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22/03/2024

Cet Empire terrorisant du sourire

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« J’aimerais maintenant, d’un mot d’un seul, clouer au papier cet Empire terrorisant du Sourire, avec ses raz de marée de litotes, ses musiques onctueusement agoniques, tout cet envahissement lénifiant, ces positivités, ces euphories, cette invasion perpétuelle des thérapies les plus douceâtres, ce massage systématique des âmes et des corps pour les faire adhérer définitivement à l’ultime idéologie encore possible parce qu’elle ne comporte rien qui ne soit naturel, normal, souhaitable, désirable absolument pour tout un chacun.

Comment résumer ce déchaînement lumineux, cette révolution inattaquable à la faveur de laquelle les choses se remettent peu à peu dans le bon ordre, pêle-mêle la famille, les couples, la joie de vivre, les droits de l’homme, la "culture adolescente" des hooligans, le business, la fidélité qui revient en même temps que la tendresse, les patrons, les lois du marché tempérées par la dictature de la solidarité, l’armée, la charité, les bébés à nouveau désirés, les néo-lycéens qui se voient golden boys, l’érotisme qui se fait plus petit que jamais, la publicité qui devient cosmique, les zoulous qui veulent être reconnus, enfin tout le monde astiqué, tout le monde flatté, pourléché, le Mieux du Mieux partout qui se répand, l’Euphémisme superlativé dans le meilleur des pires des mondes abominablement gentils ?

C’est délicat à exprimer. Je ne vois qu’un mot, à vrai dire, un seul capable de condenser, de rassembler tout le sabbat, mais alors tellement oublié qu’il va falloir que je l’explique. Le mot "cordicole".
Nous vivons en plein fascisme cordicole, en plein asservissement cordicolique.
Voilà.
Cordicole.
De cor, cordis, cœur ; et colo, j’honore.
Terme par moi ressuscité, exhumé de l’ancien vocabulaire religieux : on appelait "cordicoles" au XVIIe siècle les membres d’une association de jésuites qui cherchaient à introduire en France l’adoration du Cœur de Jésus et la fête du Sacré-Cœur.
On disait aussi "cordiolâtres".
Nous sommes en pleine dévotion cordicole. En plein culte du Cœur-roi. En pleine orgie cordiolâtre, cordicolienne, cordicophile.
En plein Nœud Cordien.

Oh ! bien sûr, il ne s’agit plus du tout de l’adoration du Cœur de Jésus, chacun aura su rectifier. Non, non, le Cœur tout seul. En soi. Absolu. Le Cœur "siège des émois et des passions". L’organe en tant que signe de notre époque, hiéroglyphe résumant le monde, sa réalité, son ombre, sa trame, son sens, tout en même temps, le Totem et ses tabous.
Prospérités du Viscère !
»

Philippe Muray, "Cordicopolis" in L'Empire du Bien

 

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21/03/2024

Le Parti Dévot devenu programme mondial

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« À chaque siècle son Tartuffe. Le nôtre a un petit peu changé. Il s’est élargi, étoffé. Il est membre fondateur de plusieurs SOSMachin, il a fait les Mines ou l’ENA, il vote socialiste modéré, ou encore progressiste-sceptique, ou centriste du troisième type. Il peut se révéler poète à ses heures, même romancier s’il le faut, mais toujours allégorique, lyrique poitrinaire aujourd’hui comme il a été stalino-lamartinien vers les années 60-70, sans jamais cesser d’être langoureux. Le nihilisme jadis s’est porté rouge-noir ; il est rose layette à présent, pastel baveur et cœur d’or, tarots "new age", yaourts au bifidus, karma, mueslis, développement des énergies positives, astrologie, occultococooning. Plus que jamais "faux-monnayeur en dévotions" (Molière), sa "vaine ostentation de bonnes œuvres" (encore Molière) ne l’empêche pas, bien au contraire, "d’en commettre de mauvaises" (Molière toujours). Partisan du Nouvel Ordre américain, ça tombe sous le sens, c’est-à-dire de la quatrième grande attaque de Réforme à travers les siècles (après Luther, après 89-93, après Hitler), il ne comprend pas les réticences de certains envers les charmes protestants. Sa capitale idéale est Genève, bien sûr, "la ville basse du monde" comme disait Bloy, "le foyer de la cafardise et de l’égoïsme fangeux du monde moderne". Il peut apparaître aussi bien racheteur frénétique d’entreprises, graisseur de pattes, corrupteur d’élus, vendeur d’armes chimiques, que titulaire d’une chaire d’éthique à la Harvard Business School, où il démontrera à longueur de cours que la morale, le management et la communication sont la même face de la même médaille admirablement vaselinée. "L’éthique dans l’entreprise, confie-t-il volontiers, c’est de pouvoir raconter à mes enfants tout ce que je fais dans mon travail." Ses détentes en famille sont sacrées, ainsi que ses parties de tennis à Bagatelle. La maison d’Orgon dont il s’intronise, comme en 1664, le directeur de conscience, a les dimensions du village planétaire macluhanien aux pavés semés de Téléthons. C’est sur les médias qu’il s’appuie, bien plus efficaces que le vieux Bon Dieu. Enfin il est le monde d’aujourd’hui, le monde faisant semblant de croire au monde, le théâtre ayant foi dans ses planches, la caméra à genoux devant la caméra, les satellites se contemplant dans le blanc des yeux, le Spectacle s’adorant au fond de ses écrans… Le Parti Dévot devenu programme mondial et faisant mine de se préoccuper des "grandes questions qui agitent la Cité". Le Show remplaçant l’ancienne Sagesse divine. L’idéal du XIIIe siècle ("un seul bercail, un seul peuple") en train de se réaliser. De façon certes un peu particulière mais sans nul doute définitive. Car, de même qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, il ne doit plus y avoir, à moyen terme, qu’une seule forme de société. La "respublica fidelium" spectaculaire avait vocation de s’étendre jusqu’aux limites de l’univers par destruction ou conversion des derniers infidèles, voilà qui est fait ou presque. La Cité du Bien succède à la "Civitas Dei" comme projet de communauté spirituelle unique rassemblée sous l’autorité d’une instance souveraine, parfaitement globale, parfaitement féroce. »

Philippe Muray, "Tartuffe" in L'Empire du Bien

 

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20/03/2024

Ce sont toujours les pires salauds qui s’avancent le cœur sur la main

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« Dans cette immense réserve, donc, dans ce Jardin des Plaisirs qu’est en train devenir la planète, il y aura encore des accidents, des affrontements, des catastrophes. Des actes de folie isolés. Des faits divers, des tueries. Des retours de flammes nationalistes, ethniques, religieux, idéologiques. Mais tout va se régler peu à peu. Le Nouvel Ordre Mondial y veille à la satisfaction générale.

L’utopie d’un univers où ne régneraient plus que la gentillesse, la tendresse, les bonnes intentions, devrait naturellement faire froid dans le dos : c’est le plus effrayant de tous les rêves parce qu’il est réalisable. Mais non. Personne ne semble le redouter. À coups de lois dans chaque pays, à coups d’opérations de police à la surface de la terre, on voit le programme s’imposer avec une grande rapidité. Dans le Golfe, il y a quelques mois, par exemple, il ne s’agissait pas principalement d’écraser des Arabes ; il s’agissait surtout de commencer à les convertir aux charmes de notre Mouroir bigarré. Les "guerres" nécessitées par la conquête ne nous paraissent terrifiantes que parce qu’elles surgissent comme des interruptions (les plus brèves possibles heureusement, la pub doit continuer, the "Show must go on") de la vie désormais considérée comme normale. Nous savons que ces actes de violence sont commis contre les peuples "pour leur bien" ; nous préférerions seulement qu’ils s’accomplissent dans la plus grande douceur possible… Malheureusement c’est difficile. Comme le disait déjà Clausewitz, "les âmes philanthropiques pourraient bien sûr s’imaginer qu’il y a une façon ingénieuse de désarmer et de défaire l’adversaire sans trop verser de sang et que c’est le véritable art de la guerre. Si souhaitable que cela semble, c’est une erreur qu’il faut dénoncer. Dans une affaire aussi dangereuse que la guerre, les pires erreurs sont précisément celles causées par la bonté ". En ce domaine comme dans les autres, le Bien, on ne le répétera jamais assez, est le plus mortel ennemi du bien. Si le Mal peut avoir parfois des effets heureux (la concentration des arsenaux nucléaires, dénoncée par les prêcheurs de tous les pays, mais empêchant pendant quarante ans que se déclenche une guerre mondiale), le Bien, lui, c’est sa fatalité, produit toujours les pires désastres. La bonne volonté porte malheur.
"Le vulgaire peu perspicace, dit encore Bernard de Mandeville, aperçoit rarement plus d’un maillon dans la chaîne des causes ; mais ceux qui savent porter leurs regards plus loin et veulent bien prendre le temps de considérer la suite et l’enchaînement des événements, verront en cent endroits le bien sortir du mal à foison, comme les poussins sortent des œufs." Balzac évoque la vertu comme on parlerait du mauvais œil ("les vertueux imbéciles qui ont perdu Louis XVI"). Son tableau, dans "Beatrix", des turpitudes de la Bienfaisance, pourrait devenir un assez joli portrait de notre époque, moyennant quelques changements de noms :
"On se distingue à tout prix par le ridicule, par une affectation d’amour pour la cause polonaise, pour le système pénitentiaire, pour l’avenir des forçats libérés, pour les petits mauvais sujets au-dessus ou au-dessous de douze ans, pour toutes les misères sociales. Ces diverses manies créent des dignités postiches, des présidents, des vice-présidents et des secrétaires de sociétés dont le nombre dépasse à Paris celui des questions sociales qu’on cherche à résoudre."

Je cite quelques écrivains parce qu’ils sont seuls à avoir su, à avoir su voir, à avoir su dire, que ce sont toujours les pires salauds qui s’avancent le cœur sur la main. "La moitié des bienfaits sont des spéculations", écrit encore Balzac quelque part. Et Sade, dans "La Philosophie dans le boudoir" : "La bienfaisance est bien plutôt un vice de l’orgueil qu’une véritable vertu de l’âme"… "C’est par l’ostentation qu’on soulage ses semblables, jamais dans la seule vue de faire une bonne action." Oui, oui, ils ont tous écrit la même chose. Encore un paragraphe de Sade à propos des femmes vertueuses : "Ce ne sont pas, si tu veux, les mêmes passions que nous qu’elles servent, mais elles en ont d’autres, et souvent bien plus méprisables… C’est l’ambition, c’est l’orgueil, ce sont des intérêts particuliers, souvent encore la froideur seule d’un tempérament qui ne leur conseille rien. Devons-nous quelque chose à de pareils êtres, je le demande ?"

Au tournant de son cinquième acte, Don Juan, soudain, changeant de masque, s’empare du discours vertueux et cesse de faire le mal à ses propres frais pour le commettre au nom du ciel. "Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer", annonce-t-il. C’est le sommet de la pièce évidemment. L’Hypocrite bienfaisant est toujours un grand moment de théâtre parce que l’essence même du théâtre c’est l’étalage de l’hypocrisie par laquelle la réalité, en retour, se révèle comme théâtre de crédulité universelle. Balzac félicitait Molière d’avoir "mis l’hypocrisie au rang des arts en classant à jamais Tartuffe dans les comédiens". Le Spectacle n’existerait pas si les discours avaient intérêt à coïncider avec les actes. Don Juan découvre donc, lui aussi, en grand artiste qu’il est, l’arme absolue de cette logique renversante mais efficace selon laquelle, pour commettre des crimes en toute quiétude, il faut que ceux-ci soient "légalisés" par l’étalage de leur contraire vertueux. De même que le froid artificiel d’un réfrigérateur est fabriqué par des organes mécaniques chauds, de même la production de victimes en série exige d’être enveloppée de discours qui nient la victimisation, et même ont l’air de la combattre. Le véritable crime ne peut durer qu’à cette condition aseptisante. »

Philippe Muray, "Tartuffe" in L'Empire du Bien

 

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19/03/2024

Le marmonnement de la grande ferveur des bien-portants...

