31/12/2014
Né esclave et fait pour la meule...
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« Maintenant je voyais clairement que je ne pouvais garder mon honneur d'homme. L'honneur d'un homme, c'est d'agir. Or il y avait beau temps que je ne pouvais plus agir. (...) Depuis quelque temps cette inaction me semblait ma nature même et je commençais d'espérer qu'une puissance inconnue s'y cachât. »
« J'étais né esclave et fait pour la meule. Incapable des gestes de la liberté, je ne pouvais me déployer que dans une humilité exemplaire. »
« On ne peut se mêler à la vie comme spectateur mais comme acteur. »
« Comment accepter de propos délibéré que les actes qu'on accomplit ne soient pas susceptibles tous d'exercer un pouvoir exemplaire ? »
« Ton œuvre a besoin de ta vie, elle exige que tu vives, tant bien que mal. »
« J'aurais été pour eux un objet de scandale et de dérision. »
« Ce dont j'ai le plus souffert, c'est de l'inachèvement des hommes. »
Pierre Drieu la Rochelle, Le Jeune Européen
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Vos vies n'ont pas été exemplaires...
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« J'avais cru vivre mon sacrifice et ma mort, mais de mon propre consentement. Je m'apercevais que là où je n'avais vu que du feu, les autres jouissaient de ma sueur servile et se vantaient de mon acquiescement sans réplique. »
« Comment est-ce qu'on peut faire sortir la vie de rien ? Mais on ne fait jamais entièrement rien ; on peut faire peu de choses. C'est de ce peu que j'ai fini par noircir un livre. »
« Vos vies n'ont pas été exemplaires : je ne vous pardonne pas que l'on puisse séparer vos vies de vos œuvres. »
« Mais il y a dans l'ascétisme, une façon de laisser aller le monde, de le laisser devenir laid, qui me dégoûte, qui me révolte. »
« Pour écrire je n'ai pas vécu, je n'ai vécu que pour écrire, et aujourd'hui je puis écrire seulement que je n'ai pas vécu. »
Pierre Drieu la Rochelle, Le Jeune Européen
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Des équipes d'horlogers égarés poursuivent un grand système mécanique sans queue ni tête
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« Charme immonde des ruines, amour de vieillards. L'Europe est couverte d'églises et de châteaux décrépits, emmêlés d'usines, sales chantiers, informes labyrinthes où des équipes d'horlogers égarés poursuivent un grand système mécanique sans queue ni tête. L'Europe est comme l'Asie couverte de temples et de palais bâtis sous le ciel d'autres temps. Sur tout ce grand continent, depuis l'Atlantique jusqu'au Pacifique, autant dire sur toute la Terre, on a cessé de construire, du moins rien qui vaille. Et personne au fond de son cœur ne s'y trompe. Les Européens se sont mis à adorer les ruines.
Les Européens sont fiers de leurs ruines. Ils montrent, ils vantent la force qu'elles évoquent comme si elle était la leur. Mais elle ne leur appartient pas plus qu'aux Américains dont la plupart ont quitté nos pays vers le temps où l'on n’ajoutait plus rien à la beauté acquise, du moins dans l'ordre de l'architecture.
Il ne s'agit plus que de vivre sur ce qui a déjà été vécu. On raccommode. Ses églises sans Dieu, ses palais sans rois, l'Europe les indique comme des joyaux aguicheurs sur son vieux sein. Et les Américains, nos frères prodigues, qui ont tout laissé tomber, qui sont partis pour saccager l'autre partie du monde, emportant ce qu'il y avait de plus brutal dans notre brutalité, ils reviennent, l'argent du défrichement dans leurs poches, ils s'ébaubissent devant nos bibelots et ils les convoitent comme des talismans. Talismans dont les uns et les autres, Européens et Américains, espèrent qu'ils assurent la conservation de l'Esprit.
