Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

09/10/2007

Il faut absolument parler aux hommes.

=--=Publié dans la Catégorie "Citadelle : Saint-Exupéry"=--=


Le choix de ce jour est d'Irina.

Irina :

St Ex et Pagnol : deux auteurs importants dans ma vie parce que liés à mon grand-père, qui m'a élevée, et qui m'a quittée beaucoup trop tôt.


Henri PETIT (19.10.1914 - 09.10.1977)

Henri Petit, mon grand-père, celui qui m’a transmis l’essentiel, dont St-Ex. Aussi amoureux des avions que lui, heureux en vol toujours et tout autant malheureux pour sa génération…

A obtenu son brevet de pilote en mai 1940, sous-lieutenant en 1944, lieutenant en 1945, capitaine en 1949, commandant en 1955, lieutenant colonel en 1961.

Campagnes Militaires : France (1939-1941), en mer (1941), Algérie (1941-1943), Maroc (1943-1944), Tunisie (1944-1945), Allemagne (1945-1946), Algérie (1946-1950), Indochine (1950-1951), Algérie (1956-1958)

Décorations :
-Août 1945 : Croix de guerre 1945 Et. de bronze
-Mai 1946 : Commémorative 39-45 avec "agr.libération"
-Novembre 1950 : Médaille coloniale
-Juillet 1951 : Chevalier de la légion d’honneur
-Octobre 1951 : Croix de guerre Théâtre des opérations extérieures avec palme
-Février 1954 : Médaille commémorative de la Campagne d’Indochine
-Octobre 1956 : Médaille commémorative OSMO
-Février 1957 : Croix du combattant
-Décembre 1961 : Officier de la légion d’honneur




Le texte que je veux vous faire partager cette fois m'est extrêmement cher ; premier écrit de St Ex qui m'ait été révélé à l'âge de 11 ans et qui m'avait déjà beaucoup troublée. Il a pris tout son sens quelques années plus tard et j'en remercie mon grand-père encore aujourd'hui...

Savourez.

__________________________________________________

"LETTRE NON ENVOYÉE
DESTINÉE AU GÉNÉRAL X…
(Oudjda, mi-juin 1943)

Cher Général,

Je viens de faire quelques vols sur P 38. C'est une belle machine. J'aurais été heureux de disposer de ce cadeau-là pour mes vingt ans. Je constate avec mélancolie qu'aujourd'hui, à quarante-trois ans, après quelque six mille cinq cents heures de vol sous tous les ciels du monde, je ne puis plus trouver grand plaisir à ces jeux-là. L'avion n'est plus qu'un instrument de déplacement — ici de guerre — et si je me soumets à la vitesse et à l'altitude à un âge patriarcal pour ce métier, c'est bien plus pour ne rien refuser des emmerdements de ma génération, que dans l'espoir de retrouver les satisfactions d'autrefois.

Ceci est peut-être mélancolique — mais peut-être bien ne l'est pas. C'est sans doute quand j'avais vingt ans que je me trompais. En octobre 1940, de retour d’Afrique du Nord, où le groupe 2/33 avait émigré, ma voiture étant remisée, exsangue, dans quelque garage poussiéreux, j'ai découvert la carriole à cheval. Par elle, l'herbe des chemins, les moutons et les oliviers. Ces oliviers avaient un autre rôle que celui de battre la mesure, derrière les vitres, à cent trente kilomètres-heure. Ils se montraient dans leur rythme vrai, qui est de lentement fabriquer des olives. Les moutons n'avaient plus pour fin exclusive, de faire tomber la moyenne. Ils redevenaient vivants. Ils faisaient de vraies crottes et fabriquaient de la vraie laine. Et l'herbe aussi avait un sens, puisqu'ils la broutaient.

Et je me suis senti revivre, dans ce seul coin du monde où la poussière soit parfumée (je suis injuste. Elle l'est en Grèce aussi comme en Provence). Et il m'a semblé que, durant toute ma vie, j'avais été un imbécile. (…)

Tout ça pour vous expliquer que cette existence grégaire, au cœur d'une base américaine, ces repas expédiés debout en dix minutes, ce-va-et-vient entre des monoplaces de deux mille six cents chevaux, et une sorte de bâtisse abstraite où nous sommes entassés à trois par chambre, ce terrible désert humain, en un mot, n'a rien qui me caresse le cœur. Ça aussi, comme les missions sans profit ni espoir de retour de juin 1939, c'est une maladie à passer. Je suis « malade » pour un temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voilà tout.