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« Écoutons un peu le marmonnement de la grande ferveur des bien-portants. Ils nous veulent tous concernés, sommés d’adhérer, responsabilisés, transformés en militants, en agents hospitaliers. Le projet thérapeutique a triomphé. Seul notre argent, il y a encore dix ans, intéressait les vampires ; depuis, les écrous se sont resserrés : maintenant c’est nous tout entiers, du bulbe aux tripes, qu’ils avalent, tout notre avenir, notre santé, aussi bien mentale que physique.

Attardons-nous quelques minutes dans l’Espace Gym et Beauté, l’un de nos préférés, c’est logique. Quatre-vingt-dix appareils au moins de musculation acharnée ! Sauna-parc. Jacuzzi. Soins bio-marins en cabine. Cardioprogramme. Etc. Nous voilà donc chez les tordus de la Forme, c’est-à-dire tout le monde de nos jours. Ah ! ici il faut se surveiller ! Nous entrons dans le Sanctuaire du Devoir. Écrasons nos cigarettes. "Abus dangereux !" Loi du 9 juillet 1976 ! "Ayez soif de modération !" Depuis que le principe a été accepté que nos actes ont des effets, non seulement sur nous-mêmes bien sûr, mais aussi sur les autres, surtout sur eux, le gardiennage hygiéniste et moral ne se tient plus, le pouvoir spirituel des "hommes de science" ne se sent plus aucune limite. Le terrorisme du bien-être est l’une des ultimes tortures que pouvait encore inventer, afin de se croire un peu vivant, un monde qui a senti retomber sur lui la paix des cimetières consensuels.

Je considère, pour ma part, la trouvaille du "tabagisme passif" comme une des grandes conquêtes du temps présent, il va falloir la généraliser, l’étendre, l’appliquer à d’autres domaines, la faire passer un peu partout, dans des régions moins étriquées. Grâce à cette petite campagne qui ne fait que commencer, en vertu de ce fameux concept qui, dans l’escroquerie, frise l’extase, on peut déjà légitimement envisager de traiter enfin les fumeurs comme ils le méritent, avec autant de délicatesse peut-être, avec autant de tact que jadis, par exemple en Amérique, les Noirs, les Indiens, Sacco, Vanzetti, pas mal de gens… J’ai un peu honte, bien entendu, de m’attarder dans de tels bas-fonds ; mais puisque c’est là que sont nos tabous, il faut aller les ramasser.

Pas de liberté pour les amis de la liberté. Moyennant quelques légères corrections, c’est par une rhétorique du même genre que l’on se demande régulièrement si quelqu’un comme Sade n’aurait pas des effets pernicieux sur ses lecteurs ; et même peut-être, par ricochet, sur ceux qui n’en flaireront jamais une page… Et on se le demande si fréquemment, et avec de si bons arguments, qu’on finira par le réinterdire : vous vérifierez ce que je vous raconte ! Aux États-Unis, le mouvement féministe prête main-forte à la majorité morale pour trouver ensemble de bonnes raisons d’en finir avec les pornographes et avec leurs écrits infernaux ; lesquels signifient, je cite scrupuleusement, "viol, torture, meurtre, asservissement à l’érotisme et au plaisir"… Bon Dieu de bon Dieu !
L’asservissement à l’érotisme et au plaisir ! Voilà le scandale effroyable !… Selon un projet de loi antiporno récent, désormais l’auteur d’un livre mettant en scène un viol, par exemple, ou n’importe quel épisode "sexuellement explicite" (c’est la formule ravissante), pourrait se retrouver poursuivi en dommages et intérêts si quelqu’un, par malheur, commettait précisément un viol après avoir lu le livre en question. Pas de liberté, je le répète, pour les amis de la liberté. Et mille autres projets sur le feu… Ici, ailleurs, un peu partout… Du même métal guillotineur… Du même béton philanthrope… : Mais je me suis laissé dériver. Je reviens à mes joyeux ravages. Le projet thérapeutique, le complot prohibitionniste actuel, consistent donc à transformer une majorité d’entre nous en militants de la Vertu, contre une minorité d’attardés, provisoires représentants du Vice qui seront liquidés peu à peu. La diététique a tranché : tout ce qui ne collabore pas au Bien nutritionnel collectif, c’està-dire à la survie anonyme, tout cela doit être liquidé. Le fanatisme de la Santé compte sur l’enthousiasme que la majorité d’entre nous ressent, et pour ainsi dire par nature, devant toute perspective nouvelle de servitude volontaire. Et ça marche ! C’est formidable ! Ça court ! Ça vole ! Ça milite ! C’est la dépossession par la joie ! Votre existence va quelque part ! On ne sait pas où, mais elle y va ! Elle signifie quelque chose !

Conservez-vous ! Reproduisez-vous ! Renoncez à vos caprices ! Plus de pertes de temps ni d’énergie ! Plus de dilapidations inutiles qui vous détourneraient du principal ! Au service de l’espèce ! Garde-à-vous ! Au rapport ! Aux ordres du Consensus ! Toujours ! »

Philippe Muray, "Consensus au poing" in L'Empire du Bien

 

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18/03/2024

Le despotisme du Consensus mou...

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« La tendance de la plupart, aujourd’hui, est de regretter l’effacement des valeurs, de pleurer sur cette société qui décidément ne croit plus à rien, qui n’aime plus rien, qui ne sait plus rien valoriser… Ce discours a un corollaire : l’œuvre d’art serait devenue pratiquement impossible dans la mesure où elle s’est toujours définie de s’opposer à des valeurs dominantes et que nous n’en connaissons plus.
Tout cela est faux, bien entendu. Archi-faux. À hurler de fausseté. Nous n’avons peut-être jamais été aussi cernés par des "valeurs" plus écrasantes, plus terrorisantes, plus terrassantes. Encore faut-il les définir. J’espère peu à peu y arriver. Je tâtonne autour. J’indique des voies… On ne peut pas se dégager en une seule phrase de ces enchevêtrements de censures douces et de massacres invisibles. L’entreprise est d’autant plus hasardeuse que personne n’incarne plus véritablement tout à fait aucun phénomène. A qui s’en prendre, dans le Village Planétaire en confiseries ? Avec quelles ombres s’accrocher ? Quels fantômes de responsables ?

Entre nous et le néant, il n’y a plus que le Bien déclamé sur toutes les chaînes, sur toutes les ondes. Si je relis Tocqueville à tour de bras, c’est d’abord parce qu’il a osé le plus froidement du monde écrire :
"Ce que je reproche à l’égalité, ce n’est pas d’entraîner les hommes à la poursuite de jouissances défendues, c’est de les absorber entièrement à la recherche des jouissances permises." Voilà où nous en sommes exactement : à nous contenter de ce qu’on nous donne. À désirer ce qu’on nous permet. À nous intéresser à ce qu’on nous dévoile. A regarder ce qu’on nous montre. Et bien sûr, corrélativement, à nous refuser ce qu’on nous interdit. A ne jamais aller fouiller dans ce qu’on nous cache.
Méfaits de la Vertu ! Pas infortunes ! Plus du tout infortunes ! Terminé ! Ravages de la Layetterie générale ! Triomphe du Chromo abrutissant !
Consensus au poing !
Rafales !

A ce propos, est-ce que l’on sait exactement d’où vient ce mot "consensus", dont on n’arrête plus de se gargariser, à tort et à travers, que ce soit pour le cracher ou pour le louer ? Je parie que non. Eh bien voilà, il s’agit d’un terme sorti du vocabulaire médical, emprunté au lexique de la physiologie. "Relation des diverses parties du corps, plus connue sous le nom de sympathie", écrit le vieux Littré qui ne se trompe jamais. Même si je n’étais pas par principe ennemi de l’esprit de conciliation, des "synthèses", du chèvre et chou obsessionnel, de la recherche des "valeurs communes", des compromis, de la "France unie", des "rassemblements", des "ouvertures", même sans ça je me méfierais : pourquoi devrais-je accepter cette métaphore médicale, alors que j’en ai vu disqualifier tant d’autres, en ce siècle, et à si juste raison ?
Titre en page "Sciences" d’un quotidien : "Consensus français sur le dépistage du cancer du col : un frottis tous les trois ans de vingt-cinq à soixante-cinq ans."
Autre titre dans un journal médical : "Consensus sur les infections urinaires et les otites moyennes aiguës."
Textuel !
Knock !
Tout le monde au lit !
Évidemment, pour être sérieux, il faudrait faire une distinction. Trier un petit peu les rubriques. Essayer de classer, au moins, les deux aspects élémentaires, les deux grandes formes de ce Consensus, d’un côté le "dur", de l’autre le "mou".
Un Consensus dur, ou concentré (l’autorité catholique du temps de Sade, les "radicaux" islamiques de nos jours), est une tyrannie qui a pour caractéristique principale de se mettre dans son tort chaque fois qu’elle se manifeste. Sa puissance peut s’abattre sur vous, elle peut vous enfermer, vous tuer même, elle ne brisera, elle n’effacera ni la volonté ni la pensée qui ont conduit votre action ; bien au contraire, elle en éternisera le rayonnement, et c’est elle, en fin de compte, qui s’isolera puis disparaîtra après vous avoir auréolé de la lumière des martyrs.

Le despotisme du Consensus mou présente des caractéristiques tout autres et autrement redoutables. Son exploit est d’être à la fois quasi invisible et partout répandu, donc sans dehors, sans alternative, sans "extérieur" d’où il serait possible, sinon de l’encercler, au moins de prétendre l’offenser, donc l’obliger à réagir, c’est-à-dire à se montrer, en révélant par là même l’étendue et la puissance de sa tyrannie. Le Consensus mou tire sa légitimité, audimatiquement renouvelée jour après jour, d’avoir été voulu Par tous comme la dernière forme de protection, la dernière "couverture" universelle que nous puissions nous offrir et sous laquelle tout est réconcilié définitivement, mélangé, effacé. On ne peut donc pas y toucher sans avoir l’air de menacer, par la même occasion, la paix du genre humain entier.
Ainsi le Consensus mou est-il une violence inattaquable, un extrémisme du Juste Milieu, l’ "asexuation" générale enfin réalisée, radicale, une sorte de transsexualisme absolu, sans les paillettes ni le pathétique.
Alexis de Tocqueville encore :
"Des chaînes et des bourreaux, ce sont là les instruments grossiers qu’employait jadis la tyrannie ; mais de nos jours la civilisation a perfectionné jusqu’au despotisme lui-même, qui semblait pourtant n’avoir plus rien à apprendre." »

Philippe Muray, "Consensus au poing" in L'Empire du Bien

 

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17/03/2024

Maugréants mais captivés

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« Le terrorisme des Bienfaits ne ressemble à aucun autre. C’est de l’air du temps qui se vaporise, des bordées d’ouragans liquoreux, des attentats à l’euphémisme, de sauvages bombardements de litotes. Vouloir le "dénoncer", c’est déjà passer dans son langage. En nommer les éléments est un exploit presque impossible. Comme d’en chercher les responsables. L’invasion sous laquelle nous allons, un peu courbés mais souriants, quelquefois maugréants mais captivés, a ceci de particulier qu’on est obligé d’en distinguer par artifice les composantes si on veut essayer d’en parler.
On peut dire "médias", "spectacle", "images", ce ne sera jamais complètement ça. Peu de mots arrivent à la hauteur de ce Quelque Chose qui fuit sans cesse tout en vous baignant de son euphorie.
La grande puissance du phénomène, son pouvoir immense à vrai dire, vient de ce qu’il n’est pas possible de ne pas l’oublier alors même qu’il déploie ses prestiges, qu’il répand tous ses effets, qu’il enveloppe tout ce dont il traite, qu’il invente même au besoin ce dont il parle. Les écrans qui nous aveuglent sont transparents. Omniprésents et invisibles. On ne commence à percevoir furtivement qu’on les avait oubliés que lorsque le Système monte des débats pour faire semblant de s’autocritiquer.

