12/10/2011
Je me rappelai soudain une rencontre
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« Je me rappelai soudain une rencontre, faite un an auparavant, dans une gare quelque part dans le centre. J’étais dans un train de blessés – on m’avait évacué parce que j’étais devenu sourd, mais sourd comme un pot ; sur un autre quai, il y avait un bataillon de Marocains qui montait. Des hommes superbes, jeunes, forts, au visage clair. Ils étaient neufs et dans leur force intacte, ils regardaient tout autour d’eux avec des yeux blessés. Ils se tenaient craintivement serrés derrière leurs officiers. Imaginez ce que pouvait être pour eux cette gare de novembre, battue de pluie, glacée, et ce train d’où émergeaient des visages du nord, pâles, sanglants et ironiques. J’avais été ému par le spectacle de cette force sauvage, attristée. »
Pierre Drieu la Rochelle, La comédie de Charleroi
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11/10/2011
Relent de pensées
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J'avais pensé naïvement que nous avions, sur le tard, eu la révélation de l'amitié après notre Passion qui n'était pas de l'Amour. En tout cas je l'avais éprouvée. J'avais saisi que celle-ci pouvait éclater ente deux personnes avec le même bonheur violent, que le reste du monde ne reconnaît qu'à la révélation de ce qu'il pense être de l'amour. Mais si notre Passion avait été vécue à deux, pleinement, cette révélation finale ne fut vécue que par moi seul.
On n'en finit pas de découvrir, au détour de la vie, des bribes de réponses quant à notre passé qui n'en n'a jamais terminé de nous régler notre compte, revenant à la charge... mais des charges bien inutiles lorsque le Temps a fait son oeuvre.
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10/10/2011
"Remettez-nous ça, Monsieur Blondin !" par Thomas Morales
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Vingt ans déjà que le singe en hiver nous a quittés
« Et maintenant, voici venir un long hiver… ». C’est sur cette phrase que s’achève le roman d’Antoine Blondin. Fidèle au livre, Henri Verneuil termine son film sur le même constat désabusé et nostalgique. Un singe en hiver aura d’abord été un grand livre, prix Interallié en 1959 puis un film en 1962, monument du 7ème art dont la sensibilité à fleur de peau émeut et charme cinquante ans après. Un même décor, la Normandie pluvieuse et romantique a donné vie aux personnages de fiction imaginés par Blondin. L’histoire commence en 1959. Antoine Blondin a travaillé tout l’été à Biarritz sur ce roman qui aborde des thèmes le touchant personnellement. Il y décrit avec délicatesse sa difficulté à aimer, ses problèmes d’alcool et ses rapports compliqués avec ses propres enfants.
Ce Singe en hiver est un miroir dans lequel Blondin ne se donne pas le beau rôle. L’écrivain connu pour ses chroniques sportives dans le journal L’Equipe et ses virées alcoolisées au Bar-Bac dans le VIIème arrondissement se révèle un auteur de tout premier plan. Il y a la légende Blondin, l’homme des comptoirs, le chantre de l’amitié, des copains de rugby, des 28 Tours de France, des 5 Olympiades, du panier à salades qui parfois le récupère au petit matin, mais il y a aussi l’immense écrivain, l’un des plus grands stylistes de la langue française. Une phrase douce, mélancolique, à tiroirs multiples… On se délecte de sa prose comme l’on déguste un grand cru.
Un critique de l’époque, Bernard Frank, a qualifié de Hussards quelques romanciers qui préféraient travailler la forme au fond. Cette équipe soignait en effet son style quitte à passer pour d’affreux réactionnaires hédonistes en un temps où les consciences politiques s’éveillaient. Cette formation hétéroclite qui n’a jamais vraiment existé que dans l’esprit de Frank se composait de Roger Nimier, Michel Déon, Jacques Laurent et Antoine Blondin.
De ces quatre-là, Blondin a pris sa revanche au fil des années. Ses difficultés d’expression orale (il était bègue) et sa propension à lever le coude l’ont fait passer pour un amuseur. En 2011, il passerait plutôt pour un moraliste et les plus éminents spécialistes reconnaissent en lui l’héritier de Rabelais et de Stendhal. Avec Un singe en hiver, Blondin donne la pleine mesure de son talent. Les critiques ne s’y trompent pas en lui attribuant le prix Interallié en 1959. Roman d’amour et roman de soif, ce Singe est plein de malice et de désespoir. Blondin fait parvenir son manuscrit à son éditeur La Table Ronde par la Poste, il sait qu’il va frapper un très grand coup. Sur le récépissé du recommandé, dans la case « Valeur déclarée », il inscrit « infinie ».
On pourrait croire à un mot d’auteur ou à un excès de forfanterie. En bon connaisseur des lettres, (sa mère était poétesse et il obtint le 2ème accessit au Concours Général de philosophie en 1940), il estime son œuvre à sa juste valeur. Cet adepte de la perfection, à force d’acharnement, a rendu une copie dont il mesure la qualité et la pureté. Longtemps, il s’est débattu avec les mots, mais cette fois-ci, il a vaincu. Il a été le plus fort. L’histoire aurait pu s’arrêter là.
Gabin et Belmondo à l’affiche
Un livre primé, un auteur comblé et un classique dans toutes les bibliothèques françaises. Mais le cinéma allait s’emparer du singe. Jacques Bar, le producteur d’Henri Verneuil avoue que le film s’est fait sur un accident. Au départ, il a l’idée de faire tourner Gabin sur un bateau dans une sombre histoire de terre-neuvas. Après quelques essais infructueux sur un chalutier qui sentait trop la morue pour Gabin, Michel Audiard, dialoguiste et surtout fin lettré propose d’adapter Un singe en hiver. Audiard a le goût des répliques fracassantes et apprécie les auteurs au style flamboyant (Louis-Ferdinand Céline, Marcel Aymé et… Antoine Blondin).
Conforme au livre, le film prend ses quartiers à Villerville rebaptisée Tigreville, une station balnéaire de Normandie entre Honfleur et Deauville. Ce village de pêcheurs accueille l’équipe de tournage. Pour la première fois, le jeune Jean-Paul Belmondo donne la réplique à Jean Gabin. Le Vieux, comme la profession le surnomme, a la réputation d’être bougon et son caractère bien trempé peut en dérouter plus d’un. Entre Pépé le Moko et L’Homme de Rio, se noue alors une forte complicité. Chacun a reconnu chez l’autre l’appartenance à la même famille d’acteurs.
Entre deux scènes, Belmondo joue au football avec les techniciens. La décontraction du jeune acteur séduit et étonne le Vieux qui préfère se concentrer avant de tourner une scène. Ce couple terrible va rencontrer sur son chemin des acteurs aussi illustres que Paul Frankeur en patron de bar irascible, Suzanne Flon en femme inquiète ou l’iconoclaste Noël Roquevert dont la boutique de farces et attrapes s’apparente à la caverne d’Ali Baba. Blondin ne pouvait espérer meilleure équipe. Henri Verneuil assisté des jeunes Claude Pinoteau et Costa-Gavras, aux dialogues, l’irremplaçable Michel Audiard qui compose des textes sur-mesure pour ses acteurs fétiches, une musique entêtante de Michel Magne et cette Normandie aux multiples variations de gris chère aux impressionnistes.
Le film sort le 11 mai 1962 à Paris dans les cinémas « Moulin Rouge », « Rex » et bien sûr « Normandie ». Le succès est immense. Dans les cours de récréation, on se répète les bons mots et l’on se remémore les scènes d’anthologie. Celle, par exemple, de la corrida où Belmondo agite aux yeux des automobilistes hallucinés une muleta imaginaire ne reculant devant aucune cascade. Une voiture vint même lui fracturer la main et on eut peur pour la suite du tournage. Du Picon bière qui était en réalité du thé servi par Monsieur Esnault (Paul Frankeur) dans le Cabaret Normand au flamenco endiablé de Belmondo sur les tables du bar jusqu’à la scène finale déchirante où l’on voit Gabin, seul, sur un banc en gare de Lisieux, suçoter un bonbon.
Antoine Blondin fut ravi du résultat, il n’en espérait pas tant. Ce film le toucha en plein cœur. Surtout qu’en cette année 1962, il perdit dans un accident de voiture son plus fidèle ami, l’écrivain Roger Nimier. Si vous souhaitez fuir les cars de touristes d’Honfleur ou la frénésie marchande de Deauville, Villerville, avec sa plage, ses rues pavées, son front de mer battu par les marées et ses belles maisons anglo-normandes possède un cachet inimitable. Et il n’est pas impossible qu’à la tombée de la nuit, vous entendiez ce dialogue féérique entre deux hommes...
« Je suis le plus grand matador français, yo soy unico…
- Vous avez déjà entendu parler du Yang-Tsé-Kiang ».
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09/10/2011
Captalism & Government
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Saint Jean l'Apôtre, 1355, Serbie
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Saint Jean l'Apôtre, fresque, 1355
Patriarcat de Peć, Métochie, Serbie du Sud, officiellement actuel KOSOVO.
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Satanisme
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Le mot de Chesterton est bien connu, le monde est mené par des vertus chrétiennes devenues folles.
Le Christ parle admirablement du Bien.
