18/11/2013
Nous n’aimons jamais vraiment quelqu’un
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« Nous n’aimons jamais vraiment quelqu’un. Nous aimons uniquement l’idée que nous nous faisons de ce quelqu’un. Ce que nous aimons, c’est un concept forgé par nous – et en fin de compte, c’est nous-mêmes. […] Les relations entre une âme et une autre âme, à travers des choses aussi incertaines et divergentes que les mots courants et les actes que l’on accomplit, sont un sujet d’une curieuse complexité. Dans notre façon même de nous connaître, nous nous méconnaissons. Ils disent tous deux “je t’aime”, ou ils le pensent et le sentent réciproquement et chacun d’eux veut exprimer une idée différente, une vie différente, peut-être même une couleur ou un parfum différents, dans cette somme abstraite d’impressions qui constitue l’activité de l’âme. »
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Je ne désire rien d’autre de la vie que la sentir se perdre, au long de ces soirées imprévues
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« Ombre obscure et fugitive d’un arbre citadin, son léger de l’eau tombant dans un bassin plaintif, vert du gazon régulier – jardin public dans le semi-crépuscule -, vous êtes en ce moment l’univers entier pour moi, car vous êtes le contenu plein et entier de ma sensation consciente. Je ne désire rien d’autre de la vie que la sentir se perdre, au long de ces soirées imprévues, au milieu d’enfants inconnus et bruyants qui jouent dans ces jardins, confinés dans la mélancolie des rues qui les entourent, et couverts, au-delà des hautes branches des arbres, par la voûte du vieux ciel où recommencent les étoiles. »
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17/11/2013
La conscience de l’inconscience de la vie est l’impôt le plus ancien que l’intelligence ait connu
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« La conscience de l’inconscience de la vie est l’impôt le plus ancien que l’intelligence ait connu. Il y a des intelligences inconscientes – éclats fugitifs de l’esprit, courants de la pensée, mystères et philosophies – qui ont les mêmes automatismes que les réflexes de notre corps, ou que le foie et les reins dans la gestion de leurs excrétions. »
« Je vis toujours au présent. L’avenir, je ne le connais pas. Le passé, je ne l’ai plus. L’un me pèse comme la possibilité de tout, l’autre comme la réalité de rien. Je n’ai ni espoirs ni regrets. Sachant ce que ma vie a été jusqu’à maintenant – c’est-à-dire, si souvent et si largement, le contraire de ce que j’aurais voulu -, que puis-je prévoir de ma vie future, sinon qu’elle sera ce que je ne prévois pas, ce que je ne souhaite pas, et qu’elle m’arrivera du dehors, parfois même par le jeu de ma propre volonté ? Rien non plus, dans mon passé, que je puisse me remémorer avec l’inutile désir de le revivre. Je n’ai jamais été que la trace et le simulacre de moi-même. Mon passé, c’est tout ce que je n’ai pas réussi à être. Même les sensations des moments enfuis n’éveillent en moi aucune nostalgie : ce qu’on éprouve exige le moment présent ; celui-ci une fois passé, la page est tournée et l’histoire continue, mais non pas le texte. »
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Un désarroi qui dépasse les limites de mon individualité consciente
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« Il me vient alors une terreur sarcastique de la vie, un désarroi qui dépasse les limites de mon individualité consciente. Je sais que je n’ai été qu’erreur et égarement, que je n’ai point vécu, que je n’ai existé que dans la mesure où j’ai empli le temps avec de la conscience, de la pensée. Et l’impression que j’ai de moi-même, c’est celle d’un homme se réveillant d’un sommeil peuplé de rêves réels, ou d’un homme libéré par un tremblement de terre, de la pénombre du cachot à laquelle il s’était accoutumé. »
« La lassitude de toutes les illusions, et de tout ce qu’elles comportent – la perte de ces mêmes illusions, l’inutilité de les avoir, l’avant-lassitude de devoir les avoir pour les perdre ensuite, le chagrin de les avoir eues, la honte intellectuelle d’en avoir eu tout en sachant que telle serait leur fin. »
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16/11/2013
Fantômes de la foi, spectres de la raison
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« Passer des fantômes de la foi aux spectres de la raison, c’est simplement changer de cellule. L’art, qui nous libère des idoles officielles et abstraites, nous libère aussi des idées généreuses et des préoccupations sociales – simples idoles, elles aussi. »
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15/11/2013
Une impatience de l’âme contre elle-même
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« Je suis donc ainsi fait, futile et sensible, capable d’élans fougueux qui m’absorbent tout entier, bons et mauvais, nobles et vils – mais jamais d’un sentiment durable, jamais d’une émotion qui persiste et qui pénètre la substance de l’âme. Tout en moi tend à être en suivant autre chose ; une impatience de l’âme contre elle-même, comme on peut l’avoir contre un enfant importun ; un malaise toujours plus grand et toujours semblable. Tout m’intéresse, rien ne me retient. Je m’applique à toute chose en rêvant sans cesse. »
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Un puits contemplant le Ciel
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« Je suis, en grande partie, la prose même que j’écris. Je me déroule en périodes et en paragraphes, je me sème en ponctuations et, dans la distribution sans frein des images, je me déguise, comme les enfants, en roi vêtu de papier journal ou, dans la façon dont je crée du rythme à partir d’une série de mots, je me couronne, comme les fous, de fleurs séchées, mais toujours vivantes dans mes rêves. Et, par dessus tout, je suis calme comme un pantin qui prendrait conscience de lui-même et hocherait la tête, de temps à autre, pour que le grelot perché au sommet de son bonnet pointu ( et d’ailleurs partie intégrante de sa tête) fasse résonner au moins quelque chose – vie tintinnabulante d’un mort, frêle avertissement au Destin. »
« Nous ne nous accomplissons jamais.