Ces procès des médias par eux-mêmes comptent parmi les meilleurs gags. La logique du Show, plus implacable infiniment que toutes les "logiques de guerre" qui soient, consiste à organiser en virtuose sa propre critique, à télécommenter ses propres exploits, à grossir à plaisir ses travers, critiquer sa propre versatilité, barboter dans l’étalage de sa propre crise, dénoncer sa manière de gérer l’actualité en jouant à mort sur l’émotion, et boucler la boucle de sa bouffonnerie en ne laissant à personne le soin de feindre d’analyser mieux qu’elle-même, de façon plus joliment stéréotypée, l’affreux carrousel de ses clichés.
Le tout afin de bien vous enfoncer dans la tête la légitimité de sa prétention à être la "conscience" du nouveau monde. Cette pirouette à répétition a lieu si vite que vous n’avez même pas le temps de vous retourner. L’autocritique spectaculaire se cuisine au micro-ondes. C’est l’éternel retour des médiateurs. Il y a même des émissions de radio, le matin, pour discuter de celles du soir à la télé ; on a vraiment pensé à tout.

Le Système avait déjà remporté une première victoire ébouriffante à la faveur des renversements d’Europe centrale, celui de Roumanie principalement, en s’offrant le plaisir de diriger la mise en scène des événements, et puis, quelques petits jours plus tard, la mise en scène du démontage méthodique de la mise en scène précédente. Ça c’était de la distanciation ! Ça c’était du vrai brechtisme appliqué ! On n’est jamais si bien servi, et tout en même temps desservi, que par soi-même, le Spectacle le sait mieux que personne. Dans sa façon de s’accuser, le principe de sa propre apologie comme de sa pérennité était contenu parfaitement : il y avait bien eu trucage à Timisoara, "donc" tout le reste était vrai [ En décembre 1989, les médias occidentaux, et en particulier français, annoncèrent la découverte de nombreuses dépouilles d’opposants à Ceausescu, qui auraient été abattus lors des événements insurrectionnels. Le nombre de victimes atteignit plusieurs milliers (jusqu’à 70 000) avant que les journalistes ne se rendent compte qu’ils avaient été victimes d’une manipulation : les corps avaient été déterrés du cimetière de la ville (N. d. É.) ].

Un pareil exploit ne pouvait pas rester isolé des éternités. Plus près de nous, le conflit-fantôme du Golfe, avec ses images de synthèse destinées à nous faire croire que les convulsions de l’Histoire traditionnelle recommençaient sans grand changement, a été l’occasion rêvée de roder de nouveaux tours de passe-passe. Ensuite, on organisa quelques débats pour commenter et critiquer la façon dont ces nouveaux tours nous avaient été présentés.
Ainsi le Système assure-t-il son pouvoir "spirituel" et "moral". Ainsi, par des opérations de police rapides et publiques à l’intérieur de lui-même, tranquillise-t-il les spectateurs sur sa propre intégrité, tout en rendant chaque jour plus indispensable le devoir de gardiennage hygiéniste totalitaire qu’il a cru bon pour nous de s’assigner.

Cette propagande à dédoublements, avec confessions publiques pseudo-torturées en direct et fausse culpabilité étalée par des Dostoïevski de très bas étage, n’est évidemment pas innocente. Qui a besoin que perdure la Terreur du Bien ? À part moi, tout le monde ou presque, depuis les gangsters de l’État jusqu’aux racketteurs moraux ou matériels des groupes de pression, en passant par la foule des spectateurs qui n’arrêtent pas de participer à la fête en demandant l’extension de la Terreur par de nouvelles lois et des sanctions multipliées contre ceux qui les enfreindraient.

La passion de la persécution reprend, je le répète, un poil de la bête terrible sous les croisades philanthropes. En surface, c’est Babar et Mickey, les jeux éducatifs, les couleurs cocon d’un monde disneyfié à mort. Par-dessous, et plus que jamais, règne et gronde la vieille sauvagerie, le truc primitif des cavernes, le feu du vieux crématoire sacrificiel de toutes les communautés. Tout ce qui est réprimable doit l’être. Et d’autant plus facilement si le prétexte est scientifique (le sexe via le sida par exemple). Ce n’est pas parce que le cancer du poumon est un danger réel que l’on pourchasse les fumeurs avec de plus en plus de férocité ; ce qui motive d’abord la répression, c’est le plaisir de réprimer, le dernier peut-être qui nous reste ; et avec d’autant plus d’allégresse que la cause est indiscutable. La fin du XXe siècle ne sera pas un dîner de gala, mais elle a fait tout ce qu’il fallait pour que ce ne soit jamais dit.
"Quand nous serons devenus moraux tout à fait au sens où nos civilisations l’entendent et le désirent et bientôt l’exigeront, écrivait Céline en 1933, je crois que nous finirons par éclater tout à fait aussi de méchanceté. On ne nous aura laissé pour nous distraire que l’instinct de destruction." »

Philippe Muray, "Consensus au poing" in L'Empire du Bien

 

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16/03/2024

L’appel à la délation s’étale déjà sans complexes...

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« Voici quelques mois, un magazine de bonne volonté se demandait : "Interdire mais jusqu’où ?" Louable scrupule dépassé ! La mise hors-la-loi d’une telle question devrait même être imminente. Dans moins de dix ans probablement, il ne sera plus possible de l’évoquer. La base démocratique de la nouvelle tyrannie permet déjà de rejeter d’emblée aux extrêmes confins de la société quiconque ose seulement problématiser cette tyrannie. La seule, la bonne question désormais, est de savoir s’il est encore possible de ne pas tout interdire absolument. Tout, oui, tout en vrac, d’un seul coup, dans tous les domaines imaginables. La notion de "limite" n’a déjà presque plus cours. La liberté de penser (donc, par définition, de penser mal) ne peut plus être protégée ; cette liberté disparaîtra de la liste des droits de l’homme le jour où on estimera démontré que toute liberté individuelle a des effets collectifs nocifs. "On avait oublié que le bonheur public ne se compose que des éléments du bonheur individuel, et l’on tuait le bonheur individuel pour créer le bonheur public", s’est étonné le député Courtois dans son Rapport de la Commission chargée de l’examen des papiers de Robespierre en 1795.
"On avait oublié » ? Tu parles !"

Jusqu’où laisser aller nos besoins ? Et nos désirs ? Et nos folies ? C’est avec les meilleures raisons du monde que les écologistes se le demandent. De la prohibition des drogues à la pénalisation de ceux qui en feraient l’apologie, il n’y avait qu’un tout petit pas, il a été franchi allègrement sous les hourras unanimes (article L. 630 du Code de la Santé Publique). Pourquoi, demain, ne pas envoyer en prison quelqu’un qui aurait l’inconscience, par exemple, de dresser le panégyrique des Gitanes ou du whisky ? Qui protesterait ? Pétitionnerait ? Ce n’est plus seulement le droit d’agir selon le seul décret de sa propre pensée dont l’individu est privé (après tout, la vie en paix et en commun a toujours été à ce prix) ; c’est aussi à la simple possibilité de raisonner et de juger tout seul qu’il doit renoncer à présent.
L’appel à la délation s’étale déjà sans complexes puisque c’est pour le bien de tous, et sans déclencher la moindre indignation. « Merci de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas », disait une pub récemment. Oui, oui, mêlons-nous de tout, occupons-nous ! Organisons des battues ! Formons des bataillons, des milices pour repérer les bourreaux d’enfants, les épouses martyres, les pères incestueux !
Marchons ! En avant ! Marchons !
D’avance, dans Les Possédés, Piotr Stepanovitch Verkhovensky avait résumé la situation :
"Chacun appartient à tous, et tous appartiennent à chacun."
Amen.
"Seul le nécessaire est nécessaire", dit-il aussi.
Au moins, c’est couverts de plumes et de goudron que les "Bienfaiteurs de l’Humanité", autrefois, que les charlatans philanthropes, que les marchands de potions miraculeuses étaient chassés hors des villages, du temps de la Conquête de l’Ouest. »

Philippe Muray, "Les plumes et le goudron" in L'Empire du Bien

 

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15/03/2024

Force

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Le "cocooning" est une idée neuve en Europe

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« Ces dernières années du siècle sont à l’article du Bien comme on dit "à l’article de la mort". Elles n’en finiront pas de se finir. Évidemment qu’il y a une vie après le dernier soupir, inutile de chercher des témoignages, des histoires de "ressuscités" à dormir debout, des affaires de "Near Death Expériences", ouvrons plutôt les yeux autour de nous, goûtons donc cette lumière suave, ces chants partout… Et cette musique… Et cette bonté… Ces flots d’Amour qui vous enveloppent… Mais oui ! Mais ça y est ! On y est !

Mais c’est maintenant, le Paradis !

Le temps, tout ce temps qui nous reste, qui s’étend devant nous, si bizarre, nous ne savons plus trop quoi en faire, nous ne savons pas trop comment le vivre. C’est une sorte de rab monstrueux, une rallonge indéfinie, un supplément sans bords ni fond. Comment le remplir, comment l’occuper, sinon avec des valeurs, avec du Vrai, avec de la Vertu, avec du Bien ? Et, par conséquent, j’y reviens encore, avec de la "prévention" contre tout ce qui pourrait mettre en péril ce Vrai, ce Bien et ces Vertus. Voilà. Nous sommes en pleine obsession préventive, en plein ravage prévisionnel, en pleine civilisation prophylactique, et dans tous les domaines possibles. Sans entraide, pas de communication, et sans menaces, pas d’entraide ; on prendra donc soin de monter en épingle, dans tous les domaines, celles qui subsistent. Souvenez-vous de ces choses ahurissantes, ces campagnes "Drapeau Blanc" inouïes contre les accidents de la route, l’alcool au volant, la vitesse. Ces campagnes "Bouton Blanc" merveilleuses contre les ravages de la drogue… Il n’y a pas de petits exemples. Tout ce qui passe à ma portée, tous les phénomènes qui se succèdent, les plus quotidiens, les plus triviaux, ont mon approbation passionnée ; surtout que je sais très bien maintenant que je serai tout seul à en rire. Un soir, j’ouvre ma télé : émission sur les "accidents domestiques"… Non ? Si ! Ils ne vont pas arriver à faire un débat là-dessus quand même ? Mais si ! Mais si ! Ils y arrivent ! C’est très sérieux, au contraire ! Défense de vous rouler par terre ! Votre appartement fourmille de pièges, ne vous fiez pas aux apparences ! En fin de compte, Saint-Just ne s’était pas trompé : le "cocooning" est une idée neuve en Europe. Attention ! La terreur rôde au coin des placards ! Vos chérubins vont se brûler avec la cuisinière si elle n’est pas aux normes européennes ! S’empoisonner avec les détergents ! S’ébouillanter avec les casseroles ! S’écraser les doigts dans les portes ! Votre living, c’est Beyrouth ! C’est Stalingrad aux heures chaudes ! Surveillez les outils, les prises, les rallonges non débranchées, les fers à repasser encore chauds ! Patrouillez sans cesse dans votre jungle ! Ouvrez l’œil ! Méfiez-vous de tout ! La porte électronique du garage qui devient folle, voilà une existence brisée ! Et ainsi de suite pendant une heure.
Ce monde a été suffisamment interprété et changé, "il s’agit maintenant de le protéger".
Entre la passion du bien-être et la défense des bonnes mœurs, existe un lien direct, logique, comme entre le plaisir et le jeu qui en sont les antagonistes.

"Il n’y a rien de plaisant, écrit Sade, comme la multiplicité des lois que l’homme fait tous les jours pour se rendre heureux, tandis qu’il n’est pas une seule de ces lois qui ne lui enlève, au contraire, une partie de son bonheur."
L’escroquerie à l’intérêt général, le chantage au Bien public entraînent une épidémie de droit sans précédent. Pas de liberté pour les amis de la liberté ! C’est encore Sade qui fait dire à Dolmancé dans "La Philosophie dans le boudoir" :
"Les lois ne sont pas faites pour le particulier, mais pour le général, ce qui les met dans une perpétuelle contradiction avec l’intérêt personnel, attendu que l’intérêt personnel l’est toujours avec l’intérêt général. Mais les lois, bonnes pour la société, sont très mauvaises pour l’individu qui la compose."