Ainsi je suis profondément triste — et en profondeur. Je suis triste pour ma génération, qui est vidée de toute substance humaine. Qui n'ayant connu que le bar, les mathématiques et la Bugatti, comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd'hui entassée dans une action strictement grégaire, qui n'a plus aucune couleur. On ne sait pas le remarquer. Prenez le phénomène militaire d'il y a cent ans. Considérez combien il intégrait d'efforts, pour qu'il fût répondu à la soif spirituelle, poétique ou simplement humaine de l'homme.
Aujourd'hui que nous sommes plus desséchés que des briques, nous sourions de ces naïvetés. Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n'est plus de victoires aujourd'hui, rien qui ait la densité poétique d'un Austerlitz. Il n'est plus que des phénomènes de digestion lente ou rapide). Tout lyrisme sonne ridicule. Les hommes refusent d'être réveillés à une vie spirituelle quelconque. Ils font honnêtement une sorte de travail à la chaîne. Comme dit la jeunesse américaine « nous acceptons honnêtement ce job ingrat ». Et la propagande. dans le monde entier, se bat les flancs avec désespoir. Sa maladie n'est point d'absence de talents particuliers, mais de l'interdiction qui lui est faite de s'appuyer, sans paraître pompière, sur les grands mythes rafraîchissants. De la tragédie grecque, l'humanité dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre de Monsieur Louis Verneuil. (On ne peut guère aller plus bas.) Siècle de la publicité, du système Bedeau, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux, ni messes pour les morts. Je hais mon époque de toutes mes forces. L'homme y meurt de soif.

Ah général, il n'y a qu'un problème, un seul, de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle. Des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. Si j'avais la foi, il est bien certain que, passé cette époque de « job nécessaire et ingrat », je ne supporterai plus que Solesme. On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de belote et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus. On ne peut plus vivre sans poésie, couleur, ni amour. Rien qu’à entendre les chants villageois du XVe siècle on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi).

Deux milliards n'entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot. Se font robots. Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources. Les impasses du système économique du XIXe siècle. Le désespoir spirituel. Pourquoi Mermoz a-t-il suivi son grand dadais de colonel, sinon par soif ? Pourquoi la Russie, pourquoi l’Espagne? Les hommes ont fait l'essai des valeurs cartésiennes : hors les sciences de la nature, ça ne leur a guère réussi. Il n’y a qu'un problème, un seul, redécouvrir qu'il est une vie de l'Esprit, plus haute encore que la vie de l'intelligence. La seule qui satisfasse l'homme. Ça déborde le problème de la vie religieuse, qui n'en est qu'une forme (bien que, peut-être, la vie de l'esprit conduise à l'autre nécessairement). Et la vie de l'Esprit commence là où un Être « vu » est conçu au-dessus des matériaux qui le composent. L'amour de la maison — cet amour inconnaissable aux États-Unis — est déjà de la vie de l'Esprit. Et la fête villageoise. Et le culte des morts. (Je cite ça, car il s'est tué, depuis mon arrivée ici, deux ou trois parachutistes. Mais on les a escamotés : ils avaient fini de servir. Ça, c’est de l'époque, non de l'Amérique l'homme n’a plus de sens.)

Il faut absolument parler aux hommes.

À quoi servira de gagner la guerre, si nous en avons pour cent ans de crises d'épilepsie révolutionnaire ? Quand la question allemande sera enfin réglée, tous les problèmes véritables commenceront à se poser. Il est peu probable que la spéculation sur les stocks américains suffise, au sortir de cette guerre, à distraire, comme en 1919, l'humanité de ses soucis véritables. Faute d'un courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui se dévoreront les unes les autres. Le marxisme lui-même, trop vieillot, se décompose en une multitude de néo-marxismes contradictoires. On l'a bien observé en Espagne. A moins qu'un César français ne nous installe dans un camp de concentration néo-socialiste pour l'éternité.

Il faut parler aux hommes, parce qu'ils sont prêts à se rallier à n'importe quoi. Je regrette de m'être, l'autre matin, si mal exprimé auprès du général Giraud. Mon intervention a paru lui déplaire comme une faute de goût ou de tact ou de discipline. Je m'en affecte absolument la faute : il est difficile d'aborder, à bâtons rompus, de tels problèmes. J'ai échoué par hâte. Cependant, le général a été injuste en me marquant si nettement sa désapprobation, car je n'avais pour but que le rayonnement de l'effort et de la forme de pensée qu'il représente. L'automatisme de la hiérarchie militaire émoussait mes arguments. Le général m'eût écouté avec plus de bienveillance si j'avais été plus adroit. Et cependant, ce que j'exprimais partait de mes tripes, et je parlais dans le seul but de lui être utile et, par lui, d'être utile à mon pays. Car il me paraît discutable que les commandants d'unité aient qualité pour substituer leur interprétation à un exposé fondamental. Ils n'ont point le pouvoir d'apaiser, s'ils ne se réfèrent pas à un exposé officiel, le sous-officier qui doute de soi, une action politique qui a eu en permanence le souci des exposés précis et simples, l'ayant tourmenté dans sa probité. son patriotisme et son honneur. Le général G[iraud] est dépositaire de l'honneur de ses soldats.

À ce sujet, j'ignore si le remarquable discours que le général Giraud a prononcé — et que la presse nous apportait ici avant-hier — doit quelque chose de ses thèmes à mon inquiétude. Le passage, concernant la résistance invisible et le sauvetage de l'Afrique du Nord, était exactement ce dont les hommes avaient soif. Les remarques entendues en font foi. Si j'ai ici servi à quelque chose, et si même le général Giraud me tient rigueur de mon intervention, je suis heureux d'avoir rendu service. Il ne s'agit point de moi. De toute façon, le discours était nécessaire : il a été remarquablement réussi. Cher général, mis à part ces dernières lignes concernant une visite qui m’a laissé un vague malaise, je ne sais trop pourquoi je vous fatigue de cette lettre longue, illisible (j'ai le poignet droit cassé, j'ai du mal à me faire lisible), et inutile. Mais je me sens assez sombre, et j'ai besoin d'une amitié.

