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27/07/2014

Une expression humaine

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« "Pourquoi as-tu tiré, dit un officier ? Tu le sais bien, pourquoi me le demandes-tu ?", répond l’enfant. Calme, intrépide devant la mort à laquelle il échappe seulement à cause d’une réponse encore plus téméraire faite à une seconde question. "J’ai un œil en verre, lui dit l’officier. Si tu peux me dire tout de suite, sans réfléchir, lequel des deux, je te laisse partir." "L’œil gauche" répond aussitôt le garçon. "Comment as-tu fait pour t’en apercevoir ?", demande, surpris, l’officier, fier d’être le citoyen d’un pays ou "l’on fabrique les plus beaux yeux de verre du monde". Et l’enfant de dire tranquillement, sereinement : "Parce que, des deux, c’est le seul qui ait une expression humaine." »

Curzio Malaparte, Kaputt

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L'école ne convient qu’aux médiocres, dont elle assure le triomphe

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« La laideur des collèges n’est pas accidentelle. C’est celle-même du régime. L’architecture de nos "palais scolaires" symbolise d’une façon frappante ce qu’il y a de schématique et de monotone dans la conception démocratique du monde. Entrons, c’est pire encore.

"Les examens faussent complètement l’esprit de l’enseignement", lit-on jusque sous la plume de divers maîtres primaires et secondaires. Ils n’en sont pas moins devenus le but même de l’instruction ; la fin justifie les moyens et à quoi l’on subordonne tout, plaisir, goût du travail, qualité du travail, santé, liberté, sens de la justice et autres balivernes, instruction véritable et autres plaisanteries de gros calibre, car à la vérité ce n’est pas d’enseigner qu’il s’agit, mais de soumettre les esprits au contrôle de l’Etat, voyons donc, – n’avez-vous pas honte de vous faire rappeler sans cesse des vérités aussi élémentaires.

Le bon sens voudrait qu’on étudie d’abord la science dans sa réalité, puis qu’on se réfère au résumé comme à un aide-mémoire. Mais l’école veut qu’on commence par apprendre le résumé. D’ailleurs elle s’arrête là.

Les manuels ne correspondent à aucune réalité. Ils ne renferment rien qui soit de première main, rien qui soit authentique. Ils négligent toutes les particularités, toutes les « prises » où pourrait s’accrocher l’intérêt. Ils dispensent de tout contact direct avec ce dont ils traitent. Or la valeur éducative des choses n’apparaît qu’à celui qui entre en commerce intime avec elles. On apprend plus de deux que de mille, dit un sage oriental dont j’ai oublié le nom.

La discipline primaire forme des gobeurs et des inertes, fournit des moutons aux partis.

Ce ne sont pas seulement les meilleurs qui sont sacrifiés. Voici ce que M. E. Duvillard dit des enfants peu doués pour les disciplines scolaires : "Les épaves scolaires, faute d’un traitement pédagogique approprié, tombent dans une apathie intellectuelle qui les conduit souvent à l’imbécillité et au vice."

Je crois à l’absurdité de fait de l’instruction publique. Je crois aussi qu’on ne peut réformer l’absurde. Je demande seulement qu’on m’explique pourquoi il triomphe et se perpétue ; de quel droit il nous écrase.

La réponse est simple, terriblement simple : du droit de la Démocratie.

L’instruction publique et la Démocratie sont sœurs siamoises. Elles sont nées en même temps. Elles ont crû et embelli d’un même mouvement. Morigéner l’une c’est faire pleurer l’autre. Écouter ce que dit l’une, c’est savoir ce que l’autre pense. Elles ne mourront qu’ensemble. Il n’y aura qu’une oraison. Laïque.

Car il faut bien se représenter qu’elle [l'instruction publique] n’était encore au XVIIIe siècle qu’une utopie de partisans. Il ne serait guère plus fou aujourd'hui qu’on répande universellement et obligatoirement l’art du saxophone ou de la balalaïka.

