24/06/2024
“Renaissance du Fâchisme”...
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« L’Église, ce confort. Il était inutile de se demander, pour ses membres, qui ils “étaient”, par essence, de gauche et que ce label les créditait, déjà, d’un talent. (Encore qu’il y eût, dans les années 50 et 60, contenue dans chacun, une plus ou moins grande densité d’ “être”, selon la violence de l’engagement. D’où la fascination exercée par celui qui, carrément, se disait, lui, communiste. Là, dans ce cas, pas de fissures, pas de suintement suspect, pas le moindre trou de vidange. On était clos. On était plein.)
Autre avantage, la Gauche mettait impeccablement, à votre disposition, idées et thèmes prêts à porter, style rodé, “ismes” éprouvés, phrases toutes faites et, à gogo, indignations et justes causes. Quand l’une de ces dernières était usée, ou bien on la ravaudait, ou bien on en sortait une autre de la corbeille en oubliant la précédente un peu trop souillée par l’Histoire, cette rusée. On allait ainsi d’Algérie en Chine, de Chine en Guinée, de Guinée en Cuba, de Cuba en Viet-nam (etc.) et, quand un cheval était fourbu, on sautait sur les reins d’un autre. On était tranquille parce que toujours assuré, en fouillant dans la panière des causes, de trouver dans le pot, pour parler comme Mlle de Scudéry, “Péril de Droite”, “Renaissance du Fâchisme”, “Complot contre la Démocratie”, ainsi que “Idéaux de 89”, “Acquis du Front Populaire”, “Justice Sociale”, “Relents de Colonialisme” et cent autres articles d’excellente qualité aux prix intellectuellement et moralement imbattables. »
Jean Cau, Croquis de mémoire
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Radioscopie (1976) : Jacques Chancel reçoit Jean Cau
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21/06/2024
Fête de la musique...
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« Cette cochonnerie s’exporte : la France de Jack Lang envoie aux quatre coins du monde son choléra mélomane. La musique est devenue une maladie, depuis qu’on l’impose comme le signe par excellence de la grande Réconciliation planétaire de la fin du siècle.
Lang, auquel un excès bovaryque de mauvaises lectures romanesques a sans doute fait croire que le monde enchanté de la Culture existait, est d’ailleurs l’un des hommes qui a le plus fait, depuis longtemps, depuis très longtemps, pour rendre haïssables des choses qui, au départ, avaient tout pour être aimées ou supportées (la photo, le livre, Rimbaud, les musées, etc.) à condition qu’on ne les transforme pas en objets de célébration, donc en instruments de persécution.
C’était une fête de la non-musique, à l’extrême rigueur, qu’il fallait instaurer. Un jour sans le moindre son ! Une heure sans tambours ni trompettes ! Dans un univers que le bruit de la musique a englouti, c’était la seule chose qui aurait eu un peu d’allure. »
Philippe Muray, Désaccord parfait
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11/06/2024
Furieuse, totale et essentielle volonté de vie
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19/05/2024
Bourgeoisie...
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« Dans "Ne plus attendre", Drieu définissait le bourgeois comme un être qui place "la pensée du bifteck aux pommes avant toute autre pensée." La mauvaise humeur fouette cette formule, et il faut chercher autre part dans ce livre, une pensée plus nuancée, qui correspond davantage à la conviction de Drieu. "Les artistes qui ont commencé, avant les intellectuels socialistes, à moquer et à haïr les bourgeois du temps de Louis-Philippe étaient eux-mêmes des bourgeois - tout romantiques qu’ils se prétendissent - et ils ne faisaient qu’opposer à la figure nouvelle du bourgeois ravagé par le lucre capitaliste, par la hâte industrielle, urbaine, l’image séculaire du bourgeois médiéval, robuste, belliqueux, comme le noble et le paysan, plus soucieux d’achèvement que de gain, animé par la foi chrétienne."
Les bourgeois, qui défilent dans "Rêveuse bourgeoisie", ont des ancêtres et, dès lors, des traditions. Ces traditions se dissolvent : les rites deviennent des routines; les prudences, des timidités ; les scrupules, des hypocrisies ; les convenances, des préjugés ; le sens de l’économie, le sens du confort. Mais Drieu ne croit pas, comme Mauriac, que la bourgeoisie soit seulement l’étroitesse, la mesquinerie et qu’elle pérît de ses querelles autour des héritages et des préséances. Cela, sans doute, est un aspect de cette classe sociale, mais sommaire, superficiel et qui ne rend pas bien compte du phénomène de sa déchéance. Pour Drieu, la bourgeoisie est une communauté qui se replie sur elle-même, par refus de l’effort. D’où son double caractère : anachronique et insignifiante.
L’analyse, ici, est poussée plus loin que dans les romans de Mauriac. L’intuition de Drieu cerne, rend parfaitement intelligible une réalité sociale. Elle explique qu’il y ait, dans cette bourgeoisie, rarement des haines, mais plus souvent des rancunes ; rarement des ambitions, mais plus souvent le souci d’une carrière. L’énergie manque pour soutenir une grande passion qui enflamme une existence. Tout est rapetissé, non, parce que l’on prend une vue basse des choses, mais parce qu’on n’ose pas et finalement parce que l’on ne peut plus empoigner le réel et le façonner avec hauteur.
Rêveuse bourgeoisie, décrète Drieu. Qu’est-ce à dire ? Molle, faible, velléitaire, abandonnée au fil des jours, trimbalée comme un songe creux ; mais surtout dépouillée de l’esprit réaliste, vaincue par l’illusion. Princesse des nuées, se livrant aux chimères comme la société américaine à la vulgarité, voilà ce qu’elle est. »
Pol Vandromme, Drieu La Rochelle
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18/05/2024
Contre la muraille des règlements...
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« Mais la société est conçue d’abord pour l’homme ordinaire ; les individualités trop marquées et trop sensibles butent contre la muraille de ses règlements et s’y écorchent. Le seul tort des anarchistes est de se figurer que les communautés ne comptent que des individualités de cette envergure. »
Pol Vandromme, Drieu La Rochelle
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17/05/2024
Toujours anxieux de lui-même
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« Après tout, un homme, et à plus forte raison un homme de lettres, ne serait-ce pas un ensemble de points de vue dispersés ? Qu’on le regarde de face ou qu’on le regarde de profil, et tout est transformé. Nous sommes pareils aux enfants. Notre visage bouge constamment. On nous le dispute. Personne, plus que Drieu, n’a été, dans la littérature de l’entre-deux-guerres, le lieu de rencontre de ces contradictions.
Il aime Barrès, d’Annunzio, Whitman, Claudel, Rimbaud dont il a acheté les œuvres lorsque Paul Adam (qui lui fit découvrir Marx qui fut l’un de ses intercesseurs intellectuels) lui apprit qu’il avait subi son influence. Maurras aussi l’attirait. Mais sa déception de combattant, le sens qu’il avait des limites de la France, son nietzschéisme, son pessimisme fondamental et cette force mal domptée dont il appelait la venue avec passion, ralentissaient son élan vers le maître monarchiste.
Drieu exaltait la liberté pour aller au plus profond de soi-même. Il célébrait la décadence pour nourrir son dégoût. Par amour de la solitude, pour mettre en valeur les diversités de son de moi et pour les libérer des contraintes, il était anarchiste. Une fièvre de liberté le faisait frémir. Malgré que d’aucuns en puissant avoir, il n’avait pas changé : toujours anxieux de lui-même.
Il était venu à Breton pour éviter l’embourgeoisement de son anarchie, pour vivifier le désespoir qui était dans son sang. Et Breton s’embourgeoisait d’une autre manière, plus efficacement que s’il avait décidé d’écrire dans les journaux du faubourg Saint-Germain : en se ligotant au parti de la discipline. »
Pol Vandromme, Drieu La Rochelle
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25/04/2024
"Nouveaux Lieux communs" de Richard Millet
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18/04/2024
"Le genre de gars qu’on aimerait emmener à un match de base-ball"...
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« Nous sommes les conservateurs d’un monde en métamorphose dont il est nécessaire de répéter toujours qu’il ne change pas et qu’il change en même temps ; mais ça n’est jamais sur le même plan. Il est d’ailleurs certain, pour en revenir aux déclarations de notre précieux Rushdie, que les sandwiches au bacon sont respectables ; et qu’ils mériteraient, à eux seuls, que l’on meure pour eux si la question se posait de cette manière. Mais la question ne se pose pas ainsi. Ou, du moins, les sandwiches au bacon ne sont qu’une toute petite partie d’un ensemble plus large. Cet ensemble, à l’heure actuelle, est appelé Occident par les Occidentaux. Jamais nous autres Occidentaux n’avons tant invoqué l’Occident que depuis votre "tempête des avions". Tout se passe comme si, brusquement, nous en découvrions les beautés insolites et le pouvoir spirituel. Ou comme si nous avions été privés de ceuxci depuis trop longtemps et que nous en retrouvions soudain la saveur après vos saccages et, dans un sens, grâce à eux. Mais il ne s’agit bien sûr, à travers l’expression véhémente de cette passion neuve, que de prohiber, ou plutôt d’étouffer dans l’oeuf, toute manifestation, si mesurée soit-elle, de ce que nous avons résolu d’appeler "anti-occidentalisme". Et s’il s’agit de cela, c’est d’abord parce qu’il faut éviter que l’on s’interroge sur la nature même de cet Occident que vous attaquez. Pardessus tout importe-t-il d’empêcher quiconque de se demander ce que recèle encore au juste ce mot "Occident", et ce qu’il peut bien demeurer de vivant dedans, hormis de formidables accumulations de marchandises et la catéchèse incessante de "valeurs démocratiques" véhiculées à flux tendu comme le reste. Ces valeurs elles-mêmes doivent pour toujours apparaître comme le "nec plus ultra" de notre occidentalité, et comme la pure manifestation, chez nous, du Juste et du Bien. Il serait totalement hors de propos de suggérer qu’elles pourraient constituer l’éventail apparemment varié d’une idéologie unique et obligatoire (malgré la tolérance qui en paraît le ressort principal) et qu’elles forment l’ensemble des Commandements devant lesquels il convient de se courber bien humblement, et à l’unisson, sauf à risquer de s’exclure d’une si belle et si diverse communauté.
Car il est très urgent, une fois encore, que nous ne sachions pas quel est notre monde afin que nous nous occupions à le défendre comme s’il était dans la continuité de quelque chose.
Jamais bien entendu, à la différence de cet Occident terminal dont vous avez fait votre bête noire et dont les États- Unis d’aujourd’hui vous apparaissent comme le condensé, l’Occident chrétien ou judéo-chrétien ne s’était cru "innocent". C’est là le pas supplémentaire et essentiel que nous avons fait : l’innocence, chez nous, est devenue une forme de la démesure, et c’est elle aussi, bien entendu, qui nous porte à édifier des tours dont l’excès ne dialogue plus qu’avec d’autres surenchères architecturales, ainsi qu’avec ces prétentions au "dépassement" dont notre époque est si prodigue sur tant de plans.
L’innocence entraîne l’incapacité de comprendre pourquoi l’ennemi vous en veut à ce point, et surtout pourquoi il attaque avec une telle cruauté. « Comment peut-on nous faire ça ? » se sont ainsi demandé les Américains. Un peu plus tard, sur les murs de New York, on a vu apparaître une inscription que n’importe qui d’entre nous, de l’un ou de l’autre côté de l’Atlantique, aurait pu contresigner : "Si Dieu aime l’Amérique, qui peut tant nous haïr ?" Oui, qui le peut ? Personne. Et c’est pourquoi votre irruption a d’abord semblé impensable, et même presque surnaturelle, dans la douceur de cette belle matinée new-yorkaise où le ciel était d’un bleu si parfaitement chargé du souvenir de l’été encore proche, et où un soleil tiède faisait pétiller la baie. Tellement impensable, tellement surnaturelle que de nombreux témoins, au moment de votre double abordage, et plutôt que de cauchemar, ont parlé d’une sensation de "rêve". La douceur même de ce matinlà enveloppait d’innocence l’Amérique et son mode de vie non contradictoire, qui est aussi une forme d’onirisme. Et nul de ceux qui alors ont vu se produire la catastrophe, que ce soit d’une autre tour ou dans la rue, ou même dans l’une des deux tours visées, et qui ont eu le bonheur de survivre, n’a pu en croire ses yeux. Devant ces immeubles plus lumineux que le ciel et qui s’écroulaient, devant leurs occupants qui se jetaient dans le vide, devant ces populations soudain couvertes de poussière qui erraient dans les rues ou qui tombaient à genoux en sanglotant, tous ont parlé d’horreur, certes, mais ils ont aussi parlé d’irréalité. "Je croyais à une blague", a même avoué une jeune femme, architecte à Broadway, qui sortait du métro à Soho alors que la tour sud était en train de s’effondrer.
Mais ces tours elles-mêmes, par leur énormité, étaient aussi des sortes de blagues, et comme des tours de passepasse attendant sans le savoir le tour de prestidigitation qui les transformerait en mirages évanouis. Et depuis cet événement, qui tenait de la magie noire autant que de l’atrocité véritable, les fantasmagories n’ont plus cessé de se multiplier, alimentant et renforçant à chaque fois notre programme onirique. Un Airbus A300 s’écrase sur le quartier du Queens avec deux cent cinquante-cinq personnes à bord, et ce sont des battements d’ailes de papillon, c’est-à-dire les turbulences créées par un autre avion, qui ont provoqué sa chute, ce qui ne s’était encore jamais vu. Lorsque du nitrate d’ammonium explose dans une usine toulousaine, il est nécessaire de convoquer le plus étonnant enchaînement de causes et d’effets afin de certifier, comme à l’aide d’une charade, ou d’un syllogisme désopilant, qu’il ne s’agit que d’un accident. La contamination par le bacille du charbon elle-même s’est étendue dans des conditions irréelles, et elle s’est résorbée pareillement. On en retrouvait partout aux États-Unis, dans les départements de la Justice et de la Santé, à la Cour suprême, au département d’État ; on n’en retrouve plus nulle part. On racontait aussi que notre grande coalition militaire allait s’enliser en Afghanistan et que ce serait un autre Viêtnam. On annonçait que des milliers de nouveaux terroristes kamikazes se lèveraient dans l’ombre toutes les fois qu’un missile mal guidé détruirait un village innocent. Et voilà que ces prédictions se sont dissipées, pour ainsi dire du jour au lendemain, comme de mauvais rêves, que les opérations aériennes sont une réussite, que les villes sont libérées, que Kaboul danse, que "les hommes jouissent de se faire raser et les femmes de marcher seules dans la rue", et que le film d’horreur semble presque oublié.
Que s’est-il passé au juste ? S’est-il passé quelque chose ? On a dit, après vos attentats, que vos kamikazes avaient longtemps vécu incognito au coeur de l’Amérique profonde et banale, dans des banlieues résidentielles de Floride, qu’ils avaient adopté le mode de vie américain et l’apparence physique de leurs voisins, qu’ils passaient pour des gens charmants et intégrés ("Le genre de gars qu’on aimerait emmener à un match de base-ball", comme s’est exprimé l’un de leur propriétaire). On s’est étonné que ceux qui allaient se transformer en bombes volantes aient été de bons pères de famille qui déposaient tous les matins leurs enfants à l’école. Mais est-il si difficile que cela, entre nous, de s’intégrer à notre monde fictif ? Nous ne nous étonnons que parce que nous nous efforçons de croire que nous existons. Mais nous en avons si peu de preuves que nous sommes forcés d’imposer le respect de notre rêve éveillé pour nous sentir consister. Si vos terroristes ont pu vivre tranquillement au milieu de leurs voisins, et même peut-être mener une existence agréable, tout en préparant leur mission atroce en songeant aux couronnes de pierres précieuses dont on allait bientôt ceindre leurs têtes de martyrs, ainsi qu’aux soixante-douze vierges qui leur étaient promises pour l’éternité dans le paradis d’Allah, sans que personne ne devine leur double jeu, c’est qu’il n’y a pas de double jeu dans un univers sans altérité. On s’est également effaré de votre fine autant que haineuse connaissance de notre civilisation, et de la manière dont vous aviez utilisé nos médias à votre profit. Mais c’étaient les médias qui s’effaraient et s’émerveillaient tout en même temps parce qu’ils avaient identifié chez vous une bonne connaissance d’eux-mêmes et qu’ils en étaient honteusement flattés. Cette disposition ne doit pas vous abuser : les médiateurs ne déchiffrent jamais rien qu’en lisant dans le flot de clichés qu’ils se refilent en famille. Ils ne laissent échapper d’informations que là où ils ne savent pas qu’ils le font : "là où ils louent". Là où est leur dithyrambe, là aussi est la vérité de notre monde. S’ils ont noté que vous connaissiez celui-ci, c’est parce qu’ils ont décelé chez vous une bonne connaissance de leur irréalité, qui est aussi celle de toute l’organisation présente de notre vie. »
Philippe Muray, Chers djihadistes
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16/04/2024
Ainsi, lorsque nous ne reconnaissons plus notre monde, pouvons-nous prétendre maintenant que c’est à cause de vous...