Le Bien c'est cette pauvre femme en haillons qui vient déposer une petite pièce au Temple, discrètement, sans se montrer, avec l'assurance que Dieu seul la voit, après la parade du riche Pharisien habillé de ses plus beaux vêtements qui est venu pour se montrer aux yeux de tous.
Le Bien, c'est cet homme qui vient au Temple et qui n'ose même pas regarder l'Autel, qui se frappe juste la poitrine en demandant pardon de n'être qu'un pécheur, belle préfiguration de la plus belle prière orthodoxe faite non pas pour les bavards mais pour les humbles : "Gospode pomilouï !" Seigneur aie pitié. Alors que d'autres s'abîment dans la prière de façon ostentatoire pour que l'on dise d'eux : "Quelle Foi remarquable !"
Car en vérité nulle chose n'est aussi discrète que le Bien lorsqu'il est authentique qui refuse de clamer son nom. Car sitôt il le fait il chute, et interrompt son cours naturel qui est celui de l'humilité, même lorsqu'il accomplit de très grandes choses, il cesse d'être ce qu'il est et devient son contraire de manière masquée, il prend le visage du politiquement correct, endoctrinement et persuasion, prosélytisme, réclame et publicité, bourrage de crâne. En un seul mot : Satanisme.
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08/10/2011
Les sûrs d'eux-mêmes, les orgueilleux
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La pratique de la Vérité que certains pensent avoir ne les rend ni lucides ni raisonnables. Ils se crispent dans le sérieux sous prétexte de piété et même lorsqu'ils sont bien éduqués ils en oublient de faire preuve d'objectivité. Or, comme le disait si bien Ayn Rand, il n'y a que les faits qui ont force de conviction et qui permettent d'élaborer les actes de circonstance. Il faut passer par la réalité pour avoir part au Réel. Il faut traverser le monde sans en épouser l'esprit pour avoir part à l'Esprit. Il faut vivre au milieu des malades pour atteindre à la Grande Santé. Il faut côtoyer les ordures et les putains, pour avoir sa part de sainteté. Se mélanger aux brigands et aux saltimbanques pour accéder aux paraboles du Christ. Il faut laisser parler les possédés pour conserver en soi le Verbe car si ceux-ci ne savent tourner leurs langues sept fois dans leurs bouches avant de vociférer, soi-même il faut bien s'éduquer à le faire.
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"Je boirai le calice jusqu’à la lie."
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« Le 21 janvier, avec le meurtre du Roi-prêtre, s’achève ce qu’on a appelé significativement la passion de Louis XVI. Certes, c’est un répugnant scandale d’avoir présenté, comme un grand moment de notre histoire, l’assassinat public d’un homme faible et bon. Cet échafaud ne marque pas un sommet, il s’en faut. Il reste au moins que, par ses attendus et ses conséquences, le jugement du roi est à la charnière de notre histoire contemporaine. Il symbolise la désacralisation de cette histoire et la désincarnation du Dieu Chrétien. Dieu, jusqu’ici, se mêlait à l’histoire par les Rois. Mais on tue son représentant historique, il n’y a plus de roi. Il n’y a donc plus qu’une apparence de Dieu relégué dans le ciel des principes.
Les révolutionnaires peuvent se réclamer de l’Evangile. En fait, ils portent au Christianisme un coup terrible, dont il ne s’est pas encore relevé. Il semble vraiment que l’exécution du Roi, suivie, on le sait, de scènes convulsives, de suicides ou de folie, s’est déroulée tout entière dans la conscience de ce qui s’accomplissait. Louis XVI semble avoir, parfois, douté de son droit divin, quoiqu’il ait refusé systématiquement tous les projets de loi qui portaient atteinte à sa foi. Mais à partir du moment où il soupçonne ou connaît son sort, il semble s’identifier, son langage le montre, à sa mission divine, pour qu’il soit bien dit que l’attentat contre sa personne vise le Roi-Christ, l’incarnation divine, et non la chair effrayée de l’homme. Son livre de chevet, au Temple, est l’Imitation de Jésus-Christ. La douceur, la perfection que cet homme, de sensibilité pourtant moyenne, apporte à ses derniers moments, ses remarques indifférentes sur tout ce qui est du monde extérieur et, pour finir, sa brève défaillance sur l’échafaud solitaire, devant ce terrible tambour qui couvrait sa voix, si loin de ce peuple dont il espérait se faire entendre, tout cela laisse imaginer que ce n’est pas Capet qui meurt mais Louis de droit divin, et avec lui, d’une certaine manière, la Chrétienté temporelle. Pour mieux affirmer encore ce lien sacré, son confesseur le soutient dans sa défaillance, en lui rappelant sa "ressemblance" avec le Dieu de douleur. Et Louis XVI alors se reprend, en reprenant le langage de ce Dieu : "Je boirai, dit-il, le calice jusqu’à la lie". Puis il se laisse aller, frémissant, aux mains ignobles du bourreau. »
Albert Camus, L’homme révolté, La Pléïade
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07/10/2011
Le roman doit nous faire détester l'an 3000
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Il aimait la littérature mais exécrait son époque. Alors que débute la rentrée littéraire, l'essayiste Philippe Muray revient de l'au-delà pour évoquer l'utilité et la place des romans dans le monde contemporain. Entretien posthume.
Le Point : À quoi sert la littérature, à supposer qu'elle serve encore à quelque chose ?
Philippe Muray : À nous dégoûter d'un monde que l'on n'arrête pas de nous présenter comme formidablement désirable. La littérature que j'aime demande toujours, sous une forme ou une autre : Que se passe-t-il ? C'est la question originelle, en quelque sorte, de la littérature, et notamment de la littérature romanesque. Que se passe-t-il donc ? Qu'arrive-t-il donc à ce monde-ci, à notre monde humain ? Y a-t-il un moyen de rendre compte des transformations stupéfiantes, et pour la plupart abominables, dont on le voit affecté ? Toute personne non encore tout à fait changée en rhinocéros posthistorique sait, ou sent, qu'il se passe quelque chose de monstrueux. Poser cette question face à des choses, des discours qui se présentent comme allant de soi, qui essaient de passer comme des lettres à la poste, c'est cela, à mon sens, l'utilité de la littérature. Les invraisemblables phénomènes dont nous avons le malheur d'être les contemporains demeureront des mystères anthropologiques tant qu'un grand romancier ne s'en sera pas emparé.
Autrement dit, la littérature, c'est la guerre ?
S'il y a aujourd'hui un grand récit possible (au sens du roman à la Balzac ou à la Tolstoï, développant une idée globale de l'époque dans laquelle se résumeraient toutes les complexités de la réalité), il est dans cette sinistre épopée de l'éradication, par la corruption émotionnelle ou par la force, des dernières diversités, des dernières singularités, des dernières divergences, des dernières "dissidences". S'il y a bien une raison de faire de la littérature, elle ne peut résider que dans le désir de connaître cette nouvelle réalité. Puis de la discréditer de fond en comble. En discernant, pour commencer, à travers le rideau de brouillard des entreprises poétisantes, à travers la mystification lyrique de l'"information", la prose qui y est désormais bien escamotée ou refoulée. (...) L'affaire du roman a toujours consisté à voir la prose là où n'importe qui voit la poésie (c'est ça, la révélation balzacienne de la Comédie).
Ce qui rend la littérature nécessaire est aussi ce qui la rend impossible ? Pourquoi alors s'obstiner dans une impasse ?
Défendre la littérature comme la seule liberté précaire plus ou moins en circulation implique que l'on sache exactement ce qui la menace de partout. Ce n'est pas le réel, c'est le respect des écrivains envers la nouvelle réalité (...). Une société aussi idéale que la nôtre, aussi réussie, ensoleillée, ne saurait tolérer la moindre description critique. Même s'ils sont légion, les ennemis de la littérature sont également nommables et concrets. Les pires, bien sûr, logent aujourd'hui dans le coeur de la littérature (...), corrompant celle-ci de leur pharisaïsme besogneux, de leur lyrisme verdâtre, de leurs bonnes intentions gangstériques et de leur scoutisme collectiviste en prolégomènes à la tyrannie qu'ils entendent exercer sur tout ce qui, d'aventure, ne consentirait pas à s'agenouiller devant leurs mots d'ordre. Les livres qui ne sont pas le tombeau d'un des dieux de notre nouveau monde ne m'intéressent pas beaucoup.
D'où votre goût pour les écrivains "suspects" ?
J'avais quelques dispositions au désaccord, ne serait-ce que par le goût très prononcé que j'ai nourri assez tôt, et alors que la plupart des gens de ma génération lisaient du Camus ou du Sartre, pour des écrivains comme Céline, Bloy, Péguy ou Bernanos. Il y avait là, m'a-t-il semblé, un courant de littérature bien plus excitante et infiniment moins bien élevée que celle des bonnes consciences de la gauche, une véritable puissance d'altérité ou d'antagonisme (...).
On dirait que ce néo-monde dont vous êtes l'impitoyable chroniqueur ne se laisse pas facilement dompter par les formes classiques du roman.