A peine capable de nous instruire, l’Ecole prétend ouvertement nous éduquer. D'ailleurs elle y est obligée dans la mesure où elle réalise son ambition : soustraire les enfants à l’Eglise et à la famille. L’école exige donc que les meilleurs ralentissent et que les plus faibles se forcent. Elle ne convient donc qu’aux médiocres, dont elle assure le triomphe.

L’école s’attaque impitoyablement aux natures d’exception, et les réduit avec acharnement à son commun dénominateur.

Il n’y a pas d’égalité réelle possible tant que la loi est la même pour tous. »

Denis de Rougemont, Méfaits de l’Instruction publique

 

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26/07/2014

Ceci n'est plus une femme...

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Jadis l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace

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« De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce que l’on écrit avec son propre sang. Écris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit.

Il n’est pas facile de comprendre du sang étranger : je hais tous les paresseux qui lisent.

Celui qui connaît le lecteur ne fait plus rien pour le lecteur. Encore un siècle de lecteurs — et l’esprit même sentira mauvais.

Que chacun ait le droit d’apprendre à lire, cela gâte à la longue, non seulement l’écriture, mais encore la pensée.

Jadis l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace.

Celui qui écrit en maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais appris par cœur.

Sur les montagnes le plus court chemin va d’un sommet à l’autre : mas pour suivre ce chemin il faut que tu aies de longues jambes. Les maximes doivent être des sommets, et ceux à qui l’on parle des hommes grands et robustes.

L’air léger et pur, le danger proche et l’esprit plein d’une joyeuse méchancheté : tout cela s’accorde bien. »

Friedrich Nietzsche, Lire et écrire in Ainsi Parlait Zarathoustra

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Dans sa nonchalance affectée, peu de femmes avaient autant de grâce qu’elle

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« Elle était belle, mais d’une beauté majestueuse, qui même, sans le sérieux qu’elle affectait, pouvait aisément se faire respecter. Mise sans coquetterie, elle ne négligeait pas l’ornement. En disant qu’elle ne cherchait pas à plaire, elle se mettait toujours en état de toucher ; et réparait avec soin ce que près de quarante ans, qu’elle avait, lui avaient enlevé d’agréments : elle en avait même peu perdu, et si l’on excepte cette fraîcheur qui disparaît avec la première jeunesse, et que souvent les femmes flétrissent avant le temps en voulant la rendre plus brillante, Madame de Lursay n’avait rien à regretter. Elle était grande et bien faite ; et, dans sa nonchalance affectée, peu de femmes avaient autant de grâce qu’elle. Sa physionomie et ses yeux étaient sévères forcément ; et lorsqu’elle ne songeait pas à s’observer on y voyait briller l’enjouement et la tendresse. »

Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, dit Crébillon fils, Les égarements du cœur et de l’esprit

 

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L’esprit de la vieille Europe

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« L’enjeu : rappeler à l’existence la mentalité aristocratique, ressusciter l’esprit de la vieille Europe. Il ne s’agit pas d’un retour en arrière. Il ne s’agit pas de réanimer artificiellement des choses mortes. Mais de reprendre conscience d’un héritage pour le recréer sous des formes nouvelles. »

Louis Pauwels, Comment devient-on ce que l’on est ?

 

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Le sabotage et la double désertion

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« Le parti politique socialiste est entièrement composé de bourgeois intellectuels. Ce sont eux qui ont inventé le sabotage et la double désertion, la désertion du travail, la désertion de l’outil. (...) Ce sont eux qui ont fait croire que c’était cela le socialisme et que c’était cela la révolution. »

Charles Péguy, L’Argent

 

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Zèle moral

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« Il est un critère quasiment infaillible pour savoir si quelqu’un vous veut du bien : la manière dont il rapporte les déclarations inamicales ou hostiles à votre égard. Le plus souvent de tels ragots sont inutiles, simples prétextes à laisser transpirer la malveillance sans en assumer la responsabilité, voire même au nom du bien. (...) Par son zèle moral, l'homme aux bonnes intentions devient un destructeur. »

Theodor W. Adorno, Minima Moralia

 

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Recéleuse du réel

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« Recéleuse du réel,
La crise et son rire de poubelle,
Le crucifiement hystérique
Et ses sentiers brûlés,
Le coup de cornes du feu,
Les menottes de la durée,
Le toucher masqué de pourriture,
Tous les bâillons du hurlement
Et des supplications d’aveugle.
Les pieuvres ont d’autres ordres à leur arc,
D’autres arcs-en-ciel dans les yeux.