Ah ! cher général, quelle étrange soirée ce soir. Quel étrange climat. Je vois de ma chambre s'allumer les fenêtres de ces bâtisses sans visage. J'entends les postes radio divers débiter leur musique de mirliton à cette foule désœuvrée, venue d'au-delà des mers, et qui ne connaît même pas la nostalgie. On peut confondre cette acceptation résignée avec l'esprit de sacrifice ou la grandeur morale. Ce serait là une belle erreur. Les liens d'amour, qui nouent l'homme d'aujourd'hui aux Êtres comme aux choses, sont si peu tendres, si peu denses, que l'homme ne sent plus l'absence comme autrefois. C'est le mot terrible de cette histoire juive : « Tu vas donc là-bas ? Comme tu seras loin ! Loin d'où ? » Le « où » qu'ils ont quitté, n'était plus guère qu'un vague faisceau d’habitudes. En cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité d'avec les choses. Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi, si elle n'est plus qu'un assemblage. Et la femme. Et la religion. Et le parti. On ne peut même plus être infidèle : à quoi serait-on infidèle ? Loin d'où et infidèle à quoi ? Désert de l’homme. Qu’ils sont donc sages et paisibles ces hommes en groupe. Moi je songe aux marins bretons d’autrefois, qui débarquaient à Magellan, à la légion étrangère lâchée sur une ville, à ces nœuds complexes d'appétits violents et de nostalgies intolérables qu'ont toujours constitués les mâles un peu trop sévèrement parqués. Il fallait toujours pour les tenir des gendarmes forts ou des principes forts, ou des fois fortes. Mais aucun de ceux-là ne manquerait de respect à une gardeuse d’oies. L'homme d'aujourd'hui, on le fait tenir tranquille, selon le milieu, avec la belote ou avec le bridge. Nous sommes étonnamment bien châtrés. Ainsi, sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissé libres de marcher.

Moi je hais cette époque, où l'homme devient sous un «totalitarisme universel », bétail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral ! Ce que je hais dans le marxisme, c'est le totalitarisme à quoi il conduit. L'homme y est défini comme producteur et consommateur. Le problème essentiel est celui de distribution. Ainsi dans les fermes modèles. Ce que je hais dans le nazisme, c'est le totalitarisme à quoi il prétend par son essence même. On fait défiler les ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un Cézanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le chromo. Voilà la vérité du peuple ! On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats Cézanne, les candidats Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l'on alimente en chromos un bétail soumis. Mais où vont les États-Unis, et où allions-nous nous aussi, à cette époque de fonctionnariat universel ? L'homme robot, l'homme termite, l'homme oscillant d'un travail à la chaîne, système Bedaux, à la belote. L'homme châtré de tout son pouvoir créateur et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. L'homme que l'on alimente en Culture de confection, en culture standard, comme l'on alimente les bœufs en foin. C'est ça l'homme d'aujourd'hui.

Et moi je pense que — il n’y a pas trois cents ans — on pouvait écrire La Princesse de Clèves ou s'enfermer dans un couvent pour la vie à cause d'un amour perdu, tant était brûlant l'amour. Aujourd'hui, bien sûr, des gens se suicident, mais la souffrance de ceux-là est de l'ordre d'une rage de dents intolérable. Ça n'a point affaire avec l'amour.

Certes, il est une première étape. Je ne puis supporter l'idée de verser des générations d'enfants français dans le ventre du moloch allemand. La substance même est menacée. Mais quand elle sera sauvée, alors se posera le problème fondamental qui est celui de notre temps. Qui est celui du sens de l'homme. Et il n'est point proposé de réponse et j'ai l'impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde.

Ça m'est bien égal d'être tué en guerre. De ce que j'ai aimé, que restera-t-il ? Autant que des Êtres, je parle des coutumes, des intonations irremplaçables, d'une certaine lumière spirituelle. Du déjeuner dans la ferme provençale sous les oliviers, mais aussi de Haendel. Les choses, je m'en fous, qui subsisteront. Ce qui vaut, c'est un certain arrangement des choses. La civilisation est un lien invisible, parce qu'elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l'une à l'autre, ainsi et non autrement. Nous aurons de parfaits instruments à musique, distribués en grande série, mais où sera le musicien ?

Si je suis tué en guerre, je m'en moque bien, ou si je subis une crise de rage de ces sortes de torpilles volantes, qui n'ont plus rien à voir avec le vol, et font du pilote, parmi ses boutons et ses cadrans, une sorte de chef comptable. (Le vol aussi, c'est un certain ordre de liens.) Mais si je rentre vivant de ce « job nécessaire et ingrat », il ne se posera pour moi qu'un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ?