Et comme les Européens sont pauvres - car ces vieilles gens, pris de fureur sénile, cassèrent tout chez eux l'autre année, et maintenant ils crient famine - ils ont trouvé un moyen de tirer profit de leur superstition et de celle des autres. Un reste d'orgueil les empêche de vendre leurs cathédrales, de les déraciner, de les mettre au clou comme d'autres bijoux de famille. Mais ils en tirent un revenu régulier ; à l'entrée des ruines, ils ont mis un tourniquet, et moyennant quelques cents, ils vous font entrer, tristes Américains sans âme, qui venez voir mourir notre âme, la vôtre. »
Pierre Drieu la Rochelle, Le Jeune Européen
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Par la lutte
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« Ces bêtes sauvages me sont éminemment sympathiques car elles ne doivent leur nourriture et leur confort qu’à elles-mêmes ; elles n’ont de joies de l’amour que celles qu’elles ont méritées, par la lutte. et leur joie de vivre éclate cependant dans tout leurs gestes. Elles ont un petit air guilleret qui vous redonne du courage. Auprès d’eux, les animaux domestiques, repus, sans aucune initiative, me répugnent. Leur mort sans lutte ne réjouît que la cuisinière. »
Henri Vincenot, Prélude à l’aventure
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Tu es là pour agir
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« Toute action est objet de doute. Et cependant, tu es là pour agir. Tu as été mis au monde pour ce combat. Combats donc, puisqu’il le faut ! Mais garde les mains blanches. Gagne, mais sois indifférent à la victoire. Agis, mais sans t’arracher aux fruits de l’action. Plongé dans ce bruit et cette fureur, mais avec une part de toi hors de ce monde, dans la sérénité. Agis, détaché de l’action, en chef de guerre et roi de paix. »
Louis Pauwels, Comment devient-on ce que l’on est ?
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un système social sorti d’une tête de mathématicien
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« Ils n’admettent pas une autre cause, l’interrompit Razoumikhine avec feu. Je ne me trompe pas ; je te montrerai leurs livres ; je te montrerai ce qu’ils disent : "tel individu a été perdu par son milieu" et c’est tout ; c’est leur phrase favorite. D’où la conclusion que si la société était organisée de façon normale, il n’y aurait plus de crimes car on n’aurait plus à protester et tous les hommes deviendraient des "justes".
(...)
Ils ne voient pas une humanité qui se développe par une progression historique et vivante et produit enfin une société normale, mais un système social sorti d’une tête de mathématicien et qui doit organiser, en un clin d’œil, la société, la rendre juste et parfaite avant tout processus historique ; d’où leur haine instinctive pour l’histoire. Ils disent : "C’est un ramassis d’horreurs et d’absurdités" et tout s’explique immanquablement par l’absurdité ; d’où également leur haine de ce processus vivant qu’est l’existence; pas besoin d’âme vivante, car l’âme vivante a ses exigences, elle n’obéit pas aveuglément à la mécanique, une âme vivante est méfiante, elle est rétrograde et celle qu’ils veulent (...) est un esclave qui n’ira jamais se révolter... et il en résulte que tout leur système est établi sur une superposition de briques : par la manière de disposer les corridors et les pièces d’un phalanstère !
Ce phalanstère, il est prêt, mais c’est la nature humaine qui ne l’est pas ; elle veut encore vivre, traverser tout le processus de la vie avant de s’en aller au cimetière. La logique ne suffit pas à permettre ce saut par-dessus la nature. La logique ne prévoit que trois cas quand il y en a un million. Ce million, le supprimer et ramener tout à l’unique question du confort ! Voilà la solution la plus facile du problème. Une solution d’une clarté séduisante et qui rend toute réflexion inutile, voilà l’essentiel. Tout le mystère de la vie tient dans deux feuilles d’impression... »
Fiodor Dostoïevski, Crime et Châtiment
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30/12/2014
Croire conquérir une femme en lui offrant le spectacle de son talent
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« Il n’y a pas d’idée plus sotte que de croire conquérir une femme en lui offrant le spectacle de son talent. Le talent ne correspond pas en cela à la beauté, pour la simple raison qu’il ne provoque pas d’excitation sensuelle ; la beauté si.
On peut tout au plus la conquérir de cette manière quand le talent apparaît comme un moyen d’acquérir puissance, richesse, considération — valeurs dont la femme, s’étant laissée conquérir, jouirait par conséquent, elle aussi. Mais le talent, en tant qu’étonnante machine qui se meut avec désintéressement, laisse n’importe quelle femme indifférente.