Je n’ai jamais cru le moindre mot de la propagande de naguère sur la "libération des mœurs". C’est au contraire la recherche de l’asexuation que je vois régner depuis toujours et plus que jamais pour toujours. L’érotisme n’a eu l’air de triompher, sous diverses formes écrites ou filmées, que parce qu’il était apparu économiquement assez rentable. C’est bien fini aujourd’hui, on peut revenir aux choses sérieuses. La haine antisexuelle perpétuelle cherche à nouveau ses marques féroces. Elle a déjà trouvé quoi mordre dans certains domaines peu "sensibles", des plaisirs pas trop spectaculaires comme le tabac ou les alcools. Ce ne sont que mièvres galops d’essai, préludes en coulisses, menues agaceries, travaux d’approche. Un des prétendus "Sages" consultés par l’État et maîtres d’œuvre de cette persécution a récemment tenté d’établir une distinction entre régimes dictatoriaux et sociétés démocratiques : ces dernières brilleraient, a-t-il déclaré, par leur "aptitude à édicter des interdictions voulues par la majorité et rassemblées dans des codes". Chigaliov disait plus franchement : "Partant de la liberté illimitée, j’aboutis au despotisme illimité." L’URSS des bonnes décennies nourrissait elle aussi l’ambition, lorsqu’elle faisait savoir ses exigences, de représenter la volonté majoritaire. Quant à Gœbbels, en 1933, il définissait ainsi le nazisme : "L’essentiel de ce mouvement révolutionnaire est que l’individualisme s’y trouve anéanti, que l’individu divinisé cède la place au peuple."

Et un autre médecin fou, il y a longtemps, le sympathique docteur Guillotin, s’était vanté en ces termes de son invention : "En un clin d’œil, je vous fais sauter la tête sans que vous éprouviez la moindre douleur." »

Philippe Muray, "Les plumes et le goudron" in L'Empire du Bien

 

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14/03/2024

De l’hitlérisation de la planète à sa disneysation contemporaine, il n’y a que la violence qui est tombée

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« Dans un livre dont le titre était si vulgaire que je me refuse à l’imprimer, mais qui valait son pesant de candeur tartuffière, une ex-conseillère de l’Elysée, il n’y a pas si longtemps, partait en croisade au nom de la "part d’enfance bafouée ou négligée" par la télé. Sa bête noire, bien sûr, c’étaient les feuilletons, les séries américaines et leur incroyable "violence"… Presque trop gros pour être vrai, elle suggérait aux publicitaires de censurer eux-mêmes les tranches horaires les plus saignantes ou érotiques… La pub exorcisant les mal-Pensants ! Les annonceurs mobilisés pour balayer les écuries du Spectacle ! Le Business appelé à l’aide contre l’immoralité ! La connerie marchande boycottant la connerie imagée ! Eurodisneyland en boucle !

Vert paradis de l’an 2000 où les annonceurs seront aussi les censureurs !

La litanie des bons sentiments, le catéchisme par lequel n’importe qui est désormais tenu de se présenter, remplace en fin de compte, et très avantageusement, la prière, si tant est que celle-ci, comme le soutenait Nietzsche, n’a été inventée par les grands fondateurs de religions que pour avoir la paix ; pour que les gens, pendant ce temps-là au moins, ne les emmerdent pas trop. Dressage, discipline. Occupation des mains, de l’esprit, des yeux… Amener les fidèles à répéter les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu ou à reprendre en chœur, devant l’écran, le chapelet des droits de l’homme, voilà d’excellentes mesures éducatives, bien adaptées à des moments précis, et différents, de l’histoire humaine ; et destinées à rendre tout le monde à peu près supportable, au moins quelque temps.

Cherchez l’Idole ! Le peuple un jour, la morale conservatrice le lendemain, les femmes le surlendemain, les enfants, les animaux, les pauvres, la patrie, la marchandise publicitée, l’amour, l’âme, la poésie, Dieu… Quelle importance ? Ce qui compte, ce ne sont pas les appellations finalement interchangeables de l’Idole, c’est qu’il y en ait une, toujours, au moins une, à chaque fois, et qu’elle soit suffisamment massive, suffisamment impressionnante, et que la question de la justifier ne se pose plus pour personne.

Le Bien Général est le véritable nom commun de l’Idole à travers les âges, et sa puissance se fonde sur la lourdeur, la crédulité, l’envie, l’ignorance, la fourberie, la surdité et la lenteur grégaire de presque tous.

Cherchez l’Idole ! Sous la Deuxième République, en France, c’est le peuple qui a commencé à servir d’objet de culte, donc de prétexte répressif. Les militants du progrès accusèrent les écrivains de le démoraliser, ce peuple, de le décourager : voilà au moins un grief qui avait devant lui un bel avenir. Personne ne sait aujourd’hui ce qu’a pu être, en 1851, l’ "amendement Riancey", et c’est dommage. Il s’agissait en réalité d’une sorte de "fatwa" à la française dirigée "contre tout écrit ayant la forme d’un roman et passible d’un droit de timbre supplémentaire"…

"À mon retour à Paris, raconte Nerval au début d’ 'Angélique', je trouvai la littérature dans un état de terreur inexprimable. Par suite de l’amendement Riancey à la loi sur la presse, il était défendu aux journaux d’insérer ce que l’assemblée s’est plu à appeler 'feuilleton-roman' […]. Moi-même qui ne suis pas un romancier, je tremblais en songeant à cette interprétation vague, qu’il serait possible de donner à ces deux mots bizarrement accouplés : feuilleton-roman."

Quelques années plus tard, sous le Second Empire, l’accent fut plutôt mis, comme on sait, sur la défense des bonnes mœurs. L’ "étrange" et le "blasphème" devinrent éminemment punissables. Il y eut les procès de Flaubert puis de Baudelaire, auxquels il faut toujours revenir. On pouvait alors se retrouver condamné pour "atteinte à la morale religieuse" ou à la "morale publique", ou encore les deux ensemble.

Sautons un siècle, nous revoilà chez nous, à la veille de l’an 2000… Certes, "la" Femme a quelque difficulté à devenir, du moins ici, en France, ce Totem incritiquable, indégradable, non ironisable, que le féminisme n’en finit pas d’espérer un jour ériger. En attendant, Dieu merci, nous avons l’Enfant. Passepartout intouchable, l’Enfant ! Le martyre des Téléthons ! Successeur pêle-mêle du Peuple, de la Morale, des Mœurs et de la Religion ! De Dieu même, peut-être, au fond. Héritier universel. Grand Fétiche. Fouet unique à tout cravacher. "Au nom de qui" on interdit "à l’affichage" chaque fois qu’on veut tuer… Ah ! l’Enfant ! "Le monde sera sauvé par les enfants" ! Rappelons-nous ces films qui ont abondé, il n’y a pas si longtemps, où l’enfant non souhaité faisait son apparition au milieu d’un couple de jeunes "décideurs" aux dents longues… Arrivée de Mowgli à Wall Street ! L’enfant-loup sur Fifth Avenue ! Le Naturel au galop ! L’Authentique, sous la forme d’un bébé, venant rafraîchir la mémoire de l’espèce humaine, parvenue au stade le plus sophistiqué de son esclavage enthousiaste, et lui remettre le nez dans ses origines "animales", ses racines "sauvages" reniées. Ses liens imprescriptibles avec le Grand Tout, les arbres, les champs, les archipels, les étoiles, les animaux (quand on se souvient que les Irakiens, dans les premiers jours du mois d’août 90, ont mangé les bêtes du zoo de Koweit-City, surtout les cerfs et les antilopes, on comprend que tout le monde ensuite ait si farouchement voulu leur peau).

Et cet autre film, L’ "Ours", dernièrement, par lequel la conspiration planétaire écologico-initiatique, ou occultonaturiste, s’est exprimée avec l’éclat et le succès que l’on sait !
Non, on n’en finirait jamais s’il fallait tout rappeler… Et nos grandes prières à la Terre ! Comme si l’organisation de la dégradation du monde physique et la dénonciation de cette dégradation n’avaient pas une seule et même source !… La Terre sacrée ! Martyrisée ! Notre Mère à tous vandalisée, polluée, asphyxiée !… On entend ce refrain tous les jours. Encore un truc qui marche à fond ! La Terre, comme une sorte de myopathe géant, roulant sans cesse, dans les écrans, sous nos yeux épouvantés…

Tocqueville, de son observatoire américain, s’était demandé ce qui faisait "pencher l’esprit des peuples démocratiques vers le panthéisme". Il avait fini par répondre que plus les conditions deviennent égales entre les hommes, et plus les individus disparaissent, se noient dans la marée de l’espèce, elle-même mélangée avec l’Univers, lui-même mixé avec Dieu dans un seul Tout, une seule idée aussi immense qu’éternelle. Il aurait pu déduire de cela bien des choses, depuis la divinisation de l’Enfant jusqu’au Business planétaire sécrétant son apparent contraire écologique, son effrayant jumeau new age, son double technico-panthéistique.

En France, il faut bien le reconnaître, question sacré, question Idole, nous traînons quand même un peu les pieds, surtout si on compare avec d’autres pays, les États-Unis, le Canada, la Suède. Ah ! ces contrées de rêve de fer où chaque minute de télé est désormais filtrée, visée, châtrée, épurée par les Comités ! Où les censeurs sont convaincus que l’érotisme misérable des pubs est un danger !

Mais patience, patience, les Français ne perdent rien pour attendre. Il nous reste un vague souffle de vie, ça ne pourra pas durer toujours. Notre goût de la frivolité, notre penchant arrogant à l’ "individualisme", finiront par être laminés. Tout se paie ! Le puritanisme justifié qui s’empare de la planète, s’intéresse à nous. Le Dénominateur Commun en rage, bien plus efficace et global que les projets des tyrans fous du passé, a promis de nous absorber.

Plus personne n’a déjà le choix entre le vice et la vertu : seulement entre cette dernière et le néant. C’est pour ça que tout s’euphémise. Même la recherche scientifique est saisie par la débauche sentimentale. La biologie, par exemple, n’est plus la discipline que vous pensiez. On vous avait peut-être raconté que le système immunitaire était un formidable dispositif guerrier contre les molécules dangereuses ? Pas du tout ! Erreur complète ! Il s’agit d’une machine, au contraire, extrêmement suave, civilisée, d’une tolérance acharnée, en quête perpétuelle, je cite, d’ "équilibre dynamique". Le pacifisme, en quelque sorte, poursuivi par d’autres moyens.

Les médias ne diffusent que ce qui relève du Bien parce qu’ils veulent nous imposer l’idée qu’ils sont le Bien lui-même enfin complet, réalisé. Les réseaux hertziens, d’ailleurs, pourraient-ils véhiculer autre chose que des débats édifiants ? Et qu’y a-t-il d’autre, en ce monde, aujourd’hui, qu’y a-t-il d’encore vivant, sinon les réseaux hertziens ?

Notre incroyable légèreté, notre ironie provinciale, notre inaptitude française à l’uniformisation européenne, notre mégalomanie encrassée, ont toujours exaspéré les peuples qui voulaient vraiment notre intérêt, et Dieu sait qu’ils sont nombreux. Oh ! nous faisons des efforts. Nous en avons fait. Nous en ferons d’autres. Mais notre plus gros défaut, notre pire tare à vrai dire, notre vice épouvantable, "c’est de ne jamais aller jusqu’au bout". Voilà notre immoralité. Nous chipotons dans les pourtours, nous prenons des mesures, votons des lois, nous lançons des tas d’opérations coup de poing dans tous les sens, pour n’importe quoi, n’importe quand, et puis tout s’oublie, tout se dissout. Même les plus sinistres tendances répressives des temps modernes s’effilochent chez nous, se vaporisent. Je ne voudrais pas qu’on me pense chauvin. Je sais la France et ses horreurs. Mais on ne m’empêchera jamais de me dire qu’un pays où le féminisme anglo-saxon et le déconstructivisme derridien n’ont jamais pu réellement adhérer, prendre racine en profondeur, ne peut être tout à fait mauvais.
C’est bien pour cela que nous inquiétons. Il faudra un jour nous liquider. Nous coloriser nous aussi. Nous convertir intégralement.