Je sais de moins en moins pourquoi je vous raconte tout ceci. Sans doute pour le dire à quelqu'un, car ce n'est point ce que j'ai le droit de raconter. Il faut favoriser la paix des autres, et ne pas embrouiller les problèmes. Pour l'instant, il est bien que nous nous fassions chefs comptables à bord de nos avions de guerre.

Depuis le temps que j'écris, deux camarades se sont endormis devant moi dans ma chambre. Il va me falloir me coucher aussi, car je suppose que ma lumière les gêne (ça me manque bien, un coin à moi ! ). Ces deux camarades, dans leur genre, sont merveilleux. C'est droit, c'est noble, c'est propre, c'est fidèle. Et je ne sais pourquoi j'éprouve, à les regarder dormir, une sorte de pitié impuissante. Car s'ils ignorent leur propre inquiétude, je la sens bien. Droits, nobles, propres, fidèles, oui. Mais aussi terriblement pauvres. Ils auraient tant besoin d’un dieu.

Cher général, pardonnez-moi, si cette mauvaise lampe électrique que je vais éteindre, vous a aussi empêché de dormir. Et croyez en mon amitié.

Saint-Exupéry."

20/09/2007

Écrire - V

=--=Publié dans la Catégorie "Humeurs Littéraires"=--=


Entre Varna qui se demande si je ne me pose pas trop de questions sur l'Écriture pour oser écrire...(Voir ici...) et Saneptia qui me met en garde contre l'emphase...(Voir là...)... j'ai décidé, bien entendu, d'être encore et toujours dans le questionnement et l'écriture, fut-elle qualifiée d'emphatique, à mon modeste niveau. Mais en auriez-vous douté ?

Ce n’est pas la première fois que l’on sous-entend, autour de moi, que je me pose un peu trop de questions en matière d’écriture. Pour ce qui est de la critique littéraire, je n’ai pas de culture véritablement assise et la sémantique, dans mon cas, est synesthésie du Verbe. Mais même la synesthésie doit faire sens et ne pas se parer d’un hermétisme gratuit. Rimbaud. Artaud. Lautréamont. Baudelaire et ses correspondances. Les formes, le fond, l’inspiration se percutent, se répercutent, se déclarent et se professent, certifient quelque chose qui va au-delà. Au-delà de quoi ? Au-delà de cet espace-temps qui me porte, vers Le Lieu et La Formule.

Il est exact que je ne suis pas prêt à écrire, c’est précisément pour cela que j’écris, sinon je n’écrirais certainement pas. Je serais, une fois prêt, comme un Verbe incarné ?

Non… je ne suis pas prêt.

Il est exact, aussi, que faibles sont mes certitudes… pour tout un tas de raisons. Passons.

J’admire ceux qui ont tranché et assis ne bougent plus, satisfaits, s’agitent sur place et, s’agitant sur place, croient parcourir l’univers. Je les admire car j’aspire moi aussi, de temps à autre, à un peu de repos. Être là, en le point nodal qui les fonde, les affirme, et les projette, parés d’une force que je n’ai pas, comment me mesurerais-je à eux, moi qui ne suis qu’un pèlerin dérivant de questions en questions ? Peut-être suis-je trop « juif » pour eux ? Peut-être ma culpabilité est-elle trop innocente aussi ? Peut-être suis-je trop nomade ?

Après son baptême, Jésus, le Verbe en personne, partit jeûner 40 jours au désert pour que le Malin le tente. Lorsque le Verbe incarné se confronte aux 1000 et 1 questions de sa part « humaine trop humaine », qui suis-je, moi, pauvre glèbe, pour m’affirmer seigneurial ?

J’écris, sans aucune autre prétention que celle de survivre. Ça aide. C’est déjà pas mal par les temps qui courent. Mais, bien entendu, même si mon blog est une part de mon autobiographie (infime… sachez-le), même s’il est le reflet de mes réflexions, de mes lectures, du parcours de mon Corps à travers ce Temps et cet Espace, je ne souhaite en rien faire croire que les désastres du monde tournent autour de mon nombril. J’écris juste pour avoir un peu d’air pur dans cette fournaise infernale. Et si quelqu’un d’autre reçois un peu d’air pur à la lecture de mes petites brèves, de mes humeurs littéraires ou de mon « écriture en acte » j’en suis plus que satisfait et m’en contente avec jubilation.

Mais avant tout, Montaigne l’a très bien dit, écrivant on se sonde, on se sculpte, on se découvre, on se bâtit. Je me détermine par ma quête perpétuelle dans la conscience que j’ai de ma durée, dans ma capacité ou absence de capacité à réagir, agir, me soumettre et m’affirmer face aux représentations de mon Espace et de mon Temps et aux manières que je trouve (il s’agit de tenter constamment de les renouveler) à investir cet Espace et ce Temps comme des territoires de bonheur et de litige. Ici la langue est primordiale car dés l’instant où elle me structure, me faisant m’élaborer dans une relation vivante avec moi-même, mes semblables, elle passe vite le stade de l’instrument, de l’outil permettant une structuration individuelle et sociale, et devient une altération de mes perceptions immédiates m’ouvrant mille portes dérobées vers… l’INTIMITÉ DE L’ÊTRE… canal me reliant au monde, à la communauté, au Logos révélé… la Langue devient une révélation. Et soudain, tout se détruit et se crée, se fait… rien n’est maintenu, tout est illusoire, permanent… se transforme sans se perdre, car la Langue, ici, là, hier, maintenant, demain, toujours… comme existant par elle-même, au delà du livre et de ses phrases –ô Voluptueuses Phrases– dans la texture même du Réel demeure, se perpétue, s’élabore et change.