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« Oublierons-nous jamais qu’après le 11 septembre notre Techno Parade parisienne dut être supprimée, de même que nos merveilleuses Journées du Patrimoine ? Et que dire des si graves problèmes du "secteur du tourism"e, de la baisse des "ventes de voyages", des annulations qui se sont brusquement mises à pleuvoir, à cause de vous, chez nos amis les touropérateurs ? Que dire des bateaux-mouches qui ne faisaient plus le plein et des cars d’excursion de Cityrama qui tournaient à vide ? Que dire de ces dommages collatéraux de votre terrorisme ? Vous ne respectez décidément pas la joie, et cela est révoltant. Il va falloir que vous changiez. Et les débats, chez nous, qui tournent autour de la question de savoir si votre religion musulmane est soluble ou non dans la démocratie libérale occidentale, ne traitent de rien d’autre que de votre capacité de vous adapter au plus vite, et d’une façon définitive, à notre joie, qui est aussi la forme extatique que prend chez nous autres Occidentaux l’union sacrée. Et lorsque nous disons que "renoncer à nos valeurs reviendrait à vous concéder la victoire", c’est encore de cela que nous parlons et de rien d’autre, ne vous y trompez pas.
À opérer cette conversion, qui ne vous demandera même pas de répudier les articles de votre foi, vous trouverez de grands avantages qui seront autant de compensations pour l’abandon de vos plus horrifiantes utopies. Vous découvrirez aussi que l’ère de la festivité totale, qui s’est récemment autodéfinie comme le point de perfection presque atteint de l’humanisme universel, ne dédaigne pas non plus, s’il le faut, de s’abandonner à une certaine sauvagerie, et celle-ci ne vous dépaysera sans doute guère. À cet égard, et à l’occasion d’une nouvelle festivité, on pouvait lire dans la presse, et notamment dans notre principal quotidien de révérence, d’instructives informations : "L’atmosphère familiale, religieuse, voire sentimentale, de la fête de Thanksgiving n’a en rien atténué la résolution des Américains à liquider ce qui reste d’Al-Qaïda, mais aussi des troupes talibanes", apprenait-on. Suivaient quelques déclarations des plus délicieusement féroces : "Tous les talibans ne sont malheureusement pas morts", déclarait le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld. Et son adjoint renchérissait gaillardement : "Nous allons essayer d’en tuer le plus possible." On rapportait aussi le propos d’un soldat de Fort Campbell qui venait d’entendre s’exprimer le président Bush : "Après l’avoir entendu, j’ai envie de sortir et de tuer des ennemis." Les détracteurs de notre nouvelle civilisation nous décrivent souvent comme précautionneux, avides uniquement de bonheur et de sécurité. Ils oublient d’ajouter que nous autres Occidentaux sommes également déterminés aux représailles les plus catégoriques chaque fois que nous pensons menacés ce bonheur et cette sécurité. Comme l’a dit encore George W. Bush en annonçant que cette année, par exception, le public ne serait hélas pas autorisé à visiter la Maison Blanche durant les fêtes de Noël : "C’est une raison supplémentaire de mener une guerre assidue contre le terrorisme pour en débarrasser le monde et ramener la sécurité dans notre pays, afin que les visites de la Maison Blanche puissent reprendre." Vous avez votre guerre sainte ; nous avons nos guerres pour la défense du régime festif et de ses Journées portes ouvertes. L’originalité des opérations militaires actuellement conduites vient de ce qu’elles sont menées aussi, et peut-être d’abord, dans le but que puissent se dérouler sans risque désormais, et à jamais, nos Thanksgivings, nos Halloweens, nos Parades de la Joie, nos visites de la Maison Blanche et toutes nos Bacchanales de la Fierté. Dans ce sens, la grande campagne de nos armées, qui fut baptisée d’abord "Justice sans limites" avant de s’intituler "Liberté immuable", aurait pu aussi bien s’appeler "Fiesta farouche", "Ravissement rigoureux", "Offensive euphorique" ou "Gentillesse démentielle". Il ne s’agit d’ailleurs plus, comme le révélait déjà il y a une cinquantaine d’années l’un de nos plus étonnants penseurs, Alexandre Kojève, que "d’aligner sur les positions historiques européennes les plus avancées les civilisations retardataires des provinces périphériques". Nous ne cherchons rien d’autre, en effet, que d’accélérer la liquidation de séquelles anachroniques qui pourraient encore demeurer ici ou là (vous êtes, à l’heure actuelle, cet ici ou là), et de faire accéder toute l’humanité au terme et au but de son évolution inéluctable. Ce processus purement dialectique, donc incompréhensible sur le moment à ses acteurs mêmes, qui croient faire tout autre chose, avait déjà, selon ce même penseur, transformé la vieille Allemagne impériale en démocratie par le biais monstrueux de l’hitlérisme. Et un phénomène analogue, disait-il aussi, était alors en train de se produire en Russie par le surprenant truchement de Staline, comme il était en train de s’amorcer en Chine par la voie moins saugrenue de Mao ; sans bien sûr que l’un ou l’autre en soient le moins du monde conscients. L’effondrement de l’Union soviétique, réduite soudain en poussière comme une tour de Manhattan, ne devait constituer lui aussi qu’une des étapes ultérieures de ce processus ; et il est bien léger de croire, comme vous semblez le faire, que vous avez contribué à la chute de ce régime, affaibli par vos soins dans les monts chauves d’Afghanistan. De ces prémisses fausses, vous avez déduit tout aussi chimériquement que vous alliez mettre à genoux les autres États « mécréants » de la planète. Une telle vantardise consolatrice, vous donnant l’illusion d’une victoire musulmane sur un État-nation moderne, néglige que cet État-nation-là n’était pas si moderne. La vérité est que l’Union soviétique non plus ne respectait pas la joie. C’est de cela en premier lieu qu’elle a péri.
Les chemins de sortie de l’Histoire sont décidément plus impénétrables encore que ceux qu’elle empruntait de son vivant. Et il n’est pas douteux, chers djihadistes, que vous n’avez fait, le 11 septembre, qu’accélérer à votre tour la nécessaire liquidation de vos propres séquelles anachroniques.
Et il est bien dommage que nous ne puissions pas publiquement vous féliciter.
Dans ce même registre de la joie totale et respectable, on a pu voir l’appétissant Salman Rushdie s’empresser d’affirmer que vos oiseaux kamikazes de malheur, par-delà deux immeubles symboliques, voulaient abattre toutes les "bonnes choses" de l’Occident. Et, de ces bonnes choses occidentales, il dressa une liste où se retrouvaient, pêle-mêle, la liberté d’expression, le multipartisme, les homosexuels, les droits des femmes, les jupes courtes, la théorie de l’évolution, le sexe, les baisers en public, les sandwiches au bacon, les désaccords, la mode d’avant-garde, la liberté de pensée, etc. Contre ce qu’il appelait "les forces de l’invisible" (c’est vous), ce barbu extrêmement visible concluait que nous devions être prêts à donner notre vie pour la défense de toutes ces bonnes choses. Avec une pertinence accrue, il aurait pu ajouter qu’il était urgent que, pour ces bonnes choses, vous abandonniez vos sourates, votre "charia", votre salafisme djihadiste et toutes les illusions de votre "oumma islamiyya". Ne fait-elle pas assez de danse du ventre pour vous séduire, notre société ? Comment pouvez-vous résister encore à ses mille prestiges ? La puissance d’émulation qui se dégage de nous n’est-elle pas suffisamment intense ? Combien de temps nous faudra-t-il déployer notre prosélytisme pour que vous soyiez convaincus de la beauté d’un monde où se mêlent si harmonieusement "la liberté des hommes et la grandeur du commerce" ? Certes, quelques mauvais esprits, chez nous, s’obstinent à prétendre que toutes les bonnes choses si vantées par Rushdie et d’autres n’ont plus la moindre existence ; ou, du moins, qu’il ne s’agit plus là que de mots recouvrant des réalités métamorphosées, et qui mériteraient pour cette raison qu’on les assujettisse au plus sévère des examens. Et les mêmes se demandent effrontément ce que peut être encore « le sexe », par exemple, quand règnent ce qu’ils appellent des lois féministes répressives ; ou ce que pourrait bien être un "désaccord" lorsque l’Observatoire Universel de Surveillance des Pensées Divergentes est subventionné par tous les États de notre Archipel aux enfants ; et, de manière plus générale encore, ce que peuvent bien être les bonnes choses de la vie, et la façon de les célébrer par le langage, quand seuls s’expriment ceux qui paraissant s’être donné pour but de parler de manière encore plus bredouillante que Don Gusman Brid’oison dans "Le Mariage de Figaro" ("J’en-entends bien, vou-ous redemandez l’argent ?" "Oui, je suis de la-a Justice. Mais si tu dois, et que tu-u ne payes pas ?"), et, appliquant les règles burlesques de la parité jusques et y compris sur le plan grammatical ("nos sympathisant-e-s", "nos adhérent-e-s", "tout-e citoyen-ne", "la-e consommatrice-teur"), exigent avec un zèle accru que l’on étende au plus vite "la loi de 1992 sur le harcèlement sexuel aux collègues et non aux seul-e-s supérieur-e-s hiérarchiques". Lorsque l’Histoire s’en est allée, en effet, on doit bien constater que ce n’est plus elle qui bégaie mais les posthumains. Mais cette constatation elle-même ne doit pas nous entraîner au pessimisme. Car il ne reste plus rien ou presque des bonnes choses du monde ancien. De sorte que les nouvelles peuvent se parer des vieilles appellations sans crainte d’être soupçonnées de les avoir usurpées puisqu’il n’est plus possible de les comparer avec rien. C’est aussi la raison pour laquelle, de toutes ces transformations qui sont notre oeuvre, il a été décidé de longue date, chez nous autres Occidentaux, que nul n’aurait le droit de parler en tant que transformations, et cela est très sage. Dans cette voie, les dégâts que vous avez produits en un peu plus de deux heures à New York et à Washington nous aident, même s’ils nous révoltent aussi bien entendu. Ils permettent de ne pas débattre de la nature exacte de ce que vous avez détruit. De ce point de vue, nous sommes ravis de pouvoir si aisément vous faire porter le chapeau de tous les transformismes dont nous nous sommes montrés capables, et de façon accélérée, depuis quelques dizaines d’années. Nous n’avons certes pas ménagé nos efforts pour défigurer un univers que vous ne vous êtes donné que la peine de fracasser. Quelques rares écrivains de tous bords, et d’ailleurs avec des arguments variés, parfois même opposés, s’étonnaient depuis quelque temps déjà de tant de changements précipités. Ils s’étonnaient surtout parce que ces changements passaient pour le comble du naturel et du rationnel et que la possibilité même de les critiquer ou seulement de les observer se trouvait promptement empêchée par des lois votées chaque fois elles aussi en toute hâte. Jamais sans doute, en effet, on ne vit tant de mutations et tant de mesures destinées à rendre celles-ci incriticables. Cela se passait avant le 11 septembre. Cela se passera après. Rien n’est plus légitimement désagréable pour celui à qui il est tout "naturellement" en train de pousser une corne de rhinocéros ou encore une nageoire dorsale que de voir quelqu’un s’en étonner et le dire en toute simplicité. Ce métier d’étonnement que l’on a pu naguère pratiquer de diverses façons, en prose, en vers, en dialogues, en romans, en essais, en chansons et même parfois en films, est devenu des plus antipathiques au mutant contemporain, dont la mutation se réalise à l’ombre de l’Empire mondial technocratique, judiciaire et marchand, et qui a tout intérêt à ce que l’extension de celui-ci soit irréversible puisqu’elle le protège. C’est aussi dans ces conditions que nous avons résolu, dès le soir du 11 septembre, que c’était vous qui aviez changé le monde alors qu’il ne ressemblait déjà plus à rien de ce qui avait pu être connu il y a seulement une dizaine d’années. Mais il ne fallait surtout pas le dire. Et, de toute façon, grâce à vos incommensurables crimes, cela est devenu impossible.
Il faut au contraire faire croire, et de toutes les manières, que les singularités que nous avons partout entrepris d’anéantir, chez nous comme ailleurs, sont menacées par votre conspiration planétaire. Ainsi, lorsque nous ne reconnaissons plus notre monde, pouvons-nous prétendre maintenant que c’est à cause de vous, et n’avoir à rendre compte d’aucune des immenses ruines, certes moins directement abominables que les vôtres, mais beaucoup plus irréversibles, que nous avons accumulées. D’abord nous disons que c’est vous qui avez transformé un monde que nous avions rendu presque méconnaissable ; et ensuite nous nous déclarons les protecteurs émouvants de ce que nous avons changé sans que nous permettions que l’on parle de ce changement. Notre éloquence, à cet égard, ne connaît pas la fatigue. Elle permet de faire croire que nous représentons la paix, la tolérance, l’humanisme, la démocratie harmonieusement contrebalancée par le marché, autant de bonnes choses agressées lâchement le 11 septembre par votre "nébuleuse criminelle". »
Philippe Muray, Chers djihadistes
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15/04/2024
La tolérance, il y a des maisons de retraite pour ça
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« De votre Mal, comme toujours, sortira donc notre Bien. Car nous n’accouchons jamais de rien d’autre. Mais ce Bien est une maison assez large pour qu’après un certain nombre de convulsions supplémentaires encore incalculables vous veniez aussi l’habiter. Pour cela, il ne vous suffira que d’être enfin correctement oecuménisés, syncrétisés, pacifiés, de vous montrer prévisibles et raisonnables comme des Suédois, et de ne plus prêter l’oreille aux trompettes lugubres de votre apocalypse. Dès le 11 septembre, nos plus accommodants prêcheurs se sont bousculés pour rappeler que l’Islam est une religion de paix et de tolérance. Nous savons bien qu’il n’en est rien. Aucune religion vivante n’est une religion de tolérance, et votre Islam, hélas, est encore une religion un peu trop vivante. La tolérance, il y a des maisons de retraite pour ça. Nous ne demandons qu’à vous accueillir dans la nôtre. Les premières réactions du peuple afghan depuis votre débandade nous donnent à cet égard beaucoup d’optimisme pour la suite des événements, et nous en reparlerons : cette musique et ces cerfs-volants qui ressortent de la clandestinité nous paraissent d’excellent augure. C’est un premier pas. Il y en aura d’autres. Un jour, vous connaîtrez le plaisir de participer à nos longs travaux de sensibilisation et de prévention, à nos débats sur l’estime de soi et le respect d’autrui, à nos commissions d’accès à la citoyenneté et à la parité. Un nouvel Islam, alors, sera né, que nous pourrions d’ores et déjà appeler "Islam pluriel", car il aura triomphé de vos mauvais génies.
Pour en revenir à Halloween, à peine avons-nous renoncé, mais avec regret, à pendre des squelettes aux fenêtres et à planter des tombes en carton au milieu des jardins. Dans plusieurs villes américaines, les autorités scolaires rédigèrent une circulaire suggérant que les enfants choisissent des costumes "positifs" pour festoyer. Vérifiez par là, chers djihadistes, combien nous sommes blindés. À toute autre civilisation que la nôtre, ce que nous appelons positivité aurait fait dresser les cheveux sur la tête. Mais nous autres Occidentaux nous sommes donné jusqu’aux moyens de faire taire ceux qui oseraient encore noter que nous vivons dans un film d’épouvante. Et vous nous apportez l’occasion, depuis votre hideux 11 septembre, grâce au film d’horreur que vous nous avez imposé, de les museler catégoriquement en les traitant d’anti-humanistes ; et de les rendre, s’ils osaient encore ouvrir la bouche, complices de ce "vaste camp des nostalgiques d’un ordre communautaire où l’individu ne s’appartient pas" dont vous êtes devenus l’avant-garde infâme, comparée à notre Jardin d’Éden rempli "d’humanistes qui persistent à vouloir accoucher, non sans douleur, d’une société d’individus autonomes, responsables et solidaires".
Ne trouvez-vous pas remarquable, chers djihadistes, que la question de respecter ou non cette fête, quelques jours après vos attentats, ait été si gravement débattue chez nous ? Certes, elle l’a été prioritairement aux États-Unis. Mais cet important problème, sous des formes diverses, a au fond remué toutes les contrées de notre festivo-sphère, que vous identifiez en général au monde des "infidèles" ou à l’Occident "mécréant", et que vous imaginez en proie à un complot "judéo-croisé" alors qu’il s’agit tout simplement de l’île aux enfants. Et, en fin de compte, il a été résolu que l’Amérique "devait continuer à être l’Amérique", ainsi que l’a déclaré le chef de la sécurité intérieure de l’Amérique : ce qui indique aussi que ce pays ne s’imagine pas tous les jours en statue de la Liberté, et ne s’identifie pas seulement aux tours de Manhattan, mais qu’il se fantasme d’abord en sorcière à chapeau pointu en train d’agiter un balai et de danser une danse macabre.