Tu ne pleureras pas,
Tu ne videras pas cette besace de poussière
Et de félicités.
Tu vas d’un concret à un autre
Par le plus court chemin : celui des monstres. »

Paul Éluard, L’Amour la poésie

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25/07/2014

Un bois n’a jamais refusé l’asile

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« En Russie, la forêt tend ses branches aux naufragés. Les croquants, les bandits, les cœurs purs, les résistants, ceux qui ne supportent d’obéir qu’aux lois non écrites, gagnent les taïgas. Un bois n’a jamais refusé l’asile. Les princes, eux, envoyaient leurs bûcherons pour abattre les bois. Pour administrer un pays, la règle est de le défricher. Dans un royaume en ordre, la forêt est le dernier bastion de liberté à tomber.

L’Etat voit tout ; dans la forêt, on vit caché. L’Etat entend tout ; la forêt est nef de silence. L’Etat contrôle tout ; ici, seuls prévalent les codes immémoriaux. L’Etat veut des êtres soumis, des cœurs secs dans des corps présentables ; les taïgas ensauvagent les hommes et délient les âmes. Les Russes savent que la taïga est là si les choses tournent mal. Cette idée est ancrée dans l’inconscient. Les villes sont des expériences provisoires que les forêts recouvriront un jour. Au nord, dans les immensités de Yakoutie, la digestion a commencé. Là-bas, la taïga reconquiert des cités minières abandonnées à la perestroïka. Dans cent ans, il ne restera que les prisons à ciel ouvert que des ruines enfouies sous les frondaisons. Une nation prospère sur une substitution de populations : les hommes remplacent les arbres. Un jour, l’histoire se retourne, et les arbres repoussent.

Refuzniks de tous les pays, gagnez les bois ! Vous y trouverez consolation. La forêt ne juge personne, elle impose sa règle. »

Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie

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L’obscurcissement du monde

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« L’obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l’homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules. »

Martin Heidegger, Introduction à la Métaphysique

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Lacs gelés et marais

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« Je préfère les natures humaines qui ressemblent aux lacs gelés à celles qui ressemblent au marais. Les premières sont dures et froides en surface mais profondes, tourmentées et vivantes en dessous. Les secondes sont douces et spongieuses d’apparence mais leur fond est inerte et imperméable. »

Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie

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Toutes ces choses, qu'on entend déjà galoper vers nous

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« Il est vrai qu'on n'a pas encore abattu toutes les croix, ni remplacé les cérémonies du culte par des spectacles antiques de prostitution. On n'a pas non plus tout à fait installé des latrines et des urinoirs publics dans les cathédrales transformées en tripots ou en salles de café-concert. Evidemment, on ne traîne pas assez de prêtres dans les ruisseaux, on ne confie pas assez de jeunes religieuses à la sollicitude maternelle des patronnes de lupanars de barrière. On ne pourrit pas assez tôt l'enfance, on n'assomme pas un assez grand nombre de pauvres, on ne se sert pas encore assez du visage paternel comme d'un crachoir ou d'un décrottoir... Sans doute. Mais le régime actuel va nous donner toutes ces choses, qu'on entend déjà galoper vers nous. »

Léon Bloy, Le Christ au dépotoir in numéro 4 du Pal

 

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Cet homme qui passe la ligne et s’accroche au premier vent