Les Allemands déjà, du temps de leur splendeur hitlérienne, nous prévoyaient dans l’avenir terre inoffensive de tourisme, de loisir et gastronomie, province de la mode et des parfums, une sorte de Suisse un peu plus vaste, ouverte aux tours opérateurs de la Germanie universelle. Le petit bréviaire de Friedrich Sieburg, "Dieu est-il français ?", publié en 1930, pourrait être réécrit de nos jours sans rien y changer d’essentiel. Un pays qui a fait du "bien-être individuel" la source suprême de ses valeurs, est-ce que c’est sérieux ?
Supportable ? Est-ce que ça peut durer longtemps ? Nous étions, disait Sieburg, avec juste la pointe de regret nécessaire, le "symbole éclatant et respectable d’un monde qui disparaît". Le meilleur service à nous rendre était encore de nous achever. "Il serait douloureux, concluait-il, de penser que l’européanisation de la France puisse être à ce prix"… Mais enfin que voulez-vous, on n’a rien sans rien.
De l’hitlérisation de la planète à sa disneysation contemporaine, il n’y a que la violence qui est tombée ; et encore, pas pour tout le monde. »

Philippe Muray, "Cherchez l'idole" in L'Empire du Bien

 

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13/03/2024

Carl Gustav Jung et le Divin

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1/4 - La genèse du "Livre rouge" avec Charles Mêla

 


2/4 - L’alchimie et le divin avec Michel Cazenave et Charles Mêla

 


3/4 - La guérison selon Jung avec Michel Cazenave

 


4/4 - Jung le mystique avec Michel Cazenave

 

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Rideau !

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« Le transexualisme de masse a cessé d’être une utopie pour devenir notre réalité de remplacement. J’aime, dit une jeune "écrivaine" dans une envolée pleine de poésie consolatrice, "voir les frontières du sexe transgressées par l’être androgyne qui refuse d’être mutilé"… Houuu ! Comme c’est joliment soupiré ! D’un côté, "frontières", "mutilé", des notions antipathiques ; de l’autre "transgression", concept d’autant plus souriant qu’il est aujourd’hui inoffensif. Le tout culminant dans la célébration de "l’être androgyne", héros idéal, comme de juste, de la nouvelle bien-pensance.

Voir encore des différences sexuelles et en jouir est devenu un handicap, une tare exilante, la preuve qu’on pense mal, ou même simplement que l’on pourrait penser quelque chose. Le sexe, à l’heure où j’écris, et sauf divine surprise de dernière minute, est désormais rétrospectif, conjugable au passé, minuscule point-virgule d’écume sur la ligne d’horizon de l’histoire humaine. D’après les vieux manuels de confesseurs, la "délectation morose" consistait à s’attarder ("morositas") à la représentation mentale ou verbale d’un acte sexuel "passé". Nous y sommes en plein. Toutes nos voluptés sont derrière nous. Une "archéologie du plaisir" serait à inventer : la vie sexuelle comme "archives"…

Il y a pas mal d’années déjà, l’involontaire comique médiatique avait fait ses choux gras de la vogue de la "new chastity", ce n’était qu’un pâle début, l’annonce que nous entrions dans la nouvelle Ère, celle du Phallus sous Latex. Le mythe rétrospectif de l’orgie posé, et unanimement accepté (chacun est censé avoir baisé dans les années 70, plus personne n’est censé baiser aujourd’hui), la contrition suit d’elle-même. Mea culpa général. Tout le monde la queue basse, c’est le cas de le dire. De même qu’en politique la cause est entendue, il n’y a plus d’alternative présentable à la démocratie et à l’économie de marché, de même dans le domaine des rapports des sexes prévaut le sentiment qu’il n’existe plus d’alternative au couple, officiel ou non, homo, hétéro, peu importe, mais "couple". Famille. Dans l’intimité de chacun, le sida aurait joué un rôle comparable à celui du Mur écroulé de Berlin en politique. L’individuel comme le collectif n’auraient plus le choix. Plus aucun choix dans le social, plus aucun choix dans le privé. Terminé là aussi. Rideau. Ce monde est plein de "réunifications" moins commentées, plus discrètes que celle de RFA-RDA, mais tout aussi chargées d’avenir.

"Je me demande, dit un personnage des 'Possédés', qui nous devons remercier pour avoir si habilement travaillé les esprits que personne n’a plus une seule idée à soi." Nous pourrions, nous, très bien savoir, mais nous préférons ne pas trop chercher.

Il en va donc de l’effondrement de la différence sexuelle comme de celui des anciens rapports "bloqués" Est-Ouest : leur disparition entraîne la précipitation affolée de la plupart vers les derniers pôles, les dernières bouées rassurantes : le Bien commun, les principes moraux, la Vertu. Mais qui dit Bien, dit recours à la loi pour protéger celui-ci. Vouloir le Bien, c’est donc, et par-dessus tout, vouloir l’État qui le garantira. Nous sommes aujourd’hui dans une situation qui rappelle, en mille fois pire, en cent mille fois plus redoutable, celle du XVIIe siècle, où avoir une opinion à soi, être individu, apparaître individu (et pas individu bidon, "singularisé" en toc par la sape standard, la voiture, le look, les loisirs, etc.), constituait la définition même de l’hérésie. La liberté de penser a toujours été une sorte de maladie, nous voilà guéris à fond. Ne pas débiter le catéchisme collectif d’emblée est un signe de folie. Jamais le troupeau de ceux qui regardent passer les images n’a été plus sensible aux moindres écarts qui pourraient lui porter préjudice. Jamais le Bien n’a été davantage synonyme de mise absolue en commun.

Il est indispensable de suivre à la trace ceux ou celles qui, à tel moment, à tel autre, réclament de nouvelles mesures destinées à renforcer les vieilles tenailles sociales, si on veut comprendre la dévotion particulière de cette fin de siècle. De temps en temps, dans le TGV de la Répression, grimpent de nouveaux passagers, il faut savoir les repérer. Les féministes, par exemple, profitèrent récemment de l’émotion soulevée par les sinistres déclarations antisémites de je ne sais plus quel vieux cinéaste, pour rappeler qu’elles avaient dans leurs fonds de tiroirs deux ou trois projets anti-sexistes de derrière les fagots qui ne demandaient qu’à être adoptés. Ça n’avait pas le moindre rapport, mais personne ne s’en est étonné. Une même société peut très bien, en trois mois, passer majoritairement de la protestation vertueuse en faveur d’un romancier persécuté par des ayatollahs, à l’indignation tout aussi vertueuse contre le "sexisme" des images. »

Philippe Muray, "Cherchez l'idole" in L'Empire du Bien

 

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12/03/2024

La possibilité du mensonge, c’était encore laisser une chance, même une toute petite, au plaisir

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« Maintenir dans le secret de soi-même la possibilité du mensonge, c’était encore laisser une chance, même une toute petite, au plaisir ; Sade ne m’a pas attendu pour le dire : "La dissimulation et l’hypocrisie sont des besoins que la société nous a faits ; cédons-y." Ou pire encore : "Il n’est pas un seul projet de crime, quelle que fût la passion qui l’inspirât, qui n’ait fait circuler dans mes veines le feu subtil de la lubricité : le mensonge, l’impiété, la calomnie, la friponnerie, la dureté d’âme, la gourmandise même, ont produit dans moi ces effets." À la faveur de notre marche accélérée vers l’innocence, l’érotisme, la vérité tranchante du "crime" sexuel sont bien sûr les premiers à s’effacer. On peut voir des ministres américains ou australiens se traîner en larmes à la télé pour avouer qu’ils ont trompé leur femme mais que c’est fini, promis juré, ils ne recommenceront plus jamais. Une association britannique cogite la possibilité d’assortir les disques d’un système de codification comparable à celui du cinéma et grâce auquel les acheteurs seront mis en garde contre "le contenu sexuellement implicite" de certaines chansons. Il y a quelques années, une jeune comédienne avait été contrainte de démentir son sida devant le Tribunal Médiatique du Peuple [ Isabelle Adjani, en 1986 (N. d. É.) ]. Aujourd’hui, un acteur français victime d’une brutale campagne de dénigrement aux USA, se retrouve accusé d’avoir participé à un viol à neuf ans [ Cette accusation visait Gérard Depardieu, alors en compétition, au début de l’année 1991, pour l’Oscar du meilleur acteur avec "Cyrano de Bergerac" (N. d. É.) ]. Hein ? Neuf ans ? Vous avez bien dit neuf ? Oui, oui, ça n’a d’ailleurs pas l’air d’étonner tellement ses détracteurs, ils sont beaucoup trop occupés à s’indigner, ils foncent, ils boycottent, ils aboient, le scandale gronde, les rectificatifs se succèdent. Finalement, l’acteur n’aurait pas participé, il aurait seulement assisté… Mais "assister", en anglais, voyez-vous, se traduit par participate… Non ? Si, si ! Et ainsi de suite.

On pourrait en effet continuer la revue de presse pendant des heures. Ces anecdotes sont insignifiantes, je l’admets, mais il est devenu nécessaire de noter au vol tout ce qui se dit ou se montre, parce que ces choses, pour la plupart ridicules dès leur apparition, redeviennent en moins d’une semaine incompréhensibles, donc leur analyse inconcevable. "Si ce n’était pas alarmer la société où l’on est dénoncé comme un homme dangereux, j’aurais écrit tous les soirs tout ce qui se disait et se faisait", a regretté un jour le prince de Ligne. Mais qu’aurions-nous à craindre, nous, des alarmes d’une société à la fois sûre de sa puissance et pour qui presque tout, désormais, représente un danger effrayant, même notre silence éventuel ? »

Philippe Muray, "Cherchez l'idole" in L'Empire du Bien

 

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11/03/2024

Mais qui oserait arrêter la machine à exorciser, maintenant qu’elle a été lancée ?

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« L’intéressant, c’est que le lynchage prend maintenant des masques progressistes. Rejetés par la porte, les vieux réflexes de haine et d’exclusion rentrent aussitôt par la fenêtre pour s’exercer contre de nouveaux boucs émissaires toujours plus incontestables. Les pays où la chasse aux sorcières bat son plein se multiplient (au Nord pour commencer, comme de juste, chez les protestants), mais personne n’en parle de cette façon puisque c’est comme de juste en vue du Bien. Contre les derniers tabous encore en place… Quoi de plus sympathique, par exemple, quoi de plus incontestable, en vérité, que la lutte contre l’inceste ? En Hollande, dans certains centres spécialisés, on fait jouer les mineurs perturbés avec des poupées spéciales équipées d’attributs sexuels agressifs : vagins bien ouverts, poils, verges en érection. D’après le comportement des enfants, on affirme pouvoir déceler les cas d’inceste… Quelques voix timides s’élèvent pour contester la méthode, mettre en doute son efficacité, dénoncer sa scientificité, suggérer qu’elle pourrait bien avoir, hélas, quelques petits "effets pervers"… Que le Bien, en somme, et fatalement, serait toujours le pire ennemi du bien… Mais qui oserait arrêter la machine à exorciser, maintenant qu’elle a été lancée ?

Certes, nous n’avons pas encore la franchise de faire parader nos Armées de la Vertu à la façon des "muttawas" en Arabie Saoudite, cette "police religieuse" d’État qui patrouille dans les rues en 4x4 pour y faire respecter les lois coraniques, veiller à la fermeture des boutiques durant les heures de prières et tabasser les femmes qui laisseraient apercevoir un peu de peau nue. Mais ça viendra, ça viendra peut-être, il suffit seulement encore d’attendre.

"Sur la planète 'électrifiée', conditionnée par l’environnement de l’information, la chasse à l’homme avec ses innombrables formes d’espionnage est devenue un drame universel", a constaté McLuhan. il y a déjà un certain temps. Pour une fois, il parlait d’or.
Le lynchage accompagne le Consensus comme l’ombre accompagne l’homme.

Au nom de l’Intérêt Général, tout devient suspect, dénonçable. L’exigence de la "vérité", la Transparence divinisée, la "glastnost" appliquée à la télévie quotidienne, voilà le truc mirobolant des Vertueux de profession en pleine trémulation, en pleine lévitation de Bienfaisance. "Pharisaïsme", aurait-on dit en des temps un peu plus cultivés… Qu’est-ce que c’était, un "pharisien" ? Quelqu’un qui était convaincu de se trouver lui-même en état de grâce, donc justifié d’intervenir dans la vie des autres à tour de bras. Les médias ont redonné au pharisaïsme un coup de jeunesse providentiel. Attention ! L’écran dévoile les hommes ! L’image ne ment jamais ! C’est pas comme les mots !
Chaque téléprestation devient une épreuve de vérité. "Mon cœur mis à nu" tous les soirs ! On "doit" la vérité. On "doit" la transparence de sa pensée. On "doit" faire semblant de ne pas mentir.
Comme si on "devait" quoi que ce soit à la Société de Pacotille ! A ceux qu’on aime, peut-être, et encore : si on les aime, précisément, c’est parce qu’ils pensent qu’on ne leur doit rien.