Écrire c’est parfois pénétrer une pièce, une chambre baignée de lumière où l’on voit se soulever la poussière et cette poussière pénètre les lignes de l’écrit comme des trophées arrachés à la pénombre, voire aux ténèbres ! Poussière d’Or. Le Pouvoir des ténèbres, le Pouvoir de la Lumière s’échangent et s’intervertissent remarquablement : la Lumière parfois nous aveugle, là où la Ténèbres vient à nous éclairer.

Écrire, c’est ressentir le mouvement interne, lent et affirmatif des plaques tectoniques qui envers et contre tout avancent. Combinaisons dévastatrices du centre, ses champs multiples en liaison nerveuse avec son épicentre gravitationnel creusant un peu plus loin la boursouflure inévitable, existentielle, de la profondeur. Abcès appelé à exploser là où on ne l’attend pas toujours. Au sommet de l’accouchement douloureux ou joyeux, ou joyeusement douloureux, ou douloureusement joyeux, par le Magma apparaît le poème, le souffle, la Stance Vivante. Et malgré moi, croyez-le bien. J’écris, oui, mais ce n’est pas moi, c’est l’Autre en moi, l’Ange qui affrontait déjà Jacob.

Vient, après, le sentiment d’être un assentiment incarné. Le goût des origines et du futur assiège mon palais. Sel et miel et vin et lait. Chairs.

Transfigurer la douleur en Extase Incarnée. Me tromper parce que JE SUIS. Jouir d’Être, bien sûr.

Saint-Exupéry dans « Citadelle » : « Mais il est des heures où le marin s’interroge :"Pourquoi la mer ? " Et l’époux : "Pourquoi l’amour ?" Et ils s’occupent dans l’ennui. Rien ne leur manque sinon le nœud divin qui noue les choses. Et tout leur manque. »

Et il dit aussi plus loin : « Ceux-là qui mélangent les langages se trompent, car, certes, il peut manquer ça et là une épithète comme d’un certain vert qui est celui de l’orge jeune et peut-être la trouverai-je dans le langage de mon voisin. Mais il s’agit ici de signes. Ainsi puis-je désigner la qualité de mon amour en disant que la femme est belle. Ainsi puis-je désigner la qualité de mon ami en parlant de sa discrétion. Mais ainsi je ne porte rien qui soit mouvement de la vie. Mais considération sur l’objet tel que mort. »

Pourtant les questions s’imposent au pauvre ermite sur son chemin de Damas. Et qu’est-ce donc que l’écriture si ce n’est un autre chemin de Damas qui peut aveugler pour éclairer plus en profondeur et tenter de défaire les litiges du Langage, des concepts, des pensées emmêlées les unes aux autres.

Écrire c’est parvenir à danser dessus le gouffre avec l’Infini, le Néant, le Singulier, le Multiple et s’emparer de la Vie par-delà la morne bassesse sociale, quotidienne, figurative, comédienne. Redevenir le metteur en scène et le narrateur de sa langue, saisir, enfin, le feu qui consume tout. C’est emphatique, dites-vous ?

« Les livres tournent sur eux-mêmes, sortis des noms propres comme des langues de feu, et ces mêmes langues de feu sortent d'elles-mêmes et viennent se dire à moi. Ce sont des paroles ailées toute la nuit, les livres défilent et leur voix sort du volume en panaches entrelacés, comme une neige douce, comme des phylactères. Ces phrases volantes composent bientôt, éployés en ramures qui me couvrent le corps, un lierre vert et frais qui m'embrasse, et par lequel je respire l'effluve inconnu des plus anciennes beautés : à mesure que fleurit le lierre en moi, et que mes phrases aux siennes s'enchevêtrent pour ne plus bientôt faire qu'une seule plante grimpante, je descends les siècles; mes phrases s'offrent avec l'application du buisson à rejoindre cette région peuplée de noms propres où étant reconnues, agrées, leur descente s'inversera : avec des tremblements de joie continue, elles se feront la courte échelle, elles grimperont, bourgeon sur bourgeon, afin d'atteindre, en bas ou en haut peu importe, plus loin en tout cas que ces limites vers lesquelles le désir humain aime à lancer ses filets, à ce nulle part où les phrases éclosent, sans nous, sans personne, et d'où elles nous sont renvoyées à travers le temps, signées par l'un, signées par l'autre, qui se saluent depuis toujours et se parlent dans le lierre dont la feuillaison prolifère. » Yannick Haenel (Introduction à la mort française)

Ah ! Ces emphatiques !