Vérité que tu ne devrais pas oublier. »
Cesare Pavese, Le Métier de Vivre
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Celui-là qui vit seulement pour être aimé
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« Hélas ! Nul n’est moins digne d’amour que celui-là qui vit seulement pour être aimé. De telles âmes, si habiles à se transformer au goût de chacun, ne sont que des miroirs où le faible apprend vite à haïr sa faiblesse, et le fort à douter de sa force. »
Georges Bernanos, L’Imposture
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Une masse
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« La ville mondiale n’a pas un peuple, mais une masse. Son incompréhension du traditionnel, dans lequel elle combat la culture (la noblesse, l’église, les privilèges, la dynastie, les conventions artistiques, la possibilité d’une limite à la connaissance scientifique) ; son intelligence froide et perspicace, supérieure à celle du paysan ; son naturalisme d’un sens tout nouveau, qui prend sa source dans les instincts les plus vieux et les conditions primitives de l’homme, par delà Socrate et Rousseau et loin derrière eux, en ce qui concerne toutes les questions sexuelles et sociales ; le "panem et circences" qui reparaît sous le manteau de la lutte des salaires et de la place du sport — tout cela marque, à côté de la culture définitivement achevée, à côté de la province, une forme tout à fait nouvelle et tardive, sans avenir, mais inévitable, de l’existence humaine. »
Oswald Spengler, Le Déclin de L’Occident
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24/12/2014
Comme un paquet dans un coin perdu de gare
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« Or, il n’y a d’absence que de l’autre : c’est l’autre qui part, c’est moi qui reste. L’autre est en état de perpétuel départ, de voyage ; il est, par vocation migrateur, fuyant ; je suis, moi qui aime, par vocation inverse, sédentaire, immobile, à disposition, en attente, tassé sur place, en souffrance, comme un paquet dans un coin perdu de gare. L’absence amoureuse va seulement dans un sens, et ne peut se dire qu’à partir de qui reste - et non de qui part : je, toujours présent, ne se constitue qu’en face de toi, sans cesse absent. Dire l’absence, c’est d’emblée poser que la place du sujet et la place de l’autre ne peuvent permuter ; c’est dire : "Je suis moins aimé que je n’aime". »
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux
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L’asphyxie est une mort cruelle
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« - Toi tu fus un artiste et un penseur, un homme plein de joie et de confiance, toujours sur les traces du grand et de l’éternel, jamais satisfait du médiocre et du gentil. Mais plus la vie t’a éveillé et donné la conscience de toi-même, plus grande est devenue ta peine ; t’enlisant de plus en plus, tu t’es enfoncé jusqu’au cou dans la souffrance, l’angoisse et le désespoir, et tout ce que jadis tu as connu, adoré, admiré de beau et de sacré, toute ta foi ancienne dans les hommes et notre destin élevé n’a pu t’aider, a perdu sa valeur, est tombé en rien. Ta foi n’avait plus d’air pour respirer. Et l’asphyxie est une mort cruelle. »
Hermann Hesse, Le Loup des steppes
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23/12/2014
Les désirs refroidis, l’acte avorté, le signe du moins…
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« — Mon ami, je m’étonne du parti pris de ces prêtres un peu sots et bornés qui, par leur zèle indiscret, entretiennent tant de bonnes gens dans l’illusion qu’ils donnent à faire à tous les démons de la luxure. Les termes de l’art militaire ajoutent à ces fadeurs un ridicule de plus. Il n’est parlé que de combats, d’assauts livrés ou repoussés, de défaites et de victoire… Hélas! mon enfant, moi qui vis — je puis dire — dans la familiarité des saints, et parmi eux des plus subtils, que voulez-vous que je pense de cette guerre illusoire où les malheureux se mesurent avec leurs ombres? Bien plus…
Il lui pressait plus affectueusement les mains.
— Il n’y a pas là, continua-t-il, qu’une erreur de jugement : une duplicité fort perverse. À vous prendre simplement (si vous voulez bien), j’estime, je tiens pour avéré que, loin d’opposer une résistance aux tentations extérieures, vous entretenez, avec beaucoup de peine et d’application, une concupiscence dont chaque jour affadit le venin. De la source désormais tarie, vous remuez la boue, pour en respirer au moins l’odeur. Par économie de vos forces, il vous plaît de vivre dans ce mensonge d’un nom prodigué à des séductions imaginaires, lorsque votre sensualité suffit à peine à exercer utilement voire malice. Que me parlez-vous de lutte intérieure ? Je vois trop clairement les pensées suspectes, les désirs refroidis, l’acte avorté. Qui réaliserait ces fantômes vous ferait un tort bien cruel. C’est justement cette ombre que votre appétit veut consommer, non pas une chose vivante. Je vous parle ici plutôt en savant qu’en prêtre : le débauché se va jeter comme un dément sur les voluptés qu’il presse et, dans l’excès de sa folie, il offre du moins au regard le spectacle d’un homme qui ne se ménage pas… Mais vous !… Mais vous… votre vie intérieure, mon enfant, porte le signe du moins. »
Georges Bernanos, L’Imposture
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Acquérir une idée de ce qu’est la vie
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« Le but de la vie , c’est : acquérir une idée de ce qu’est la vie. Ce qui, assurément, ne change rien à l’absolu comme l’imaginent les prêtres, mais aide à passer de l’autre côté.