Céline ne s'est posé si puissamment la question du "comment écrire" que parce qu'il avait besoin d'un instrument qui le surprendrait lui-même pour dire à quel point le monde le surprenait. Comment jouer avec la réalité ou ses doubles quand ils sont confondus ? Comment rire de tout le comique qui court les rues sans faire rire personne ? Et comment voir tout cela sans en faire le roman ? (...) La réalité dépasse la fiction. Elle a pris sur cette dernière une avance considérable qui ne peut être rattrapée que par une exagération encore plus immodérée. (...) Seul le saugrenu a des chances d'être ressemblant. Sartre se demandait ce que pouvait la littérature dans un monde où les enfants meurent de faim. Il serait temps de se demander ce que peut le roman dans un monde où tout le monde devrait être mort de rire.
Justement, qu'écrirait aujourd'hui Balzac qui vous observe en train de travailler ?
Balzac, s'il vivait aujourd'hui, essaierait de comprendre ce monde concret devenu une espèce de messe noire quotidienne. Il essaierait de saisir, autre exemple pittoresque parmi des milliers, ce qu'il faut de misère, de solitude, de détresse, de difformité mentale pour tartiner dix mille signes, je ne plaisante pas, dix mille signes, sur le fait que les jouets sont "sexistes", que le Père Noël est un salaud, qu'à travers les jouets que le petit garçon reçoit "la fabrication du mâle continue de répondre à des critères traditionnels", ce qui est inouï, que les petites filles reçoivent des "poupons qui réclament maman", ce qui est atroce, que le "paradigme différentialiste" perdure, que les "différences socialement construites" se cramponnent, que le scandale persiste, que les marchands de jouets s'obstinent, à travers leurs productions, à dispenser des "messages avilissants et aliénants", etc. Balzac essaierait d'entrer dans la peau de ce sociologue, maître de conférences dans une université dont je préfère oublier le nom, il essaierait d'imaginer la vie quotidienne, les petites joies et les grandes anxiétés de ce type qui se vante d'opérer "depuis quinze ans une lecture critique des catalogues de jouets". Et ainsi de suite.
En attendant un nouveau Balzac, les grandes oeuvres du passé ne nous disent-elles rien sur nous-mêmes ?
La vie ne se ressemble plus et c'est alors que l'histoire révolue de la littérature ne peut plus guère nous informer, hélas ! sur ce qui nous arrive. Que dirait Cervantès devant un défilé de nouveaux êtres vivants toniques et connectifs ? Que penserait Kafka égaré dans une exposition d'art contemporain ou assistant à une parade techno dans une artère piétonne ? Que raconterait Balzac après une promenade sur un site déclaré zone de biotope ou classé Espace Natura 2000 ? (...) Toute la littérature du passé, même proche, même la plus sublime, ne peut plus en aucune façon servir de référence. Ni Balzac, ni Proust, ni Kafka, ni Faulkner, et pas davantage Dostoïevski ou Flaubert, ne peuvent servir à comprendre grand-chose à une humanité pour laquelle la fête est une solution, et peut-être la seule (...). Ainsi la littérature actuelle doit-elle nier la littérature du passé ; mais elle est seule aussi, parce qu'elle s'en écarte en la connaissant, à en conserver le sens. Et ainsi conserve-t-elle aussi Proust et Homère. En tout cas, ce sens n'est conservé nulle part ailleurs, et surtout pas dans les hectolitres de narcissisme malade à la Angot ou à la Nothomb.
Et pourtant, vous continuez à penser qu'il y a quelque chose à sauver. Il n'y aura jamais, dites-vous, de Printemps des romanciers, comme il y a un Printemps des poètes, parce que le roman n'est pas festivisable. Il faudrait savoir, cher Muray !
Le roman qui vient, s'il veut survivre, devra affronter les nouvelles formes épidémiques d'être-ensemble ou de faire-en-commun, qui se révèlent les héritières de tout le projet religieux de l'Histoire décomposée. Il faudrait distinguer la littérature d'empêchement de la littérature d'encouragement, être en mesure de repérer, dans la montagne de romans qui paraissent, ceux qui participent de la conspiration uniformisante et les autres, beaucoup plus rares, ceux qui parlent des êtres humains à la manière dont le Programme est en train de les rééduquer.
En somme, la littérature meurt mais ne se rend pas ?
La littérature, au moins, n'a plus le choix : les menaces mortelles qui pèsent sur elles l'obligent à se transformer en immunologie sauvage. Il a fallu du temps, dans le passé, pour délégitimer avec Tartuffe la fausse dévotion, pour rire avec Rabelais des autorités ecclésiastiques ou du charabia des juges, pour transformer avec d'autres encore toutes les idylles en farce, toutes les illusions lyriques et bucoliques en vaudeville, tous les sermons et les prédications idéologiques en pitoyables pitreries. Il en faudra sans doute davantage encore pour ridiculiser le réel actuel. Mais c'est le seul enjeu littéraire qui vaille. Les romans de l'avenir seront des rejets de greffe, des levées de boucliers, des émeutes d'anticorps. Cet univers ne peut plus se concevoir clairement sans être recraché. "Les histoires vraisemblables ne méritent plus d'être racontées", disait déjà Bloy. (...) Le vraisemblable est une récompense que notre non-réel ne mérite pas. Déconner plus haut que cette époque sera une tâche de longue haleine. (...) Nous allons vous faire détester l'an 3000.
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Les citations sont extraites d'Essais (Les Belles Lettres, 2010, 1 800 pages, 33 euros, comporte Après l'Histoire I et II et Exorcismes spirituels I, II, III, IV) ; Festivus Festivus, conversations avec Élisabeth Lévy (Fayard, 2004, rééd. Flammarion "Champs").
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06/10/2011
Steve Jobs - 1955-2011
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L'éducation nationale, un grand corps malade
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Après ce que j'avais évoqué ici... voici quelques extraits d'un reportage qui n'a que 4 années et qui montre bien que notre pays est, indiscutablement, rentré dans une ère de "tiers-mondialisation" sans précédent dans le domaine de l'enseignement.
Oubliez le titre "L'Éducation Capitaliste, un système volontairement en ruine" parfaitement ridicule... les responsables sont nos fiers enseignants gôgôs gôchistes. Pour faire tourner un système productiviste, l'enseignement s'il était "capitaliste", comme l'affirme la personne qui a mis en ligne ce montage vidéo, aurait besoin de têtes bien faites.
Je vous conseille vivement de regarder ce résumé du reportage jusqu'au bout.
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05/10/2011
La technique prend des traits ambigus
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« Le développement technologique peut amener à penser que la technique se suffit à elle-même, quand l’homme, en s’interrogeant uniquement sur le comment, omet de considérer tous les pourquoi qui le poussent à agir. C’est pour cela que la technique prend des traits ambigus. Née de la créativité humaine comme instrument de la liberté de la personne, elle peut être comprise comme un élément de liberté absolue, liberté qui veut s’affranchir des limites que les choses portent en elles-mêmes. Le processus de mondialisation pourrait substituer la technologie aux idéologies, devenue à son tour un pouvoir idéologique qui expose l’humanité au risque de se trouver enfermée dans un a priori d’où elle ne pourrait sortir pour rencontrer l’être et la vérité. Dans un tel cas, tous nous connaîtrions, apprécierions et déterminerions toutes les situations de notre vie à l’intérieur d’un horizon culturel technocratique auquel nous appartiendrions structurellement, sans jamais pouvoir trouver un sens qui ne soit pas notre œuvre. Cette vision donne aujourd’hui à la mentalité techniciste tant de force qu’elle fait coïncider le vrai avec le faisable. Mais lorsque les seuls critères de vérité sont l’efficacité et l’utilité, le développement est automatiquement nié. En effet, le vrai développement ne consiste pas d’abord dans le “faire”. La clef du développement, c’est une intelligence capable de penser la technique et de saisir le sens pleinement humain du “faire” de l’homme, sur l’horizon de sens de la personne prise dans la globalité de son être. Même quand l’homme agit à l’aide d’un satellite ou d’une impulsion électronique à distance, son action reste toujours humaine, expression d’une liberté responsable. La technique attire fortement l’homme, parce qu’elle le soustrait aux limites physiques et qu’elle élargit son horizon. Mais la liberté humaine n’est vraiment elle-même que lorsqu’elle répond à la fascination de la technique par des décisions qui sont le fruit de la responsabilité morale. Il en résulte qu’il est urgent de se former à la responsabilité éthique dans l’usage de la technique. Partant de la fascination qu’exerce la technique sur l’être humain, on doit retrouver le vrai sens de la liberté, qui ne réside pas dans l’ivresse d’une autonomie totale, mais dans la réponse à l’appel de l’être, en commençant par l’être que nous sommes nous-mêmes. »
Benoit XVI, Caritas in veritate
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04/10/2011
La dualité constante de sa voix
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« Ce qui distingue Drieu La Rochelle dans l’amoncellement des livres sur cette guerre, français, allemands anglais, américains, c’est la dualité constante de sa voix. Une voix de tripes dit l’élan soudain, la fureur de vivre en mourant et la retombée dans l’angoisse après l’action. Et une voix de tête, un persiflage ironique tient à distance l’enthousiasme, l’émotion, et ce besoin de se prouver, de s’éprouver. Cependant l’ironie s’arrête avant la dérision. »
« "Je méprisais à jamais l’esprit étroit des droites, le contraste entre leur chaleur patriote et leur froideur sociale, mais j’appréciais la vague aspiration qu’elles gardent pour la tenue. Je méprisais le débraillé des gauches, leur méfiance devant toute fierté de leur corps, et pourtant je goutais leur amertume". Et dans cet Itinéraire il conclut : "Sous mon premier veston, portant les idées passionnées d’Interrogation, le recueil de mes poèmes de guerre, j’étais tout à fait fasciste sans le savoir". Poèmes de violence où le rythme se souvenait de Claudel, l’image de Rimbaud, la pensée de Nietzsche. »
« A Berlin, comme à Buenos Aires, la plus forte impression est produite sur Drieu par un écrivain. Ernst von Salomon a écrit Les Réprouvés, histoire de jeunes hommes sortis de la guerre et qui ne trouvent pas leur place dans la société. Est-ce en allemand ce Gilles futur auquel Drieu pense depuis longtemps et dont, de livre en livre, il approche ? Non : pas de salons, pas de brillance érotique ni de vernis littéraire, pas de high society.