Seule a été déconseillée un peu partout la fameuse coutume du "Trick or treat", qui fait la délectation des enfants lorsque, de nuit et déguisés, ils vont de maison en maison et réclament des bonbons sous menace de mauvaises farces. "Trick or treat" ? Un sort ou une friandise ? A-t-on cherché à supprimer cette pratique parce qu’elle rappelait un peu trop ce que les Afghans vivaient tous les jours au même moment à cause de vos sinistres menées : un tapis de bombes ou des rations alimentaires ; un missile intelligent ou du beurre de cacahuète ; un Tomahawk ou un colis de raisins secs et de pâtes de fruits ; un B52 ou un avion-cargo rempli de plats cuisinés empaquetés dans des sacs jaunes frappés du drapeau américain ; une bombe à fragmentation ou deux mille deux cents calories ? Farces ou attaques ? À vrai dire, la chose est de peu d’importance. Seul compte que notre autorité se déploie désormais de cette façon. C’est la raison pour laquelle notre système si innovant peut être défini comme un despotisme tempéré par la joie. Les plus efficaces de nos bonimenteurs vont répétant que "le monde ne sera plus jamais le même après le 11 septembre", mais c’est pour masquer qu’il n’est plus le même depuis un temps beaucoup plus considérable ; et que tout l’édifice humain repose désormais essentiellement, une fois encore, sur le respect de la joie. L’appel à cette joie en tant que fondement d’un nouveau Contrat social, expression d’une volonté générale et d’une nouvelle vision du monde, peut paraître dérisoire à un regard superficiel ou à une conscience résolument hostile. Il n’en annonce pas moins le nouvel ordre des choses, et une nouvelle conception du monde parfaitement objective. C’est la nôtre, en tout cas, et elle a vocation à devenir celle de tous. Respectez la Gay Pride, aurait aussi bien pu crier notre ministre de la Jeunesse et des Sports le soir du match France-Algérie. Respectez Halloween. Respectez nos loups-garous, nos fantaisies potagères et notre hémoglobine. Respectez les destructions touristiques par lesquelles un univers, peu à peu, se substitue à l’autre. »
Philippe Muray, Chers djihadistes
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11/04/2024
Ne contrariez pas ce mouvement, il vous broierait
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« Au fond, nous vous envions. Vous avez tout à découvrir. À commencer par cette égalité, que l’on qualifie généralement d’ "idéal", et qui est en réalité une occupation parfaitement concrète et qui dévore le plus clair de notre temps. Comme nous, elle vous absorbera un jour si complètement que vous en oublierez votre guerre sainte.
Ce n’est d’ailleurs pas qu’une occupation. C’est une passion et c’est une rage. Elle rend notre existence aventureuse, sensationnelle et magnifique. De tous côtés, dès le matin, on court, on se bouscule, on proteste ; on vérifie au centime près, chez les coiffeurs, les différences de tarifs entre les coupes de cheveux des petits garçons et celles des petites filles. Il n’y a pas de tracas négligeables. On épluche pendant des mois images télés, photos, couvertures des quotidiens nationaux et régionaux, propos rapportés, mentions diverses, et, de cet examen minutieux, on conclut à la sous-représentation des femmes dans les médias : dix-huit pour cent seulement (encore n’apparaissent-elles, dans vingt et un pour cent des cas, que comme "femme de" ou "mère de", là où l’homme n’est "mari de" ou "père de" que dans quatre pour cent des cas). On s’indigne de ce que le partage des tâches domestiques, à en croire les plus pointilleux de nos statisticiens, n’ait pratiquement pas évolué en quinze ans, hormis les huit minutes trente-neuf secondes supplémentaires que les mâles daignent consacrer aux corvées ancillaires. Où irait-on sans ce genre de soucis ? À quelle gabegie indescriptible ? Et que dire de l’ "image" de l’homosexuel dans la fiction télévisée ? Est-elle bonne ? Est-elle mauvaise ? Est-elle réductrice ? Y a-t-il matière, là aussi, à légiférer, comme dans le domaine des propos machistes véhiculés par les médias ? Sans doute. Mais à condition de savoir que même l’arsenal juridique le plus contraignant ne résoudra pas l’ensemble du problème. Ce qui nous laissera bien du pain sur la planche. Et beaucoup de nouveaux chevaux de bataille à enfourcher. Et encore d’innombrables manifestations "insidieuses" d’androcentrisme à détecter. Tellement insidieuses, d’ailleurs, qu’elles ne se connaissaient pas elles-mêmes, ces manifestations, avant qu’on ne les repère. Qu’elles sont toutes surprises, à chaque fois, de se découvrir telles. Toutes confuses et décontenancées. Qu’elles en rougissent affreusement. Qu’elles présentent leurs excuses. Qu’elles demandent pardon. Qu’elles s’effacent. Qu’elles s’abîment.
Chers djihadistes, cette tendance est irrésistible, et son ampleur en accroissement perpétuel. Car chaque inégalité résorbée en fait naître sur-le-champ de nouvelles. Tandis que chaque démenti d’arrière-garde infligé par hasard ou par imprudence à notre passion de l’égalité en redouble l’énergie, en même temps qu’il nous permet de nous croire solitaires dans une lutte héroïque. Et tant qu’il demeurera un seul brin d’herbe plus haut que l’autre, et tant que nous pourrons repérer une seule petite différence, une seule discrimination affectant le setter écossais ou le gypaète barbu, croyez bien que cette activité haletante qui fait de chacun de nous un juge (ou, du moins, un rapporteur de loi éventuelle) ne nous laissera aucun répit.
Ne contrariez pas ce mouvement, il vous broierait. L’Histoire, que nous avons de bonnes raisons de juger conclue, ne s’accélère pas comme le disent parmi nous beaucoup d’imbéciles indispensables. Ou plutôt, en se retirant, elle nous a laissé l’accélération, et elle seule. Le temps tourne en roue libre et revient sur lui-même et travaille pour nous. Il faut qu’à la disparition du devenir logique se substitue une effervescence de surface qui masque cette disparition en même temps qu’elle camoufle nos démolitions. C’est pourquoi les nôtres dureront encore, et produiront leurs effets, quand les vôtres seront même oubliées. C’est qu’elles viennent de plus loin, malgré les apparences. Vous n’invoquez, pour justifier votre fanatisme sanguinaire, que les pures origines de l’Islam, la restauration du califat et le projet sans nul doute excessif d’imposer à toute l’humanité un gouvernement fondé sur la "charia" ; mais votre système, une fois encore, n’a qu’un défaut : il ignore l’Histoire. Vous omettez le processus qui a transformé la nature en homme, et vous ne pouvez donc pas davantage envisager le processus inverse, de transformation de l’homme en nature, que nous avons enclenché, dont la réalisation concerne elle aussi la planète entière, et qui réussira là où vous échouerez, dussions-nous y passer un siècle ou davantage. Il faut du temps pour défaire un monde. Presque autant que pour le faire. Et, dans cette entreprise, nous ne reculerons pas.
Votre monstruosité, le 11 septembre, nous a surpris. Elle nous a même stupéfiés à un point tel que nous avons d’abord eu l’impression que vous débarquiez de beaucoup plus loin que le système solaire. Pour autant, nous n’avons rien eu de plus pressé que de vous ramener à du connu, notre connu. Ce connu lui-même présente toutefois la particularité de nous être, à nous-mêmes, largement inconnu. Les mots nous manquent encore pour le définir dans toutes ses parties. La plus grande nouveauté de notre monde, en effet, est qu’il nous est devenu étranger à mesure que nous le fabriquions, et que nous en parlons comme s’il nous était toujours familier.
L’enjeu, dans de telles circonstances, consiste à faire semblant de n’avoir rien remarqué, et à considérer nos pires bizarreries comme la continuation d’une vie quotidienne presque inchangée depuis la nuit des âges. C’est ainsi, chers djihadistes, vous l’aurez noté, que vos premiers assauts ne nous ont pas empêchés de fêter Halloween. N’importe qui d’autre que nous se serait dit qu’en pleine actualité d’horreur il était urgent de renoncer à nos morts-vivants de bazar, à nos toiles d’araignées, à nos monstres et à nos citrouilles. De tels accoutrements, au surplus, ne faisaient-ils pas double emploi avec ceux des braves gens qui, au même instant, déguisés en bacilles filtrants, s’employaient à décontaminer un courrier que l’on supposait bourré de vos bactéries ? Après quelques réticences de pure forme, néanmoins, il a été décidé que l’on continuerait à se faire peur, quoique avec modération, et que l’impératif festif, que nous autres Occidentaux identifions de longue date avec l’impératif moral, et qui est même devenu tout récemment, grâce à vous, une des expressions majeures du patriotisme, devait continuer à triompher. Il y eut, certes, des hésitations. "Bien sûr on a envie de faire la fête, témoignait par exemple cette mère de trois enfants. Mais on ne sait pas trop ce que l’on doit faire. L’année dernière, mes enfants se sont baladés un peu partout pour récolter des bonbons mais, cette fois, j’ai peur qu’ils soient contaminés par la maladie du charbon ou quelque chose d’autre. Alors, je leur ai dit que j’irais avec eux et qu’on frapperait seulement chez les gens que l’on connaît." Ce qui emporta toutefois la décision de célébrer Halloween coûte que coûte, dans le Nouveau Monde bien entendu mais aussi sur le Vieux Continent, peut être résumé par la déclaration d’un gamin à la télévision : "Mes parents ont peur mais moi je veux jouer." Nous voulons tous jouer, chers djihadistes, même si nombre d’entre nous ne sont plus des enfants, du moins en apparence. Et lorsque, pour parler d’un beaucoup plus petit pays que l’Amérique, des centaines de jeunes Franco- Algériens, au Stade de France, en octobre, acclamèrent l’Algérie, sifflèrent "La Marseillaise", envahirent la pelouse et bombardèrent de bouteilles les sommités présentes ce soir-là, tout ce que notre ministre de la Jeunesse et des Sports trouva à jeter comme cri du coeur aux hordes qui perturbaient le match de football fit un écho spontané à l’aveu du petit garçon américain qui voulait jouer : "Respectez la joie !" lança dans un micro, et d’ailleurs en pure perte, ce remarquable ministre. Car nous ne pouvons plus rien respecter d’autre. Nous ne pouvons plus rien brandir comme trésor propre, comme notre propre à nous, et comme ce que nous voulons que soit le propre de toute la nouvelle humanité à venir, que cette "joie" dont nous implorons maintenant qu’on la respecte. Et dont nous entendons que tous se plient aux contraintes qu’elle suppose.
Bien sûr, il ne s’agit nullement, et il ne s’agira plus jamais, de joie "réelle". L’énergie en est perdue depuis des éternités et nous ne l’ignorons pas. S’il s’agissait de joie « réelle », d’ailleurs, il n’y aurait aucune raison de la respecter. Rien de ce qui existe n’a besoin de respect. Rien de ce qui appartient à la réalité n’est passible de cette protection. Si la joie doit être respectée, désormais, c’est qu’elle n’est plus de ce monde, et que lui-même ne se ressemble plus. C’est une joie parfaite, arrivée à un point d’accomplissement tel qu’elle n’a plus d’antagoniste elle non plus, qu’elle ne peut plus et qu’elle ne doit plus en avoir. Elle a même pour ainsi dire absorbé la peine ou le chagrin, lesquels étaient légitimement, eux, susceptibles de respect. En mangeant littéralement la peine ou le chagrin, elle s’est intégrée par la même occasion le respect qui ne lui était pas dû. Par le rituel que celui-ci implique, elle parvient à faire oublier qu’elle n’existe plus puisqu’elle ne relève plus d’aucun imprévisible, puisqu’elle n’annonce plus l’irruption d’aucune violence non calculée, et qu’on ne peut plus rien lui comparer.
Cette joie dont nous réclamons à si hauts cris qu’elle soit respectée est une joie de seconde main, une fiction de remplacement dont le peu de puissance "actuelle" ne peut être compensé que par le respect dont on demande qu’elle soit entourée. Mais s’il faut absolument qu’elle soit enveloppée de respect, et s’il faut que l’on respecte Halloween au même titre que bien d’autres manifestations de notre temps, c’est qu’il s’agit à nos yeux de "victimes" en puissance. Chers djihadistes, notre monde victimiste et victimophile a réussi l’exploit de faire de la joie une victime de plus, et peut-être la plus importante, après tant d’autres par nous préalablement recensées et désormais sacrées. Ce qui signifie aussi que nous nous employons à la placer, légalement et constitutionnellement, à l’abri des propos ou des actes offensants, et, de manière plus générale, hors de portée de l’esprit critique et de ses malfaisances. Voyez-vous le pas de géant que vous venez de nous faire franchir, certes bien involontairement, dans ce domaine aussi ? Nous autres Occidentaux peinions depuis déjà un certain temps à placer la fête, où se matérialise sous des espèces jubilatoires l’ordre hégémonique que nous entendons imposer (lequel, par ailleurs, et sur d’autres plans, s’appelle "Marché universel" ou "Tribunal pénal international") sous le sceau du sacré. Les désastres que vous avez provoqués le permettent enfin. Ils sont également prometteurs de tout un ensemble de nouvelles lois répressives dont nous nous délectons par avance. »
Philippe Muray, Chers djihadistes
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10/04/2024
Contraire à nos tendances à l'idylle
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« Car nous ne pouvons pas croire "en même temps" à deux choses aussi contradictoires que l’ancien monde réel et notre nouveau monde onirique. La réalité telle que vous avez le malheur de la concevoir encore impliquait des renoncements dont nous sommes bien heureux de nous être débarrassés. Par la même occasion, nous autres Occidentaux sommes devenus allergiques à l’Histoire, réfractaires à la chronologie et hostiles à la topographie. L’état civil lui-même commence à nous taper sur le système, pour ce qu’il est contraire à nos tendances à l’idylle, et il ne faudrait pas grand-chose pour que nous ne nous déplacions plus que dans un univers peuplé de Chats Bottés, de Riquets à la houppe, de Petits Poucets, de Chaperons Rouges et de Cendrillons. Nous y arriverons. De cela aussi, d’ailleurs, nous avions commencé à nous occuper, peu avant que vous ne veniez mettre du désordre dans notre remue-ménage, en faisant inscrire dans la loi le droit pour la mère de donner son nom aux enfants au même titre que le père. Il va de soi que cette assomption du matronyme n’est qu’une étape sur le chemin de la disparition ou de l’interdiction du patronyme ; et ce n’est aussi qu’un premier pas sur la route de l’effacement de tous les "nymes". La dissociation du nom et de la filiation est, dans ce domaine, le but que nous poursuivons. Mais il faudra "aller encore plus loin" et, pour commencer, se demander pourquoi les enfants seraient la propriété de leurs parents. Nous aimons énormément aller encore plus loin. C’est une de nos occupations les plus appréciées. De mauvaises langues prétendent qu’elle emplit en nous quelque "vide intérieur" qui va grandissant et dont les conséquences se révèlent chaque jour un peu plus dangereuses. Mais ces mauvaises langues ne sont guère écoutées. Elles sont même inaudibles parce que c’est toujours en nous "dévouant à une cause" que nous allons plus loin. Et qu’ainsi la virulence de nos déprédations se met hors de portée de toute critique. Elle devient même irrepérable sous le brouillard des intentions.
Chers djihadistes, toutes ces anecdotes vous apparaissent certainement de peu d’importance ; et même, d’une certaine façon, triviales ou ridicules. Et en effet, dans un sens, elles ont été choisies au milieu de l’abondante chronique du temps pour leur peu de poids manifeste. Elles sont cependant révélatrices de ce que, pardessus tout, nous autres Occidentaux aimons dormir debout : c’est notre façon d’être éveillés. Cette disposition ne va pas de soi. Elle demande à être illustrée par de nombreux épisodes de l’existence concrète et par leur examen attentif, qui ne semblera disproportionné qu’à ceux qui ne s’étonnent jamais de rien. Au surplus, et puisque après quelques jours de sidération il a été décidé, chez nous, que la vie continuait, il convient de préciser ce qu’est exactement cette vie, et de quoi elle est faite. On peut donc noter que dans la semaine qui a suivi vos exécrables raids, nous nous sommes empressés de revenir aux choses sérieuses, c’est-à-dire au développement de notre conte de fées. Il y avait urgence à retrouver la véritable terre ferme des mirages. Dans ces heures tragiques, et tandis que les ruines de Manhattan fulminaient toujours, on pouvait donc tout de même recommencer à se réjouir en apprenant par exemple que "l’être connectif" allait remplacer avantageusement notre "petit moi", ainsi que le détaillait un de nos ductiles sociologues. Et celui-ci se félicitait de ce que le "réseau" était en train de devenir "un prolongement de nous-mêmes", que toute "simulation" était à présent "crédible", que notre "multisensorialité récupérée" faisait du "numérique le nouveau sens commun", mais que notre corps, dans ces nouvelles conditions, continuait à être un "interface de choix". Et, concluait-il : "Les connectés sont mieux armés que les autres, ils ont un rapport direct avec la globalisation." Non sans ajouter aussi que depuis vos "attentats hyperterroristes", ainsi que nous avons résolu de les appeler, "le globalisme s’impose comme l’obligation de repenser le monde".
Chers djihadistes, il est nécessaire que vous vous mettiez dans la tête cette vérité sans précédent : tout ce qu’il reste encore d’actif sur nos continents complote jour et nuit à perdre ce qu’il reste encore d’être humain ; et même, plus personne ne peut être payé s’il lui vient l’idée saugrenue de se livrer à une autre tâche. Notre société ne salarie que cette besogne. La dévastation de l’ancienne raison est une commande sociale. Ce travail, qui aurait semé l’épouvante dans l’humanité des temps héroïques, est accueilli désormais avec des cris de joie.