Toute vie se résumant aujourd’hui à ce qui en reste d’apparence, cette fière exigence de "vérité" n’est bien sûr qu’un trompe-l’œil de plus, un effet de discours là aussi, un leurre de style supplémentaire, une simple manière de parler. La "vérité" qui s’étale sur les plateaux est à peu près aussi utilisable que les médicaments périmés ou les tonnes de beurre au peroxyde déversés par les organisations caritatives sur les pays en grande détresse. On vous demande d’y croire et puis c’est tout. La vraie vérité n’est pas pour vous.

"Jamais l’égoïsme ne s’était montré plus à découvert, mais le bien public, la liberté, la vertu même étaient dans toutes les bouches, constatait Mme de Ménerville dans l’ambiance de 1789.
Nous en sommes là exactement. »

Philippe Muray, "Cherchez l'idole" in L'Empire du Bien

 

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10/03/2024

Le Spectacle ne peut offrir que ce qu’il trouve chez ceux qui le désirent

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« Que tout cela se paye par beaucoup de lourdeur, énormément de mauvais goût, et surtout des lois, des lois nouvelles, des lois tout le temps, des lois pour tout, des lois inédites presque chaque jour, pour notre confort, pour notre bonheur, voilà qui n’a rien d’illogique. Et qui s’en plaindrait ?

D’ailleurs nous les voulons, ces lois, nous n’arrêtons pas d’en demander d’autres. Ce sont tous les jours des suppliques, la même plainte quotidiennement, le même sanglot : "Des lois ! Des lois ! Encore ! De nouvelles lois ! Des décrets pour tout ! Des lois-cadres ! Une nouvelle législation ! Des punitions ! Des châtiments !"
Le monde change, les mœurs évoluent, il faut répondre au coup par coup…
Nous voulons des barrières juridiques, des limites, encore du pénal ! Nous ne savons plus du tout où nous allons ! La paix de l’humanité a un prix !
Mon royaume pour un décret !

Il serait vain d’incriminer le Spectacle sans clouer les spectateurs au même pilori. La plus belle fille du monde ne peut donner que les caresses dont on la couvre. Le Spectacle ne peut offrir que ce qu’il trouve chez ceux qui le désirent. Et le Consensus, au fond des choses, n’est qu’un autre nom pour "servitude". Il a pu changer selon les époques, il a pu s’appeler patriotisme, Église, sacralisation de la famille, de l’ordre, de la propriété. Chaque siècle le redécore à neuf. Le protège de ses barbelés. Hérisse tout autour ses principes. Le meilleur moyen probablement, le seul peut-être, pour repérer les objets de culte d’un moment de la civilisation, c’est de bien connaître les lois chargées d’encadrer le peuple des fidèles comme d’en réprimer les écarts.

Céline par exemple, pour son temps, manifeste une lucidité admirable lorsqu’il montre son héros, dans "Voyage", se sauvant du lynchage "in extremis" Par des proclamations patriotiques :
"Moi, dont le sang s’est mêlé au vôtre au cours d’inoubliables batailles ! [...] Vive la France, nom de Dieu ! Vive la France !"
Le danger passé, il conclut :
"Il ne faut jamais se montrer difficile sur le moyen de se sauver de l’étripade, ni perdre son temps non plus à rechercher les raisons d’une persécution dont on est l’objet. Y échapper suffit au sage."
J’attends toujours le romancier qui montrera un personnage d’aujourd’hui désarmant la haine de ses ennemis en agitant la "Déclaration des Droits de l’Homme", sa carte grise, une facture de redevance télé.

On a bien vu, en février dernier, dans le désert du Koweit, des soldats irakiens qui se rendaient, drapeau blanc dans une main, Coran dans l’autre.
Un soldat occidental, il se serait rendu avec quoi ? En brandissant quoi de consensuel, donc de "religieux" ? Son numéro de Sécu ? Une cassette vidéo ? Son thème astral ? Un cheeseburger ? Tout ça ensemble ? »

Philippe Muray, "Cherchez l'idole" in L'Empire du Bien

 

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09/03/2024

Oui, le Bien a vraiment tout envahi

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« Mais le plus divertissant encore, le plus savoureux peut-être, c’est lorsque ces champions des Justes Causes se retrouvent ensemble sur les planches, se réunissent pour discuter, mettre en débat leurs convergences, chercher des nuances, des variantes, tituber dans la plus dégoûtante complicité en inventant des dissonances. Regardez-les, écoutez-les, ils sont venus, ils sont tous là, ils appartiennent tous à la même famille, ce sont les espèces de saint Vincent de Paul du grand banditisme caritatif. A quoi bon citer des noms ? Des émissions ? Des programmes ? C’est leur collectif qui est grandiose. C’est cette "Charity connection" tout entière qui a de l’allure. S’ils voulaient qu’on les différencie, il fallait d’abord qu’ils changent de disque. Après tout, en Italie du sud, certains mafiosis très notoires interprètent bien, chaque année, au cours des représentations de la Passion, le rôle de Jésus-Christ soimême… Qu’est ce qu’on fait d’autre aujourd’hui, sur les plateaux de la fin du siècle ? Il n’existe pas de mafia sans famille, ni sans idéalisation de la famille (le danger guette, les traîtres pullulent, la famille seule ne ment pas), et le "retour de la famille" dont on se gargarise dans le journalisme n’est que l’un des symptômes du triomphe, dans tous les domaines imaginables de l’esprit mafieux avec ses traits quintessentiels (protection, clientélisme enragé, culte grotesque de l’ "honneur", vengeance des offenses, loi du silence). La Banque Mondiale des droits de l’homme est leur formidable organisme de blanchiment des capitaux. Une seule déclaration philanthrope vous ouvre des paradis fiscaux encore plus vastes, encore mille fois plus inattaquables que les Îles Caïman ou Panama.

Tout de même, on les admire en vrais artistes d’arriver à se contester, faire semblant de controverser, s’antagoniser à la force du poignet sans paraître fatigués. O "sentimental harassment" qui, lui, ne sera jamais puni par aucune loi ! Oui, le Bien a vraiment tout envahi ; un Bien un peu spécial, évidemment, ce qui complique encore les choses. Une Vertu de mascarade ; ou plutôt, plus justement, ce qui reste de la Vertu quand la virulence du Vice a cessé de l’asticoter. Ce Bien réchauffé, ce Bien en "revival" que j’évoque est un peu à l’ "Être infiniment bon" de la théologie ce qu’un quartier "réhabilité" est à un quartier d’autrefois, construit lentement, rassemblé patiemment, au gré des siècles et des hasards ; ou une cochonnerie d’ "espace arboré" à de bons vieux arbres normaux, poussés n’importe comment, sans rien demander à personne ; ou encore, si on préfère, une liste de best-sellers de maintenant à l’histoire de la littérature.

Davantage la nostalgie du Bien que le Bien réel impossible. Voilà. Une sorte de prix de consolation. Un Bien de consolation, en somme.

Ça ne pouvait plus durer les barbaries ! Ça suffisait les horreurs ! Tout le monde au lit ! En clinique ! Tubes, chimie, visites, télé dans la chambre. Silence on soigne ! L’hôpital ne rigole plus de la charité ; c’est ensemble désormais, main dans la main, qu’ils prennent à cœur notre avenir. Sous anesthésie au besoin. Cure de sommeil. Calmants. Dodo. »

Philippe Muray, "Trémolo Business" in L'Empire du Bien

 

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08/03/2024

Avoir la foi se ramène désormais à avoir foi dans le Spectacle...

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« Nous vivons dans une atmosphère de religiosité acharnée ; pas la vieille religion, bien sûr, l’athéisme ne cesse de grandir, l’indifférence se répand, les croyances définies d’autrefois (celles qui, parce qu’elles étaient réellement folles, justifiaient la folie religieuse) ont plus ou moins disparu. Notre religion à nous est encore beaucoup plus délirante. Avoir la foi se ramène désormais à avoir foi dans le Spectacle.
Toutes nos guerres se déroulent après la bataille (la vraie, la dernière, celle qui a vraiment opposé le Mal au Bien entre 40 et 45). On nous a conduits, pendant le crypto-conflit du Golfe, à la contemplation de l’horreur pure comme des enfants grimpent dans le Train Fou, affrontent la Montagne du Tonnerre, essuient les attaques foudroyantes des Pirates des Caraïbes retransmises sur grand écran. Saddam Hussein lui-même, au début, en jouant sur la bonne corde sentimentale, a prouvé qu’il avait bien compris à quel point nous adorions nous faire peur, et avec quel type précis d’images. Tout le monde le décrivait alors comme un expert en médias, un super-télémachiavel. C’était à mon avis très incomplet ; il s’est surtout montré excellent connaisseur de notre culte philanthrope. Souvenez-vous de ses répugnantes mains de boucher tripotant les cheveux blonds du petit Anglais [ Le 9 août 1990, l’Irak avait fermé ses frontières, retenant de fait près de 10 000 ressortissants des pays occidentaux. Le 18 août, il annonçait que les ressortissants des "pays hostiles" seraient "invités" à rester dans le pays, et seraient "hébergés" sur des sites stratégiques, devenant ainsi les boucliers humains du régime. Le 23 août, pour montrer que ses "hôtes" étaient bien traités, Saddam Hussein apparut à la télévision en compagnie de ressortissants britanniques. C’est à cette occasion qu’il caressa familièrement la tête d’un garçonnet terrorisé (N. d. É.). ] (il essaiera de recommencer un coup du même ordre, pendant la guerre elle-même, en prétendant qu’une de ses usines bombardées était une fabrique de lait pour bébés). Quelle séquence d’anthologie ! Quel morceau de bravoure provocatoire à étudier, dans les cinémathèques de l’avenir, lorsque tout cela sera bien fini !

Inutile, donc, de s’étonner du comportement du public, dès le début des hostilités. Si les téléspectateurs, au plus léger signal, se sont bousculés dans les supermarchés pour stocker les nouilles et le sucre comme s’ils rejouaient l’Occupation, c’était d’abord en hommage à la référence 39-45 omniprésente dans les discours (Saddam-Hitler, "mourir pour Dantzig", "Ligne Maginot" irakienne au Koweit, etc.). Dans le Midi, paraît-il, on a acheté des armes en masse (sans qu’on sache très bien contre quoi, ou contre qui, elles devaient servir). Enfin, on a participé. On a prouvé qu’on y croyait. On a eu peur quand il fallait, on est resté chez soi par crainte des attentats, on a renoncé à prendre l’avion, on a presque cessé de consommer. Des tas d’industries ridicules, agences de voyages, immobilier, magasins de vêtements, bagnoles, ont failli péricliter.

Les rues de Paris se vidaient à heure fixe, dès le soir tombé, c’était beau, on ne croisait plus que des incroyants.

"Le débat religieux, constatait déjà Valéry, n’est plus entre religions, mais entre ceux qui croient que croire a une valeur quelconque, et les autres."
Ah ! la dévotion des Charitables ! De nos jours, ce sont les chanteurs, comme on sait, ce sont les acteurs, les sportifs, les "créatifs" de la pub, qui sont passés maîtres dans cet exercice d’apologétique spectaculaire. Ils vous matraquent leur emballement dans un seul souffle, avec un tel enthousiasme, ils s’engagent avec une telle ferveur contre la drogue, la myopathie, les inondations, la famine dans le monde, pour les droits de l’homme, le sauvetage des Kurdes, et sur un ton si convaincant, et avec une telle émotion, que vous avez presque l’impression, une seconde, à les voir foncer si courageusement par tant de brèches inexplorées, qu’ils ont découvert ces causes tout seuls. Quel spectacle palpitant ! Ô Trémolo Business vertigineux ! Ô Aventuriers du Bien Perdu ! Ô SOS Portes Ouvertes ! On s’évanouit ! C’est trop ! Pitié !