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« Les sociétés n’aiment pas les ermites. Elles ne leur pardonnent pas de fuir. Elles réprouvent la désinvolture du solitaire qui jette son "continuez sans moi" à la face des autres. Se retirer c’est prendre congé de ses semblables. L’ermite nie la vocation de la civilisation, en constitue la critique vivante. Il souille le contrat social. Comment accepter cet homme qui passe la ligne et s’accroche au premier vent ? »

Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie

 

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La société collectiviste, vers laquelle nous marchons

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« Aujourd'hui la démocratie poursuivant son oeuvre barbare chasse les ordres qui étudient et qui méditent à l'abri du cloître. Les Bénédictins iront poursuivre sur le sol étranger leur grand inventaire des richesses littéraires de la France. Mais en même temps qu'elle dissout les Congrégations et qu'elle les spolie, la démocratie détruit lentement les aisances familiales, ruine les fortunes moyennes qui ont facilité tant d'oeuvres d'art, de réflexions, de découvertes impossibles à monnayer.

Dans la société collectiviste, vers laquelle nous marchons, une loi d'airain cent fois plus dure et plus impitoyable que celle des salaires nous obligera à n'entreprendre que les seules occupations reconnues et rétribuées. C'en sera fait de tout travail indépendant, de toute recherche peut-être vaine; c'en sera fait surtout de toute vie d'ami des arts ou de la sagesse. Il ne sera plus possible à de nouveaux Meurice de servir pieusement et pour l'honneur la gloire des Victor Hugo.

Toute occupation désintéressée sera formellement impossible. Et ce sera la fin de tout art et de toute science. Car les travaux de l'esprit sont ceux qui veulent le plus grand désintéressement. »

Jacques Bainville, Journal, Tome I (1901 à 1918), note du 4 juillet 1903

 

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24/07/2014

L'Art est rentré dans l'Ordre

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« Si on veut établir une distinction décisive, il ne s’agit pas d’établir une distinction psychologique entre l’art crée dans la joie et l’art crée dans la peine, entre la santé et la névrose, il faut établir la distinction qui sépare la réalité artistique et la réalité sociale. La rupture avec la réalité sociale, la transgression rationnelle ou magique est une qualité essentielle de l’art, fût-il le plus positif ; [il] se tient à distance du public même auquel il s’adresse. Quelques proches et familiers qu’aient pu être le temple ou la cathédrale pour ceux qui vivaient autour, ils exprimaient un contraste terrifiant ou sublime avec la vie quotidienne de l’esclave, du paysan, de l’artisan – avec celles de leurs maîtres également, peut-être.

Ritualisé ou non, l’art contient la rationalité de la négation. Dans ses positions extrêmes, il est le grand Refus – la protestation contre ce qui est. […].

Il a continué à vivre sous cette forme, en dépit de toute démocratisation et de toute popularisation, à travers le XIX siècle et au début du XX. La « culture supérieure » qui cultive cette aliénation de l’art, a ses propres rites et son propre style. Le salon, le concert, l’opéra, le théâtre sont là pour créer et évoquer une autre dimension de la réalité. Ils ont les mêmes caractères que la fête ; ils transcendent l’expérience journalière et tranchent sur elle.

 Actuellement cette distance essentielle entre les arts et l’ordre de tous les jours est peu à peu abolie par les progrès de la société technique. Le grand Refus est refusé. L’ « autre dimension » est absorbée par le monde prévalant des affaires. Les œuvres de la distance sont elles-mêmes incorporées dans cette société et elles circulent comme parties et fragments du matériel qui orne et psychanalyse le monde prévalant des affaires, ainsi elles se commercialisent – elles se vendent, elles réconfortent ou elles excitent. Les défenseurs de la culture de masse trouvent ridicule qu’on puisse protester contre l’emploi de Bach comme musique de fond dans la cuisine, contre la vente des œuvres de Platon, de Hegel, de Shelley, de Baudelaire, de Marx et de Freud, au drugstore. Ils insistent sur le fait que les classiques ont quitté le mausolée et sont revenus à la vie, sur le fait qu’ainsi le public est éduqué. C’est vrai, mais s’ils reviennent à la vie comme classiques, ils revivent comme autre qu’eux-mêmes, ils sont privés de leur force antagonique, de leur étrangeté qui était la dimension même de leur vérité. Le but et la fonction de ces œuvres ont donc fondamentalement changé. Si à l’origine elles étaient en contradiction avec le statut quo, cette contradiction a maintenant disparu. »