Chevauchant vos éléphants de fer et de feu, vous êtes entrés avec fureur dans notre magasin de porcelaine. Mais c’est un magasin de porcelaine dont les propriétaires, de longue date, ont entrepris de réduire en miettes tout ce qui s’y trouvait entassé. Ils ne peuvent même survivre que par là. Vous les avez perturbés. Vous êtes les premiers démolisseurs à s’attaquer à des destructeurs ; les premiers Barbares à s’en prendre à des Vandales ; les premiers incendiaires en concurrence avec des pyromanes. Cette situation est originale. Mais, à la différence des nôtres, vos démolitions s’effectuent en toute illégalité et s’attirent un blâme quasi unanime. Tandis que c’est dans l’enthousiasme général et la félicité la plus pimpante que nous mettons au point nos tortueuses innovations. C’est aux applaudissements de tous, par exemple, qu’ici nous machinons le nouveau "livret de paternité" (" 'Ce livret est pour vous, le père. Vous aussi, à votre manière, vous le mettez au monde. Il souligne votre place et votre rôle' : voici ce que les pères vont pouvoir lire, signé Ségolène Royal, ministre déléguée à la Famille, en préface du tout nouveau livret de paternité. Un guide concocté par ses services et qui devrait remettre progressivement les yeux en face des trous des heureux pères qui planent le lendemain de la naissance de leur enfant'), ou que nous faisons un triomphe à l’utile film "Chaos", dont la fabricante ne se borne pas à répéter partout qu’il "déplaira aux machos, aux proxénètes et aux intégristes" (il va de soi qu’avec les machos et les proxénètes vous constituez la majorité du public de ce spectacle), mais délivre aussi et en clair (quoique sous la forme chez nous parfaitement codée de la rébellion de confort ou de l’iconoclasme en charentaises) le message bucolique essentiel de ces temps d’euphorie : "Tous mes films sans exception parlent du patriarcat et de sa destruction, seule évolution possible pour l’humanité, dans le sens où ce système détruit toute l’humanité." Nous n’avons, en effet, plus rien de commun avec les anciennes contraintes du principe de réalité. Et si ne se trouve, dans cet attendrissant charabia tombé goutte à goutte d’une de ces cervelles dévastées comme nous les apprécions, pas le moindre mot auquel puisse être attribué un sens "quelconque", vous imaginez bien que ce n’est pas non plus pour nous déplaire. Par la même occasion, il vous sera loisible de constater une fois encore que nos démantèlements sont tout de même un peu plus subtils que vos saccages. Ne serait-ce qu’en ceci : ils ne rencontrent, eux, que des approbations ; ou les tremblants silences des derniers agnostiques. Par rapport à nous, vous n’êtes que des saboteurs maladroits et, au bout du compte, même de votre point de vue, inefficaces.
Vous compromettez, avec vos destructions, nos déconstructions. Vous intervenez, avec vos anéantissements, contre nos néantisations. Vous faites double emploi. Vous menacez nos vies humaines, mais c’est déjà l’au-delà de l’humanité dans lequel nous nous situons et dont nous avons entrepris d’accélérer l’avènement. Il serait léger, au surplus, d’imaginer que celui-ci ne vous concerne pas autant que nous. Vous voulez notre mort. Vous le dites et vous le répétez sur tous les tons. Mais cela est vrai aussi dans un autre sens que celui auquel vous pensez actuellement. Vous cherchez bien entendu notre mort physique. Mais vous voulez également autre chose de plus mystérieux, et qui vous reste pour le moment inconnu : vous désirez accéder vous aussi à cet état de mort historique et néanmoins active vers lequel depuis des siècles nous tendons et que nous sommes sur le point d’atteindre. Sans le savoir encore, chers djihadistes, c’est ce que vous avez avoué, le 11 septembre, de manière obscure et sanglante, à bord de vos Boeings fous, lorsque du fin fond de votre histoire qui ignore si rigidement l’Histoire, et qui ne peut qu’ignorer que cette Histoire est terminée, vous êtes venus chercher l’obstacle d’une contradiction qui est pour vous un exotisme. Si convaincus que vous ayez pu être de "tout ce que Dieu a promis aux martyrs", si persuadés que vous demeuriez de pourfendre les "alliés de Satan" et les "frères du diable", si décidés que vous soyez, avec l’aide du Prophète (paix sur lui), à faire trembler la terre sous nos pieds, ce ne sont que nos décombres "construits" que vous rencontrez. Et il serait temps que vous en tiriez la conclusion que vous ne provoquerez jamais autant de dégâts chez nous que nousmêmes. À cette différence près, une fois de plus, que vous serez traqués, pour vos exactions, aux quatre coins du monde, quand pour les nôtres nous ne rencontrons, nous autres Occidentaux, que louanges et soutiens.
Il ne vous reste plus qu’à vous intégrer au processus que nous avons engagé et auquel vous n’avez pu que donner encore un peu plus d’élan, quoi que vous pensiez l’enrayer. Vous puiserez à la longue dans ce ralliement des satisfactions qui surpassent de loin celles de votre harassant "Djihad pour la cause de Dieu". Il est bien d’autres causes, d’ailleurs, plus immédiates et gratifiantes que la cause de Dieu. En réalité elles sont innombrables et inépuisables. Nous les appelons généralement "luttes" (pour la citoyenneté, contre l’homophobie, la xénophobie, le patriarcat, etc.), et l’avantage, à la faveur de celles-ci, vient de ce que l’on trouve toujours à nourrir son ressentiment, ainsi qu’à étancher ce besoin de reconnaissance qui nous tenaille tous depuis le commencement des temps mais qui a pris de nos jours, et chez nous, une forme très particulière. Le ressort en est la "surenchère" illimitée, et vous ne tarderez pas à en constater les agréments, ainsi que le bonheur qu’il y a à tout désintégrer en pleine légitimité. Par là, vous ressentirez comme il est bon de passer son temps libre à demander réparation en justice pour ses propres turpitudes ; ou de faire inscrire dans la loi ses moindres caprices ; d’obtenir que des tribunaux déclarent un cigaretier coupable de ne vous avoir pas correctement informé des dangers que vous encouriez en fumant ; de remplir le monde de vos clameurs pour que le phallocentrisme soit réprimé comme il le mérite, pour que les malentendants sortent du placard, pour que les aveugles s’expriment, pour que l’on fixe des quotas d’embauche concernant les minorités, pour que l’hétéroparentalité soit susceptible d’une sanction juridique, pour que soit légalisée la délation de précaution en matière de pédophilie, et pour que le devoir de mémoire se retrouve élevé au rang de culte officiel.
Vous militerez pour les "cultures croisées". Vous danserez devant les Rembrandt. Vous adorerez fréquenter des "espaces décloisonnés". Vous manifesterez votre enthousiasme pour une implication accrue des hommes dans le travail domestique. Vous bénéficierez de "chèques-culture". Au besoin revendiquerez-vous votre bisexualité, ou plus exactement votre identité mixte, qui reste un continent encore trop inexploré.
Vous apprendrez les infinies délices de la repentance, qui est un nom sublime pour désigner et encourager la destruction de tout le passé.
Vous vous occuperez du sens de la justice chez les grands singes, de la transmission de l’information chez les dauphins et de la perception des valeurs éthiques fondamentales par la femelle bonobo. Vos recherches vous permettront-elles de démontrer qu’existe chez les mandrills une connaissance intuitive de l’impératif catégorique kantien ? On peut l’espérer.
Un jour, vous vous surprendrez à grimacer en entendant des mots comme "autrefois", "hier" ou "nostalgie", tandis que "mouvement" ou "positivité" susciteront de votre part un prompt sourire d’adhésion.
Vous commencerez à regarder l’avenir en rose.
Beaucoup plus tard, et constatant que vos muezzins ne sont jamais des femmes, vous pourrez vous divertir en portant plainte pour discrimination sexuelle à l’emploi dans les minarets.
Vous vous poserez aussi la question de savoir si l’inceste ne serait pas un tabou répressif, une idée périmée, un modèle normatif se faisant passer pour une évidence anthropologique, et en tout cas un préjugé à liquider.
Vous serez mûrs alors pour notre ordre nouveau, où la prolifération des technologies ne doit pas vous abuser : il s’agit bien d’un retour très spécial à l’état de nature, d’où toute possibilité de négation est en voie d’être bannie.
En cela d’ailleurs, et pour une fois, certaines dispositions de votre religion devraient vous aider dans ce cheminement salutaire puisque vous ne reconnaissez pas le péché originel dont le fardeau a si douloureusement pesé sur nous et dont nous sommes en train d’arracher, pour ce qui nous concerne, les dernières racines bibliques. À ce travail d’évacuation de la part d’ombre ou de la négativité, sans doute même pourrezvous apporter un concours original.
Vous n’en êtes pas là. Vous en êtes encore loin. La question brûlante du "moral des ménages" n’est pas encore devenue l’un de vos tourments principaux. Le problème de savoir si nous devons craindre dans les mois qui viennent un fort recul de la consommation, ainsi qu’une chute des investissements des entreprises, ne vous empêche pas de dormir. C’est très regrettable. L’éventualité d’adopter une loi réprimant le sexisme dans les médias ne vous fait pas vibrer. C’est un tort. Il va falloir que vous appreniez à mieux placer vos plaisirs. »
Philippe Muray, Chers djihadistes
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09/04/2024
La postvie avait repris ses droits et son intraitable bonhomme de chemin
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« C’est bien à tort que vous vous courroucez de notre libéralisation des moeurs et de nos progrès remarquables dans la réduction des inégalités sexuelles (car nous savons que ce n’est pas le système industriel et les échanges marchands qui vous horripilent d’abord, même si nous le faisons écrire à longueur de pages par nos plus diligents analystes ; nous n’ignorons pas que c’est "contre cela", "Loft Story" ou Catherine Millet, que vous avez fait tomber nos châteaux de cartes). Toutes ces fructueuses avancées n’auraient pu avoir lieu sans un effacement salutaire de ce que l’on appelait encore, il y a si peu de temps, la séduction ou le charme. De sorte que notre obscénité, visible en effet, n’est que publicitaire, et que notre dévergondage n’est que de surface ; et que, là encore, vous surestimez grandement le contenu de ce qui est montré.
Vous en éprouvez un échauffement qui vous passera au fur et à mesure que vous vous alignerez sur nos positions. Ce sont les meilleures puisque, de la vie sexuelle, il ne reste que les "images" ; ainsi qu’une "guerre des sexes" sans cesse et savamment réenvenimée, et qui est principalement une guerre d’usure menée contre la division du féminin et du masculin. Nous n’avons entrepris, d’ailleurs, de domestiquer la planète que dans le but de lui apprendre à se débarrasser de l’ancien fardeau de la libido (et nous appelons cette opération "dépassement des dominations sexuées"). L’aventure est hardie et elle peut prêter à confusion parce qu’elle semble au contraire emprunter les voies d’une débauche sans frein, mais il s’agit bien d’éliminer celle-ci, au bout du compte, comme il s’agit d’effacer toute altérité, et de convertir les provinces de la Terre à notre positivité sans autre et sans échappatoire. Comme par un fait exprès, les régions retardataires dans ce domaine, donc toujours et encore trop sexuées, sont aussi celles qui se montrent allergiques à nos droits de l’homme et à notre économie. C’est pour cela que nous nous attaquons à elles. Nous vaincrons parce que nous sommes les plus faibles, bien évidemment ; mais nous vaincrons aussi parce que nous sommes les moins érotiques.
Nous autres Occidentaux n’avons guère de temps à perdre avec vous. Il est urgent que nous poursuivions, en dépit de vos sombres menées, nos destructions lumineuses, et que nous continuions à en développer l’immense chant épique. Nous ne pouvons pas arrêter une seule minute de faire péricliter la raison. Le démantèlement programmé de l’ancien patriarcat et la reconduction définitive du monde au jardin d’enfants sont deux de nos buts essentiels. Et ils sont presque atteints. Quelques jours après votre funeste 11 septembre, un de nos hebdomadaires les plus versés dans le modernisme onctueux détaillait avec gourmandise les charmes des individus des nouvelles générations, baptisés "kidultes" ou "adulescents", qui "se passionnent pour Harry Potter et pleurent devant la bonne fée Amélie Poulain", qui "redécouvrent les doudous et les peluches", "organisent des parties de Monopoly autour d’un bon gros chocolat chaud" et se donnent rendez-vous à des "Gloubiboulga Nights" où ils peuvent revoir "les dessins animés de leurs tendres années". De tels divertissements ne sont-ils pas mille fois préférables à vos rêveries barbares ? Et ne démontrent-ils pas que notre sexe des anges a l’avenir pour lui ? L’identification de toute tendance régressive à la modernité est une de nos plus belles réussites. "On fait la fête, on pense à rien, c’est le pied", confiait aussi au journaliste une de ces "adulescentes" : il est en effet capital, chez nous, de "penser à rien" et de trouver que "c’est le pied". Durant quelques jours, vous nous avez empêchés de penser à rien. Nous ne vous le pardonnons pas. Nous aurons du mal à l’oublier.
Cependant, nous nous sommes vite ressaisis. Nous n’avons même pas eu besoin d’une semaine pour retrouver les bonnes ornières du nouveau monde irréel et rattraper le fil du grand feuilleton de soumission idyllique, de contrôle volontaire et de rééducation décapante dans lequel nous étions plongés quand vous nous avez interrompus.
Nous ne sommes certes pas retournés à "Loft Story" ni à Catherine Millet, lesquels, entre-temps, avaient attrapé un coup de vieux bien excusable ; mais nous nous sommes tout de même dépêchés de revenir aux affaires importantes. C’est ainsi que dans un autre de nos organes de presse les plus représentatifs, et alors qu’aux autres pages les ruines du World Trade Center fumaient encore, une journaliste spécialisée dans ces innovations "sociétales" par lesquelles, entre autres, s’accomplit le nouveau dressage, faisait part de son ravissement ; et informait que tout n’est pas si noir ici-bas. "La justice accouche de l’homofamille", s’enthousiasmait-elle, à si juste titre, et avec un à-propos admirable. Et, nous entraînant à travers les allées enchantées de l’avenir, elle poursuivait : "Sans tambour ni trompette, la justice française a donné naissance à la première famille homosexuelle. Le 27 juin, le tribunal de grande instance de Paris a permis à une femme d’adopter les trois enfants mineurs de sa compagne. Le bon sens et la réalité l’ont emporté sur ce qui semblait inconcevable : donner deux filiations maternelles à ces fillettes conçues par IAD (insémination avec donneur anonyme), élevées par ces deux femmes." En effet, comme on le voit, le bon sens et la réalité l’avaient emporté. Et, tandis que l’on commençait à ramasser des bouts de corps humains dans les décombres de Manhattan, Alice au Pays des Merveilles continuait à nous éblouir avec son conte bleu : "Giulietta, sept ans, Luana, quatre ans, et Zelina, deux ans, ont désormais deux parents de même sexe. Elles s’appellent désormais officiellement Picard-Boni, elles sont juridiquement les petitesfilles des parents de Caria, 'Mammina'. La vie de famille ne va pas changer. Dès les naissances des petites, Caria et Marie- Laure se sont toujours présentées comme parents, à la crèche, à l’école, dans le voisinage. Elles ont toujours signé à deux tous les documents administratifs, se sont investies indifféremment dans la crèche parentale, aux réunions de parents d’élèves."
Et, tandis que notre excellent Bush se préparait à contreattaquer, et que votre effrayant Ben Laden mijotait au fond de quelque grotte de nouveaux plans démoniaques pour faire exploser une planète qui s’y entend très bien toute seule, Blanche-Neige, chez nous, persistait et jouissait : "La consécration du tribunal est un immense bonheur : 'Je n’ai jamais supporté que Caria n’ait aucun lien de parenté, alors que, sans elle, ces enfants ne seraient pas là. Pour moi, il s’agissait d’une injustice intolérable. J’avais tout, elle n’avait rien. […] Mes parents ont pleuré lorsqu’on leur a envoyé les nouveaux actes de naissance.' "
Bien d’autres personnes pleuraient, au même instant, à Washington ou à New York, et pour de tout autres motifs, car il n’y avait alors que quatre jours que vous aviez frappé ; mais chez nous la postvie avait repris ses droits et son intraitable bonhomme de chemin. Et l’ancien monde réel que vous aviez si injustement ramené au milieu de nous reculait de nouveau jusqu’à retrouver son véritable rôle, qui est de se tenir derrière le décor. »
Philippe Muray, Chers djihadistes
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08/04/2024
Ce qui s’étend c’est notre système planétaire sans contrepartie
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« Vous surestimez grandement les enjeux de la bataille où vous vous êtes lancés tête baissée. Vous paraissez les premières victimes de notre propagande. Vous croyez que vous vous attaquez à une civilisation et à ses tendances profondes, sécularisantes, séduisantes, désacralisantes, obscénisantes et marchandisantes. Vous vous trompez de moulins à vent. Il n’y a pas de civilisation. Vous accordez une bien trop grande confiance, même pour le haïr, au discours commun de nos porte-parole innombrables, politologues, chroniqueurs, commentateurs et observateurs, qui disent, et ne disent pas, que nous sommes plongés dans une "guerre des mondes". Il n’y a plus de monde. Le terme de "mondialisation" lui-même est chargé d’escamoter cette disparition. Ils racontent aussi, nos charmeurs de serpents, et nous y reviendrons, que l’Histoire se poursuit, mais il n’y a plus d’Histoire ; ou, du moins, l’Histoire elle-même a cessé de produire de l’Histoire : elle produit de l’innocence, notre innocence, et elle ne produit plus que cela. À trop croire à notre pouvoir, vous avez fini par vous convaincre que nous existions. Vous éclairez vos lanternes avec nos vessies. Vous vous précipitez contre les miroirs aux alouettes et les panneaux consolateurs que nous avons nous-mêmes édifiés pour notre usage interne, et vous y mettez cette énergie irréfléchie qui vous possède lorsque vous foncez sur nos tours aux commandes d’avions bourrés de kérosène. Mais nous savons, nous, que cette civilisation présente, que nous nous obstinons à appeler l’Occident et qui n’en a presque plus aucun trait, est incompatible avec la dignité humaine la plus élémentaire : c’est aussi le motif principal pour lequel nous serons implacables dans sa défense. Vos ripostes ne feront que nourrir notre détermination. Votre violence, même de plus en plus folle et meurtrière, ne cessera de nous renforcer en vous liant dialectiquement, et chaque fois de manière plus étroite, à nous. La "mise en réseau de l’humanité", dont on parle tant, et cette dynamique de l’interdépendance dont on se gargarise, ne travaillent qu’en notre faveur. Vos raisons religieuses, que nous ne pouvons prendre en compte, sauf à vous prêter justement des raisons, ce qui reviendrait à vous attribuer aussi une humanité, se perdront dans la pagaille féerique du parc d’attractions dont nous sommes les créateurs et qui, peu à peu, supplante le reste.