Les mises représentées par les jetons dont nous nous servons dans ce jeu sont incalculables, effroyablement élevées. Nous sommes comme des enfants qui jouent avec des fèves, et qui ne savent pas que chacune de ces fèves enferme en elle de merveilleuses possibilités de printemps et de floraison. »
Ernst Jünger, Premier Journal Parisien
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Les anciens temps magiques ont disparu
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« Départ de Saint-Michel; mais peut être y reviendrons-nous. Les douces prairies me resteront en mémoire, avec leurs haies d’aubépine; dans les taillis encore nus, on voyait les boules vertes des guis et de sombres nids de pie. Parmi leurs feuilles sèches fleurissaient déjà le lupin et la violette, et l’ortie poussait ses feuilles vertes. Le pays est vallonné; çà et là de grandes fermes s’y cachent, avec leurs écuries et leurs granges. Les toits d’ardoise luisants émergent de sa profondeur, comme des miroirs. Pensé à la vue de ces métairies : les anciens temps magiques ont disparu, pourtant il nous reste encore des clefs pour leur redonner vie. Mais viennent ensuite des degrés où l’homme perd jusqu’au souvenir du Bien et du Vrai. Il ignore alors les sources de son malheur. »
Ernst Jünger, Premier Journal Parisien
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Un peu de cette grandiose sauvagerie dont notre civilisation dégénérée avait le plus besoin
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« Ainsi, le retour des loups intervenait précisément à l’heure où le système économique qui avait commandé leur extermination se mettait sérieusement à vaciller, et le lieutenant y voyait un symbole et un espoir. L’homme, affranchi du sauvage, avait cru pouvoir se libérer de toute contrainte naturelle, allant jusqu’à accepter le mariage des homosexuels et leur “paternité”, avant de se persuader que la différence entre un homme et une femme n’était qu’une donnée culturelle. Le retour du loup offrait un peu de cette grandiose sauvagerie dont notre civilisation dégénérée avait le plus besoin. Cela valait bien quelques moutons stupides, payés par la collectivité, sacrifiés en offrande formidable hôte des forêts de notre vieille Europe. »
Olivier Maulin, Gueule de bois
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Il n’y a pas moyen d’échapper à cette illusion d’une captivité inévitable
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« Si, du moins, on pouvait se persuader que le temps n’existe pas, qu’il n’y a aucune différence entre une minute et plusieurs heures, entre un jour et trois cents jours, et qu’on est ainsi de plain-pied partout ! Ce qui fait tant souffrir, c’est la limite et la limite succédant toujours à la limite. Notre âme captive dans un étroit espace n’en sort que pour être enfermée dans un autre espace non moins exigu, de manière que toute la vie n’est qu’une série de cachots étouffants désignés par les noms des diverses fractions de la durée, jusqu’à la mort qui sera, dit-on, l’élargissement définitif. Nous avons beau faire, il n’y a pas moyen d’échapper à cette illusion d’une captivité inévitable constituée successivement par toutes les phases de notre vie qui est elle-même une illusion. »
Léon Bloy, Méditations d’un solitaire
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22/12/2014
Nos douleurs sont une île déserte
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« Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. Ce n’est pas une raison pour ne pas se consoler, ce soir, dans les bruits finissants de la rue, se consoler, ce soir, avec des mots. Oh, le pauvre perdu qui, devant sa table, se console avec des mots, devant sa table et le téléphone décroché, car il a peur du dehors, et le soir, si le téléphone est décroché, il se sent tout roi et défendu contre les méchants du dehors, si vite méchants, méchants pour rien.