Nous sommes deux abîmes face à face – un puits contemplant le Ciel. »
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Je souffre de retourner vers le lit de la vie, sans sommeil, sans compagnie, et sans repos
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« Je lève de mon registre, fermé d’un geste lent, mes yeux brûlés de larmes que je n’ai pas pleurées, et, avec des impressions confuses, je souffre de ce qu’en fermant le bureau, on me ferme aussi mon rêve ; je souffre parce que le geste dont je ferme mon registre se referme aussi sur un passé irréparable ; et je souffre de retourner vers le lit de la vie, sans sommeil, sans compagnie, et sans repos, dans le flux et le reflux de ma conscience où se mêlent - telles deux marées au sein de la nuit noire, parvenues au terme de leur destin – ma nostalgie et ma désolation. »
« Si loin que je m’enfonce en moi-même, tous les sentiers du rêve me ramènent aux clairières de l’angoisse. »
« Et me voici entre la vie que j’aime à mon grand dépit et la mort que je crains dans sa séduction. »
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14/11/2013
j’eus le sentiment douloureux et fier d’être plus étroitement attaché à ma patrie par le sang que j’avais versé pour sa grandeur
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« Comme la première fois à Heidelberg, j’eus le sentiment douloureux et fier d’être plus étroitement attaché à ma patrie par le sang que j’avais versé pour sa grandeur. Et -pourquoi le tairais-je ?- à la pensée de tous les exploits dont j’avais été le témoin, je me mis à pleurer à chaudes larmes. J’étais parti en campagne avec l’idée de faire une guerre joyeuse ; je n’avais pas approfondi l’idée pour laquelle j’allais me battre. Maintenant je regardais en arrière : quatre années de croissance passées au milieu d’une génération destinée à la mort, dans des cavernes, dans des tranchées noires de fumée, dans des champs d’entonnoirs remplis d’éclairs, quatre années coupées seulement par les maigres joies du lansquenet, des nuits sans fin dans lesquelles les gardes succédaient aux gardes -bref un monotone calendrier plein de peines et de privations, partagé par les lettres rouges des batailles. Et de tous ces sacrifices s’étaient dégagée, sans même que je m’en fusse aperçu, l’idée de patrie toujours plus pure et plus brillante. C’était ce que j’avais gagné à ce jeu dont le gage avait, si souvent, été mon existence même : la nation n’était plus pour moi un concept vide, et voilé par des symboles -comment aurait-il pu en être autrement, alors que j’en avais vu tant mourir pour elle et que j’avais moi même été dressé à risquer ma vie pour son existence, sans hésiter, à toute minute du jour ou de la nuit ? Ainsi, si étrange que cela puisse paraître, de ces quatre années passées à l’école de la violence, de toutes les fureurs de la bataille de matériel, je rapportais précieusement cette notion que la vie ne reçoit son sens profond qu’engagée pour une idée ; qu’il y a des idéals auprès desquels la vie de l’individu, et même la vie de tout un peuple, sont sans importance. Si le but pour lequel j’ai combattu comme individu, comme atome, dans le corps de l’armée ne devait pas être atteint non plus ; si, en apparence, la matière nous avait jetés à terre -qu’importe. Nous avons toujours appris, comme il convient à des hommes, à combattre pour une cause et, au besoin, à mourir pour elle. Durcis au feu et à la flamme, nous avons pu, au sortir de cette forge du caractère, aborder la vie, l’amour, la politique, la carrière, tout ce que nous réservait la destinée, dans des conditions qui ont été données à bien peu de générations.
Si on devait nous reprocher un jour d’être issus d’une époque de rudesse et de violence, nous répondrions : nous avons combattu les pieds dans la boue et dans le sang ; mais notre visage était tourné vers des choses d’une grande et haute valeur. Et aucun des innombrables que nous avons perdus, au cours de notre assaut, n’est tombé en vain ; chacun d’eux a rempli sa destinée. A chacun d’eux s’adresse cette parole, de Saint Jean que Dostoïevski a mis en tête de son grand roman :
"En vérité, en vérité je vous le dis : si le grain tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits." »
Ernst Jünger, Orages d'acier
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La formidable concentration des forces, à l'heure du destin où s'engageait la lutte pour un lointain avenir
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« La Grande bataille marqua aussi un tournant dans ma vie intérieure, et non pas seulement parce que désormais je tins notre défaite pour possible.
La formidable concentration des forces, à l'heure du destin où s'engageait la lutte pour un lointain avenir, et le déchaînement qui la suivait de façon si surprenante, si écrasante, m'avaient conduit pour la première fois jusqu'aux abîmes de forces étrangères, supérieures à l'individu. C'était autre chose que mes expériences précédentes ; c'était une initiation, qui n'ouvrait pas seulement les repaires brûlants de l'épouvante. Là, comme du haut d'un char qui laboure le sol de ses roues, on voyait aussi monter de la terre des énergies spirituelles.