Ce romancier mène Drieu à travers le Berlin populaire, le Berlin de l’Alexanderplatz, lieu où les communistes rassemblaient les révoltés et que les chemises brunes comptent récupérer. Le dur Allemand qui marche près du parisien n’a pas le baroque poétique de Borges. Quand ils rentrent dans un café, ce n’est pas pour entendre une guitare aux mains d’un ouvrier. Ici tout est âpre, tendu, rude. Ernst von Salomon a fait six ans de prison pour complicité de meurtre [...]. "Ma famille est originaire de France. Après trois ans au secret, on m’a autorisé à recevoir UN livre. J’ai demandé Le rouge et le Noir".
Drieu écrira à Beloukia : "J’ai passé la soirée avec l’écrivain allemand que j’aime le plus, Ersnt von Salomon, qui a été des années en prison pour avoir participé au meurtre de Rathenau. Il m’a parlé avec beaucoup de franchise et de force. C’est beau de voir un homme au dessus des événements. Il a tout fait pour créer ce régime et il refuse les honneurs : un vrai aristocrate". »
Dominique DESANTI, Drieu La rochelle
Une note personnelle, tout de même, Drieu se trompe sur un point. Ernst von Salomon méprisait les soudards de Hitler et leur "petit caporal" de chef. Il avait souhaité une Révolution Conservatrice et, en cela, avait été plus proche de l'esprit d'un Ernst Jünger, que de la basse vulgarité et de la cruelle violence des SA ou des SS.
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03/10/2011
Mystique de l'abîme
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« On dit parfois que monter ou descendre, cela revient au même et qu’en allant à bout de voie, il est possible enfin qu’on se rencontre, on dit que les péchés où l’on se jette avec une fureur toujours nouvelle et toujours inlassable auraient le propre de nous avancer à l’égal des vertus et des renoncements, on dit que l’âme la plus sainte a des lumières qu’aurait l’âme la plus monstrueuse, que l’une et l’autre se répondent et qu’il vaut mieux leur ressembler que de languir à mi-chemin. N’est pas sublime qui le pense et n’est pas méchant qui le veut, on a beaucoup de fanfarons en la matière, les saints n’abonderont jamais ni les démons, à ce que je me persuade, et s’il fallait donner la préférence aux hommes les plus rares, on tremble de songer à qui les palmes seraient tôt remises.
La luxure et la mort conspirent dans les hommes nés atroces, élus, mais à rebours et qui s’acharnent après les ténèbres : ils perdent et se perdent, ils sèment le malheur, ils en jouissent, et les abîmes ouverts sous les pas de ceux qu’ils y dévouent ne manquent pas de les engloutir eux-mêmes, objets de leurs moyens qui les fascineront toujours et – malgré leur astuce – d’intelligence avec leur désolation, époux de la ruine et la cherchant dans les triomphes. Ces forts-là qu’on admire, ces bourreaux que l’on vante ou ces luxurieux que l’on méprise en s’alarmant de la folie qui les emporte, ils aiment, éperdus, ce qui les désassemble, ils marchent au néant qu’ils sollicitent dans les stupres ou les violences, leur fourbe ne les sauvant plus de cette rage qui les assassine. Ces monstres cherchent Dieu, ces monstres, nous les appelons mystiques et nous les appelons mystiques les méchants renforcés et les impurs que nulle volupté n’arrête : ils veulent échapper à l’évidence en descendant où la lumière ne les frappe, au sein de la confusion et de la mêlée des possibles, où veille ce qui n’a pris forme et les efface toutes, la liberté dans le chaos et l’équivoque dans la jouissance. Le Dieu qu’ils fuient, ils Le connaissent et Le prouvent, ils servent à Sa gloire et qui les juge La décèle, ils s’offrent délirant à ce qui les consume et jalousant ceux qu’ils tourmentent, ils rêvent d’un bourreau qui les déchire enfin ou d’une volupté qui les anéantisse, ils cherchent une mort multipliée en un mourir suprême, ils semblent des martyrs et qui s’ignorent, ils rampent vers la croix, ils courent s’y lier.
Au bout du mal, il semble que le mal n’est plus et ce qu’on trouve, on n’ose le nommer, cela dépasse nos moyens et notre jugement se brouille : on a beau s’enfoncer que l’on n’échappe à l’Eternel et c’est Dieu même qui parait armé de Sa colère au fond de la luxure et de la mort, elles nous acheminent à ce que l’on pensait fuir, Dieu veille où la mort cesse, Dieu veille où la luxure se consume, la mort Le glorifie et la luxure Le révèle, l’épuisement et la folie mesurent Sa constance et les ténèbres Sa lumière, Il a besoin de ce qu’on Lui refuse et nous oblige à l’abdiquer en la démence qu’Il suscite, Il nous enferme et nous Le rejoignons, les meilleurs sur les ailes de la Grâce, les pires attachés au poids qui les entraîne et pesant à la nuit qui les cache.
Les uns montent vers Dieu, plus légers à mesure ; les autres, abîmés dans un enfoncement qu’ils peuplent de leur haine, tombent en Dieu, lourds de l’atrocité qui les emplit : l’enfer est Dieu comme le ciel et l’horreur n’est pas moins divine que l’amour, il faut à Dieu les saints qu’Il déifie et les démons qu’Il tente, le bien ne serait plus si les ténèbres manquaient à sa gloire. Les monstres, Dieu les embesogne et plus eux-mêmes se croient libres, mieux ils Le servent : le dessein général les enveloppe et leur chaos ne saurait prévaloir sur l’harmonie qui les efface, Dieu les appelle au choix qu’ils ont formé, Dieu les punit de leur soumission rendue inévitable et plus féroce qu’eux, Il les emploie à seule fin de les anéantir. Si Dieu n’était que bon, Il ne serait plus Dieu, la bonté ne suffit à l’ordre et l’ordre vaut mieux que le bien, l’ordre est sublime et le bien non, le bien ne fut et ne sera jamais que désirable, la vastitude ignore la clémence et les suprêmes lois ne se dévient, toujours leur application sera cruelle et les victimes parfois innocentes. Dieu n’aime pas le monde et ne saurait l’abominer : il le régit, Il a comme nous tous une raison d’Etat, ce qui nous semble amour ou désamour est un effet des règles qu’Il s’impose, en vérité la source les ignore, Il est impersonnel et se rend personnel, nous L’obligeons en quelque sorte à devenir, mais l’homme ôté, Dieu n’a plus de miroir, la cohérence L’engloutit et pareil à Soi-même, Il demeure avec Soi pour être l’indivis que la pensée ne rompt. »
Albert Caraco, Texte inédit d'Albert Caraco - date inconnue
Wilhelm Lehmbruck - L'homme tombé (1916)
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02/10/2011
Ce système d’exploitation qui dépasse et détermine
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« La science et la technique ne sont pas neutres, comme on le prétend quelquefois, mais contiennent le principe qui permet de justifier toute domination, y compris l’exploitation de l’homme par l’homme. Il y a une continuité et une corrélation entre la nécessité de quantifier, d’instrumentaliser les forces de la nature pour la dominer et la nécessité de soumettre également l’homme à la quantification et à l’objectivation pour organiser rationnellement le travail et accroitre la productivité.
Une telle nécessité, découlant exclusivement de la science et de la technique, ne dépend donc absolument pas du régime politique capitaliste ou socialiste : l’un et l’autre, en se fondant sur la technologie, doivent nécessairement exploiter l’homme. La science et la technique obéissent en effet à une logique de la domination qui se prolonge sur la plan social par l’instrumentalisation et l’exploitation de l’homme, dont la force de travail sera calculée au plus juste.
D’ailleurs le seul fait qu’un autre mode de production, par exemple le mode de production préindustriel, artisanal, a donné un autre mode de société, prouve l’absence de neutralité "politique" de la technique.
"Le processus de la rationalité technologique est un processus politique" écrit Marcuse, ce qui signifie en un sens large, qu’il touche et informe toute la vie sociale de l’homme. Le concept d’une nature universellement objective, calculable, exploitable, implique que ce contrôle et cette exploitation puissent être étendus également à l’homme, réduit au rôle d’instrument à l’intérieur du système global d’exploitation.
"L’homme et la nature deviennent des objets d’organisation interchangeables" : le caractère universel de la raison exige que le rôle de l’homme soit défini et exploité aussi objectivement que celui de telle ou telle force naturelle à l’intérieur de ce projet. Les organisateurs eux-mêmes doivent se soumettre à ce système d’exploitation qui les dépasse et les détermine.