Quel étrange petit bonheur, triste et boitillant mais doux comme un péché ou une boisson clandestine, quel bonheur tout de même d’écrire en ce moment, seuil dans mon royaume et loin des salauds. Qui sont les salauds ? Ce n’est pas moi qui vous le dirai. Je ne veux pas d’histoires avec les gens du dehors. Je ne veux pas qu’on vienne troubler ma fausse paix et m’empêcher d’écrire quelques pages par dizaines ou centaines selon que ce cœur de moi qui est mon destin décidera. J’ai résolu notamment de dire à tous les peintres qu’ils ont du génie, sans ça ils vous mordent. Et, d’une manière générale, je dis à chacun que chacun est charmant. Telles sont mes mœurs diurnes. Mais dans mes nuits et mes aubes je n’en pense pas moins.
Somptueuse, toi, ma plume d’or, va sur la feuille, va au hasard tandis que j’ai quelque jeunesse encore, va ton lent cheminement irrégulier, hésitant comme en rêve, cheminement gauche mais commandé. Va, je t’aime, ma seule consolation, va sur les pages où tristement je me complais et dont le strabisme morosement me délecte. Oui, les mots, ma patrie, les mots, ça console et ça venge. Mais ils ne me rendront pas ma mère. Si remplis de sanguin passé battant aux tempes et tout odorants qu’ils puissent être, les mots que j’écris ne me rendront pas ma mère morte. Sujet interdit dans la nuit. Arrière, image de ma mère vivante lorsque je la vis pour la dernière fois en France, arrière, maternel fantôme. »
Albert Cohen, Le livre de a mère
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21/12/2014
Le philistinisme cultivé
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« La caractéristique du philistinisme cultivé a toujours été le mépris des loisirs et du divertissement sous une forme ou une autre, parce que aucune "valeur" n’en pouvait être tirée. La vérité est que nous nous trouvons tous engagés dans le besoin de loisirs et de divertissement sous une forme ou sous une autre, parce que nous sommes assujettis au grand cycle de la vie ; et c’est pure hypocrisie ou snobisme social que de nier pour nous le pouvoir de divertissement et d’amusement des choses, exactement les mêmes, qui font le divertissement et le loisir de nos compagnons humains. Pour autant que la survie de la culture est en question, elle est certainement moins menacée par ceux qui remplissent leur temps vide au moyen des loisirs que par ceux qui le remplissent avec quelques gadgets éducatifs au bonheur la chance, en vue d’améliorer leur position sociale. Et pour autant que la productivité artistique est en question, il ne devrait pas être plus difficile de résister aux massives tentations de la culture de masse, qu’il n’y avait de difficulté à éviter les tentations plus sophistiquées et les bruits plus insidieux des snobs cultivés dans la société raffinée. »
Hannah Arendt, La crise de la culture
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Un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent
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« Au fait, que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd’hui, un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent et que l’abjection commerciale fait vomir ? Les croisades ne sont plus, ni les nobles aventures lointaines d’aucune sorte. Le globe entier est devenu raisonnable et on est assuré de rencontrer un excrément anglais à toutes les intersections de l’infini. Il ne reste plus que l’Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé, subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais, quand même, c’est l’unique refuge pour quelques âmes altissimes condamnées à traîner leur souffrante carcasse dans les charogneux carrefours du monde. »
Léon Bloy, Le Désespéré
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Drieu, il s’est trompé, mais il était sincère, il l’a prouvé...