J'y vis longtemps une manifestation secondaire de la volonté de puissance, à une heure décisive pour l'histoire du monde. Pourtant, le bénéfice m'en resta, même après que j'y eus discerné plus encore. Il semblait qu'on se frayât ici un passage en faisant fondre une paroi de verre - passage qui menait le long de terribles gardiens. »
Ernst Jünger, Orages d'acier
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13/11/2013
Parce que désormais, ils sont habitués au froid !
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« A ce moment, en un point où la forêt était plus dense et plus profonde et où une piste traversait notre route, je vis brusquement surgir du brouillard, là-bas devant nous, au carrefour des deux pistes, un soldat enfoncé dans la neige jusqu’au ventre. Il était là, debout, immobile, le bras droit tendu pour indiquer le chemin. Quand nous passâmes devant lui, Schulz porta la main à son képi, comme pour le saluer et le remercier, puis dit :
-- En voila un autre qui voudrait aller dans le Caucase ! et se mit à rire en se renversant sur le dossier de son siège. Au bout d’un autre segment de route, à un autre croisement de piste, voici qu’à grande distance, un autre soldat apparu, également enfoncé dans la neige, le bras droit tendu pour nous montrer le chemin.
-- Ils vont mourir de froid, ces pauvres diables dis-je.
Schulz se retourna pour me regarder :
-- Il n’y a pas de danger qu’ils meurent de froid ! dit-il.
Et il riait. Je lui demandais pourquoi il pensait que ces pauvres bougres n’étaient pas en danger de mourir gelés.
-- Parce que désormais, ils sont habitués au froid ! me répondit Schulz et il riait en me tapant sur l’épaule. Il arrêta la voiture et se tourna vers moi en souriant :
-- Vous voulez le voir de prés ? Vous pourrez lui demander s’il a froid.
Nous descendîmes de voiture et nous approchâmes du soldat qui était là, debout, immobile, le bras droit tendu pour nous montrer la route. Il était mort. Il avait les yeux hagards, la bouche entrouverte. C’était un soldat Russe mort.
C’est notre police des voies et communications, dit Schulz. Nous l’appelons la "police silencieuse".
-- Êtes vous bien sûr qu’il ne parle pas ?
-- Qu’il ne parle pas ? Ach so ! Essayez de l’interroger.
-- Il vaudrait mieux que je n’essaie pas. Je suis sûr qu’il me répondrait, dis-je.
-- Ach sehr amusant, s’écria Schulz en riant.
-- Ja, sehr amusant, nicht wahr ?
Puis j’ajoutais d’un air indifférent :
-- Quand vous les amenez là sur place, ils sont vivants ou morts ?
-- Vivants, naturellement, répondit Schulz.
-- Ensuite, ils meurent de froid naturellement ? dis-je alors.
-- Nein, nein, ils ne meurent pas de froid : regardez là. Et Schulz me montra un caillot de sang, un grumeau de glace rougie, sur la tempe du mort.
-- Ach so ! sehr amusant. -- Sehr amusant, nicht wahr ? dit Schulz ; Puis il ajouta en riant : "il faut tout de même bien que les prisonniers Russes servent à quelque chose !" »
Curzio Malaparte, Kaputt
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Agrippés à la rive et aux barques, plongés dans l’eau jusqu’à la bouche, ou ensevelis dans la terre jusqu’au cou, ils attendaient que les autorités trouvassent un remède quelconque contre ce feu perfide
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« Ce soir là, Lanza se trouvait chez Ridomi, et les deux amis, assis dans le noir, parlaient du massacre de Hambourg. Les rapports du Consul Royal d’Italie à Hambourg racontaient des faits terrifiants. Les bombes au phosphore avaient mis le feu à des quartiers entiers de cette ville, faisant un grand nombre de victimes. Jusque là, rien d’extraordinaire, même les Allemands sont mortels. Mais des milliers et des milliers de malheureux, ruisselant de phosphore ardent, dans l’espoir d’éteindre le feu qui les dévorait, s’étaient jetés dans les canaux qui traversent Hambourg en tous sens, dans le port, le fleuve, les étangs, dans les bassins des jardins publics ou s’étaient faits recouvrir de terre dans les tranchées creusées ça et là sur les places et dans les rues pour servir d’abri aux passants en cas de bombardement.
Agrippés à la rive et aux barques, plongés dans l’eau jusqu’à la bouche, ou ensevelis dans la terre jusqu’au cou, ils attendaient que les autorités trouvassent un remède quelconque contre ce feu perfide. Car le phosphore est tel qu’il se colle à la peau tel une lèpre gluante, et ne brûle qu’au contact de l’air. Dès que ces malheureux sortaient un bras de la terre ou de l’eau, le bras s’enflammait comme une torche. Pour échapper au fléau, ces malheureux étaient contraints de rester immergés dans l’eau ou ensevelis dans la terre comme les damnés de Dante. Des équipes d’infirmiers allaient d’un damné à l’autre, distribuant boisson et nourriture, attachant avec des cordes les plus faibles au rivage, afin qu’ils ne s’abandonnent pas vaincus par la fatigue, et se noient ; ils essayaient tantôt un onguent, tantôt un autre, mais en vain, car tandis qu’ils enduisaient un bras, une jambe ou une épaule, tirés un instant hors de l’eau ou de la terre, les flammes, semblables à des serpents de feu se réveillaient aussitôt et rien ne parvenait à arrêter la morsure de cette lèpre ardente.