 

H. MARCUSE, L’homme unidimensionnel, (1964) 

 

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Pensées et Comportements unidimendionnels

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« Que la réalité ait absorbé l’idéologie ne signifie pas cependant qu’il n’y ait plus d’idéologie. Dans un sens, au contraire, la culture industrielle avancée est plus idéologique que celle qui l’a précédée par ce que l’idéologie se situe aujourd’hui dans le processus de production lui-même. Cette proposition révèle, sous une forme provocante, les aspects politiques de la rationalité technologique actuelle. L’appareil productif, les biens et les services qu’il produit, « vendent » ou imposent le système social en tant qu’ensemble. Les moyens de transport, les communications de masse, les facilités de logement, de nourriture et d’habillement, une production de plus en plus envahissante de l’industrie des loisirs et des habitudes imposées et certaines réactions intellectuelles et émotionnelles qui lient les consommateurs aux producteurs, de façon plus ou moins agréable, et à travers eux à l’ensemble. Les produits endoctrinent et conditionnent ; ils façonnent une fausse conscience insensible à ce qu’elle a de faux. Et quand ces produits avantageux deviennent accessibles à un plus grand nombre d’individus dans des classes sociales plus nombreuses, les valeurs de la publicité créent une manière de vivre. C’est une manière de vivre meilleure qu’avant et, en tant que telle, elle se défend contre tout changement qualitatif. Ainsi prennent forme la pensée et les comportements unidimensionnels. »

H. MARCUSE, L’homme unidimensionnel, (1964)

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La Paix Economique

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« Tel est, il faut bien voir, il faut bien mesurer, tel est l’effrayant modernisme du monde moderne ; l’effrayante, la misérable efficacité. Il a entamé, réussi à entamer, il a modernisé, entamé la chrétienté. Il a rendu véreux, dans la charité, dans les mœurs il a rendu véreux le christianisme même.

Ainsi dans ce monde moderne tout entier tendu à l’argent, tout à la tension à l’argent contaminant le monde chrétien même lui fait sacrifier sa foi et ses mœurs au maintien de sa paix économique et sociale. C’est là proprement ce modernisme du cœur, ce modernisme de la charité, ce modernisme des mœurs. »

C. PEGUY, "Notre jeunesse" (1910) in Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, t. III, p. 107-108.

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Il nous sera donné de voir, quand la lumière s'éteindra

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« Le combat de la vie, le fardeau de l'individualité. A l'opposé, l'indivis et ses tourbillons toujours plus profonds. Aux instants de l'étreinte, nous y plongeons, nous nous abîmons dans des zones où gîtent les racines de l'arbre de vie. Il y a aussi la volupté légère, fugitive, pareille au combustible qui flambe, et tout aussi volatile. Au-delà, au-dessus de tout cela, le mariage. "Vous serez une seule chair." Son sacrement ; le fardeau est désormais partagé. Enfin, la mort. Elle abat les murailles de la vie individuelle. Elle sera l'instant de l'accomplissement suprême. (Matthieu XXII, v. 30.) C'est par-delà la mort, et là seulement, où le temps n'est plus, que nos véritables liens ont formé le noeud mystique. Il nous sera donné de voir, quand la lumière s'éteindra. »

 

Ernst Jünger, Premier journal parisien 

 

 

 

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L'Esprit Bourgeois

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« Il n'y a plus, sur l'autel de cette morne église, qu'un dieu souriant et hideusement sympathique: le Bourgeois. L'homme qui a perdu le sens de l'Être, qui ne se meut que parmi des choses, et des choses utilisables, destituées de leur mystère. L'homme qui a perdu l'amour; chrétien sans inquiétude, incroyant sans passion, il fait basculer l'univers des vertus, de sa folle course vers l'infini, autour d'un petit système de tranquillité psychologique et sociale: bonheur, santé, bon sens, équilibre, douceur de vivre, confort. Le confort est au monde bourgeois ce que l'héroïsme était à la Renaissance et la sainteté à la chrétienté médiévale: la valeur dernière, mobile de l'action. Il se subordonne la considération et la revendication.