Bien sûr, tout cela n’est que bluff cynique, pur effet de discours encore une fois, leurre de charité crapuleux, contrefaçon de bienfaisance. Comme ces chars trompe-l’œil en plastique, ces lance-missiles en résine de verre, ces avions en contreplaqué, toutes ces poupées gonflables sur lesquelles les Américains, dans le désert d’Irak, furent invités à s’exciter (mais sur quoi pourrait-on s’exciter lorsqu’il ne reste que des leurres ?)… Quand ce livre paraîtra, qui se souviendra encore des Kurdes ? Qui se souvient déjà de Beyrouth ? De Bucarest et de sa "révolution trahie" ? Mais qui se rappelle les imprécations, dans les années 70, contre le sort des prisonniers de droit commun ? L’indignation unanime contre l’univers carcéral ? Le Grand Enfermement ? Les QHS ? Tout a disparu d’un coup d’un seul, comme ces immeubles explosés sur place, résorbés dans leurs propres décombres sans que rien alentour soit touché. Et les fous ? Les merveilleux "schizos" d’avant-garde d’il n’y a même pas vingt ans ? Dans les poubelles eux aussi ! Loi implacable de la Machine ! Rotation des collections ! L’Éphémère est roi ! Les bons sentiments suivent les mouvements de la mode, comme le reste, ils sont "couture" comme tout le monde. De la sape, la Charité a le charme léger, les clins d’œil, le côté déstructuré, vous pouvez la porter feuille morte, sans manches, décontracté pour balades à travers la ville, en crêpe de soie lavée, en blazer coordonné à une jupe-culotte. Les victimes sont "jetables", à la façon de nos petits briquets. On leur fait faire le tour du pâté de médias et puis ça va. Kurdes, délinquants, Libanais, même combat : tous reines d’un jour. Trois petits tours et aux suivants ! »

Philippe Muray, "Trémolo Business" in L'Empire du Bien

 

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07/03/2024

Le nouvel Occident...

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Aussi l'hitlérisation de l'adversaire devient-elle une sorte de réflexe...

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« J’ai longtemps été naïf. Je m’imaginais que les Justes Causes faisaient partie de ce qui va de soi. Et que tout ce dont il est intéressant de discuter commençait là où s’arrête ce qui va de soi. Je me trompais évidemment. Ce n’est pas parce qu’on est tous bien d’accord, que l’on condamne tous la mort, l’apartheid, le cancer, les incendies de forêt, ce n’est pas parce que l’on préfère tous la tolérance, le cosmopolitisme, les échanges entre peuples et cultures, qu’on souffre tous pour les Éthiopiens, pour les nouveaux pauvres, pour les affamés du Sahel, que ce sont des raisons valables pour ne pas le redire mille fois par jour. Encore doit-on trouver la manière. Il ne suffit pas d’être bénisseur jusqu’à l’os, il faut d’abord avoir l’air, à chaque instant, de découvrir la Lune des Bienfaits. Penser "juste" est une sorte de science. Penser "juste", c’est penser bien, mais avec assez de virulence apparente pour que l’auditeur ou le lecteur ait l’impression que vous pensez seul, et surtout très périlleusement, contre de terribles ennemis, avec un courage inégalable.

C’est toujours amusant, les effets de manches, c’est toujours drôle les effets de muscles de ceux qui font semblant d’avoir voué leur vie à la Bienfaisance. Ça doit être assez agréable, de n’arbitrer que des parties jouées, des batailles où on connaît les vaincus avant de les avoir engagées. C’est rassurant, de revivre des affaires qui ont déjà été réglées. C’est une sinécure, dans un sens, de lancer des recherches contre des morts. Plus le monde devient complexe, inextricable dans ses trucages, perdu dans ses propres trompe-l’œil, et plus on se cramponne aux époques où il y avait encore un Mal et un Bien. Du vrai blanc et du vrai noir. De la vraie lumière et de la vraie nuit.

Fouiller dans les poubelles de l’Histoire ne vous réserve que les surprises que vous attendiez. La téléfatwa décrétée contre Heidegger, il y a quelques années, a été l’occasion d’une démonstration intéressante. Heidegger nazi. Voilà un scoop ! C’était glorieux de ramener au port cette carcasse de poisson allemand aux chairs toutes dévorées déjà par les mille requins du temps qui passe ! C’était un exploit de révéler ce secret philosophique de polichinelle. C’était une entreprise héroïque. Autant que de se faire peur, ici, chez nous, bien au chaud, avec Saddam, avec Ceausescu, avec Pol Pot, avec d’autres. Aux généreux distillateurs de la bonne pensée garantie, il faut des méchants de même métal que leur propre vertu de pacotille. Si les plus authentiques criminels deviennent des fictions dans nos écrans, c’est que le terrorisme du Bien, inséparable de la civilisation des masses (auxquelles il n’est plus question depuis longtemps de faire comprendre autre chose que le langage binaire : oui-non, gentil-méchant, blanc-noir), ne se nourrit lui-même que d’ennemis simples et sur mesure, que de repoussoirs bien définis, bien cadrés en tant que repoussoirs, et grâce auxquels sa domination exemplaire sera d’autant mieux assurée.

Aussi l’hitlérisation de l’adversaire devient-elle une sorte de réflexe. En vrac, dans la période récente, Khomeiny, Brejnev, Kadhafi, Jaruzelski, quelques autres, se sont retrouvés élus Hitler de l’année à la majorité des suffrages, et au risque d’effacer dans les mémoires la spécificité définitive de l’abomination hitlérienne. La "quatrième armée du monde" irakienne a été gonflée démesurément, comme la Securitate roumaine un an plus tôt [ Les effectifs de la police politique roumaine, rapportés à la population totale du pays, étaient les plus élevés de l’ensemble des pays communistes (N. d. É.). ]. Il faut sans cesse nous réinjecter la foi dans la réalité réelle de la néo-réalité. »

Philippe Muray, "Trémolo Business" in L'Empire du Bien

 

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06/03/2024

Le faux Bien a besoin d'épouvantails...

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« L’éclipse du principe maléfique, de la "part maudite", du "négatif", est la grande énigme du temps. Que se passe-t-il sous cette couche de laque, sous ces glacis de pureté, de litotes sucrées, sous ce glaçage d’innocence au sirop ? Sous ces lessivages sans phosphates ? Il n’est pas facile de répondre. Le Bien remplace très avantageusement le Mal, mais à l’unique condition que l’on continue à dire, et à faire dire, que le Mal n’a jamais été aussi menaçant, aussi épouvantable, paralysant ; et que ce soit filmé, prouvé, refilmé, télévisé et encore retélévisé. La "croyance" de tous à la réalité du Mal est la condition de survie de notre civilisation de mises en scène caritatives. La Bienfaisance est une manière de parler, la Charité est un effet de style. Tout ce qu’on vous demande c’est d’y croire. D’avoir la foi qui sauvera le Spectacle (tant que celui-ci n’aura pas disparu, je ne vois aucun motif pour renoncer à cette notion debordienne). Et puis surtout de le dire bien haut. Et de répéter chaque fois qu’il faut que vous adorez ce qu’il faut adorer, que vous condamnez ce qu’il faut condamner, le racisme un peu partout, les régionalismes terroristes, les intégrismes islamiques, les populismes, les poujadismes, le trafic d’ivoire ou de fourrure, la sponsorisation du Paris-Dakar et la renaissance des nationalismes dans les pays de l’Est délivrés. "Dilige et quod vis fac", écrivait saint Augustin : "Aime et fais ce que tu veux"… De nos jours, ce serait plutôt : dis que tu aimes, et fais du business.

Le Bien a toujours eu besoin du Mal, mais aujourd’hui plus que jamais. Le faux Bien a besoin d’épouvantails ; moins pour les liquider, d’ailleurs, que pour anéantir, à travers eux ou au-delà d’eux, ce qu’il pourrait rester encore, de par le monde, d’irrégularités inquiétantes, d’exceptions, de bizarreries insupportables, enfin les vrais dangers qui le menacent, quoique l’on n’en parle jamais.

Qu’importe, n’est-ce pas, et pour ne prendre qu’un exemple, la mise en fiches de tous les citoyens, si c’est le léger prix à payer de la victoire contre le sida ? Bernanos, à la fin de sa vie, se souvenait d’une époque où l’excellente innovation policière de relever les empreintes digitales commençait tout juste à passer dans les mœurs. Cela indignait les honnêtes gens. On leur répondait que "ce préjugé contre la Science risquait de mettre obstacle à une admirable réforme des méthodes d’identification"… Et aussi "que l’on ne pouvait sacrifier le Progrès à la crainte ridicule de se salir les doigts"… En 1947 encore, il se rappelait, Bernanos, qu’au temps de sa jeunesse "la formalité du passeport semblait abolie à jamais" ; qu’on pouvait faire le tour du monde avec une simple carte de visite en poche… Et puis ensuite, doucement d’abord, puis de plus en plus rapidement, les étaux se sont resserrés… Ce qu’il a vu se fabriquer, après 45, à toute allure, en série, c’était "une humanité docile, de plus en plus docile, à mesure que l’organisation économique, les concurrences et les guerres exigent une réglementation plus minutieuse"…
"Ce que vos ancêtres appelaient des libertés, vous l’appelez déjà des désordres, des fantaisies", s’épouvantait-il.

Il dirait quoi aujourd’hui ? »

Philippe Muray, "Trémolo Business" in L'Empire du Bien

 

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Homère

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05/03/2024

L’ère du Verseau a mauvaise mine

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« Nous vivons l’âge du sucre sans sucre, des guerres sans guerre, du thé sans thé, des débats où tout le monde est d’accord pour que demain soit mieux qu’hier, et des procès où il faut réveiller les morts, de vrais coupables jugés depuis longtemps, pour avoir une chance de ne pas se tromper. Si l’époque se révèle difficile à saisir, c’est à cause de tout ce qu’elle a éliminé de réel, sans arrêter de vouloir nous faire croire à la survie de sa réalité en simili. Il ne va plus rester grandchose, si ça continue à ce train-là. Tout est certifié hypocalorique, la vie, la mort, les supposées idées, les livres, les conflits "propres" dans le Golfe, l’art, les pseudo-passions, la prétendue information, les émissions.
On décrète des "journées sans tabac". Pourquoi pas des années sans femmes ? Des femmes garanties sans cholestérol ? Des idéologies sans matières grasses ?

Avec quoi pourrions-nous assouvir le besoin de négatif, en nous, depuis que le négatif a été décrété hors-la-loi, si ce n’est avec les dangers du passé ? Nous sommes bien trop fragiles, désormais, bien trop privés d’immunités pour nous offrir d’autres ennemis qu’à titre vraiment très posthume. Voilà le revers de notre bien-être. Nous ne pouvons plus nous affronter qu’à des événements archivés, peignés de multiples commentaires, rediffusés cinq fois par an, mieux pétrifiés que les voies piétonnes de nos centres-villes tétanisés. Plus de surprises autres qu’organisées. Même nos haines solidement justifiées donnent l’impression d’avoir été trouvées dans des réserves naturelles pour faune et flore en grand péril. L’Imprévisible ne viendra plus, nous pourrions en tomber malades. Le spontané arrive sous vide. Il n’y a pas que les cigarettes qui soient "mild", la bière "light" et les charcuteries "extra-maigres". Toute virulence est effacée. L’Histoire ne s’accélère pas, comme on le prétend, elle galope de plus en plus vite dans le déjà-vu le plus domestiqué, le déjà-pensé le plus somnambule. Nous sommes si fragiles qu’on nous ménage. On nous épargne les vrais dangers. Un fait brut, tombant du ciel réellement, nous laisserait sur le carreau. Les moindres événements sont si bien téléphonés, des années parfois à l’avance, qu’ils ont l’air de leur propre commémoration quand ils osent enfin se présenter. Par la grâce anticipante des sondages, une élection présidentielle n’est plus qu’un gag minable réchauffé, une histoire drôle éculée. Le Bicentenaire, en 89, avait l’air de sa rediffusion. Les intolérables illuminations de Noël commencent trois mois plus tôt chaque année. La galette des Rois s’étale sur les œufs de Pâques. Les collections d’hiver bavent jusqu’aux soldes de l’année suivante. Ce principe d’anticipation gagne même les plagieurs professionnels, ils ne peuvent plus attendre qu’un livre soit sorti pour en pomper toute la moelle, en livrer une version réchauffée. L’an 2000 se décompose déjà. L’ère du Verseau a mauvaise mine. Tout fane avant d’éclore, fripe, s’étiole. Les périls du "premier degré" s’effacent sous les félicités du marché définitivement planifié. Le Bien est la vieillesse du monde, l’interminable troisième âge de la planète. »