Pendant quelques jours, Hambourg offrit l’aspect de Dité, la Cité infernale. Ca et là, sur les places, dans les rues, dans les canaux, dans l’Elbe, des milliers et des milliers de têtes émergeaient de l’eau et de la terre, et ces têtes, qui semblaient coupées à la hache, livides d’épouvante et de douleur, remuaient les yeux, ouvraient la bouche, parlaient. Autour des horribles têtes, enfoncées dans la chaussée des rues ou flottant à la surface des eaux, les familiers des damnés allaient et venaient, nuit et jour, foule décharnée et déchirée, qui parlait à voix basse comme pour ne pas troubler cette déchirante agonie. L’un apportait de la nourriture, des boissons, des onguents, un autre un coussin pour placer sous la nuque d’un de ces malheureux, un autre encore, assis prés d’un enseveli, le soulageait de la chaleur du jour en lui faisant de l’air avec un éventail, un autre abritait du soleil une tête à l’aide d’une ombrelle, ou lui essuyait le front moite de sueur, ou lui humectait les lèvres avec un mouchoir mouillé, ou lui arrangeait les cheveux avec un peigne, ou, se penchant d’une barque, encourageait les damnés agrippés aux cordes et se balançant au fil de l’eau ; des bandes de chiens couraient, ça et là aboyant, léchant le visage de leurs maîtres enterrés, ou se jetaient à l’eau pour leur porter secours.
Parfois certains de ces damnés, gagnés par l’impatience ou par le désespoir, jetaient un grand cri, en essayant de sortir de l’eau ou de la terre pour mettre fin à la torture de cette attente inutile : mais aussitôt au contact de l’air, leurs membres flambaient, et des combats atroces s’engageaient entre ces désespérés et leurs familiers, qui à coups de poing, de pierre et de bâtons, ou de tout le poids de leur corps, s’efforçaient de replonger dans l’eau ou dans la terre ces horribles têtes.
Les plus courageux et les plus patients étaient les enfants. Ils ne pleuraient pas, ne criaient pas, mais tournaient autour d’eux des yeux clairs pour regarder l’effroyable spectacle, et souriaient à leurs parents, avec cette merveilleuse résignation des enfants qui pardonnent à l’impuissance des grandes personnes et ont pitié d’elles qui ne peuvent pas les aider. Dès que la nuit tombait, un murmure s’élevait de partout, pareil au murmure du vent dans l’herbe : ces milliers de têtes guettaient le ciel avec des yeux flamboyant de terreur.
Le septième jour, ordre fut donné d’éloigner la population civile des lieux où les damnés étaient ensevelis dans la terre ou plongés dans l’eau. La foule des parents et des amis s’éloigna en silence, repoussée avec douceur par les soldats et par les infirmiers. Les damnés restèrent seuls. Des balbutiements apeurés, des claquements de dents, des plaintes étouffées sortaient de ces têtes affleurant à la surface de l’eau ou de la terre, le long des berges du fleuve ou des canaux, dans les rues et sur les places désertes. Pendant toute la journée, ces têtes parlèrent entre elles, pleurèrent, crièrent, la bouche à fleur de terre, grimaçant, tirant la langue aux SS de garde aux carrefours, et elles semblaient manger la terre et cracher les cailloux. Puis, la nuit descendit. Des ombres mystérieuses rodèrent au milieu des damnés, se penchèrent sur eux en silence. Des colonnes de camions arrivaient, les phares éteints, s’arrêtaient, repartaient. De toutes parts, on entendait un bruit de pioches et de pelles, des coups sourds de rames dans des barques, des cris aussitôt étouffés, des plaintes et des claquements secs de révolver. »
Curzio Malaparte, La peau
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08/11/2013
"Être consumé par les flammes, payer la rançon de la flamme que nous n’avons pu dompter"
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« Telle une montre aux aiguilles brisées dont le mécanisme intérieur continue encore son tic tac sans signification, Scardanelli-Hölderlin ne cesse d’être poète, dans le vide d’un monde pour lui éteint : respirer, c’est pour lui être poète. Le rythme survit en lui à l’intelligence et la poésie à l’existence : c’est ainsi que s’accomplit encore, dans une désagrégation d’un tragique terrible, le plus profond désir de sa vie, qui était de se livrer entièrement à la poésie et avec tout son être de se dissoudre sans aucune restriction dans l’oeuvre poétique. Chez lui l’homme meurt avant le poète et la raison avant la mélodie ; et la mort et la vie, l’une et l’autre, élaborent pour lui, sous forme de destin, plastiquement, ce qu’un jour son désir prophétique a proclamé comme étant la véritable fin du vrai poète : "Être consumé par les flammes, payer la rançon de la flamme que nous n’avons pu dompter". »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
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Hölderlin se consume intérieurement petit à petit