La considération est la suprême aspiration sociale de l'esprit bourgeois: quand il ne tire plus de joie de son confort, il tire au moins une vanité de la réputation qu'il en a. La revendication est son activité élémentaire. Du droit qui est une organisation de la justice, il a fait la forteresse de ses injustices. D'où son âpre juridisme. Moins il aime les choses qu'il accapare, plus il est susceptible dans la conscience de son droit présumé, qui est pour un homme d'ordre la plus haute forme de conscience de soi. N'existant que dans l'Avoir, le bourgeois se définit d'abord comme proprié-taire. Il est possédé par ses biens: la propriété s'est substituée à la possession.

Entre cet esprit bourgeois, satisfait de sa sécurité, et l'esprit petit-bourgeois, inquiet de l'atteindre, il n'y a pas de différence de nature, mais d'échelle et de moyens. Les valeurs du petit-bourgeois sont celles du riche, rabougries par l'indigence et par l'envie. Rongé jusque dans sa vie privée par le souci d'avancement comme le bourgeois est rongé par le souci de considération, il n'a qu'une pensée: arriver. Et pour arriver un moyen qu'il érige en valeur suprême: l'économie ; non pas l'économie du pauvre, faible garantie contre un monde où tout malheur est pour lui, mais l'économie avare, précautionneuse, d'une sécurité qui avance pas à pas, l'économie prise sur la joie, sur la générosité, sur la fantaisie, sur la bonté, la lamentable avarice de sa vie maussade et vide. »

Emmanuel MOUNIER, Manifeste au service du personnalisme 

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Vocation

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« Toute vocation est un appel – vocatus – et tout appel veut être transmis. Ceux que j'appelle ne sont évidemment pas nombreux. Ils ne changeront rien aux affaires de ce monde. Mais c'est pour eux, c'est pour eux que je suis né. »

GEORGES BERNANOS, Les grands cimetières sous la lune 

 

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23/07/2014

Affirmer l'Ordre en place

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« La culture supérieure de l’Occident était une culture pré-technologique aussi bien au sens fonctionnel qu’au sens chronologique du terme. Elle devait sa force à l’expérience d’un monde qui n’existe plus, et que l’on ne peut pas retrouver parce que la société technologique le rend strictement impossible. C’était principalement une culture féodale, même lorsque le monde bourgeois lui donnait quelques-unes de ses formulations les plus durables. Elle était féodale parce que […] ses œuvres authentiques exprimaient une désaffection méthodique et consciente à l’égard du monde des affaires et de l’industrie, à l’égard de son ordre fondé sur le calcul et le profit.

 

Dans la littérature cette dimension est représentée par des caractères déchirés, par exemple, l’artiste, la prostituée, la femme adultère, le grand criminel, le proscrit, le guerrier, le poète maudit, Satan, le fou – par ceux qui ne gagent pas leur vie ou qui du moins ne la gagnent pas d’une manière normale et régulière.