_____________________________________________________

Lecture du moment :

*Le peintre Nolten d'Eduard Mörike

Bande son :

*Ronnie Montrose : Speed of Sound

Citation du jour :

"I hurt myself today
to see if I still feel
I focus on the pain
the only thing that's real
the needle tears a hole
the old familiar sting
try to kill it all away
but I remember everything

what have I become?
my sweetest friend
everyone I know
goes away in the end
you could have it all
my empire of dirt
I will let you down
I will make you hurt

I wear my crown of thorns
on my liar's chair
full of broken thoughts
I cannot repair
beneath the stain of time
the feeling disappears
you are someone else
I am still right here

what have I become?
my sweetest friend
everyone I know
goes away in the end
you could have it all
my empire of dirt
I will let you down
I will make you hurt

if I could start again
a million miles away
I would keep myself
I would find a way"


Trent Reznor, la chanson "Hurt" du groupe NIN, dont je conseille aussi la version bien incarnée de feu Johnny Cash.

20:29 Publié dans Humeurs Littéraires | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : Écrire, Yannick Haenel, Saint-Exupéry | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

09/09/2007

Culture

=--=Publié dans la Catégorie "Citadelle : Saint-Exupéry"=--=

"Me vint encore l'image du temps gagné car je demande : au nom de quoi ? Et voici que l'autre me répond : au nom de sa culture. Comme si elle pouvait être exercice vide. Et voici que celle-là qui allaite ses enfants, nettoie sa maison et coud son linge, on la délivre de ces servitudes et désormais sans qu'elle s'en mêle, ses enfants sont allaités, sa maison lustrée, son linge cousu. Voilà maintenant que ce temps gagné il faut le remplir de quelque chose. Et je lui fais entendre la chanson de l'allaitement et l'allaitement devient cantique, et le poème de la maison qui fait peser la maison sur le cœur. Mais voici qu'elle bâille à l'entendre car elle n'y a point collaboré. Et de même que la montagne pour toi c'est ton expérience des ronces, des pierres qui boulent et du vent sur les crêtes, et que je ne transporte rien en toi en prononçant le mot montagne, si tu n'as jamais quitté ta litière, je ne dis rien pour elle en lui parlant maison car la maison n'est point faite de son temps ni de sa ferveur. Elle n'en a point goûté le jeu de la poussière, quand on ouvre la porte au soleil pour en balayer au jour levant la poudre de l'usure des choses, elle n'a point régné sur le désordre qu'a fait la vie, quand vient le soir, la trace des tendres passages et les écuelles sur le plateau et la braise éteinte dans l'âtre, jusqu'aux langes souillés de l'enfant endormi, car la vie est humble et merveilleuse. Elle ne s'est point levée avec le soleil pour elle-même chaque jour se rebâtir une maison neuve, comme les oiseaux que tu as observés dans l'arbre, et qui se refont d'un bec agile des plumes lustrées, elle n'a point de nouveau disposé les objets dans leur perfection fragile afin que de nouveau la vie de la journée et les repas et les allaitements et les jeux des enfants et le retour de l'homme y laissent une empreinte dans la cire. Elle ne sait point qu'une maison est pâte dans l'aube pour devenir le soir livre de souvenirs. Elle n'a jamais préparé la page blanche. Et que lui diras-tu quand tu lui parleras maison qui ait un sens pour elle ?

Si tu veux la créer vivante, tu l'emploieras à lustrer une aiguière de cuivre terni afin que quelque chose d'elle luise le long du jour dans la pénombre, et, pour faire de la femme un cantique, tu inventeras peu à peu pour elle une maison à rebâtir dans l'aube...

Sinon, le temps que tu gagneras n'aura point de sens.

Fou celui-là qui prétend distinguer la culture d'avec le travail. Car l'homme d'abord se dégoûtera d'un travail qui sera part morte de sa vie, puis d'une culture qui ne sera plus que jeu sans caution, comme la niaiserie des dés que tu jettes s'ils ne signifient plus ta fortune et ne roulent plus tes espérances. Car il n'est point de jeu de dés mais jeu de tes troupeaux, de tes pâturages, ou de ton or. Ainsi de l'enfant qui bâtit son pâté de sable il n'est point ici poignée de terre, mais citadelle. montagne ou navire.

Certes, j'ai vu l'homme prendre avec plaisir du délassement. J'ai vu le poète dormir sous les palmes. J'ai vu un guerrier boire son thé chez les courtisanes. J'ai vu le charpentier goûter sur son porche la tendresse du soir. Et certes, ils semblaient pleins de joie. Mais je te l'ai dit : précisément parce qu'ils étaient las des hommes. C'est un guerrier qui écoutait les chants et regardait les danses. Un poète qui rêvait sur l'herbe. Un charpentier qui respirait l'odeur du soir. C'est ailleurs qu'ils étaient devenus. La part importante de la vie de chacun d'entre eux restait la part de travail. Car ce qui est vrai de l'architecte qui est un homme et qui s'exalte et prend sa pleine signification quand il gouverne l'ascension de son temple et non quand il se délasse à jouer aux dés, est vrai de tous. Le temps gagné sur le travail s'il n'est point simple loisir, détente des muscles après l'effort ou sommeil de l'esprit après l'invention, n'est que temps mort. Et tu fais de la vie deux parts inacceptables : un travail qui n'est qu'une corvée à quoi l'on refuse le don de soi-même, un loisir qui n'est qu'une absence.