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« Ainsi dans la pathologie d’Hölderlin il n’y a pas d’effondrement nettement marqué, il n’y a pas de ligne de démarcation tracée avec précision entre la santé et la maladie de son esprit. Hölderlin se consume intérieurement petit à petit ; la puissance du Démon ne dévore pas sa raison tout d’un coup, comme un incendie de forêt, mais comme un feu qui couve autour du bois se transformant en charbon. Une partie seulement de son être, celle qui est divine et le plus liée à la faculté poétique, résiste à l’incendie, comme l’amiante : son sens profond de la poésie survit à l’intelligence, la mélodie à la logique et le rythme à la parole : ainsi Hölderlin est peut-être le seul cas clinique où le génie poétique subsiste après le déclin de la raison et où une œuvre absolument parfaite prenne naissance au sein du néant – de même que parfois aussi dans la nature, mais très rarement, un arbre frappé par la foudre et brûlé jusque dans ses racines voit verdoyer encore longtemps une de ses branches restée intacte. Le passage d’Hôlderlin à l’état pathologique s’opère par degrés successifs ; ce n’est pas, comme chez Nietzsche, la chute soudaine d’un arbre monstrueux s’élevant jusqu’au firmament de l’esprit, mais c’est comme un émiettement pierre par pierre, une désagrégation des fondements, un glissement progressif dans une sphère sans fond, dans l’inconscient. »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
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Dans le feu de l’exaltation
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« Sa plus chère magie, c’est la suggestion, l’élévation du sentiment mais non pas la précision. Sa poésie ne veut jamais exprimer le relief des choses, mais simplement la lumière (c’est aussi la raison pour laquelle il n’y a pas en elle d’ombres plastiques) ; elle ne veut pas décrire et montrer quelques réalités de la terre, mais elle veut nous élever jusqu’au ciel, en nous montrant quelque chose de surnaturel, quelque chose de sentimental qui dépasse la pure intellectualité. C’est pourquoi l’essentiel dans toutes les poésies d’Hölderlin, c’est l’élan vers les hauteurs ; elles commencent toutes, comme il le dit de l’ode tragique, "dans le feu de l’exaltation ; le pur esprit, la sincérité pure a dépassé ses limites". Les premières lignes de ses hymnes ont toujours quelque chose de court, d’abrupt, de précipité, qui ressemble à un démarrage ; la langue du vers doit toujours se détacher d’abord de la prose courante et quotidienne pour s’élancer dans son élément. Chez Goethe, on ne sent aucune transition accentuée entre sa prose poétique (particulièrement celle des lettres de jeunesse) et son vers, aucune césure entre elle et la poésie : à la manière des amphibies, il vit dans les deux mondes, dans celui de la prose et celui de la poésie, dans la chair comme dans l’esprit. Au contraire, Hölderlin ne parle qu’avec difficulté, sa prose, dans ses lettres comme dans ses écrits littéraires, trébuche et glisse au contact de formules philosophiques ; elle est maladroite par comparaison avec la facilité divine de sa versification, qui est chez lui une chose naturelle : comme l’albatros dont il est question dans le poème de Baudelaire, celui qui vole et se meut avec bonheur dans les nuées ne peut, sur le sol, que se traîner avec gaucherie. Mais une fois qu’Hölderlin a gagné les hauteurs de l’enthousiasme, le rythme coule de sa lèvre comme un souffle de feu ; la lourdeur de sa syntaxe se transpose merveilleusement en tournures pleines d’art ; les inversions les plus éblouissantes forment contrepoint, avec une radieuse et magique facilité : transparent comme la substance la plus fine, comme l’élytre éclatant d’un insecte, le "chant inspiré" laisse apercevoir à travers ses ailes bruissantes et lumineuses l’éther et son bleu infini. Précisément ce qui chez les autres poètes est le plus rare, la continuité de l’inspiration, la non-interruption du chant véritable, est pour Hôlderlin chose toute naturelle : dans Empédocle, dans Hypérion, le rythme n’est jamais en défaut ; à aucun instant, dans aucune ligne, il ne redescend des hauteurs où il se tient au-dessus de la terre. Il n’y a plus de prosaïsme pour celui qui est entièrement possédé par l’enthousiasme : la poésie est pour lui comme une langue étrangère qu’il parle naturellement, à côté de la prose quotidienne, et jamais il ne mêle le langage élevé au langage vulgaire ; le lyrisme, l’enthousiasme, aux moments de l’inspiration, remplit son être jusqu’au bord ; l’ivresse de la "chute dans la hauteur", comme il le dit si magnifiquement, dépasse de beaucoup son sujet. Plus tard, son destin a montré par un émouvant symbole que chez lui la poésie est plus forte que l’esprit, le vers plus naturel que la prose, car, lorsque sa raison se trouble, il perd la faculté de parler, de s’exprimer en prose, dans le langage terrestre et ordinaire de la conversation, mais jusqu’à la dernière heure le rythme afflue en lui avec sonorité et le chant rayonne sur sa lèvre vacillante. »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
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"Par la chaleur l’esprit s’élève"