Ces caractères, il est vrai, n’ont pas disparu de la littérature de la société industrielle avancée, mais ils survivent essentiellement transformés : la vamp, le héros national, le beatnik, la ménagère névrosée, le gangster, la star, le grand patron, la grande figure charismatique ; leur fonction, très différente, est contraire à celle de leurs prédécesseurs culturels. Ce ne sont plus les images d’une autre manière de vivre mais plutôt des variantes ou des formes de la même vie, elles ne servent plus à nier l’ordre établi, elles servent à l’affirmer. »

 

H. MARCUSE, L’homme unidimensionnel, (1964) 

 

 

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Statu Quo

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« Le changement profond dans nos habitudes de pensée est plus sérieux. Il est dans la façon dont le système dominant coordonne toutes les idées et tous les objectifs avec ceux qu’il produit, dont il les enferme et dont il rejette ceux qui sont inconciliables. L’instauration d’une pareille réalité unidimensionnelle ne signifie pas que le matérialisme règne et que les préoccupations spirituelles, métaphysique et que les activités bohèmes ont disparu. Au contraire, il y a toujours beaucoup de "Prions ensemble cette semaine", de "Pourquoi ne pas essayer Dieu ?", de Zen, "d’existentialisme", des manières de vivre "beat". mais ces formes de protestations et de transcendance n’entrent plus désormais en contradiction avec le statu quo, elles ne sont plus négatives. Elles constituent plutôt la partie cérémonielle d’un behaviorisme pratique, sa négation inoffensive, elles sont rapidement assimilées par le statu quo, elles font partie de son régime de santé. »

H. MARCUSE, L’homme unidimensionnel, (1964)

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Le monde moderne avilit

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« Au lieu d’attendre, de vivre solitaires, de faire n’importe quoi d’autre. De voir venir. De faire venir. De faire n’importe quel autre métier, qui eut été honorable. De se faire, fût-ce de très loin, les annonciateurs, fût-ce très isolés, les préparateurs d’un autre monde, quel qu’il fût - il aurait toujours été meilleur que ce monde moderne - les introducteurs, fût-ce très lointain et très perdus, de n’importe quel autre monde, à venir, d’un tiers monde, d’une tierce création, d’une tierce Rome. Tout eut mieux valu, et infiniment, que ce monde moderne, historique, scientifique, sociologique, incurablement bourgeois.

Quand nous disons moderne, c’est le nom même dont ils se vantent, c’est le nom de leur orgueil et de leur invention, c’est le nom qu’ils aiment, qu’ils revendiquent, ou, comme ils disent, qu’ils affectionnent, c’est le nom d’orgueil fou dont ils revêtent leur orgueil, nomen adjectivum : l’ère moderne, la science moderne, l’Etat moderne, l’école moderne, ils disent même la religion moderne. Il y en a même, plusieurs, qui disent le christianisme moderne. Et il y en a un qui dit : le catholicisme moderne.

Le monde moderne avilit. Il avilit la cité ; il avilit l’homme. Il avilit l’amour ; il avilit la femme. Il avilit la race ; il avilit l’enfant. Il avilit la nation ; il avilit la famille. Il avilit même la mort. »

Charles PEGUY, "Cahiers, IX, I (6 Octobre 1907)", in Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1988, t. II, p. 518, 709 et 720.

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La question de la technique

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« Qu'est-ce que la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. C'est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu'il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous.
Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une pro-duction au sens de la poiesis. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l'énergie de l'air en mouvement, ce n'est pas pour l'accumuler.
Une région, au contraire, cet provoquée à l'extraction de charbon et de minerais. L'écorce terrestre se dévoile aujourd'hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins. Le travail du paysan ne provoque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu'elle prospère. Dans l'intervalle, la culture des champs elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d'un mode de culture d'un autre genre, qui requiert la nature. Il la requiert au sens de la provocation. L'agriculture est aujourd'hui une industrie d'alimentation motorisée. L'air est requis pour la fourniture d'azote, le sol pour celle de minerais, le minerai par exemple pour celle d'uranium, celui-ci pour celle d'énergie atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique. [...]
La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s'enchaînant l'une l'autre à partir de la mise en place de l'énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu'il est aujourd'hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est de par l'essence de la centrale. [...] Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il ? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande, l'objet d'une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué là-bas une industrie des vacances. »

Martin Heidegger, La question de la technique, in Essais et Conférences, Gallimard

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