À la rigueur, chers djihadistes, pourrez-vous représenter, dans notre nouveau dispositif, une sorte d’Opposition provisoire de Notre Majesté permettant de croire encore à une bipolarisation de la planète, et à une "alternance" plausible (quoique redoutable), alors que ce qui s’étend c’est notre système planétaire sans contrepartie.
Dans notre monde sans Autre, vous pourrez être pendant quelque temps cet autre postiche qui, de toute façon, et sous des apparences diverses, nous sera toujours nécessaire. Vous nous êtes rentrés dedans. Vous avez voulu rentrer dans le jeu, dans notre jeu. Et maintenant il va vous falloir le jouer, ce jeu, et ne jouer que celui-là, et le jouer jusqu’au bout, même si vous vous obstinez à le colorer de références pittoresques au califat, à l’ "oumma", aux splendeurs de Grenade, à l’âge d’or de Cordoue et à tant d’autres turqueries qui vous donnent encore dans votre lutte l’illusion d’une substance, d’un contenu, d’une autonomie, d’une origine et d’une finalité.
Mais le véritable secret est que ce à quoi vous vous en prenez est sans contenu. Et si vous tenez à demeurer à la hauteur de la situation sans précédent que vous avez créée, il va vous falloir nous imiter. Dès cet instant, donc, votre horizon assigné est l’absence de signification. Mais il vous faudra aussi, sur ce point capital, garder le silence comme nous le faisons nous-mêmes. Et, d’ailleurs, qui vous croirait ? Qui nous croirait ? C’est bien légèrement, mais aussi très utilement de notre point de vue, qu’au lendemain du 11 septembre tant de nos bouffons à gages, de ce côté-ci de l’Atlantique, se sont donné une importance de quelques instants en comparant avec gravité ce qu’étaient nos préoccupations avant cette date et ce qu’elles ne pouvaient que devenir après tant de pertes et de fracas. De notre futilité passée, ces analystes livrèrent un exemple qu’ils jugeaient décisif, et rappelèrent qu’avant vos offensives aériennes nous ne manifestions d’intérêt que pour les microscopiques et enfantines péripéties de pacotille de "Loft Story". Ils conclurent dès lors avec sévérité qu’il nous fallait au plus vite retrouver le "sens" des choses et renouer fortement avec nos propres "valeurs". Ce prêche agréable n’avait évidemment pour but que de masquer qu’il n’y a plus, de toute façon, ni sens ni valeurs, et que nous saurons bien aussi, au bout du compte, absorber votre 11 septembre dans notre inexistence. Il ne fera que l’engraisser davantage. C’était d’ailleurs très intéressant, ce "Loft Story", et on ne discerne pas pourquoi vos saccages devraient inciter à en déprécier le souvenir. À sa faveur, on put voir s’étriper des anti-Loft qui invoquaient la dignité humaine des loftés, et de chauds partisans qui affirmaient qu’ici enfin se déroulait la vraie vie dans ses nouvelles pompes et ses nouvelles oeuvres. Des amis de longue date se fâchaient à mort pour ou contre la "télé-poubelle", comme si la possibilité de choisir subsiste quand l’Histoire s’est retirée et qu’il ne reste que les poubelles. Les égoutiers de TF1 traitaient de boueux les vidangeurs de M6. Des controverses d’une subtilité culminante s’élevaient à propos du "voyeurisme organisé" ou encore du "brouillage des frontières privépublic et réel-virtuel". En 1453 à Constantinople, juste avant la chute, une légende prétend que l’on débattait du sexe des anges. On en discutait chez nous avant vos agressions. Et il n’y avait pas davantage de sexe dans tout cela, bien entendu, qu’à Constantinople. C’est même pour cette raison que l’on pouvait en discuter. Comme on s’émerveillait, dans le même temps, de l’exhibition de Catherine Millet et de son naturisme de caserne. Mais nous ne sommes pas à Constantinople, et nos discussions sur le sexe des anges, même si elles ont pu sembler précéder une catastrophe, et peut-être l’annoncer "a contrario", ne sont nécessaires que parce qu’elles accompagnent l’expansion sans partage de notre hégémonie allégée de toute libido. »
Philippe Muray, Chers djihadistes
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07/04/2024
Le nouvel ordre matriarcal que nous avons habillé du nom de démocratie
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« Nous possédons bien des armes pour surveiller, et, au besoin, déloger ce qui ne nous plaît pas. Nous avons un arsenal de détection extrêmement sophistiqué et toujours renouvelé, qui va de ces fameux UGS ("Unattended Ground Sensors") capables de détecter de la vie sous des dizaines de mètres de rochers, jusqu’à ces innombrables capteurs ou microprocesseurs glissés maintenant partout, à la demande ou non, et grâce auxquels la vieille notion mythologique de destin se trouve remplacée par celle, bien moins vaine, de traçabilité.
Nos grandes oreilles électromagnétiques ne traquent pas que vos réseaux. Nos satellites espions, nos systèmes de mesures sismiques, acoustiques ou électro-optiques s’adaptent à toutes les situations, et les plus minimes en apparence nous intéressent. Nous disposons, en n’importe quelle circonstance, de "détecteurs d’anomalies" extrêmement efficaces.
Mais notre plus belle réussite vient encore de ce que nous avons obtenu de nos populations qu’elles désirent ce que, dans ce domaine comme dans d’autres, elles subissent.
De manière globale, s’il y a un front sur lequel nous ne céderons jamais, nous autres Occidentaux, et où nous entendons remporter une victoire absolue, c’est celui de la régression anthropologique, bien plus encore que celui de la monnaie ou des droits de l’homme. La suprématie de ceux-ci, d’ailleurs, est inséparable de l’invulnérabilité de celle-là. Mais il vous faudra sans doute encore un peu de temps pour le concevoir ; et réaliser que l’ensemble de ce programme de régression est votre avenir aussi.
Le démantèlement systématique des bases de la raison est un gigantesque travail d’intérêt général. Quelques mauvais coucheurs y voient la naissance d’un nouvel obscurantisme ; mais ils ne convainquent pas et ne font guère recette. Nous avons de meilleurs atouts pour soudoyer ceux qui ne seraient pas encore spontanément séduits. La perspective de l’émancipation illimitée de chacun, le développement sans fin des droits particuliers, l’illusion de la liberté individuelle, la promesse d’une souveraineté à la portée de toutes les bourses, représentent autant d’arguments que rien ne dépassera. Ils sont les plus sûres armes de notre conquête. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, nous n’avons pas une minute à perdre pour produire de supplémentaires ravages qui se révéleront profitables à tous.
Et maintenant ce sont nos peuples eux-mêmes qui, jour après jour, demandent moins de lumière et plus de bruit. La conversation, cet art antique et complexe, est devenue pour nous, et depuis longtemps, un phénomène parasite, et même une sorte d’agent pathogène contre lequel nous ne rechercherons jamais assez de nouveaux remèdes. "L’humanité, nous le savons aujourd’hui, était un empoisonnement". Nous ne travaillons plus qu’à nous en guérir, comme nous nous sommes déjà presque totalement libérés du temps et de l’espace.
Notre règne prophylactique, eugéniste et hygiéniste, s’inaugure par un vacarme qui est l’équivalent heureux des grandes paniques collectives à la faveur desquelles, par ailleurs, nous éliminons tout ce qui nous déplaît, depuis les bovins que nous accusons de fièvre aphteuse jusqu’aux individus qui ne seraient pas encore enthousiasmés par le nouvel ordre matriarcal que nous avons habillé du nom de démocratie, et, bien sûr, jusqu’à vos leaders troglodytes lorsqu’il leur prend la très mauvaise idée de cabotiner odieusement contre nous du fond de cavernes qui n’ont même pas l’avantage d’être platoniciennes.
Dans la postexistence qui est la nôtre, et à laquelle nous ne renoncerons pour rien au monde, mais que vous tentez de perturber sous des prétextes plus aberrants les uns que les autres (l’hyperpuissance de l’Amérique, le conflit Nord-Sud, le temps qu’il fait, l’hiver qui vient, la barbe du capitaine, etc.), nous ne nous rassemblons plus, nous autres Occidentaux, que pour célébrer l’impossibilité désormais organisée de parler. Autant dire que c’est contre le propre de l’ "homme" que nous avons engagé la lutte finale. Et que nous ne cessons de fêter, par nos moindres gestes et nos plus grandes actions, l’effacement des êtres. Vous n’avez rien fait d’autre, le 11 septembre 2001, que d’interrompre avec une violence inexcusable ces réjouissances essentielles autant que routinières. Pour dire la vérité, vous nous avez "dérangés".
Convenez, au moins, que nous n’en soyons pas ravis. Et que nous souhaitons retrouver au plus vite notre train quotidien. »
Philippe Muray, Chers djihadistes
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06/04/2024
Nous, nous sommes tous sourds ; et nous travaillons à le devenir chaque jour de manière un peu plus irréversible
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« Chers djihadistes,
Moins de trois semaines après vos criminelles attaques contre l’Amérique, on pouvait noter avec satisfaction que, malgré des blessures qui resteront sans doute inguérissables, la vie normale revenait en force dans l’agglomération newyorkaise. De cette bonne nouvelle, on administrait une preuve manifeste : le volume de la musique était de nouveau poussé à fond dans les restaurants, de sorte qu’il redevenait merveilleusement impossible, comme par le passé, d’y tenir la moindre conversation, ou, plus simplement, de s’y entendre. C’était, il est vrai, un peu avant que les spores du bacille du charbon ne commencent à se répandre par voie postale, et que de nouvelles menaces ne se précisent, plus troublantes encore, peut-être, de provenir d’un éventuel ennemi intérieur (mais comment pourrait-il s’en trouver un seul ? c’est ce que nous ne comprenons pas).
Cette anecdote, toutefois, ne devrait pas vous tromper : notre civilisation, cette civilisation que vous voudriez anéantir, s’était lentement extraite, dans la nuit des temps, d’un amas de bruits inarticulés afin d’accéder par le langage à la pensée, à la différenciation, au dialogue, à l’intelligence, à l’art et à un certain nombre d’autres raffinements encore, parmi lesquels on trouve le sens du conflit, celui de la division, du défi, de l’affrontement, des antagonismes et des différences, et enfin l’esprit critique.
Toutes les puissances de la discorde, qui est la vie, avaient joué des coudes, longuement, péniblement, au milieu du tohu-bohu, s’étaient frayé un chemin difficile entre les rumeurs sans queue ni tête de l’innommé matriciel et originel. Et ainsi s’était peu à peu créé ce que chez nous on appelait l’Histoire.
Nous retournons, aujourd’hui, à ce bruit indifférencié comme à notre nouvel idiome commun, qui est aussi la marque de notre innocence reconquise, et la façon dont nous avons résolu d’orchestrer l’irrésistible marche en avant de notre hégémonie.
Vous avez vos mollahs aveugles. L’Islam, curieusement, en regorge, et souvent ce sont vos plus émouvants prédicateurs et vos guides spirituels ou guerriers les plus écoutés. Mais cette particularité ne saurait nous impressionner : nous, nous sommes tous sourds ; et nous travaillons à le devenir chaque jour de manière un peu plus irréversible.
C’est une condition indispensable pour nous débarrasser enfin des derniers fondements de notre ancienne civilisation, en terminer avec le concept de l’individu rationnel, du sujet maître de soi comme du monde, et nous éclater à perpétuité dans la communion, l’engloutissement, le présent éternel, la fusion cosmique infantile avec le Tout naturel.
En un mot il s’agit, et le plus vite possible, de ne plus rien comprendre à rien, et d’en être non seulement soulagés mais fiers.
Nos valeurs universelles progressent à toute allure et en hurlant à travers la planète, et sur celle-ci nous faisons pleuvoir la manne de droits merveilleux. Mais le silence est exclu de notre programme. Cette exclusion est la contrepartie des bienfaits que nous dispensons. Il s’agit, à la lettre, de crever le tympan du monde, comme nous détruisons en même temps toutes les frontières, toutes les limites, comme nous illuminons toutes les zones d’ombre, comme nous pourchassons les derniers secrets, les dernières velléités innommées, et démocratisons les dernières peuplades récalcitrantes à coups de transparence et de bombes à dépression. »
Philippe Muray, Chers djihadistes
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05/04/2024
Se réveiller, un jour, en proie à la démence
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« Le monde ne sera bientôt plus qu'un chantier où, pareils aux termites, des milliards d'aveugles, embesognés à perdre haleine, besogneront, dans la rumeur et le relent, comme des automates, avant que de se réveiller, un jour, en proie à la démence et de s'entr'égorger sans lassitude. En l'univers, où nous nous enfonçons, la démence est la forme que prendra la spontanéité de l'homme aliéné, de l'homme possédé, de l'homme dépassé par les moyens et devenu l'esclave de ses œuvres. La folie couve désormais sous nos immeubles de cinquante étages et malgré nos empressements à la déraciner, nous ne viendrons à bout de la réduire, elle est ce dieu nouveau, que nous n'apaiserons plus même en lui rendant une façon de culte : c'est notre mort qu'incessamment elle réclame toute. »
Albert Caraco, Bréviaire du chaos
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04/04/2024
Aux normes européennes
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« A Cordicopolis, la littérature n’est plus tolérable que comme espèce en danger. Les animateurs culturels à qui on décerne des prix pour leur "action en faveur du livre" sont les Mère Teresa du grand Calcutta de l’imprimé.
Presque rien ne peut plus monter jusqu’au public, qui ne soit poitrinaire, poétique misérabiliste, souffreteux. Seules les plaies vives triomphent encore. Il faut au moins être agonisant, avoir cavalé sous des bombes, être resté dix ans au fond d’une prison de Malaisie, pour avoir une chance d’être aperçu.
Les best-sellers croulent de gentillesse, ce ne sont que récits de chercheurs d’or, petits garçons et petites filles qui portent "sur le monde pourri des adultes un regard lavé de toute complaisance". L’exotisme, les aventures lointaines, l’histoire romancée, les confessions rewritées, voilà quelques-unes des variétés que l’on retrouve aux étalages. Il y a plus d’un Bureau de Charité dans le grand bazar philanthrope. La plupart du temps, quand même, c’est l’esthétique Poulbot qui domine. Poulbot ou Poulbotte. En cajun, en pidgin, en espéranto, ce que vous voudrez, mais touchant, passionné, tendre. Passionné surtout. Comme le Parti jadis, la Passion a toujours raison, elle décroche tous les Prix de Vertu.
Et ces flots de biographies qui n’arrêtent plus ! De plus en plus fouillées, raffinées, toujours plus au fond du détail, toujours plus loin dans les âmes. Sur des grands, sur des moins grands, sur des petits, des presque oubliés, des semi-inconnus redéterrés. Mes préférées, bien entendu, celles que je trouve les plus croquantes, sont celles qu’on a le plus romancées. La conviction désormais enracinée que tout le monde équivaut à tout le monde, que tout le monde s’est toujours ressemblé, conduit n’importe qui à se croire en droit de prêter sa propre psychologie à des génies infracturables. Sous le prétexte de faire "vivant", on s’introduit dans le personnage, on s’installe dans la peau de Shakespeare, on dit "je" à la place de Cézanne, on "pense" à travers la tête de Cervantès, on s’agite au bout des doigts qui tiennent le pinceau de Modigliani ou le ciseau de Michel-Ange.
J’admire, dit le cardinal de Retz, "l’insolence de ces gens de néant en tout sens, qui, s’imaginant d’avoir pénétré dans tous les replis des cœurs de ceux qui ont eu le plus de part dans ces affaires, n’ont laissé aucun événement dont ils n’aient prétendu avoir développé l’origine et la suite".
Bien sûr, ces ouvrages aux normes européennes, tous ces romans à très basses calories, tous ces livres composés selon les techniques les plus douces, les méthodes les moins polluantes, sont à peu près à la littérature ce qu’une voix de speakerine d’aéroport est à celle d’une vraie femme en train de jouir ; ou une fellation par minitel à une vraie bouche engloutisseuse ; mais qui oserait le révéler ?
"On est tellement dégoûté, écrivait vers 1660 l’abbé d’Aubignac à propos de certains romanciers enjoliveurs de son époque, de leurs imaginations si peu convenables à la conduite de notre vie qu’ils font souhaiter de voir la peinture d’un méchant homme."
Sympathique, inappréciable répugnance qu’on ne risque plus guère de rencontrer, désormais, à Cordicopolis.
Dans notre Pays des Merveilles, le Bien a non seulement recouvert le Mal, mais plus encore il interdit que celui-ci soit écrit, c’est-à-dire ressenti ou vu. Orwell ne s’est trompé que de peu. Seules les couleurs dramatiques de sa prophétie lui ont fait rater la cible : le film-catastrophe de l’avenir allait être rose pastel, voilà ce qu’il n’a pas deviné. Mais sa Novlangue, qui rend "littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer", est en train, elle, de s’imposer. À Cordicopolis, ce qui a l’air vivant est mort, ce qui est vivant est refoulé.