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« Des quatre éléments de la philosophie grecque, le feu, l’eau, l’air et la terre, la poésie hölderlinienne n’en a que trois : la terre en est absente, la terre trouble et pesante, elle qui est lien et assujettissement, symbole de plastique et de dureté. Cette poésie est fille du feu, qui flamboie et se dresse dans l’air, symbole d’élan, de l’éternelle ascension ; elle est légère comme l’air, éternel équilibre, vol de nuées et vent retentissant ; elle est pure comme l’eau, diaphane. Toutes les couleurs y luisent au travers ; toujours elle est en mouvement ; c’est une perpétuelle élévation et une perpétuelle descente, la perpétuelle haleine de l’esprit créateur. Ses vers n’ont aucune racine plongée dans le sol, aucune prise dans la réalité quotidienne ; ils se dressent toujours hostilement, à contre-sens de la terre lourde et perfide : il y a en eux quelque chose d’errant, quelque chose d’inquiet, quelque chose des nuages qui chevauchent vers le ciel, qui tantôt sont illuminés par la rougeur aurorale de l’enthousiasme et tantôt sont obscurcis par les ombres de la mélancolie ; et souvent du sein de leur masse orageuse jaillissent l’éclair enflammé et le tonnerre de la prophétie. Mais toujours ils marchent dans les hauteurs, dans la sphère aérienne et éthérée, toujours loin de la terre, inaccessibles au contact des sens et sensibles seulement au sentiment. "Leur esprit souffle dans le chant", a dit Hölderlin des poètes, et dans ce souffle et ce flottement les faits se dissolvent en musique aussi complètement que le feu en fumée. Tout est dirigé vers les hauteurs : "Par la chaleur l’esprit s’élève" ; par la combustion, l’évaporation, l’idéalisation de la matière, le sentiment se sublime. Au sens hölderlinien, la poésie est donc toujours dissolution – dissolution en esprit – de la matière solide et terrestre, sublimation du monde dans l’esprit universel – mais jamais concrétisation, condensation objective et matérialisation. La poésie de Goethe, même la plus spiritualisée, garde toujours une substance ; on la sent savoureuse comme un fruit, on peut en faire le tour et la saisir avec tous ses sens, tandis que la poésie d’Hölderlin, elle, s’évanouit dans l’air. La poésie de Goethe, aussi sublimée qu’elle soit, garde toujours un reste de chaleur corporelle, un arôme de temps et d’âge, un goût salé de terre et de destin : toujours il y a en elle quelque chose de l’individualité de Johann Wolfgang Goethe et quelque chose de son univers. Au contraire la poésie d’Hölderlin dépouille consciemment toute individualité : "L’individuel résiste à l’esprit pur qui en a la conception", dit-il obscurément et pourtant d’une façon assez compréhensible. Par suite de ce manque de matière, sa poésie a une statique particulière ; elle ne repose pas circulairement sur elle-même, mais elle est comme un avion qui ne se maintient que grâce à son élan : toujours on a l’impression de quelque chose d’angélique, quelque chose de pur, de blanc, d’insexué, de flottant, quelque chose qui passe sur la terre comme un rêve, quelque chose qui est impondérable et qui s’épanouit dans sa propre et bienheureuse mélodie. Goethe compose ses poésies sur la terre et Hölderlin, lui, les compose au-dessus de la terre : la poésie est pour lui (comme pour Novalis, comme pour Keats, comme pour tous les génies qui sont morts prématurément) élimination de la pesanteur, dissolution de l’expression dans la musique, retour à la fluidité élémentaire. »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
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07/11/2013
Serviteur indéfectiblement pieux de la sainte nécessité
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« Jusque dans son dernier souffle, Hölderlin loue encore la destinée – serviteur indéfectiblement pieux de la sainte nécessité. Jamais, chez Hölderlin, le poète, le grand créateur n’a été aussi près du monde grec que dans cette tragédie qui, avec son dualisme de sacrifice et d’exaltation solennelle, atteint avec plus de force et plus de pureté que n’importe quelle autre tragédie allemande la hauteur de l’héroïsme antique. L’homme solitaire défiant les dieux et le destin et se soulevant contre eux d’un élan d’amour, la souffrance fondamentale du génie dans la vulgarité et le morcellement de ce monde sans ailes, tel est le conflit élémentaire dans lequel Hölderlin a triomphalement exprimé sa propre oppression. Ce que Goethe n’a pas réussi dans sa tragédie du Tasse, parce qu’il s’est borné à montrer le tourment du poète dans les difficultés de la vie bourgeoise, dans le ressentiment de la vanité, de l’orgueil de caste et d’un amour exalté jusqu’au délire, Hölderlin l’a rendu mythiquement vrai par la pureté de l’élément tragique : Empédocle est, en tant que génie, tout à fait dépouillé de sa personnalité, et sa tragédie n’est rien que la tragédie de la poésie, de la création poétique. Pas un grain de poussière, pas la moindre tache de vain épisode ou d’enflure théâtrale ne dépare l’harmonieux déploiement des draperies de cette action dramatique. Aucune femme n’entrave d’une intrigue érotique la marche en avant, ni serviteurs, ni valets n’interviennent mal à propos dans ce terrible conflit de l’esprit solitaire avec les dieux bien aimés. Comme chez les pieux créateurs de poésie, Dante, Calderon et les tragiques de l’antiquité, un immense espace est étalé religieusement au-dessus du destin individuel, et ainsi tout se déroule sous le grand ciel de l’éternité. Aucune tragédie allemande n’a autant de ciel au-dessus d’elle, aucune ne sort aussi naturellement des planches du théâtre pour rejoindre l’Agora, la place publique, la fête et le sacrifice solennel : dans ce fragment le monde antique a été ressuscité une nouvelle fois par la volonté passionnée de l’âme. Édifice de marbre, aux colonnes sonores, Empédocle est comme un temple grec, égaré dans notre siècle, création en apparence inachevée et pourtant oeuvre parfaite. »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
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La douleur du génie est un plus haut trésor