Il n’est pas étonnant si dans cette "administration totale" toute dimension différente, toute conception des relations entre l’homme et la nature non fondée sur la recherche de la domination, se trouvent éliminées. »
Michel Haar, L’homme unidimensionnel de Marcuse
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01/10/2011
SOS EDUCATION
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Les Gôgôs Gôchistes gôchiâsses se foutent de votre gueule et, surtout, de celle de nos enfants... voici quelques vérités à prendre en considération et à faire circuler autour de vous. Signez la pétition...
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Car nous en sommes là
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« Le sentiment de l’honneur est ce qui manque le plus aux survivants dégénérés de la Chrétienté chevaleresque. J’ai payé cher, plus cher qu’on ne pense, le droit d’écrire que je ne compte sur eux pour rien. Pour rien. J’attends que de jeunes chrétiens français fassent, entre eux, une fois pour toutes, le serment de ne jamais mentir, même et surtout à l’adversaire, de ne mentir sous aucun prétexte et moins encore, s’il est possible, sous le prétexte de servir des prestiges qui en sont d’ailleurs compromis que par le mensonge. Car nous en sommes là. Il ne suffit plus de dire un chrétien. Il faut dire « un chrétien qui ne ment pas », même par omission, qui donne la vérité toute entière, ne la donne pas mutilée. Que cette seconde chevalerie commence par sauver l’honneur. Et puisque le mot lui-même à perdu son sens, qu’elle sauve l’honneur de l’Honneur. »
Georges Bernanos, Scandale de la vérité
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30/09/2011
L’idée du Progrès leur apporte l’espèce de pain dont ils ont besoin
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« L’idée de grandeur n’a jamais rassuré la conscience des imbéciles. La grandeur est un perpétuel dépassement, et les médiocres ne disposent probablement d’aucune image qui leur permette de se représenter son irrésistible élan (c’est pourquoi ils ne la conçoivent que morte et comme pétrifiée, dans l’immobilité de l’Histoire). Mais l’idée du Progrès leur apporte l’espèce de pain dont ils ont besoin. La grandeur impose de grandes servitudes. Au lieu que le progrès va de lui-même où l’entraîne la masse des expériences accumulées. Il suffit donc de ne lui opposer d’autre résistance que celle de son propre poids. C’est le genre de collaboration du chien crevé avec le fleuve qu’il descend au fil de l’eau. »
Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune
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29/09/2011
Parts obscures
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République ? Démocratie ? Les Lumières du XVIIIème siècle n'ont jamais été réalisées... seules l'ont été pleinement leurs parts obscures... dont, d'ailleurs, depuis la Terreur, nous ne sommes jamais sortis. C'est ainsi, le Diable aime à se déguiser en l'Ange de Lumière qu'il fut, jadis, avant que son déploiement nombriliste ne le fasse chuter de la Grâce que lui octroyait Dieu. Ainsi, il déguise, il promet, il intrigue... mais il réalise, toujours, le contraire. C'est un fin politicien qui, comme tous les fins politiciens, se délecte de nos plaintes par son mépris.
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Oui
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&
=--=Publié dans la Catégorie "Friedrich Nietzsche"=--=
Je disais, il n’y a pas longtemps, combien je méprisais ceux de mes collègues qui à la question « ça va ? » me répondaient le lundi : « comme un lundi ! », et le vendredi, bien entendu, « comme un vendredi ! » ou autre variante : « ça ne peut qu’aller, c’est le week-end ! ». À croire qu’il traversent l’enfer durant toute la semaine dans l’espoir de vivre deux jours de délivrance à partir du vendredi soir. Je les comprends. Notre métier n’est pas des plus joyeux, mais cet enfermement auquel ils consentent déjà intérieurement m’exaspère au plus haut point, néanmoins je dois me rendre à l’évidence, la maladie aidant, en bien des points de ma vie je tends vers l’aigreur et je me prends à consulter l’heure bien des fois au cours de ma journée afin de tourner les talons au plus vite pour sortir de cet enfer prolétaire qui ne me convient plus du tout mais face auquel je ne puis que faire bon cœur. De nature à la fois hédoniste et consentante, aimant mon destin et m’efforçant d’en faire bon usage, je n’ai jamais pu me faire aux plaintifs qui passent leur temps à ruminer une aigre colère ravalée et se plaindre de l’état qui est le leur, mais me voici rattrapé par ce que je déteste. Il va me falloir livrer un double combat. J’ai un besoin d’espace, une soif et une faim énormes. Du temps de Venice je voyageais, il y avait tout le temps un projet, un objectif, à présent mes buts sont réduits, limités, même si le premier est de guérir. Et Dieu est avare, me semble-t-il, en miséricorde en ce domaine. J’ai le sentiment meurtrier que je suis livré à moi-même et n’ai point d’autre possibilité que de m’en remettre à ma seule volonté qui se débat dans cet océan de souffrance et d’incertitude.
J’aurai beau chercher, misérable, par la prière, à moins souffrir, réflexe de conservation, pourtant je sais que souffrance et jouissance ne sont que les fluctuations d’un seul et même état, c'est-à-dire soi. La jouissance n’a de sens que parce que son contraire existe et, sans celui-ci, elle serait vide de toute joie.
Nietzsche, tout comme les Proverbes ou l’Ecclésiaste dans la Bible, nous apprennent que la souffrance ou le bien-être n’ont pas à entrer dans une quelconque chaîne de valeurs. La vie jaillit à travers l’émotion, la passion, la sensation. Il est bien inutile de vouloir éliminer toute blessure, de nous réduire à une existence clinique et sans aspérités, cela réduirait de même la voie vers le plaisir. Pour Nietzsche, dans Le Gai Savoir, plaisir et déplaisir sont intimement liés : « Et si plaisir et déplaisir étaient liés par un lien tel que celui qui veut avoir le plus possible de l’un doive aussi avoir le plus possible de l’autre, - que celui qui veut apprendre l’ "allégresse qui enlève aux cieux" doive aussi être prêt au "triste à mourir" ».
Dans l’Ecclésiaste, au Chapitre 3 :
« 3.1 Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux :
3.2 un temps pour naître, et un temps pour mourir ; un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté ;
3.3 un temps pour tuer, et un temps pour guérir ; un temps pour abattre, et un temps pour bâtir ;
3.4 un temps pour pleurer, et un temps pour rire; un temps pour se lamenter, et un temps pour danser;
3.5 un temps pour lancer des pierres, et un temps pour ramasser des pierres ; un temps pour embrasser, et un temps pour s'éloigner des embrassements ;
3.6 un temps pour chercher, et un temps pour perdre ; un temps pour garder, et un temps pour jeter ;
3.7 un temps pour déchirer, et un temps pour coudre ; un temps pour se taire, et un temps pour parler ;
3.8 un temps pour aimer, et un temps pour haïr ; un temps pour la guerre, et un temps pour la paix.
3.9 Quel avantage celui qui travaille retire-t-il de sa peine ?
3.10 J'ai vu à quelle occupation Dieu soumet les fils de l'homme.
3.11 Il fait toute chose bonne en son temps ; même il a mis dans leur coeur la pensée de l'éternité, bien que l'homme ne puisse pas saisir l'oeuvre que Dieu fait, du commencement jusqu'à la fin.
3.12 J'ai reconnu qu'il n'y a de bonheur pour eux qu'à se réjouir et à se donner du bien-être pendant leur vie ;
3.13 mais que, si un homme mange et boit et jouit du bien-être au milieu de tout son travail, c'est là un don de Dieu.
3.14 J'ai reconnu que tout ce que Dieu fait durera toujours, qu'il n'y a rien à y ajouter et rien à en retrancher, et que Dieu agit ainsi afin qu'on le craigne.
3.15 Ce qui est a déjà été, et ce qui sera a déjà été, et Dieu ramène ce qui est passé.
3.16 J'ai encore vu sous le soleil qu'au lieu établi pour juger il y a de la méchanceté, et qu'au lieu établi pour la justice il y a de la méchanceté.
3.17 J'ai dit en mon coeur : Dieu jugera le juste et le méchant ; car il y a là un temps pour toute chose et pour toute oeuvre.
3.18 J'ai dit en mon coeur, au sujet des fils de l'homme, que Dieu les éprouverait, et qu'eux-mêmes verraient qu'ils ne sont que des bêtes.
3.19 Car le sort des fils de l'homme et celui de la bête sont pour eux un même sort; comme meurt l'un, ainsi meurt l'autre, ils ont tous un même souffle, et la supériorité de l'homme sur la bête est nulle ; car tout est vanité.
3.20 Tout va dans un même lieu ; tout a été fait de la poussière, et tout retourne à la poussière.
3.21 Qui sait si le souffle des fils de l'homme monte en haut, et si le souffle de la bête descend en bas dans la terre ?