J’adore depuis longtemps Giacometti, mais bien davantage encore depuis que j’ai pu le surprendre, un jour de 1924, en train de griffonner sur un carnet cette litanie scandaleuse de pensées non alignables :
"Je sais que je sympathise avec l’Église, avec le despotisme religieux. J’ai raison ou tort ? Je crois avoir raison, mais je n’en ai pas la certitude. J’ai de l’antipathie pour la philosophie, pour la liberté de pensée, pour la liberté d’action, la liberté d’écrire des livres, de faire des tableaux et d’exprimer des idées personnelles. Je hais la liberté de croyance ou de non-croyance, et la république. Je hais l’émancipation de l’individualisme et celle des femmes. Je ne peux plus entendre tous les bavardages qu’on fait, que tous font sur toutes les choses, sur l’art, sur l’histoire, sur la philosophie, où chacun croit pouvoir exprimer la misérable idée qu’il s’est faite dans son cerveau. Pourquoi estce que l’Église ne brûle plus, ne torture, ne tue plus tous ceux qui osent penser ce qui leur plaît ?"
Combien de procès dans ces lignes ?
Et pourtant, voilà sans doute l’une des origines mentales clandestines de ses statues "despotiquement" réduites. Têtes écrasées ou élongées, corps miraculeusement sauvés d’un bûcher plus puissant, plus furieux, mille fois plus haineux que ceux du passé…
Mais la nuit maintenant est tombée, le tour du Parc est terminé, mon livre aussi, tout est fini, nous avons fait un beau voyage.
Sur l’horizon, là-bas, très loin, leurs installations illuminées, leurs grandes ferrailles, leurs paraboles, les Trains de la Peur, les îles Magiques, occupent l’espace et les ténèbres…
Et plus au-dessus encore, tout en haut, flambant sur le noir absolu, rose bonbon, tout palpitant, visible de partout sur la planète, l’énorme Cœur en résine synthétique, l’emblème de l’âge nouveau d’Amour…
Comment dites-vous ? Le pamphlet, à Cordicopolis, serait devenu un genre impossible ? Et si c’était le contraire exactement ? Si tout grand livre, désormais, si tout récit de mœurs bien senti, tout roman un peu énergique, devait de plus en plus virer, comme fatalement, même sans le vouloir, au pamphlet le plus véhément ?…
Car l’avenir de cette société est de ne plus pouvoir rien engendrer que des opposants ou bien des muets. »
Philippe Muray, "Crépuscule sur l'empire" in L'Empire du Bien
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03/04/2024
Une société inhabitable
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« La nuit qui tombe sur Cordicopolis, c’est une vision inoubliable. De mes fenêtres, en terminant ce livre, j’ai sous les yeux tous ses prestiges, les grandes installations illuminées, les paraboles plein ciel, très loin, en face de moi les montagnes russes, le Grand Huit, les Trains de la Peur, toutes les îles Magiques aux sucreries… Ah ! il ne faudrait pas imaginer que c’est de tout repos d’écrire sur les cordicocrates, à l’ombre des cordicocrates, entre leurs murs, sous leur regard… Chemin faisant, la gorge se noue rien qu’à penser à leur folklore, vos mains deviennent moites peu à peu, ces kilomètres de Meilleur des Mondes vous font dresser les cheveux sur la tête. Organe par organe, votre corps proteste contre les assauts des bons apôtres qui voudraient le sauver malgré lui. Vous n’avez pas une chance ! Pas la moindre ! Toutes les issues sont bouclées, ils ont fermé le Village Planétaire, leurs zombies hygiénistes patrouillent partout…
Ce n’est pas encore demain la veille que ce nouveau monde tremblera. Aux ruses de la déraison cordicole, le papier de verre d’aucune polémique ne fera la moindre égratignure. Je finis quand même, là, dans les ombres, tandis que leurs lumières s’estompent… Je ne fais pas de bruit, je suis bien caché… Hier encore, avant-hier, mes doigts auraient dansé furieusement audessus des petits galets métalliques noirs d’un clavier de machine à écrire ; plus avant encore dans le temps, ma plume aurait griffé la page, mon stylo l’aurait zébrée. Et aujourd’hui quoi ? Rien. Presque plus rien. On a beau tendre l’oreille… Avec les nouvelles techniques douces, l’acte d’écrire, lui aussi, devient plus silencieux que jamais, consensuel comme le reste, invisible, flatteur, étouffé, convivial…
Comment s’énerver devant un écran ? Rendre fou un système électronique ? Exalter un traitement de texte ?
Faire piaffer de rage cette grosse machine si caressante, si effaçante ?
Et pourtant l’irrespect est bien tentant. Toute cette union sacrée, sucrée, toute cette conspiration des Suaves, titille en vous quelque chose, réveille sans cesse de vieilles envies… Pourquoi ce monde guignolesque devrait-il être respecté ? D’où viennent ses lettres de noblesse ? Ses certificats ? Sa légitimité ?
Une société inhabitable où il faut baptiser "lieux de vie" les endroits les plus atroces ; où le passé n’est promené sur les tréteaux que pour mieux nous inciter à mesurer notre chance de n’en avoir pas été les contemporains ; où la mémoire est si bien effacée qu’on rêve de la retrouver dans l’eau ; où la vieillesse est appelée "troisième âge", les exterminations "guerres propres" et les solitaires "aventuriers de la vie à un" ; où toutes les tares deviennent des qualités à la façon dont on transforme les entrepôts en galeries d’art, les fabriques en appartements et les piscines en librairies-salons de thé avec boiseries en loupe de frêne ; où les zoos, enfin, ont tellement honte d’eux-mêmes qu’ils se réintitulent "conservatoires de gènes" dans l’espoir qu’on va cesser de les traiter de camps de concentration ; non, une telle société, avec de pareils atouts, ne peut pas être complètement dépourvue de bouffonneries à divulger.
L’ordre bourgeois, qui avait sa grandeur cependant, a bien dû subir, pendant deux siècles, les assauts d’une critique furibonde comme on n’en avait jamais vu. Mais l’univers contemporain, quoique dépourvu du moindre charme, ne l’entend pas de cette oreille. Il nous a rendus complices à mort. Tous atteints d’un Bien incurable, un Bien qui répand la terreur, Bien que le ciel en sa fureur inventa pour punir les crimes de la terre… Il s’estime en droit de revendiquer une dévotion illimitée.
Il ne restait qu’une chose, peut-être, encore un peu aristocrate, et c’était la littérature. Je ne suis pas près de digérer de la voir ainsi climatisée, nivelée à mort elle aussi. Égalisée. Brocantée. Esclave de la "communication". Soumise, comme le reste, aux embellissements cordicoles. Dénicotinisée. Alignée. Dégoudronnée. Néopétainistement, comme il se doit, acharnée à la régénération de l’espèce humaine par les exercices sportifs, la prohibition des produits nocifs pour la santé et la restauration des grands mythes collectifs.
Les avant-gardes de la première moitié de ce siècle ne laissent peut-être pas un souvenir éblouissant, mais c’est à suffoquer de voir quels pygmées, quels androïdes analphabètes à la vertu crétinisante campent maintenant sous les lambris conquis comme les clochards de "Viridiana".
Cordicopolis s’est offert les écrivains qu’il méritait : auteurs de synthèse, romanciers de substitution, vidéologues industriels, poètes du troisième type, purs produits de manipulations génético-éditoriales destinés à correspondre aux nouveaux standards imposés par le Programme, et qui n’auraient jamais pu voir le jour si ce Programme n’existait pas. Mieux adaptés que ceux d’autrefois aux conditions de survie en milieu spectaculaire, ils sont chargés de se battre dans le monde du Spectacle avec les armes du Spectacle, et le temps de leur existence est indexé sur celui de leurs prestations.
Elle est dans un état, la littérature, sur les écrans de Cordicopolis, qui permet de prophétiser l’effacement assez rapide de ses dernières velléités. Elle n’existe presque plus, telle est la vérité brutale. On en retrouve parfois le souvenir, comme on repêche un mot dans sa mémoire, comme on voit remonter un visage, un paysage, une sensation. Et puis c’est tout. Et c’est fini. Le roman n’est plus un art majeur, même pas une distraction mineure, c’est un exercice disparu. Ceux qui savent encore un peu écrire ne font que de l’archéologie.
La plupart des livres se sont mis avec allégresse au régime basses calories, leurs auteurs ne vont sûrement pas commencer à ironiser sur tous ceux dont leur survie dépend. Ils savent bien qu’ils n’ont même plus la solution d’être la mauvaise conscience des criminels. Ils ne vont pas raconter aux organisateurs du sabbat comment tout se métamorphose en sabbat ; même pas en sabbat, en "soap" ; en "sitcom" et puis en "soap". En "soap" populaire ! Ils ne vont pas jouer au diable, dédoubler les saynètes des événements, ouvrir des coulisses derrière les coulisses, essayer d’inventer des leurres supérieurs aux leurres dominants. Ils sont bien trop impressionnés. Ce n’est pas demain la veille qu’ils oseront traiter comme il faudrait les cordicocrates et leurs basses œuvres. Surtout pas de fresques réalistes ! Toujours des sujets exotiques, les décors d’autres époques, les pharaons, le Moyen Âge, la Louisiane, Paris sous l’Occupation. Une société aussi idéale que la nôtre, aussi réussie, ensoleillée, ne saurait tolérer la moindre description critique. On ne verra pas avant longtemps un nouveau Balzac refaisant ses Illusions perdues, décortiquant le microcosme et ses intrigues, révélant les dessous du monde.
Et puis il y a l’Opinion. La grosse machine obèse mongoloïde de la téléopinion à affronter. Un véritable magma de ligues en folie. Le plus énorme meeting jamais vu de persécuteurs polyvalents, redresseurs de tous les torts, surveilleurs de tous les écarts, repéreurs de tous les blasphèmes, sondeurs de toutes les intentions, enregistreurs de mots de travers contre le respect de la famille, la dévotion à la patrie, l’adoration de Dieu et des enfants, la solidarité, n’importe quoi, mieux vaut donc se censurer d’avance, bien tenir ses histoires à carreau.
Quant aux présentateurs d’ "émissions culturelles", ce sont les médecins sans frontières de la grande misère de l’écrit. Mais on ne peut guère attendre des écrivains qu’ils aient un jour la sagesse de ces peuples misérables d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique Latine, qui, après des décennies d’ "aide", ravagés, dépossédés, clochardisés, humiliés, plus affamés encore qu’avant, chassés "pour leur bien" des pâturages traditionnels envahis de barrages électriques ou transformés en cultures de rapport entourées de barbelés, ne veulent plus être aidés, jamais, supplient qu’on leur foute la paix, enfin, qu’on ne s’occupe plus du tout d’eux, qu’on arrête de les assister.
Les écrivains en redemandent au contraire. Plus disciplinés, mieux dresses, il est difficile d’imaginer. Si ceux du passé défilaient, si on revoyait sur les plateaux Shakespeare, Diderot, Virgile, Pascal, est-ce que ce serait un tel cortège, le même musée d’anomalies, la même cohorte d’handicapés qu’on n’a même pas envie d’aider ?
Vous imaginez le marquis de Sade, pour ne prendre que cet exemple tout à l’extrême du génie, Sade dans nos sirupeuses années de retour à la tendresse, Sade réapparu en notre fin de siècle, en pleine réconciliation des familles, vous l’imaginez un seul instant présentant aux téléspectateurs ses "Cent vingt journées de Sodome" ? On le traiterait comme un vivisecteur ! Tous les standards exploseraient. Deux cents ans plus tard, le même cirque.
C’est à coups de sondages péremptoires qu’on l’exécuterait en direct, qu’on lui montrerait ses erreurs, qu’on lui ferait honte de ses écrits. Le Un laminé par le multiple ! Les Sondages contre Sodome ! S’il y en a eu tellement, ces dernières années, c’est qu’il était devenu nécessaire de recréer, après les supposés dégâts de la supposée "libération" des mœurs, une communauté viable, donc non sexuelle, enfin le moins sexuelle possible. La conspiration sondocratique rabaisse merveilleusement les caquets. Un Français sur trois adore le sexe à la télé, "mais de préférence éducatif, tourné vers la recherche de solutions aux problèmes sexuels plutôt que vers la pornographie". De vrais petits saints ! Des enfants de chœur ! Seulement quatorze pour cent réclament davantage de porno. Et quatre-vingt-quatre pour cent, oui, vous avez bien lu, quatrevingt-quatre, préfèrent sans hésitation vivre "avec quelqu’un de peu séduisant mais à la fidélité assurée, plutôt qu’avec quelqu’un de très séduisant mais qui serait parfois infidèle"… À force d’enquêtes d’opinion, ce qui a été restauré c’est la fierté des non-baisants, l’éminente dignité des inaptes, le droit des non-jouissants à ne pas jouir, ils ne vont plus se laisser bafouer.
J’aimerais le voir, aujourd’hui, le marquis de Sade, devant ces chiffres éloquents. Mais où vous vous croyez, M. le marquis ? Dans les années 60 ? Les 70 ? Ah ! mais dites donc ! Mais on ne baise plus ! Mais c’est fini, c’est démodé ! Et puis en plus c’est dangereux ! Retour à la famille ! A la fidélité !… Je me demande s’il ne regretterait pas très vite l’Eglise, la monarchie, la Présidente, tous ses ennemis commodes d’autrefois qui avaient le bon goût, au moins, de se mettre dans leur tort chaque fois qu’ils le persécutaient. Trente ans de prison, mais la victoire. Il verrait aujourd’hui, à Cordicopolis, si elle se laisse couvrir comme ça de ridicule, la grande voix du Rien collectif ! Si l’Audimat absolu vous autorise seulement l’espoir d’une revanche à titre posthume !
Mais ma supposition ne tient pas, il ne parviendrait jamais jusqu’aux planches, on le neutraliserait bien avant. Il y a tant de filtres cordicoles ! Tant de barrages euphémisants ! Tant de postes de douane édulcoreurs ! Un tête à tête prophylactique, par exemple, avec son attachée de presse, au cours duquel il serait tenu de justifier les distractions des châtelains de Silling, pourrait commencer à le refroidir ; le mini-tribunal des représentants, devant qui il serait convié à "défendre son point de vue", lui ouvrirait des horizons. Et vous le voyez signant son service de presse ? Choisissant une illustration pour la jaquette (la jaquette des "Cent vingt journées" !) ? Discutant avec les "commerciaux" ? Rédigeant sa "quatrième de couverture" (la "quatrième de couverture" des Cent vingt journées !) ? Notre société médiatique n’est pas du tout, comme on le prétend, la "forme moderne et achevée du divertissement" ; c’est la figure ultime de la censure préventivement imposée. »
Philippe Muray, "Crépuscule sur l'empire" in L'Empire du Bien
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02/04/2024
Le Spectacle a besoin de l'occulte et l'occulte du Spectacle
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« J’ai lu récemment quelque part l’article d’un imbécile heureux qui se félicitait de ce que, grâce à ces nouveaux systèmes, non seulement achevait de disparaître de l’existence de chacun la vieille distinction entre temps professionnel et vie intime, mais encore sonnait la fin des grandes concentrations urbaines. C’est en effet, et depuis toujours, le rêve des régimes énergiques de bruire les villes afin d’émietter les individus pour qu’ils soient un peu moins dangereux ; mais nul n’avait encore imaginé de les tuer en les rendant simplement joignables à n’importe quel moment de leur vie. Par ailleurs, on peut constater que Hegel avait raison lorsqu’il décrivait l’errance des nomades comme une pure et simple apparence puisque l’espace dans lequel ils évoluent (le désert toujours uniforme) est en somme une abstraction : il a fallu que la planète du troisième millénaire commence ellemême à ressembler à un vaste théâtre désertique, pour que la "communication nomade" lui apporte son semblant consolatoire.
Une conclusion sur la musique ? C’est à Molière que je la demanderai.
"Pourquoi toujours des bergers ?" s’étonne M. Jourdain lorsqu’on entreprend de lui dévoiler les mystères de la musique. Excellente question à laquelle le "maître à danser" répond par des considérations pleines de sous-entendus écologiques :
"Lorsqu’on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que, pour la vraisemblance, on donne dans la bergerie. Le chant a été de tout temps affecté aux bergers ; et il n’est guère naturel, en dialogue, que des princes ou des bourgeois chantent leurs passions."
De la musique, il ne doit pas être trop difficile, maintenant, de glisser à la mystique. Ce tour du Parc de Loisirs resterait gravement incomplet si nous ne nous arrêtions quelques instants, au fil de cette promenade, dans le quartier des Damnés de l’Éther, devant la Grotte aux Sorcelleries. La prolifération actuelle des occultismes les plus variés ne relève d’aucun hasard. Le Spectacle a besoin de recréer un milieu obscurantiste qui lui soit entièrement favorable après la débandade des religions, quelque chose comme une "structure" transcendante, un "tissu" spirituel de remplacement sans lequel il courrait le grand danger de se retrouver anéanti. Il faut bien dire que, pour ma part, je vis dans une sorte d’extase éveillée depuis que naguère j’ai écrit "Le XIXe siècle à travers les âges", et que maintenant je vois mon livre se continuer, s’illustrer tout seul, dans toutes ses dimensions, sans arrêt, et toujours plus brillamment, se confirmer sans cesse, audelà de mes espérances, se grossir chaque jour de nouveaux chapitres sans que j’aie besoin de me fatiguer… Le crétinisme occulto-orientaliste "new age" sauce ère du Verseau venu de Californie n’est que la dernière en date des innombrables variantes de l’éternel spiritisme, le dernier marché juteux de l’abrutissement spiritualoïde, avec caissons insonorisés pour séminaires de relaxation d’où ressortent transfigurés des employés du "tertiaire" qui se répandent en cohortes par toute la terre et vont annoncer l’avènement du Millénium de l’Amour et de la Lumière.