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« C’est pourquoi la figure d’Empédocle dépasse si manifestement le rêveur chétif et confus qu’était Hypérion : ici nous avons un rythme plus élevé et plus poétique, car ce n’est pas la douleur contingente de l’homme, mais la sainte détresse du génie. La souffrance de l’enfant appartient à lui-même et à la terre, c’est le sort commun inhérent à la jeunesse de chaque être humain ; mais la douleur du génie est un plus haut trésor, qui n’appartient déjà plus à lui-même, cette souffrance est "sacrée" ; "la douleur des dieux n’appartient qu’à eux seuls". Ainsi il y a une merveilleuse distance entre ces deux mondes dont l’un est encore humide de la rosée de la foi, comme un doux paysage de l’âme, et dont l’autre est une sphère héroïque, un massif rocheux et montagneux, domaine de la solitude et des grandes tempêtes ; entre les deux, la séparation est constituée par la puberté du génie et par le choc du destin. Celui qui n’a pas pu apprendre à vivre, celui qui a vu les cieux de la foi s’effondrer sur son cœur brisé, va maintenant rêver le dernier rêve, le rêve suprême, la mort dans l’immortalité. »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
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Créer sur cette terre la "théocratie de la beauté"
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« On peut donc faire tenir dans une coquille de noix les idées personnelles d’Hölderlin que renferme Hypérion : de l’élévation lyrique de la parole retentissante ne se dégage, à vrai dire, qu’une seule pensée ; et cette pensée, comme toujours chez Hölderlin, est essentiellement un sentiment, le seul qu’il ait réellement vécu, le sentiment de l’incompatibilité du monde extérieur, fait de banalité, de compromissions et de non-valeurs, avec le monde pur des choses de l’âme – le sentiment dualiste de la désharmonie de la vie. Réunir l’intérieur et l’extérieur, le moral et le physique, dans une forme suprême d’unité et de pureté, créer sur cette terre la "théocratie de la beauté", l’ "un-tout", voilà désormais la tâche idéale de l’individu en particulier et du monde en général. "Nature sacrée, tu es la même en nous et hors de nous. Il ne doit pas être si difficile de concilier ce qui est hors de nous avec ce qu’il y a de divin en nous", ainsi prie le disciple, l’enthousiaste Hypérion, en préconisant la religion sublime de l’universelle communion. En lui ce n’est pas la froide volonté verbale de Schelling qui vit, mais la brûlante volonté de Shelley aspirant à une communion élémentaire avec la nature, ou bien la nostalgie de Novalis, cherchant à briser la mince membrane qui sépare le moi de l’univers, afin de se répandre voluptueusement dans le corps brûlant de la nature. »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
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Parent de l’infini
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« C’est donc là la racine de la mélancolie, si particulière, d’Hölderlin, qui n’était pas, à proprement parler, de la mélancolie ou un trouble pathologique de l’esprit et qui est comme le contrepoint de la force d’exaltation sans exemple que possède l’organisme hölderlinien. Ainsi que l’extase, cette mélancolie jaillit uniquement d’elle-même ; elle non plus n’a pas besoin de l’apport des événements vécus (il ne faut pas exagérer l’importance de l’épisode de Diotima). Sa mélancolie n’est autre que l’état par lequel il réagit à l’extase et elle est nécessairement improductive : si, dans l’extase, il se sent comme aérien et parent de l’infini, ici, dans cet état d’improductivité, il prend conscience de sa monstrueuse situation d’étranger dans l’existence. Et c’est pourquoi je voudrais appeler sa mélancolie un sentiment d’isolement indicible sur cette terre, la tristesse qu’inspire à un ange déchu la pensée du ciel qu’il a perdu et comme une nostalgie gémissante et enfantine de l’invisible patrie. Jamais Hölderlin n’essaie, comme Leopardi, comme Schopenhauer, comme Byron, d’élargir cette mélancolie au-delà de lui-même pour en faire un pessimisme universel. "Je suis ennemi de cet inimitié humaine qu’on appelle misanthropie", dit-il. Jamais sa piété n’ose renier la moindre partie de l’univers sacré, comme étant sans signification : seulement il se sent étranger dans la vie réelle, dans la vie pratique. Il n’a, pour parler aux hommes, d’autre véritable langage que la poésie : dans les discours ordinaires, dans la conversation, il ne peut rien faire comprendre de son être. C’est pourquoi la production poétique devient pour Hölderlin le problème absolu de l’existence, c’est pourquoi la poésie est le seul "asile amical" de celui qui se sent partout étranger sur cette terre : aucun poète n’a entonné avec plus de ferveur le "Veni Creator Spiritus", car Hölderlin sait que jamais la force créatrice ne vient de lui-même, de sa volonté ; c’est seulement d’en haut, que, comme le vol d’un ange, l’esprit peut descendre sur lui. Mais, hors de l’extase, il ne fait qu’errer, comme "frappé de cécité", à travers le monde privé de ses dieux. Pan est mort pour lui lorsque Psyché meurt, et la vie n’est qu’un monceau gris de scories, sans la flamme ardente de "l’esprit épanoui". »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
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06/11/2013
Ce plan sacré vers lequel il aspire à s’élever