3.22 Et j'ai vu qu'il n'y a rien de mieux pour l'homme que de se réjouir de ses oeuvres : c'est là sa part. Car qui le fera jouir de ce qui sera après lui ? »
Pour citer Maurice G. Dantec dans Le Théâtre des Opérations : « Une connaissance sans danger est comme une éducation sans douleur. Elle ne vous apprend rien. »
Cette volonté de ne pas souffrir qui est un des traits de caractère de notre époque atrocement minable et petite, futile car désincarnée et sans consistance, et dont je ne parviens à m’extraire que par un énorme effort intérieur qui mobilise une grande part de mon énergie, me condamne, nous condamne, à rétrécir notre champ des possibles, et donc notre joie potentielle, notre expérience et par son biais l’apprentissage que l’on peut avoir de soi. Les peines, comme les joies, sont des guides dans notre existence, des Maîtres de vie. Cela ne signifie pas qu’il nous faille intentionnellement nous offrir à la douleur. Il n’est pas question, ici, de masochisme, encore que je puisse deviner les liens évidents qui puissent être reliés à ces pratiques névrotiques, j’y reviendrai plus loin. Mais pour goûter au bonheur, il faut convenir que le malheur n’est pas exclu du chemin qui nous mène à la satisfaction car douleur et volupté sont les deux faces d’une même pièce qui ne peuvent se passer l’une de l’autre tant que le monde que nous connaissons est appelé à aller comme il va. La différence de leurs actions à tour de rôle ou de concert, en combinaisons secrètes, font accéder à une tension toujours renouvelée ainsi qu’à plus d’intensité vivante. Nietzsche compare d’ailleurs cette alternance au plaisir sexuel : « Il y a même des cas où une espèce de plaisir dépend d’une certaine séquence rythmique de petites excitations douloureuses : c’est ainsi qu’une croissance très rapide du sentiment de puissance et de plaisir est atteinte. C’est par exemple le cas du chatouillement, ainsi que du chatouillement sexuel du coït ; nous voyons là la douleur agissant comme un ingrédient du plaisir. Il semble qu’une petite inhibition y soit surmontée, immédiatement suivie par une autre inhibition à son tour surmontée aussitôt – c’est ce jeu de résistance et de victoire qui excite le plus vigoureusement le sentiment global de puissance excédentaire et superflue qui constitue l’essence du plaisir. » (Fragment posthume de 1888).
L’orgasme une fois atteint il n’est plus possible de poursuivre l’entreprise charnelle, ce qui indique que l’acte sexuelle va de la jouissance à l’insupportable arrêt et transforme certains amants, après la « petite mort », en léthargiques fascinés. Post coïtum animal triste.
La souffrance fait donc partie de la vie et l’homme ne peut se soustraire à celle-ci. Il est même prêt à l’accepter ou la provoquer, à condition qu’elle fasse sens, nous dit Nietzsche. Si elle lui permet de parvenir à quelque chose qui le plongera dans la joie et le fera se connaître davantage.
Ainsi ça n’est pas la souffrance qui affaiblit mais plutôt l’absence de sens. Certains croyants meurent dans de terribles souffrances dues à une atroce maladie, mais avec la paix dans le cœur et l’âme, confiants. Nietzsche quant à lui précise dans La Généalogie de la Morale : « […] mais la souffrance-même n’était pas son problème, son problème était l’absence de réponse au cri d’interrogation : "La souffrance, pourquoi ?" L’homme, l’animal le plus courageux et le plus exercé à souffrir, ne refuse pas la souffrance ; il la veut, il la cherche même, pourvu qu’on lui montre le sens, le pourquoi de la Souffrance. »
On peut avancer l’idée que l’homme vient au monde sans stratégie, dépourvu de consigne, sans plan de campagne ni boussole. La seule solution est de s’offrir totalement au devenir. Cette idée ne fonctionne que dans la mesure où l’individu se fait pèlerin et accepte d’épouser son avancée toujours recommencée en dépoussiérant le placard de ses ancêtres, en nettoyant sa lignée, toujours un peu plus au fur et à mesure que sa vie se déroule devant lui et qu’il exprime clairement sa soif d’évoluer et cela sans qu’aucun but ne soit inscrit. Nietzsche a critiqué le christianisme en ce sens qu’il voyait en celui-ci une optique réduite, des buts clairement déterminés qui ne pouvaient que limiter les esprits forts à avoir une expansion sur leur existence. Or, à y regarder de près, Dieu, selon la Bible, ayant mis le goût de l’Infini dans le cœur de l’Homme, puisqu’il est fait à son image, et que lui-même, Singularité des singularités est Infini, le but n’est jamais atteint. Il est même écrit qu’à la suite de l’Armageddon de nouveaux rouleaux seront ouverts. Il n’y a pas le moindre intérêt à croire que la Création va s’arrêter un jour et que l’Univers ne sera plus qu’un pré carré. Si cela devait être le cas, tout Gigantesque que la Création puisse paraître à nos yeux de petites créatures pensantes capables de l’englober par la pensée (merci Pascal), elle n’en deviendrait pas moins, aussitôt, plate et sans saveur. Une Prison, à notre échelle sans limites, mais avec des limites tout de même. Et à supposer que nous soyons du nombre des élus au Jour du Jugement, nous n’aurions plus qu’à nous satisfaire d’une bien curieuse béatitude en n'étant plus que l’Ombre soumise de la vision de Dieu. Il faut être un croyant littéraliste et arrêté pour croire semblables balivernes qui contredisent même les plus élémentaires notions de physique quantique. Dieu n’a rien contre le Devenir, ici-bas. Jacob se met en marche et devient Israël. Moïse est abandonné au Nil, il devient Prince d’Egypte, puis père d’une Nation sous l’œil de l’Éternel. Le fils prodigue quitte le foyer, part dilapider sa part d’héritage puis revient vers son père anéanti par le vide de sa vie autant que celui de sa bourse. Le Peuple Hébreux ère 40 ans au désert pour se préparer à supporter son élection, qui est une charge et une obligation. L’absurdité ne manque pas de venir les visiter tous. Si la Bible demande de tenir ferme, car c’est en tenant ferme face à l'Absurde que les choses s’éclairent, pour Nietzsche, cette absurdité constitue la seule réalité puisqu’elle autorise à se mettre en mouvement, en retroussant ses manches. Albert Camus imagine bien Sisyphe heureux. Pour le Grand Nombre cette idée est tout simplement insupportable. Pour le chrétien moderne, qui prenait déjà visage au temps de Nietzsche, Il faut à tout prix la présence d’un idéal pour donner du sens à l’existence, préciser l’orientation en chaque point de notre jour. Des arrières-mondes à venir. D’où le grand succès de l’Islam, du Communisme, du fascisme, du Nazisme, de la République Sociale, avec leurs règles figées, leurs convictions acquises et définitives, leurs rituels impossibles à éviter. Le nihilisme crée les conditions de son propre discrédit sans même s’en douter, car le Nihilisme est toujours sûr de son crédit, de son au-delà gouvernant l’existence humaine, écrasant le Réel avec la Réalité et estimant que toute lucidité n’est que blasphème. Dans un Fragment posthume de 1887-1888, Nietzsche note : « Etant donné ces deux vérités, à savoir qu’on n’atteint aucun but à travers le devenir et qu’il n’y règne aucune grande unité qui permettrait à l’individu de s’y plonger complètement, comme dans un élément de suprême valeur : il ne reste comme échappatoire que de condamner intégralement ce monde du devenir comme une illusion et d’inventer un monde qui se trouverait au-delà de celui-ci et qui serait le monde vrai ». Mais Nietzsche voit les hommes forts et supérieurs, parmi ceux qui acceptent ce fait inéluctable en stoïciens : on n'atteint aucun but à travers le Devenir, non, on est là et on danse et on s’amuse d’être là. Et c'est tout. Ce qui, paradoxalement, est très chrétien. Dire « oui » à la vie sous n’importe quel angle de vision qu’elle se présente à nous est non seulement gage de changement constant, au moins intérieur, mais c’est une acceptation vivante qui nous permet de découvrir le Monde et nous-mêmes au lieu de nous figer dans la Règle et, ce qui en découlera forcément, le Ressentiment.
Religion, Métaphysique, Politique, toutes sont illusoires, et on leur concède le statut de vérités que pour mieux masquer ce vide foudroyant qui jamais ne nous quitte. D’où le constat saisissant de « la mort de Dieu » très mal compris et célébré par les lecteurs athées de Nietzsche comme une simple déclaration de guerre du philosophe à la Religion, alors qu’il ne fait qu’un profond constat et se demande, pour prendre un raccourci, « par quoi allons nous combler ce vide terrifiant ? ».
L’Homme est l’unique être qui porte en lui le désarroi du monde car il est le seul apte à en mesurer l’étendue, et le seul capable de tout tenter pour s’en préserver. Mais au lieu de se réfugier derrière des promesses mensongères, qu’elles soient religieuses, politiques ou métaphysiques, Nietzsche nous invite à nous donner des objectifs nous-mêmes afin de trouver ou de fabriquer un sens à notre vie. Mais une lecture attentive des Proverbes ou de L’Ecclésiaste dans la Bible nous indique clairement que dans l’attente de la mort il nous convient d’aimer ce que nous sommes et d’agir en conséquence sans manquer notre cible. Le péché, étymologiquement, est bien un ratage de la cible. Si le Judéo-Christianisme propose un à-venir eschatologique, il indique également que pour être au rendez-vous il nous faut accomplir notre singularité, dans le Voie du Seigneur, certes, mais avec une souplesse d’accomplissement. Dieu donne le cadre au sein duquel tout est possible… même la faillite du corps ou de l’esprit. Il n’est pas seulement question d’une attente désespéré d’un arrière-monde et les chrétiens, au temps de Nietzsche, qui émergent de plus en plus sont ceux-là mêmes qui sont guidés par ce que Chesterton a nommé « des vertus chrétiennes devenues folles ». En d’autres termes ça a le goût du christianisme, ça en a la couleur et l’aspect, mais ça n’est qu’un artefact. Pourtant voyez, ne serait ce qu’au Chapitre 12 de Romains du Nouveau Testament :
« 1 Je vous exhorte donc, frères, par les compassions de Dieu, à offrir vos corps comme un sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu, ce qui sera de votre part un culte raisonnable.