Bien fous ceux qui prétendent arracher les ciseleurs à la religion de la ciselure et les parquant dans un métier qui n'est plus nourriture pour leurs cœurs prétendent à les faire accéder à l'état d'homme en leur fournissant ciselures fabriquées ailleurs comme si l'on s'habillait d'une culture comme d'un manteau. Comme s'il était des ciseleurs et des fabricants de cuivre.

Moi je dis que pour les ciseleurs il n'est qu'une forme de culture et c'est la culture des ciseleurs. Et qu'elle ne peut être que l'accomplissement de leur travail, l'expression des peines, des joies, des souffrances, des craintes, des grandeurs et des misères de leur travail.

Car seule est importante et peut nourrir des poèmes véritables, la part de ta vie qui t'engage, qui engage ta faim et ta soif, le pain de tes enfants et la justice qui te sera ou non rendue. Sinon il n'est que jeu et caricature de la vie et caricature de la culture.

Car tu ne deviens que contre ce qui te résiste. Et puisque rien de toi n'est exigé par le loisir et que tu pourras aussi bien l'user à dormir sous un arbre ou dans les bras d'amours faciles, puisqu'il n'y est point d'injustice qui te fasse souffrir, de menace qui te tourmente, que vas-tu faire pour exister sinon réinventer toi-même le travail ?"


Antoine de Saint-Éxupéry "Citadelle"

23:20 Publié dans Citadelle : Saint-Exupéry | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : Citadelle, Culture, Saint-Éxupéry | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

30/03/2007

Vivre et Écrire - III

Dans les grandes lignes, Écrire n’a pas la moindre importance. De nos jours, le risque est de petite envergure. Affirmer qu’on trempe sa plume même dans du sang, c’est souvent prendre la posture qui convient. Le spectacle en société vaut le détour. Vous aurez beau, emprunté d’une pouézie moderniste-expérimentale, recouvrir votre page de haut en bas de mots du type « massacre », « holocauste », « génocide », « viol », « tuerie », pas une goutte de sang ne viendra poindre sur votre papier… ou sur l’écran de votre PC. L’écrivain poussera son cri en vain. Même dévoré par le démon de sa névrose, il pourra, une fois le cahier rangé dans son tiroir ou laissé en vrac sur sa table de travail, son écran éteint, aller aux putes se faire sucer la queue, au supermarché le plus proche s’acheter une bouteille de Whiskey, se mettre à table en compagnie de sa fratrie, pointer à l’ASSEDIC, se promener dans la ville, dans la campagne, ou dans le trou du cul du monde. Un œil jeté aux livres qui encombrent les étagères des librairies le confirme à merveille. « Ça » ne trempe sa plume nulle part. « Ça » trompe sa plume et « Ça » trompe son monde en se trompant soi-même. Là, « Je » n’est même pas un autre. Trifouillage de mots. Masque sur les maux. Les profondeurs de l’Être sont merdiques aussi. Mais « Ça » se révèle à qui sait lire. Phrases pauvres ou pompeuses et architecturales, emphase, dérèglement nerveux et distance d’avec les missives. Et « Ça » a des théories sur les autres toutes faites mais bon sang c’est bien-sûr !

Écrire. J’en viens à éprouver du dégoût pour cet Acte et à ne plus même en mesurer le sens initial. Aussi je sors à mon tour dans la fraîcheur du soir et pars trouver un meilleur usage de mon corps pour ne pas ressembler aux usurpateurs. Car Écrire devrait être le risque par excellence, celui par lequel on se confronte en premier lieu à soi-même et aux autres toujours à travers soi-même. Quand la douleur se présente et qu’on ne désire pas l’esquiver, mais la regarder bien en face dans la noirceur de ses yeux au lieu de contaminer les autres de son poison néfaste. Car l’exigence qui compte est celle de la Vérité. Mais il faut se mêler aux faits, y inscrire sa persévérance au lieu de s’enfoncer dans une logorrhéique surabondance de foutre verbal qui n’est qu’une catharsis arrêtée sur elle-même. Appliquer des formules sans cesse. Brasser des mots, juste pour faire de jolies phrases. Déployer sa syntaxe, son vocabulaire pour que sa basse-cour prenne soudain des airs de cour royale. On peut, avec un peu de chance et beaucoup de culot devenir chef de meute. Mais « Celui qui veut apprendre à voler, celui-là doit d'abord apprendre à se tenir debout et à marcher et à courir, à grimper et à danser. Ce n'est pas du premier coup d'aile que l'on conquiert l'envol ! »*

Oui. Écrire est autre chose. Ce n’est, en tout cas, pas se draper de dentelle, se calfeutrer de distance, même si pour survivre, parfois, souvent, l’homme doté de raison pratique avec délectation l’Art du détachement. « Écris avec ton sang et tu verras que le sang est esprit. »* C’est qu’il convient d’observer les phénomènes « à mi-pente »* selon cette « morale de la pente »** que Saint-Exupéry exprimait avec une grande lucidité pour la « Terre des hommes »**. « Ce pour quoi tu acceptes de mourir, c'est cela seul dont tu peux vivre. »**

Contre l'improbable abstraction, facile et seulement musicale se doivent de prévaloir l'appréciation, l’évaluation, le jugement qui font surgir l’idée qui nous fait maintenir le fil d’Ariane qui en vient à élargir notre vue qui honore notre sentiment qui nous couronne de la pensée. Cependant, loin d’être docile face au cortège d'émotions surannées, Écrire instaure le face-à-face de l'homme avec le monde, le duel propitiatoire, la confrontation légitime de l’individu avec la Cité. Joute éternellement recommencée depuis l’Antiquité lointaine.