Philippe Muray, "Trémolo Business" in L'Empire du Bien

 

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04/03/2024

Le Diable prend des masques

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« Faire son deuil du Mal est un travail, il s’agit de ne pas le rater. D’autant plus que le diable prend des masques, qu’il se cache sous des litotes. Où est-il encore passé, celui-là ? Dans quel trou noir plus noir que lui ?… On pourrait se croire dans une grande lutte bizarre, sans adversaires véritables ; dans une grande affirmation à répéter, à rabâcher, à consolider sans cesse, et avec d’autant plus d’acharnement qu’elle n’a pas de contraire bien évident… Mais raison de plus ! Allons-y ! Nous avons besoin d’émotions fortes. Où les trouverions-nous sinon à travers nos souvenirs en simili, en rétrospectives, en rappels ? Fantômes de coupables à faire sortir ! Encore un effort ! Du cran ! Vous n’avez pas trop peur, j’espère ? Rendez-vous alors au portillon. Grimpons dans ce wagon rouge pivoine. Pieds calés, mains cramponnées, c’est le départ du convoi infernal. On va vous en faire voir de toutes les couleurs. La volupté de l’horreur à l’état pur, avec l’estomac en bouillie, le cœur à cent quarante, le grand saut dans le vide, tout là-haut, sur des loops de trois cent soixante degrés au milieu des cris de panique…

Cela dit, n’allez pas me faire sous-entendre ce que je n’écrirai jamais. La formule magique aujourd’hui, si on veut espérer avoir la paix, consiste à déclarer d’emblée qu’on n’a rien contre personne, et d’abord contre ceux qu’on attaque. C’est un Sésame indispensable. "L’auteur tient à préciser que personnages, lieux, événements, n’ont aucun rapport avec la réalité…" Il va donc sans dire que je suis pour, définitivement pour toutes les bonnes causes ; et contre les mauvaises à fond. Et puis voilà. Et puis c’est tout. Et ça va bien mieux en le disant. Pas d’histoires ridicules : l’évidence. Je suis pour tout ce qui peut advenir de bon et contre tout ce qui existe de mauvais. Pour la transparence contre l’opacité. Pour la vérité contre l’erreur. Pour l’authentique contre le mensonge. Pour la réalité contre les leurres. Pour la morale contre l’immoralité. Pour que tout le monde mange à sa faim, pour qu’il n’y ait plus d’exclus nulle part, pour que triomphe la diététique.
Ne me faites pas prétendre des choses.

C’est le destin du Mal, seulement, sur lequel il me paraît instructif, au milieu de ce déluge de bienfaits qui nous comble de toutes parts, de se pencher quelques instants, ainsi que nous allons tenter de le faire. C’est son devenir, c’est son avenir… Où a-t-il bien pu glisser ? Dans quelle trappe ? Qui en soutient les postulats ? Qui souffle l’haleine du scandale ? Où crépitent les plaisirs de l’enfer ? Qui aboie encore de vraies horreurs ? Je ne vois plus partout que politesses, discrétions d’approches, flatteries, minauderies et camouflages… Grandes aspersions à l’eau bénite… Pour ne plus tomber dans les travers, des philosophes, en Italie, ont même essayé d’inventer une nouvelle idéologie sans danger, un nouveau schmilblic conceptuel fait de bouts de Nietzsche ou Heidegger minimalisés jusqu’à la corde : la "pensée faible" ça s’appelle. Le Faiblisme. C’est touchant. Enfin une vision du monde sans colorants ! Pas une idée qui dépasse l’autre ! En France même, l’actuel Président [ François Mitterrand], pour se hisser là où on le voit, a dû se faire limer les dents ; personne n’en voulait tant qu’il arborait ses canines vampiréennes.

Tous les antagonismes vidés de substance sont rhabillés pour les parades. Les certificats de bonnes vie et mœurs font comme les chaussettes, ils ne se cachent plus. Même les racistes, aujourd’hui, se veulent antiracistes comme tout le monde ; ils n’arrêtent pas de renvoyer aux autres leurs propres obsessions dégoûtantes. "C’est vous ! – Non, c’est vous ! – Pas du tout ! » On ne sait plus qui joue quel rôle. Le public est là, il attend, il espère des coups, des cris, il voudrait des événements. L’ennui guette, envahit tout, les dépressions se multiplient, la qualité du spectacle baisse, le taux de suicides grimpe en flèche, l’hygiène niaise dégouline partout, c’est l’Invasion des Mièvreries, c’est le grand Gala du Show du Cœur."

Bernard de Mandeville, qui s’attira pas mal d’ennuis pour avoir tenté de montrer que ce sont souvent les pires canailles qui contribuent au bien commun, constatait déjà, au XVIIIe siècle, dans sa Fable des abeilles :
"Une des principales raisons qui font que si peu de gens se comprennent eux-mêmes, c’est que la plupart des écrivains passent leur temps à expliquer aux hommes ce qu’ils devraient être, et ne se donnent presque jamais le mal de leur dire ce qu’ils sont." On les comprend. S’ils faisaient le contraire, les malheureux, ils ne sortiraient plus de prison.

Philippe Muray, "Les dieux sont tombés sur la terre" in L'Empire du Bien

 

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03/03/2024

Et ce n’est que le début du grand ménage

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« Bien sûr, quelques vieilles ruines nous encombrent, de vagues souvenirs des guerres passées, il va falloir les déblayer, c’est une question de jours, de semaines. Déjà la psychanalyse, le marxisme, se sont retrouvés aux oubliettes, virés à la poubelle, liquidés comme de vulgaires aérosols troueurs d’ozone dès qu’on s’est aperçu que ces disciplines ne servaient ni à guérir les myopathes ni même à sauver la banquise.

Et ce n’est que le début du grand ménage. Plus de nostalgies mortifères ! Vive la Fête ! L’oubli dans la joie ! Cette époque affiche complet, mais ce serait très ingrat de s’en plaindre. Particules que nous sommes ! Fragments ! Nous devons tout à notre multitude. Ce qui est, ne l’est qu’à condition de se diffuser au plus grand nombre ; au maximum d’exemplaires ; à la plus propice heure d’écoute. Tout, vraiment, nous, vous, les choses. Le prime time a tétanisé le temps, supplanté les heures et les saisons. Plus question de faire bande à part. Survivre seulement, et c’est bien beau. Subsister et puis raconter.

Les scènes de l’Histoire engloutie ne sont plus promenées sur les tréteaux que pour que l’on se réconforte, à coups de débats, entre soi, en se demandant comment de telles barbaries furent possibles. Et en avant les musiques ! Secouez-vous ! Et bim ! Et boum ! Et zim ! Et reboum ! Comme dans Voyage, vers la fin… "Bim et Boum ! Et Boum encore ! Et que je te tourne ! Et que je t’emporte ! Et que je te chahute ! Et nous voilà tous dans la mêlée, avec des lumières, du boucan, et de tout ! Et en avant pour l’adresse et l’audace et la rigolade ! Zim !"

Tenez, montez dans le train western, il est juste sur le départ. A moins que vous ne préfériez le grand frisson ? La quincaillerie des Montagnes Russes ? Le Grand Huit aux vertiges rutilants ? Trois kilomètres, en descentes et montées, à plus de cent kilomètres à l’heure. Remuez-vous un peu, nom d’un chien ! Découvrez votre troisième souffle ! De grandes aventures nous attendent !

On nous a affranchis. Ça y est. Plus de soucis du tout. Nulle part. La démocratie pluraliste et l’économie de marché se chargent de nous. Le reste, c’est de l’histoire ancienne. Mettezvous à l’écoute de votre corps ! Courez vous muscler ! Vous tonifier ! Tous les plaisirs des îles sous le vent sont à portée de votre main. Découvrez la gymaquatique. Devenez baroudeurs sous les bambous. Attaquez le temple inca en carton-pâte. Escaladez le Volcan à Bulles. Traquez les méchants qui s’y cachent. Débusquez-y nos vrais ennemis, les derniers hideux tyrans, là, bien visibles, cadrés pleine page, précieux vestiges des causes perdues, ultimes persécuteurs atroces.

Ah ! le Système fait bien les choses ! Il y en aura pour tous les goûts. Le Bien, tout entier, contre tout le Mal ! À fond ! Voilà l’épopée. Tout ce qui a définitivement raison contre tout ce qui a tort à jamais. La Nouvelle Bonté a le vent en poupe contre le sexisme, contre le racisme, contre les discriminations sous toutes leurs formes, contre les mauvais traitements aux animaux, contre le trafic d’ivoire et de fourrure, contre les responsables des pluies acides, la xénophobie, la pollution, le massacre des paysages, le tabagisme, l’Antarctique, les dangers du cholestérol, le sida, le cancer et ainsi de suite. Contre ceux qui menaceraient la patrie, l’avenir de l’Entreprise, la rage de vaincre, la famille, la démocratie. »

Philippe Muray, "Les dieux sont tombés sur la terre" in L'Empire du Bien

 

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02/03/2024

Le doute est devenu une maladie

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« Nous voilà donc atteints d’un Bien incurable. Ce millénaire finit dans le miel. Le genre humain est en vacances. C’est comme un vaste parc de loisirs que je voudrais essayer de peindre notre village planétaire. Un parc aux dimensions du territoire. De la France. De l’Europe. Du globe bientôt. Une grande foire spontanée, permanente, avec ses quartiers, ses longues avenues, ses attractions particulières, ses sketches, ses jeux, ses défilés, ses séances organisées, ses crises d’amour, d’indignation…

Pour expliquer notre fin de siècle, il faut d’abord la visiter, se laisser porter par les courants, ne pas avoir peur des cohues, applaudir avec les loups, se mettre à l’unisson des euphories. C’est en flânant le long de ses stands qu’on peut espérer la comprendre. N’hésitons plus ! N’ayons pas peur ! Entrons ensemble dans la danse ! Tous les jeux nous sont offerts ! C’est l’évasion ! La vie de pacha ! Floride ! Wonderland ! Californie ! Le monde est une usine à plaisirs ! Et en fanfare ! En pleine gaieté ! Et en avant la fantaisie !

"Qu’il est glorieux d’ouvrir une nouvelle carrière, et de paraître tout à coup dans le monde savant, un livre de découvertes à la main, comme une comète inattendue étincelle dans l’espace !"
Ainsi s’exclame Xavier de Maistre aux premières pages de son "Voyage autour de ma chambre". Une comète inattendue… Mais il ne s’agit pas, ici, de proposer des découvertes. Une promenade seulement, une simple randonnée à travers ce que nous vivons chaque jour, ce que nous croyons vivre, ce que nous aimons ou redoutons, nous en apprendra mille fois plus. Oui, c’est comme un grand parc d’attractions qu’il faut visiter l’esprit du temps. Avec ses étalages et ses reflets, ses vedettes de quelques jours, ses fausses rues de fausses villes de partout, ses châteaux reconstitués, ses excitations, ses pièces montées, ses décors en résine synthétique, ses acteurs anonymes qui s’affairent, sous les costumes appropriés, à simuler leurs tâches coutumières… Il n’y a plus d’énigmes, plus de mystères. Plus la peine de se fatiguer. Le Bien est la réponse anticipée à toutes les questions qu’on ne se pose plus. Des bénédictions pleuvent de partout. Les dieux sont tombés sur la Terre. Toutes les causes sont entendues, il n’existe plus d’alternatives présentables à la démocratie, au couple, aux droits de l’homme, à la famille, à la tendresse, à la communication, aux prélèvements obligatoires, à la patrie, à la solidarité, à la paix. Les dernières visions du monde ont été décrochées des murs. Le doute est devenu une maladie. Les incrédules préfèrent se taire. L’ironie se fait toute petite. La négativité se recroqueville. La mort elle-même n’en mène pas large, elle sait qu’elle n’en a plus pour longtemps sous l’impitoyable soleil de l’Espérance de Vie triomphante. »

Philippe Muray, "Les dieux sont tombés sur la terre" in L'Empire du Bien

 

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