2 Ne vous conformez pas au siècle présent, mais soyez transformés par le renouvellement de l’intelligence, afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait.
3 Par la grâce qui m’a été donnée, je dis à chacun de vous de n’avoir pas de lui-même une trop haute opinion, mais de revêtir des sentiments modestes, selon la mesure de foi que Dieu a départie à chacun.
4 Car, comme nous avons plusieurs membres dans un seul corps, et que tous les membres n’ont pas la même fonction,
5 ainsi, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps en Christ, et nous sommes tous membres les uns des autres.
6 Puisque nous avons des dons différents, selon la grâce qui nous a été accordée, que celui qui a le don de prophétie l’exerce selon l’analogie de la foi ;
7 que celui qui est appelé au ministère s’attache à son ministère ; que celui qui enseigne s’attache à son enseignement,
8 et celui qui exhorte à l’exhortation. Que celui qui donne le fasse avec libéralité; que celui qui préside le fasse avec zèle ; que celui qui pratique la miséricorde le fasse avec joie. »
En ce sens, l’individu peut trouver une signification à son incarnation miraculeuse ici-bas en se fixant soi-même des buts, en exploitant les ressources de sa volonté et en s’aménageant une autonomie comme remède à sa condition. Celui qui se complaît dans le ressentiment, le nihilisme, l’attente par la seule rumination est surtout quelqu’un qui fait preuve d’incroyance, se met des œillères et manque de force pour croire à sa capacité à créer lui-même du sens dans sa vie puisqu’il est fait à l’image de Dieu. Dès lors, sa négation permanente l’isole proportionnellement à son angoisse et il finira, tôt ou tard, par accepter que d’autres lui dictent sa voie, ou se croyant libre que sa souche génétique le fasse à sa place, que ses ancêtres le portent, avec leurs péchés, plutôt que lui ne les porte avec sa Foi. Et du nihilisme au totalitarisme il n’y a souvent qu’un pas à franchir. Dans un fragment posthume datant de 1888, Nietzsche écrit : « J’ai connu des cas où des jeunes hommes d’origine respectable, qui pendant longtemps ne savaient pas donner un but à leur vie, disparaissent à la fin dans des mouvements franchement malpropres – juste parce qu’ils leur offrent un but …Certains, par exemple, deviennent même antisémites… »
Nietzsche méprise les idoles, mais il a oublié que Dieu les méprise tout autant et qu’il a en horreur qu’on fasse de lui une idole à son tour. Car l’idolâtrie mène au fanatisme qui est pour Nietzsche un aveu de faiblesse et pour le Christ une abomination. Chaque époque a ses Pharisiens.
En qualité de représentant de l’humanité et, pour le croyant, de représentant de Dieu, l’homme est bien plus ce qu’il est dans la création que dans l’obéissance.
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28/09/2011
Mai 68, la France en crève encore. Surtout depuis 1981...
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« Quatorze ans de Mitterrand, dix ans de Chirac ! Un quart de siècle où le déclin s'est emballé !
Au cours de ces années-là, j'ai vraiment compris que ma France était en train de "ficher le camp" et que je risquais, de plus en plus, d'apparaître comme un dinosaure, un homme d'une espèce préhistorique comme on n'en fait plus.
Peut-être ne suis-je plus en phase avec cette époque, à moins que ce ne soit elle qui ne corresponde plus à l'idée que je me suis toujours faite de la vie et de la dignité de l'homme.
L'expansion économique, qui s'accélère à partir des années cinquante, marque un changement radical de société, aussi radical qu'a pu l'être l'apparition de l'électricité, de l'eau courante ou du téléphone. Changement radical parce qu'il apporte une prospérité, un confort matériel dont, enfant, dans ma ville de Lorraine, je ne pouvais même pas rêver.
Mais il y le revers de la médaille. Avec ce développement économique à marche forcée, qui a vraiment fait entrer la France dans le xxe siècle, apparaissent des symptômes inquiétants.
L'individualisme, le règne du fric, le profit à toute force, le chacun pour soi, une société où seuls les loisirs comptent et détournent beaucoup d'entre nous, les jeunes notamment, des valeurs d'effort et de combat.
Une société qui se contente d'être matérialiste, d'où l'esprit est absent, et qui donne comme but suprême à nos concitoyens l'accumulation de biens de toutes sortes. C'est ce que l'on appelle la société de consommation.
Dans ma jeunesse, à Toul, dans les années trente, l'achat était un acte réfléchi, pensé, souvent même exceptionnel. Les marchandises ne s'étalaient pas aux devantures des magasins, offertes à la vue de tous dans l'unique but de les tenter, les provoquer.
Les commerces, beaucoup moins nombreux qu'aujourd'hui, étaient modestes, très loin du clinquant actuel. Et ce que l'on venait y chercher, il fallait en quelque sorte le mériter, dans des magasins qui, de nos jours, passeraient pour des musées dignes d'être jetés aux oubliettes.
Je repense à ces papeteries, par exemple, dont l'odeur mêlée d'encre et de papier me poursuit encore. Sombre, en désordre, peut-être, mais où le patron connaissait parfaitement l'emplacement de la moindre gomme, du moindre crayon.
Que sont devenues les merceries que fréquentait ma mère ? Des merceries ! En trouve-t-on encore beaucoup aujourd'hui ? J'en doute. Pour le moindre bobinot de fil, il faut aller dans des grands magasins où on vous vend un lot de six bobines de couleurs différentes, dont vous n'avez pas besoin !
Ceux qui n'ont pas connu l'avant-guerre ne peuvent pas se faire une idée du choc qu'a représenté, pour des hommes de ma génération, le développement de ces commerces en tous genres, l'apparition des hypermarchés, où l'on trouve tout et en toute saison. L'expression choisie pour définir cette évolution, "société de consommation", est vraiment adéquate.
Seulement notre société y a perdu une partie de son âme et on a parfois l'impression que l'acte de vie le plus important, pour beaucoup de nos contemporains, c'est l'acte d'achat.
Aujourd'hui la sortie du week-end n'est plus le pique-nique en famille au bord de la rivière ou en forêt, ou la visite chez la grand-mère. Non, c'est plutôt la razzia à l'hypermarché bâti à la sortie de la ville dans un immense complexe de gros commerces et de fast-foods.
Ce n'est pas ce qu'on m'a enseigné, ce n'est pas dans ces valeurs-là que j'ai été élevé.
Ce bouleversement social, sans précédent, a provoqué un contrecoup: Mai 68. À en croire les jeunes leaders étudiants, on allait changer de société, jeter à bas tout ce saint-frusquin "petit-bourgeois".
Et on a vu ce qu'on a vu. Des illuminés, loin des réalités, coupés du pays dont les préoccupations étaient encore celles du travail pour profiter dans sa courte vie de la récompense méritée de ses efforts.
J'étais loin de France en 68. Mais je n'allais pas tarder à constater les ravages causés dans les esprits par ce printemps où cette "révolte" étudiante d'un nouveau genre allait transformer les esprits pour accéder, soi-disant, à toutes les prétendues libertés; liberté de ne rien faire, liberté de ne plus respecter la République et ses représentants, à commencer par ceux chargés du maintien de l'ordre.
Or, sans discipline, sans ordre, il n'y a plus de démocratie possible, donc plus de liberté !
C'est avec Mai 68 que, pour la première fois, des idées de subversion ont pu s'infiltrer dans la société avec une absence de réaction quasi totale de la part de cette même société qui paraissait tétanisée, assommée !
Les gauchistes prétendaient avoir le monopole de la liberté, de l'avenir, de la jeunesse et de l'intelligence. Ils jouissaient du prestige un peu romantique de tous les révoltés. Alors peu à peu, mais rapidement tout de même, un consensus mou s'est installé dans la société française. Pas touche à 68 ! Ce mois de mai est devenu un peu comme la Grande Guerre, ou comme la Résistance. Une référence obligée, qu'on ne peut contester sans passer pour un vieux réactionnaire, pour un "fasciste", pour employer l'insulte la plus prisée à cette époque.
Mai 68, la France en crève encore. Surtout depuis 1981, depuis l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand. C'est à ce moment-là que les quelques "résistants", bien faibles d'ailleurs, que notre société avait réussi à sauver, contre l'esprit de mai 68, ont baissé les bras et ont abandonné la bataille, donc abandonné la France.
1981 a pris la relève de Mai 68 pour l'installer comme la seule pensée officielle, bénéficiant de l'autorité du pouvoir. Mais quand on réfléchit un peu, on s'aperçoit que la plupart des meneurs de l'époque sont revenus en masse au conformisme social le plus traditionnel, ne rêvant que d'influence, de pouvoir, d'argent et de plaisir sans effort. Voilà le véritable héritage de 1968, quand on le passe au crible de l'observation et de l'expérience du temps.
