il un plaisir d'écrire?
amicalement
Marie
Écrit par : astrale | 21/05/2007
Y-a-t-il un plaisir d'écrire?
C'est probablement mon plaisir le plus vif... le plus profond... voilà...
@)>-->--->---
Écrit par : Nebo | 21/05/2007
Hé bien en voilà de la prétention. Se méfier de trop de "" pour ne pas citer, quant aux … ils bénéficient des faveurs des auteurs de SMS ou des journaux intimes de midinettes. Des vôtres aussi, semble t-il.
Je suis triste de vous le dire : vous vous écoutez écrire et l'on sent bien que ce n'est pas pour éclairer le lecteur que vous faites ces petits textes, vos tournures sont celles de l'enfant perfectionniste soucieux de plaire à sa mère, voire susciter son admiration.
"Le sens !! Le sens !!" s'exclamait un autre. Etouffées de pompeux verbiage, les idées les moins subtiles et les plus simples à appréhender peuvent apparaître brillantes. Est-ce parce que le lecteur se trouve flatté, tout fier de lui-même d'avoir su déloger du sens dans un discours biscornu?
Écrit par : mercantile | 08/09/2007
« Deus, dona mihi serenitatem accipere res quae non possum mutare, fortitudinem mutare res quae possum, atque sapientam differentiam cognoscere »
Mais il est certain que les caniches ne peuvent pas comprendre. Ils ne peuvent qu'aboyer pour se donner l'illusion de la maîtrise. Un coup de pied au cul et ils vont se coucher, le nez entre leurs couilles, derrière le canapé.
Mes amitiés cher Nanard.
Écrit par : Nebo | 08/09/2007
Les commentaires sont fermés.