On peut voir aussi des "businessmen" publier leurs réflexions croustillantes sur les "pouvoirs psychiques de l’homme" ; une grande compagnie pétrolière loue les services d’un célèbre tordeur de petites cuillères dans l’espoir de découvrir de nouveaux gisements ; la mégalomanie entrepreneuriale cherche des appuis dans le paranormal, les phénomènes extrasensoriels, la numérologie (attention au numéro de la rue où se trouve votre boîte : vous risqueriez, s’il est mal choisi, d’avoir de sérieux problèmes de trésorerie) ; des managers s’initient aux arts martiaux, au soufisme, au parachute ascensionnel, aux rites des Chevaliers de la Table Ronde, à la spéléologie mystique, au chamanisme télépathique, à la psychokinèse, aux tarots cosmiques, aux néo-cultes dionysiaques, aux croisières subliminales, à la musicothérapie (guérisons à coups de cymbales tibétaines) ; on embauche à partir du groupe sanguin, du thème astral ou de l’étude morphopsychologique. Ce qu’il y a d’intéressant aujourd’hui, c’est que le Business se trouve lui aussi entièrement envahi par la grande escroquerie occultiste. Le nouveau couple du siècle c’est l’Entrepreneur et le Charlatan. Le requin de haute finance et le faisan numérologue. Philippulus le Prophète et Rastapopoulos l’Arnaqueur. Comme je comprends que les Occidentaux s’insurgent, du haut de leur "Laïcité" en lambeaux, contre les obscurantismes des autres ! Comme je comprends que nous nous scandalisions à la pensée des tchadors et des ayatollahs ! Comme il est logique que nous nous alarmions de la montée de l’intégrisme islamique ou de la renaissance de l’irrationalisme en Europe centrale et en URSS, alors qu’ici, en France, une biographie d’Edgar Pœ, par exemple, peut paraître, sans faire rire personne, équipée d’une "carte du ciel" ("signe du Capricorne, ascendant Scorpion, triple influence de Saturne, Uranus et Neptune") ! Dans le cafouillage contemporain, il est d’ores et déjà redevenu presque impossible de distinguer les "croyants" proprement dits (intégristes, fondamentalistes et autres) de la prétendue "société laïque".
De même que les terres anciennement cultivées puis abandonnées ne retournent jamais à la friche originelle mais se couvrent de ronces et deviennent "folles", de même cet univers débarrassé de ses vieilles religions réinvente à toute allure des "spiritualités" de seconde main, des dévotions ubuesques de secours qu’il semble tout à fait interdit de trouver seulement dérisoires. Le télévangélisme n’est déjà plus une part limitée de la réalité, comme on voudrait le croire en se moquant, par exemple, des "télévangélistes" américains ; il a vocation de se révéler, à court terme, le tout du monde. "Croyez, nous ferons le reste !" Le néo-obscurantisme qui s’étale aujourd’hui grâce aux médias est une merveilleuse technique de gouvernement. Il n’y a, en réalité, aucun "retour de la religion", comme le prétendent les maîtres du Show ou leurs esclaves, aucune "réapparition du sacré", aucune "respiritualisation", aucun "renouveau charismatique". Ce qui s’organise, c’est la mise en scène de résidus religieux, sous leurs formes les plus délirantes si possible, par le Spectacle luimême et au profit du Spectacle, dans le but d’entretenir ou de réactiver le noyau dur d’irrationnel, la fiction mystique vraiment consistante, sans quoi aucune communauté, aucun collectivisme, aucune solidarité ne pourraient tenir le coup très longtemps.
Le Spectacle a besoin de l’occulte et l’occulte du Spectacle. La Cordicocratie y gagne le supplément de transcendance qui lui est indispensable pour affirmer que la perfection se trouve en elle. D’où la multiplication des bouffonneries télévisées : exhibitions de "messes noires" sur les plateaux, rites vaudou pitoyables, satanismes de banlieue, débats sur les extraterrestres, interviews de "maîtres spirituels" grotesques et loqueteux… Quelque chose qui pourrait, si on veut, rappeler Rome au commencement de sa fin. Des naumachies tous les jours ! En quatre dimensions, en cinq ! En six ! En dix ! Du pain, des jeux, du sacré ! Clés en main, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
"L’antique religion romaine, a écrit Jérôme Carcopino, pouvait bien encore prêter le saint prétexte de ses traditions au splendide déploiement des spectacles de l’époque impériale. On n’y faisait plus attention, et on la respectait pour ainsi dire sans le savoir. Là comme ailleurs, les nouvelles croyances l’avaient reléguée à l’arrière-plan, sinon complètement évincée. Si une foi vivante faisait battre les cœurs des spectateurs, c’était celle de l’astrologie grâce à laquelle ils contemplaient avec ravissement : dans l’arène, l’image de la terre ; dans le fossé de l’Euripe qui la délimitait, le symbole des mers ; dans l’obélisque dressé sur la terrasse centrale, ou 'spina', l’emblème du soleil jaillissant au sommet des cieux ; dans les douze portes des remises ou carceres, les constellations du Zodiaque ; dans les sept tours de piste qui composaient chacune des courses, l’errance des sept planètes et la succession des sept jours de la semaine ; dans le cirque lui-même une projection de l’Univers et comme le raccourci de sa destinée."p> Mais c’est faire bien trop d’honneur à l’Empire cordicole et à ses misérables clowneries pseudo-religieuses que de les comparer à la Rome antique, même décadente. Ce n’est pas Dieu qui n’est pas un artiste, ainsi que le croyait ce pauvre Sartre, c’est le Spectacle.
Comme il n’existe pas pour lui d’autre dieu que lui-même, et comme la puissance d’une religion, quelle qu’elle soit, est d’abord jugée à l’énergie de ceux qui se dressent contre elle, l’existence d’athées, de blasphémateurs, d’incroyants à stigmatiser, lui est terriblement nécessaire.
Les ennemis du culte spectaculaire, hélas, sont en général presque aussi dérisoires que le Spectacle lui-même. De temps en temps, on organise sur eux de grandes enquêtes. On monte des émissions, par exemple, sur une peuplade bizarre, ultraminoritaire et surtout exaspérante : les gens qui n’ont pas de poste de télévision chez eux. On les baptise "téléphobes" parce qu’il est essentiel de ne pas laisser croire qu’il pourrait s’agir de simples indifférents, d’agnostiques paisibles, détachés ; leur non-pratique de la télé ne peut être qu’une névrose, une maladie pernicieuse, le résultat d’une étrange "phobie". On leur demande comment ils font, comment ils peuvent vivre sans images à domicile. Ils répondent que ça va, merci, qu’ils tiennent le coup, qu’ils voient des amis, qu’ils sortent, etc. Mais ils disent cela, en général, avec une fatuité qui prouve à quel point eux-mêmes sont convaincus de l’anomalie de leur position, et persuadés qu’ils ne pourront pas continuer à s’y tenir éternellement.
Ainsi notre monde s’interroge-t-il sur ses propres abstentionnistes à la façon dont la raison instituée, satisfaite et en même temps inquiète d’elle-même, pour se rassurer sur sa légitimité, se penche sur le mystère de la folie.
On pourrait si facilement vivre sans le Spectacle que ce serait épouvantable si un pareil secret de polichinelle venait à être connu de tous. Il convient donc de l’éventer, avant qu’il ne fasse des ravages, et pour le réduire à néant. La plus belle ruse de cet univers, c’est de nous faire croire qu’il existe. »
Philippe Muray, "Les damnés de l'éther" in L'Empire du Bien
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01/04/2024
C'est dangereux, le rire, au fond...
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« Le silence est en cours d’expulsion, comme l’incrédulité, comme l’ironie, comme le jeu, comme le plaisir. En Cordicolie, on ne rit pas, ou pas souvent, ou alors pour des raisons qui devraient plutôt faire pleurer. La société des "cadres", des loisirs, des "employés du tertiaire" adonnés à la communication, n’a plus tellement de motifs de se tordre.
D’abord on respecte bien trop de choses pour s’en moquer méchamment. C’est le rite qui est le propre de l’homme moderne, pas du tout le rire, plus du tout. Est-ce qu’on peut faire du bon comique avec des bons sentiments ? De quoi pourrait-on se tenir les côtes sur la Planète Compassion ? Qu’est-ce qui reste encore d’ironisable dans l’Empire égalitaire ? Le rire est autocrate de nature, cruel, perforant, dévastateur. "Il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande", écrivait Sade ; le rire se chauffe la gorge du même bois. Quand tout est plus ou moins sacré, confituré dans les tendresses, quand toutes les causes sont déchirantes, quand tous les malheurs sont concernants, quand toutes les vies sont respectables, quand l’Autre, le Pauvre, l’Étranger, sont des parts touchantes de moi-même, quand rien n’est plus irréparable, même le malheur, même la mort, de quoi pourrait-on se gondoler ?
Ils sont très surveillés, maintenant, les comiques de profession, je ne voudrais pas être à leur place. On vient d’en annoncer une nouvelle vague, toute une fournée de rigolos, une génération quasi neuve de bouffons désopilants. Ils vont voir ce qu’ils vont voir. Je les attends aux tournants. On va leur mesurer le dérapage au plus juste, au millimètre ; examiner leurs allusions ; fouiller dans leurs sous-entendus ; passer la loupe dans leurs silences. On peut leur souhaiter du plaisir. Les Américains, dans certaines de leurs universités, toujours plus conséquents, toujours bien plus logiques que nous, viennent de décréter qu’on méritait l’expulsion, désormais, pour avoir commis le crime de "rire de façon inappropriée"… C’est-à-dire de manière déplacée, non conforme, impertinente ; non consensuelle en quelque sorte ; anti-cordicole pour résumer. Rien de moins, rien de plus, que la définition même du rire. Il fallait bien que ça arrive. Le rire "inapproprié" ! Encore une nouvelle écroulante, un impayable trait d’esprit du génie cordicophile. Je vous laisse médite ! là-dessus. Environnés, bien entendu, de tous "les rires en boîte" qui sortent des émissions de télé…
C’est dangereux, le rire, au fond. C’est la même chose que le silence. C’est encore un peu trop individuel. Ça échappe aux contrôleurs. C’est une zone vague de liberté qu’il vaut mieux surveiller de très près. On ne peut plus laisser aux gens le soin de se divertir tout seuls. Pas davantage qu’on ne peut se payer le luxe de les laisser réfléchir… Rien n’a suscité plus de recherches, au XXe siècle, question cerveau, que les techniques de "lavage". Toutes les polices s’y sont mises, et aussi les sectes à gourous. Mais avec la musique généralisée, plus besoin de complications, on a trouvé le vrai système, la bonne lessiveuse cérébrale, l’armement anti-individu que nul n’osait plus espérer. Je sais bien qu’il ne faut pas dire ces choses, c’est beau la musique, c’est comme la mer, c’est comme le soleil, la poésie, la fraternité, les animaux en liberté. C’est frais, c’est spontané, c’est la vie même. Assez de critiques ! De malveillances ! Il faut apprendre à tout aimer, si on veut survivre un peu, depuis les décibels quadrilleurs d’espace vital des appartements jusqu’aux "mwouaaiiiiinn !" vrillants des sirènes d’alarme partout détraquées en chœur, sans oublier les harmonies dans lesquelles on tente de vous noyer, au téléphone, sous prétexte de vous faire patienter, de vous transférer d’un service à un autre… Assez de réticences ! Pas de nostalgies ! Vive le Titanic quotidien !
Surtout que de nouvelles tortures délectables sont en train de nous pendre au nez. De nouvelles torpilles nous visent. "Les outils de la communication mobile se multiplient !" Réjouissance générale à Cordicopolis. "De nouvelles 'proximités' se précisent !" Tous les esclaves sautent de joie ! "Demain chacun de nous sera joignable, où qu’il se trouve, à tout moment !" Voyez notre catalogue complet, l’Alphapage obligatoire, l’Eurosignal pour toutes les bourses, le Fax, la mallette "Intégrale" Supervisor (micro ordinateur + imprimante + modem + télécopieur + disque dur), le Radio Icom IM 4 Set., les Inmarsat, le téléphone baladeur !… Quand je pense que les relations amoureuses de Flaubert et de Louise Colet ont commencé à se détériorer à cause du "progrès", déjà, des "communications" (l’ouverture de la ligne Paris-Rouen, en 1843, raccourcissant soudain désastreusement les distances) ! Ils ne connaissaient pas leur bonheur !
Etre "loin", où que ce loin soit, n’a plus aucun sens. Rendez-vous tout de suite, vous êtes cernés ! Plus d’excuses pour ne pas être joignables, plus aucun prétexte pour disparaître, plus aucun endroit, plus d’inconnu, plus d’ "ailleurs". Plus d’invisibilité. Plus d’extériorité subtile. Vous êtes dedans ou vous êtes mort ! Présent toujours ! Scouts 2001 ! S’absenter va devenir un exploit, une opération délicate qu’il faudra longuement, très férocement préméditer. On concevra des championnats clandestins de disparition. Ne pas "répondre" sera de l’ordre des sports les plus raffinés, réservés à une élite, une fête pour les mauvais esprits, une infidélité au rituel, un minicrime contre l’espèce, une exaction prodigieuse. Un de ces coups d’éclat mémorables que les générations suivantes se répéteront avec ferveur. Les émissions de recherche des disparus vont bien sûr se multiplier. "Dans l’intérêt des Antilles", ça tombe sous le sens. Avec larmes en boîte, comme les rires, au moment des retrouvailles. »
Philippe Muray, "Les damnés de l'éther" in L'Empire du Bien
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31/03/2024
Un vrai voyage de science-fiction
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« C’est aussi la raison pour laquelle notre Pays des Merveilles est devenu le royaume de la musique. Pure effusion, la musique. Ivresse, liberté, innocence... Quoi de plus sympathique que la musique ? Quoi de plus trait d’union consensuel, juste milieu orchestral ? Oui, c’est vraiment ce qu’il nous fallait pour accompagner cette fin du monde. Mais j’avoue que je ne comprends pas pourquoi nos maîtres ont décrété une Fête de la Musique : comme si, à Cordicopolis, ce n’était pas l’aubade tous les jours ! La sérénade obligatoire. Comme si nos villes n’étaient pas toutes devenues, et jusque dans leurs moindres recoins, jusqu’au fond de leurs plus obscurs placards, jusqu’aux mieux défendues des tours d’ivoire, de gigantesques auditoriums, des salles de concert perpétuelles. Ce monde s’écroule en plein festival, avec orchestre et cotillons.
Dans l’au-delà, je me souviendrai encore de ce bruit inusable de fond, de ce vacarme qui n’arrêtait plus jamais, de cette musique prisu persécutrice qui traînait le long de mes fenêtres, montait me chercher à gros bouillons, venait taper contre les murs, rebondissait dans mon bureau, s’effilochait sur les papiers, visait directement aux neurones sans même passer par les tympans. Comme si une seule maison de disques internationale, une seule Multinationale du Son, avait orwelliennement pris possession de la totalité du genre humain.
Une seule boîte à rythmes géante battant elle-même maniaquement comme le cœur intuable et autonome de la nouvelle réalité.
Partout le Big Band systématique, la corvée forcée de mélomanie. Je ne suis pas ennemi de la musique, il ne faudrait pas imaginer. Je me souviens de ce qu’écrivait Nietzsche, que l’existence privée de musique est une erreur et un exil ; mais chaque fois qu’un type, à dix immeubles de moi, pousse dans le rouge son matériel hi-fi pour me faire partager ses goûts, pour me faire participer à sa torpeur, pour me mettre à "l’unisson", chaque fois que des amplis hurlants me visent avec beaucoup plus de précision que des Scuds, je me demande si Nietzsche, à ma place, resterait sur ses positions de 1888.
Une espèce de marée noire musicale beurre aujourd’hui les rives du monde. Tous les jours, des gens qui ne toléreraient pas que vous leur fumiez sous les narines vous soufflent leurs préférences aux oreilles. Les cordicolâtres sont des mélomanes infatigables. Il n’existe plus d’autre musique que la musique à écouter en groupe ; mais ne pas souhaiter l’entendre n’est nullement prévu au programme, ce serait comme de ne pas désirer ceux qui l’offrent à la cantonade. Batteries barbares. Synthés. Larsen tueurs. Compact-disques à guidage terminal. Leurs baffles sont des armes "propres".
C’est bien commode, la musique, pour achever de vous convertir. C’est admirablement conçu pour vous rendre cool, sympa, communautaire, harmonique. Ça efface toutes les ombres et les critiques. Ça noie bien des réticences sous les émois pasteurisés. Ça fait passer bien des forfaits aussi. Le gros général américain dont j’aime mieux ne pas me rappeler le nom s’endormait chaque nuit, dans le désert d’Arabie Saoudite, au son terriblement "new age" de gazouillis d’oiseaux qu’on lui avait enregistrés sur cassette.