Et même après les deux septennats de François Mitterrand, l'empreinte était profonde. Et Jacques Chirac n'est pas homme à lutter contre ce raz de marée des mentalités. Depuis sa première élection à la présidence de la République, il aura même plutôt contribué, par son immobilisme, à ancrer encore plus durablement et profondément cet état d'esprit dans la tête de nombreux Français, de plus en plus désemparés. »
Marcel Bigeard, Adieu ma France
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27/09/2011
Ce qui est vraiment épouvantable, c'est l'immondicité des esprits
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« Les catholiques modernes, sont devenus, en France, un groupe si fétide que, par comparaison, la mofette maçonnique ou anticléricale donne presque la sensation d'une paradisiaque buée de parfums.
Il est vrai qu'on n'a pas encore abattu toutes les croix, ni remplacé les cérémonies du culte par des spectacles antiques de prostitution. On n'a pas non plus tout à fait installé des latrines et des urinoirs publics dans les cathédrales transformées en tripots ou en salles de café-concert.
Évidemment, on ne traîne pas assez de prêtres dans les ruisseaux, on ne confie pas assez de jeunes religieuses à la sollicitude maternelle des patronnes de lupanars de barrière. On ne pourrit pas assez tôt l'enfance, on n'assomme pas un assez grand nombre de pauvres, on ne se sert pas encore assez du visage paternel comme d'un crachoir ou d'un décrottoir... Sans doute.
Nous descendons spiralement, depuis quinze années, dans un vortex d'infamie, et notre descente s'accélère jusqu'à perdre la respiration. Rabâchage de séculaires rengaines, recopie sempiternelle de farces immémorialement décrépites, remâchement de salopes facéties dégobillées par d'innumérables générations de gueules identiques, parodies éculées depuis deux mille ans, on n'imagine rien de plus.
Ce qui est vraiment épouvantable, c'est l'immondicité des esprits.
Il est vrai que les catholiques ont pris eux-mêmes à forfait leur propre ignominie, et voilà ce qui supplante un nombre infini de venimeuses gueules. C'est l'enfantillage voltairien d'accuser ces pleutres de scélératesse. La surpassante horreur, c'est qu'ils sont médiocres. »
Léon Bloy, Le Désespéré
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26/09/2011
Il est une manière élégante d'être prodigue
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« Une certaine façon de gâcher l'argent prouve uniquement qu'on était indigne d'en posséder. Le nouveau riche, par tout ce qu'il fait, nous démontre que jamais il n'aurait dû être riche. Ses dépenses sont des violences qu'il fait à des choses qu'il n'aurait pas dû avoir. Il est une manière élégante d'être prodigue, mais qui ne s'attrape pas facilement. Il faut des qualités assez peu communes pour jouir de la vie de façon à donner un joli spectacle à ceux qui regardent. Là où un lourdaud gâche l'argent, un délicat le dissipe. Toutes les fois qu'une grande dépense fait penser à la somme qu'on y a mise, c'est qu'elle est manquée. L'argent doit s'évanouir dans les résultats qu'il procure. On ne pense pas plus à lui, dans une dépense bien faite, qu'on ne se soucie, en jouissant d'une oeuvre d'art, du travail et de la fatigue de l'ouvrier. »
Abel Bonnard, L'Argent
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25/09/2011
Cette espèce de morsure concrète qui comporte toute sensation vraie
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« Notre idée pétrifiée du théâtre rejoint notre idée pétrifiée d'une culture sans ombres, où de quelque côté qu'il se retourne notre esprit ne rencontre plus que le vide, alors que l'espace est plein.
Mais le vrai théâtre parce qu'il bouge et parce qu'il se sert d'instruments vivants, continue à agiter des ombres où n'a cessé de trébucher la vie. L'acteur qui ne refait pas deux fois le même geste, mais qui fait des gestes, bouge, et certes il brutalise des formes, mais derrière ces formes, et par leur destruction, il rejoint ce qui survit aux formes et produit leur continuation.
Le théâtre qui n'est dans rien mais se sert de tous les langages : gestes, sons, paroles, feu, cris, se retrouve exactement au point où l'esprit a besoin d'un langage pour produire ses manifestations.
Et la fixation du théâtre dans un langage : paroles écrites, musique, lumières, bruits, indique à bref délai sa perte, le choix d'un langage prouvant le goût que l'on a pour les facilités de ce langage ; et le dessèchement du langage accompagne sa limitation. Pour le théâtre comme pour la culture, la question reste de nommer et de diriger des ombres : et le théâtre, qui ne se fixe pas dans le langage et dans les formes, détruit par le fait les fausses ombres, mais prépare la voie à une autre naissance d'ombres autour desquelles s'agrège le vrai spectacle de la vie.
Briser le langage pour toucher la vie, c'est faire ou refaire le théâtre ; et l'important est de ne pas croire que cet acte doive demeurer sacré, c'est-à-dire réservé. Mais l'important est de croire que n'importe qui ne peut pas le faire, et qu'il y faut une préparation.»
« Nous voulons faire du théâtre une réalité à laquelle on puisse croire, et qui contienne pour le cœur et les sens cette espèce de morsure concrète qui comporte toute sensation vraie.»
Antonin Artaud, Le théâtre et son double
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24/09/2011
C’est le christianisme qui a créé la civilisation occidentale
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« C’est le christianisme qui a créé la civilisation occidentale. Si ceux qui suivaient Jésus étaient demeurés une obscure secte juive, la plupart d’entre vous n’auriez pas appris à lire et les autres liraient des rouleaux copiés à la main. Sans une théologie engagée en faveur de la raison, du progrès et de l’égalité morale, le monde entier en serait aujourd’hui là ou en étaient les sociétés non occidentales aux environs de 1800 ce serait un monde plein d’astrologues et d’alchimistes mais sans scientifiques. Un monde de despotes manquant d’universités, de banques, d’usines, de paires de lunettes, de cheminées et de pianos. Un monde ou la plupart des bébés n’atteindraient pas l’âge de 5 ans et où de nombreuses femmes mourraient en couches, un monde vivant véritablement à "un âge des ténèbres".
Le monde moderne a pris son essor seulement dans les sociétés chrétiennes. Pas en terre d’Islam. Pas en Asie. Pas dans une société « sécularisée », il n’y en avait pas. Et toute la modernisation qui a depuis gagné l’extérieur de la chrétienté a été importée d’Occident, souvent amenée par les colonisateurs et les missionnaires. Malgré tout, de nombreux apôtres de la modernisation présument qu’étant donné l’exemple que donne l’Occident, des progrès similaires peuvent aujourd’hui être obtenus non seulement sans christianisme mais même sans liberté ni capitalisme, que la mondialisation va pleinement répandre les connaissances scientifiques, techniques et commerciales sans qu’il y ait le moindre besoin de recréer les conditions sociales ou culturelles qui leur ont donné le jour. (…)
Il parait douteux qu’une économie moderne efficace puisse être crée sans adopter le capitalisme, comme cela a été démontré par l’échec des économies dirigées de l’Union soviétique et de la Chine. Les soviets ont pu placer des fusées sur orbite mais ils ne pouvaient pas assurer de façon fiable l’approvisionnement en oignons de Moscou. Quant à la Chine, il a fallut que meurent des millions de gens pour prouver que l’agriculture collectiviste est improductive. Aujourd’hui que le capitalisme prospère dans nombre de nations récemment libérées de l’oppression communistes, il reste à voir si ces nations peuvent offrir la liberté sans laquelle un capitalisme efficace est impossible.
A dire vrai, faute à la fois de liberté et de capitalisme, les nations musulmanes restent à l’état de semi féodalité, incapables de produire la plupart des objets qu’elles utilisent dans la vie quotidienne. Leur niveau de vie exige des importations massives réglées avec l’argent du pétrole, exactement comme l’Espagne a joui des fruits de l’industrie d’autres pays tant que l’or et l’argent du Nouveau monde l’ont maintenue à flots. Sans droits de propriété assurés ni liberté individuelle substantielle, il ne peut pas pleinement émerger de sociétés modernes. Mais si la modernisation a encore besoin du capitalisme et de la liberté, qu’en est-il du christianisme ? D’un côté, on peut solidement arguer que bien que le christianisme ait été nécessaire pour l’émergence de la science, la science est à présent si bien institutionnalisée qu’elle peut se passer du parrainage du christianisme. Il en va de même de la foi dans le progrès. (…) D’un autre côté, si le christianisme n’a désormais plus de rapports avec la modernisation, pourquoi continue-t-il de se répandre si rapidement ? Le fait est que le christianisme est bien plus rapidement en passe de mondialisation que la démocratie, le capitalisme ou la modernité. (…) L’Afrique est en train de devenir chrétienne si rapidement qu’il y a bien plus d’Anglicans au sud du Sahara qu’en Grande-Bretagne ou en Amérique du Nord.
Il existe de nombreuses raisons pour que les gens adoptent le christianisme, y compris sa capacité à nourrir une foi profondément émotionnelle et existentiellement satisfaisante. Mais un autre facteur significatif est le fait qu’il fasse appel à la raison et qu’il soit si indissolublement lié à l’essor de la civilisation occidentale. Pour beaucoup de non européens, devenir chrétien revient intrinsèquement à devenir moderne. Il est ainsi tout à fait plausible que le christianisme reste un élément essentiel dans la mondialisation de la modernité. »
Rodney Starck, Le triomphe de la raison
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