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« J’ai vu des auteurs qui, avant la guerre appelaient le fascisme de tous leurs vœux, frappés de stérilité dans le moment même que les Nazis les comblaient d’honneurs. Je pense surtout à Drieu la Rochelle : il s’est trompé, mais il était sincère, il l’a prouvé. Il avait accepté de diriger une revue inspirée. Les premiers mois il admonestait, chapitrait, sermonnait ses compatriotes. Personne ne lui répondit : c’est parce qu’on n’était plus libre de le faire. Il en témoigna de l’humeur, il ne sentait plus ses lecteurs. Il se montra plus pressant mais aucun signe ne vint lui prouver qu’il avait été compris. Aucun signe de haine, ni de colère non plus : rien. Il parut désorienté, en proie à une agitation grandissante, il se plaignit amèrement aux Allemands ; ses articles étaient superbes, ils devinrent aigres ; le moment arriva où il se frappa la poitrine : nul écho, sauf chez des journalistes vendus qu’il méprisait. Il offrit sa démission, la reprit, parla encore, toujours dans le désert. Finalement il se tût, bâillonné par le silence des autres. Il avait réclamé leur asservissement mais, dans sa tête folle, il avait dû l’imaginer volontaire, libre encore ; il vint ; l’homme en lui s’en félicita bien haut, mais l’écrivain ne put le supporter. Au même moment d’autres, qui furent heureusement le plus grand nombre, comprenaient que la liberté d’écrire implique la liberté du citoyen. On n’écrit pas pour des esclaves. L’art de la prose est solidaire du seul régime où la prose garde un sens : la démocratie. Quand l’une est menacée, l’autre l’est aussi. Et ce n’est pas assez que de les défendre par la plume. Un jour vient où la plume est contrainte de s’arrêter et il faut alors que l’écrivain prenne les armes. Ainsi de quelque façon que vous y soyez venu, quelles que soient les opinions que vous ayez professées, la littérature vous jette dans la bataille ; écrire c’est une certaine façon de vouloir la liberté ; si vous avez commencé, de gré ou de force vous êtes engagé. »
Jean-Paul Sartre, Les épées
Comme chacun le sait (laissez-moi rêver deux secondes) Sartre a pris les armes... en se faisant éditer chez Gallimard en pleine occupation... en faisant jouer ses pièces qui passaient la censure, non sans un coup de main de Drieu la Rochelle via ses connaissances gestapistes... C'est ce qui s'appelle cracher dans la soupe.
Pendant ce temps-là, Albert Camus, lui, risquait sa peau.
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Savoureuse solitude
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« Voluptés du labeur ! La journée avec le troupeau est finie. Le pain a été gagné. Le bon ouvrier des mots a endossé les vieux habits du vrai travail, il ouvre son col, il retrousse ses manches. Sous la lampe sage et fidèle, seul surgit des ombres l’établi : les livres en piles bousculées, le papier vierge et net, la théière, la miche de seigle, les pipes, les cigarettes étalées, vingt petites cartouches blanches pour le plus fort du combat. Huit heures devant soi jusqu’au terme de la nuit, vaste et appétissante tranche de temps, huit heures où l’on ajoutera peut-être une phrase, une page même à la littérature française. La mansarde est chaude. Les autres sont à leurs femmes, à la musique, aux spectacles. Mais l’écrivain à sa tâche peut mépriser les plus nobles plaisirs. Savoureuse solitude, apprêts délectables. »
Lucien Rebatet, Les deux étendards
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I am Free
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Quelque chose de plus vaste que la joie
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« Mais quelque chose est là qu’on oubliait, quelque chose de plus vaste que la joie, et qui marque à coups sourds son existence indéracinable. On le pressentait, on l’entend, on le sent. Le balancier va marteler les rêves, s’imposer parmi les illusions, insensible aux tendres caresses contraires, et chaque choc pénètre comme un clou. »
« J’ai vu des hommes, des groupes, des gestes, des figures. J’ai vu briller dans le crépuscule les yeux tremblants d’êtres profonds comme des puits. J’ai vu la bouche qui, dans un épanouissement de gloire, disait : "Je suis plus sensible que les autres, moi !" »
Henri Barbusse, L’Enfer
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L’aveu de leur honteuse misère
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« J’ai vu la lutte d’aimer et de se faire comprendre : le refus mutuel des deux interlocuteurs et la mêlée de deux amants, les amants au sourire contagieux, qui ne sont amants que de nom, qui se creusent de baisers, qui s’étreignent plaie à plaie pour se guérir, qui n’ont entre eux aucun attachement, et qui, malgré leur rayonnante extase hors de l’ombre, sont aussi étrangers que la lune et le soleil. J’ai entendu ceux qui ne trouvent un peu de paix que dans l’aveu de leur honteuse misère, et les figures qui ont pleuré, pâles, avec les yeux comme des roses. »
Henri Barbusse, L’Enfer
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L’immensité de chacun de nous...
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« Je me souviens, je me souviens, comme on appellerait au secours... Un jalon, une borne, où la sainte inquiétude se pose : l’importance d’un être humain parmi les choses, cette importance que j’ai mis toute ma vie à comprendre... L’immensité de chacun de nous : premier grand signe dans le noir. »
Henri Barbusse, L’Enfer
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