Vient la Vision. L’œil révèle la représentation passée au prisme de la subjectivité. Le « Moi » se voit affiné, débarrassé de ses scories grossières il devient une loupe frontale, un scalpel méticuleux. L’Impression est le trésor à capter pour dire le flux énergétique qui transperce le monde. L’objectivité naît-elle de la rencontre de la rencontre de plusieurs subjectivités ? Car ce qui importe, dans l’acte d’écrire, c’est (avant l’effet exprimé) la vue, le sentiment, l’intuition, la sensation, les cinq sens et le sixième naissant du parfait équilibre des cinq premiers. C’est une perception de plus en plus fine, aiguë, cinglante, de la réalité cachant le Réel de l’Être.

Écrire est une rencontre avec le monde. Et le monde ne vient au monde que parce que l’écrivain le regarde, le conquiert, le saisit, le comprend. Le monde obtient ainsi son unité dans la diversité qui est la sienne. Il y a le futur qui appelle. Il y a la grâce lumineuse de l’Origine. Il y a l’Instant, le Lieu et la Formule. Ici et Maintenant. L’écriture peut-être sobre, directe, travaillée, journalistique, classique, mais la chose observée, le phénomène appréhendé se doit d’être transcendé par l’absolutisme de la Vision qui s’impose et que la Raison sait étreindre. Sinon c’est du verbiage. Du nombrilisme. De la posture.


Se contenter de décrire la nature ? Écrire automatiquement ? Jeter des phrases en l’air en mimant la maîtrise ? Le jeu peut découvrir des parts de nous obscures, mais cela ne suffit pas. Écrire nous fait toucher les secrets du monde et nous les fait livrer sur la page comme des offrandes. La Raison guide, mais il ne s’agit nullement de faire du rationalisme car, n’en déplaise aux scientistes et aux scribouillards prosaïques l’énigme, la profondeur, l’obscurité, l’Ombre Silencieuse qui hurle, l’arcane secrète, l’intangible et le sacré percent vers nous sans cesse. Les captons-nous ? L'essence de l’écriture est la poésie : un émerveillement, une admiration, une extase dans le frimas percé par une lumière que nous croyons d'ailleurs mais qui est d’ici. C’est le démesuré, l’incalculable qui nous anime. C’est un souffle de feu, une palpitation de tellurique, une pluie de larmes de joie ou de souffrance. On l’approche tout au plus. S'en emparer est impossible. Écrire est cette parole que ce souffle nourrit et manifeste, d'où son pouvoir sur nous.

En lecteur enchanté de la « Paideia » de Werner Jaeger, je peux vous confirmer que « Poïésis » signifie, en Grec ancien, « faire en fonction et à partir d’un savoir ». C’est une action qui transmue, tout en l’affirmant, le monde. Cependant, ce n’est pas une fabrication limitée à ses données techniques, ni un simple rendement, un vulgaire ouvrage. C’est le suc substantifique. L'œuvre issue de la « poïésis » réconcilie l’intelligence, la Raison, l’entendement, la méditation, la réflexion, la rêverie, la fantaisie, autant dire l’Esprit avec la substance et l’étoffe de nos carnes sur ce vieux caillou et avec le temps qui nous est imparti, et l'homme avec l’Univers sous l’œil malicieux des dieux… ou l’œil scrutateur du Dieu unique. Elle est le partage d’un bien commun, des corps se croisant et embrassant un chant dans une étreinte de l’esprit, une éclosion commune dans le cercle de l’engagement, de la rencontre, les juteuses harmoniques issues de l’altercation entre la matière, le temps et les hommes. De cet Athanor naquirent les Cités de la Grèce ancienne, les œuvres des poètes et penseurs pré-Socratiques. Même le sinistre Platon. Sur la scène du monde. La Poésie est cette action dans le monde qui fonde sans cesse le monde. Écrire n’est rien d’autre que cela. Par nous le monde s’accouche continuellement. Supprimez la Poésie et le monde implose sur lui-même. Supprimez la Poésie… ou exaltez-vous de mauvaise littérature.
________________________________________________________________

*Friedrich Nietzsche
**Antoine de Saint-Exupéry

________________________________________________________________

Bande son du moment : L'intégralité des albums de King Size


Lecture du moment : ...pas de lecture particulière... butinages divers...

Citation du jour : « Bien écrire, c'est le contraire d'écrire bien. » Paul Morand (Venises)

Humeur du moment : Le regroupement des forces... encore et toujours...