Est-ce qu’il existe aujourd’hui quelque chose de plus hallucinatoirement consensuel que la Fête de la Musique, je ne sais plus quel soir du mois de juin ? La Journée du Livre peutêtre ? La "Rage de Lire" ? Les "Ruées vers l’Art" ? Tout ce qui s’efforce de vous faire croire que la culture c’est bien, c'est chouette, et que le cinéma c’est la vie, et que la poésie vous aime, et que le théâtre vous attend, et que la peinture vous concerne…
Traverser la France, en été, avec partout des annonces de festivals, dans les coins les plus pathétiques, sous les soleils les plus plombés, voilà un vrai voyage de science-fiction à travers les horreurs de l’optimisme, une descente dans les Profonds secrets de la grande bouffonnerie cordicole de masse. J’ai vu le genre humain en vacances, pouvait dire Chateaubriand, repensant aux journées de la dévolution. ("Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l’état de nature"). Il n’avait rien vu du tout. Notre opérette est bien plus forte. Et la tranchée, aujourd’hui, bien plus radicale encore entre l’Ancien et le Nouveau Régime.
Y a-t-il une vie après la culture ? Après les expos ? Les festivals ? Les livres du mois ? Les ouvrages stars ? Les essais dont tout le monde parle ?
Peut-être. Mais elle se cache bien. »
Philippe Muray, "Les damnés de l'éther" in L'Empire du Bien
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30/03/2024
Le Bien a toujours réponse à tout
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« Jamais nous n’avons été moins libres, et pour des raisons dont un Giono, par exemple, commençait déjà à découvrir les mécanismes au début des années 50 :
"A chaque instant il faut se dire : j’ai parlé des gens qui portent des chemises bleues mais les gens qui portent des chemises bleues ont des journaux, des banques, des menteurs à gage et même des tueurs. Attention. Tu parles 'pour le plaisir de dire ce que tu penses' et ils vont te renfoncer ce que tu penses dans ta gorge. Or, c’est ce qu’on écrit avec plaisir qui fait avancer l’esprit."
L’espèce est tout, le particulier n’est plus rien. L’idée qu’une œuvre d’art ou un livre seraient une "propriété privée" (d’abord celle de son auteur, ensuite celle de qui la contemple ou l’achète), et que rien de ce qui s’écrit, rien de ce qui se peint ou se pense, ne regarde aucune collectivité, mais seulement, à chaque fois, "une" personne, "la" personne qui regarde, qui lit, qui comprend (quel que soit le nombre, à la fin, de ces personnes), cette idée même n’est plus envisageable, si elle l’a jamais été. La non-ingérence radicale dans les affaires intérieures d’un livre n’est ni pour demain ni pour après-demain. L’Opinion est la reine du monde, disait Voltaire ; que Sade, dans "La Nouvelle Justine", complétait de cette façon : "N’est-ce pas avouer qu’elle n’a, comme les reines, qu’une puissance de invention, qu’une arbitraire autorité ?" Pour ajouter aussitôt : "Y a-t-il rien de plus méprisable au monde que les préjugés, et rien qui mérite d’être bravé comme l’opinion ?" Sans doute ; mais qui oserait désormais ? S’il n’existe plus d’ "écrivains engagés", comme on le radote, comme on le déplore, c’est qu’ils le sont tous devenus. De force ou pas. Sans le savoir ou non. Et pour pas grand-chose. « La place de Sartre est vide ! » font semblant de s’alarmer ceux qui ne voient au monde que des places. En réalité, à Cordicopolis, il n’y a plus que des Sartre qui se bousculent pour dorer toutes les pilules, de tout petits Sartre, encore plus rudimentaires que l’original, engagés dans les bonnes causes, et si nombreux qu’on ne les voit même plus.
"A-t-on le droit de tout dire ?" "Tout écrire ?" "Est-il possible de tout publier ?" Partisan comme je le suis de la privatisation fanatique, intégrale, des œuvres et des pensées, vous imaginez comme ces questions me réveillent la nuit. Mais enfin, d’autres se les posent. Est-il permis, par exemple, de "présenter sous un jour favorable l’usage des produits stupéfiants" ? En voilà une affaire ! Bien sûr que non ! L’Intérêt Général vous l’interdit ! Le Consensus vous a à l’œil ! Chaque décédé d’overdose serait retenu contre vous ! Seule la recherche du Bien commun vous est encore autorisée. La philanthropie apostolique est la poésie unique de cette fin de siècle, l’Harmonie est son lyrisme. Comme on sait, il n’y a pas de visions plus ressassées, sur les murs et sur les écrans, que celle des déserts (pureté, virginité, innocence originelle) et celle des eaux (niaiserie de l’immanence aquatique). Quand un film marche vraiment à fond ("Bagdad Café", "Le Grand Bleu", "Sexe, mensonge et vidéo"), c’est toujours, d’une manière ou d’une autre, parce qu’il a rendu hommage au pompiérisme de l’esprit de groupe, à l’idéal de Concordance, au collectivisme rose bonbon qui ouvrent le nouveau millénaire.
Le Bien a toujours réponse à tout : à la fin les menteurs sont punis, le Paradis descend en plein désert, les maris infidèles perdent en même temps leur femme, leur maîtresse et leur boulot, c’est bien fait, ça leur apprendra. On s’était trompés sur toute la ligne : le Mal était soluble dans le sirop.
"N’écoutez jamais votre cœur, mon enfant ; c’est le guide le plus faux que nous ayons reçu de la nature."
Rien n’est plus contraire aux nouvelles tendances que cette exhortation de Dolmancé. De même, rien ne paraît plus passé de mode que cette confidence de Flaubert à Louise Colet : "Ne crois pas que la plume ait les mêmes instincts que le cœur." Flaubert, Sade, pauvres cyniques hors de course ! Comme vous faites pitié, désormais ! Comme vos exhibitions naïves de prétendue lucidité font sourire les annonceurs, les distributeurs, les producteurs et les créateurs de consolations imagées ! Plus les diverses techniques, biosciences, technologies et ainsi de suite, ravagent le monde autour de nous et travaillent irréversiblement à rendre toute morale impossible, et plus les discours doivent camoufler cette effrayante réalité avec un enthousiasme redoublé.
Les hommes du Spectacle se livrent sans arrêt à une gigantesque entreprise d’idéalisation hallucinée. Les femmes laides seront plus aimées que les belles : puisqu’ils vous le disent, c’est sûrement vrai… Un PDG riche et blanc tombera fou amoureux d’une femme de ménage pauvre et noire… Les larmes l’amour, la passion, la générosité, les effusions, nous annoncent un Âge d’or imminent. Toutes ces fables caritatives n’ont rien à voir avec la vie concrète ? En effet. Et puis alors ? Il n’y a que l’intention qui compte ; et l’intention vaut l’action ; elle la supplante même largement. Il faut savoir caresser les populations dans le sens du cœur. Tous les coups philanthropes sont permis pour recoloniser la vie. Chaque jour, des milliers de couvertures chauffantes, des tonnes de produits contre les engelures sont déversés par des associations humanitaires dans les contrées les plus torrides. Des montagnes de laxatifs, des Himalayas de potages amincissants, sont répandus généreusement par erreur sur des affamés du bout du monde. Qu’est-ce que ça peut faire ? C’est mieux que rien. L’intention ! L’intention, vous dis-je ! Le grand pactole du Sentiment !
Aucun mot n’est plus efficace, de nos jours, que celui de passion. "La passion a toujours raison !" dit un slogan récent pour je ne sais quoi. La passion fait tout passer, c’est le droit de l’homme le plus imprescriptible. Plus les affaires règnent, plus le business tourne dans son propre vide, avec pour seul et unique projet son extension absolument sans fin, et plus le lyrisme cordicole doit triompher à la surface, habiller la réalité, camoufler les pires trafics, ennuager toutes les intrigues, faire passer l’Ordre Nouveau du monde pour une sorte d’ordre divin. À société postindustrielle, psychisme pastoral obligatoire. Fumée de dollars pour le réel, pipeaux d’Arcadie pour l’imaginaire. Plus immoraux sont les maîtres, et plus ils doivent paraître insoupçonnables, afin que ceux qui les imitent aient à cœur de ne pas faire ce qu’ils font mais de reproduire ce qu’ils simulent. La confiture cordicole est au service du "business" et non en opposition avec lui. "Parler morale n’engage à rien ! Ça pose un homme, ça le dissimule. Tous les fumiers sont prédicants ! Plus ils sont vicelards plus ils causent !" Je ne me lasserai jamais de citer ce passage de "Mea Culpa"… Oui, ce sont toujours les pires saletés qu’on fait passer dans le dos des tirades poétiques. Mais seules comptent les tirades poétiques.
En surface, c’est le Matin de tous les Magiciens. Bien sûr, une visite discrète, une descente à la salle des machines souterraine nous en apprendrait long, sans doute, sur les progrès fantastiques réalisés dans le domaine du guidage et de la surveillance à distance, électroniquement programmée, des Poupées qui s’agitent à l’air libre. Malheureusement, cette région n’est pas ouverte au public ; et ce qui n’est pas public n’existe pas. En surface, donc, c'est la fête. Approchez ! je vous répète ! N’hésitez plus ! Allez ! Sortez vos Portefeuilles ! Les animations ne font que commencer ! Tous les loisirs sont hygiéniques ! Garantis sans goudrons, sans nicotine ! Toutes nos valeurs sont "no smoking" ! Au toboggan géant ! À l’eau ! Au bain sous les bananiers et les eus ! À l’île élastique ! Au Lagon des Fées ! À la cantine polynésienne avec piano-bar sous cocotiers ! La "Virtue World Corporation" va satisfaire vos besoins ! Ne pensez plus ! Vos cœurs s’épanchent ! Oui, la passion a toujours raison. La mystique de la "spontanéité" reste un des sentiments les mieux Partagés par les habitants de Cordicopolis, où l’on croit plus que jamais que l’ "amour" procède toujours d’un élan désintéressé, et où, malgré l’antipathie générale pour les actes de violence, les crimes "passionnels" sont punis avec bien moins de sévérité que ceux qui ont été longtemps préparés.
Tuer pour de l’argent, par intérêt, c’est sordide, c’est inacceptable ; mais tuer sous l’empire de la passion, dans la saute d’humeur d’un moment, dans le feu de l’inspiration, alors oui, c’est défendable. Le législateur est romantique, lui aussi, il trouve au cœur des raisons qu’il ne reconnaît pas au cerveau parce que le cœur est collectiviste par essence, onde solidaire en équilibre, rythme communautaire et joyeux ris ; alors que le cerveau, hélas, nous savons bien, le cerveau malheureusement, le pauvre, est toujours plus ou moins fractionniste, dissident par vocation, vilainement sécessionniste, antipathique de toute façon. Et voilà pourquoi il est également inutile d’aller chercher midi à quatorze heures en prétendant explorer, par exemple, les causes de l’hostilité qui entoure depuis toujours les "intellectuels" : puisqu’elle s’étale là, déjà, dans "la loi", la haine féroce de toute pensée, donc de toute possibilité de critique, de toute velléité négativiste. Irréfutablement là : dans le Code. »
Philippe Muray, "Art pompier" in L'Empire du Bien
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29/03/2024
Chasser nos derniers "vices privés"...
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« Levez-vous, Sondages désirés ! Grâce à vous, le Un, définitivement, se retrouve jugé par le multiple, l’obscurantisme collectif recouvre à jamais l’individuel. Le pouvoir de l’Opinion publique audimatique supplante haut la main toutes les puissances. L’idéal gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple se réalise à travers la plus pure, la plus efficace, la plus "propre" de toutes les croisades qui aient jamais été livrées aux misérables exceptions. Sous les courbes, sous les chiffrages, sous les indices des statistiques, le doute, l’écart, le jeu, l’ironie s’engloutissent comme des Atlantides. Encore quelques petits efforts et ce sera bien terminé, l’égalisation ultime des mentalités sera accomplie.
On attend le coup de grâce européen ; ça ne saurait trop tarder maintenant. Plus de "bien-être individuel", comme disait jadis Sieburg. L’imminence de l’Europe Unie va être l’occasion ou jamais de chasser nos derniers "vices privés". Il va falloir qu’on se remue si on veut participer au feu de camp. La télé européenne nous tend déjà ses filets. Les technocrates se pourlèchent. Il faut vite se mettre au diapason. Plus de caprices ! Rééduquons-nous ! Dressage ! Plus de fantaisies ! Les Français ont tant de choses à réapprendre ! Des observateurs étrangers parmi les mieux intentionnés n’arrêtent pas de nous le seriner, il faudrait peut-être un peu les écouter, cesser de nous croire si beaux dans nos miroirs, balayer devant notre porte, baliser enfin ce que nous pesons au-dehors, ce que nous valons réellement, ce qu’on dit de nous, de notre insupportable prétention, de notre passé plus lue suspect, de nos artistes invendables, de notre miteuse littérature, de notre présent sans avenir…
Elles sont bien terminées, les arrogances ! Il n’existe pas, en vérité, à Cordicopolis, de plus mauvais élèves que les Français, plus intenables, plus indisciplinés… Dans tous les domaines, de vrais sous-doués… Incapables de conduire correctement, toujours vingt-cinq métros en arrière, et dans le travail de parfaits cochons… Les Japonais d’aujourd’hui, tout à fait comme Sieburg hier, nous décrivent égoïstes, discutailleurs, maladivement xénophobes (ils ne manquent pas d’air), indisciplinés, cyniques… Etalant nos différences au grand jour au lieu de chercher à converger… Nous engueulant sans cesse, et sous n’importe quel prétexte, au milieu de trottoirs couverts de crottes de chiens… "Poussés dès l’école, disent-ils encore, à exprimer leurs opinions personnelles" (si c’était vrai !)… Et puis en retard ! Surtout ! en retard ! Ah ! l’effroyable retard de la France ! Cette lenteur à évoluer ! Cette apathie ! Mais qu’est-ce qu’elle fout depuis des siècles ? "La France est très en retard par rapport à l’Allemagne pour l’insertion des handicapés dans la vie professionnelle"… On entend des choses de ce genre tous les jours dans la bouche des cordicocrates. "La France est très en retard par rapport à la Grande-Bretagne (ou par rapport à l’Irlande, ou par rapport au Bangladesh) en ce qui concerne la place des femmes dans la vie politique"… J’ai même récemment vu une journaliste atterrée qui expliquait que la France était très en retard par rapport à la Hollande en ce qui concernait "l’image des homosexuels dans les médias" ; et que cela provenait certainement, comme d’ailleurs la plupart de nos carences, de notre infernal atavisme catholique (car qui dit catholique dit individualiste, et qui dit individualiste dit résistance au paradis des "lobbies", des communautés, de toutes ces associations et conglomérats qui ont avantageusement remplacé le militantisme d’autrefois désormais trop vulnérable).
La France était donc très en retard en ce qui concernait l’image des homosexuels dans les médias. Dans les médias. Donc dans le monde, puisqu’il n’en existe plus d’autre. Dans le monde. Donc dans les médias. La croyance générale étant que seules les images sont capables de vous conférer encore un semblant d’être, la place des homosexuels n’est pas bonne parce que leur place "dans les images" est jugée insuffisante.
Dans le même ordre d’idées, il n’est pas rare d’entendre les cordicocrates déplorer qu’à l’inverse des Etats-Unis avec leur Viêt-Nam, la France ait consacré si peu de films à sa guerre d’Algérie ; ce qui signifie tout simplement, selon eux, que cette guerre n’existe pas.
"La France est très en retard par rapport aux Etats-Unis en ce qui concerne le traitement cinématographique de son passé colonial."
Le creuser, ce retard de la France par rapport aux ÉtatsUnis, par rapport à l’Allemagne, au Japon, à la Hollande, et dans tous les domaines imaginables, me paraîtrait pourtant, à moi, une perspective intéressante, mais je ne veux pas insister. Glissons. C’est déjà téméraire toutes ces confidences. Aller plus loin serait du suicide. Dire ce qu’on pense est devenu périlleux. Même à titre farouchement "privé". Tout ce qui ne peut pas être exposé publiquement sur un plateau ne devrait même pas être pensé. Dans les télédébats, la formule-clé, pour arrêter en plein vol, pour stopper quiconque pourrait être sur le point de lâcher quelque chose de très vaguement non aligné, de très obscurément non consensuel, de très légèrement non identifié (et toute idée qui ne vient pas du collectif pour y retourner aussitôt appartient à cette catégorie), la formule-clé, donc, est la suivante :
"Ah ! oui, mais ça n’engage que vous, ce que vous dites là !" Vous. C’est-à-dire une seule personne. C’est-à-dire, en somme, personne.
L’Empire du Bien, ça tombe sous le sens, est d’abord "l’Empire du combien".
Le pape ? Combien de divisions ?
Peut-on encore parler en son nom propre ? Donner seulement un avis qui prétend "n’engager que soi-même" ? Le despotisme obscur des cordicoles se bâtit sur l’hypothèse d’une grégarité infinie, définitivement acceptée et définitivement invisible. Toute pensée assez héroïque pour essayer de se faire connaître, sur la scène de Cordicopolis, se retrouve en dette, et a priori, par rapport à la communauté. Cette dernière est en droit de demander des comptes à celui qui entreprend de s’exprimer. Et celui-ci, réciproquement, s’aperçoit dans le même temps qu’il a moins que jamais le droit de "tout dire" puisque planent au-dessus de sa tête, comme d’énormes dirigeables-espions, un Bien commun, une Opinion publique, avec lesquels il est supposé avoir signé, et de toute éternité, un pacte de fer, un contrat de sang. »
Philippe Muray, "Art pompier" in L'Empire du Bien
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