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« Jamais dans la littérature allemande, avant lui ou après lui, la poésie n’a été quelque chose d’aussi aérien, quelque chose qui plane aussi haut au-dessus de la terre : comme un vol d’oiseau, mais d’un oiseau qui serait esprit, c’est-à-dire toujours très haut. Hölderlin voit toute chose en ce monde des hauteurs de ce plan sacré vers lequel il aspire à s’élever avec la brûlante impulsion de son ardeur enthousiaste. C’est ainsi que dans sa poésie tous les êtres ont un aspect de rêve ; ils sont mystérieusement débarrassés de leur pesanteur ; ils sont comme les âmes de leur être : jamais Hölderlin (et c’est là à la fois sa grandeur et sa limite) n’a appris à voir le monde tel qu’il est. Il n’a toujours fait que l’imaginer. Il n’est jamais devenu un savant ; il est toujours resté un rêveur, un perpétuel illuminé. Mais son ignorance de la réalité lui a donné la magie suprême : revêtir éternellement cette réalité d’une essence plus pure, se la figurer éternellement à l’image d’autres sphères entrevues dans ses rêves, au lieu de la palper d’une main grossière ou d’entrer en contact avec elle par un coeur contemplatif. »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
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Le poète ne fait que sentir sa mission, l’appel invisible qui lui est adressé
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« Cet héroïsme d’Hölderlin est d’une beauté si ineffable, précisément parce qu’il est sans aucune fierté, sans aucune confiance dans la victoire. Le poète ne fait que sentir sa mission, l’appel invisible qui lui est adressé ; il ne fait que croire à sa vocation, mais non pas au succès. Jamais, lui, qu’il est si facile de blesser infiniment, jamais il ne sent en lui la force de cet invulnérable Siegfried devant quoi doivent se briser tous les traits du destin ; jamais il ne se voit victorieux ou triomphant. Et c’est ce sentiment mélancolique, la conscience qu’il a d’être accompagné dès son entrée dans la vie par une ombre perpétuelle, qui donne à sa lutte un caractère si héroïque. Il ne faut pas confondre la foi indicible qu’a Hölderlin dans la poésie, en laquelle il voit le sens suprême de la vie, avec un sentiment personnel de sa valeur comme poète : aussi fanatique était la foi qu’il avait dans sa mission, aussi humble il était par rapport à son propre mérite. Rien ne lui est plus étranger que la confiance virile et presque maladive qu’a en lui-même un Nietzsche, qui a pris comme devise ces mots : pauci mihi satis, unus mihi satis, nullus mihi satis. Une parole prononcée à la légère peut décourager Hôlderlin et l’amener à douter de ses dons personnels ; un refus de la part de Schiller peut le troubler pendant des mois. Comme un enfant, comme un écolier, il s’incline devant les plus misérables versificateurs, devant un Conz, un Neuffer, mais sous cette modestie personnelle, sous cette faiblesse extérieure de l’être, se cache, dure comme l’acier, la volonté de poésie, l’acceptation du sacrifice. "Oh, mon cher, écrit-il à un ami, quand reconnaîtra-t-on parmi nous que la force la plus haute dans sa manifestation est en même temps la plus modeste et que, lorsque le divin se manifeste chez un homme, ce ne peut jamais être sans une certaine humilité, une certaine tristesse." Son héroïsme n’est pas celui d’un guerrier, l’héroïsme de la violence ; c’est celui du martyr, c’est le joyeux consentement à souffrir pour une chose invisible et à se laisser anéantir pour son idée, pour sa foi. »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
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Ce secret de la pureté totale qu’il faut conserver avant tout
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« Cette fermeté intérieure, ce secret de la pureté totale qu’il faut conserver avant tout, cette volonté de se livrer de toute son âme à l’absolu de la vie, c’est là la force la plus vraie et la plus efficace d’Hölderlin, de ce tendre et humble adolescent. Il sait que la poésie, que l’infini ne peut être atteint en partageant son coeur et son esprit et en n’y consacrant qu’une partie superficielle et fugitive : celui qui veut annoncer les choses divines doit se vouer à elles, doit s’y sacrifier complètement. La conception qu’Hölderlin a de la poésie est d’ordre sacramentel : le poète véritable, celui qui a la vraie vocation, doit renoncer à tout ce que la terre donne aux autres humains, pour la seule faveur de pouvoir s’approcher de la divinité ; lui, le serviteur des éléments, il doit demeurer au milieu d’eux, dans une sainte inquiétude et dans un danger purificateur. On ne peut rencontrer l’infini que si l’on se donne à lui tout entier : tout partage de la volonté n’atteint qu’un but inférieur. Dès la première heure, Hölderlin comprend la nécessité de l’absolu : avant même de quitter le séminaire théologique, il est résolu à ne pas devenir pasteur, à ne jamais se lier étroitement à l’existence terrestre, mais à être uniquement « gardien de la flamme sacrée ». Il ne connaît pas la route à suivre, mais il sait quel est le but qu’il faut viser. Et comme, avec la merveilleuse puissance de l’esprit, il se rend compte de tout ce à quoi l’expose sa faiblesse devant la vie, il s’adresse à lui-même, pour se rassurer, ces paroles de consolation :
"Est-ce que tous les vivants ne sont donc pas tes frères ?
Est-ce que la Parque elle-même ne te nourrira pas, dans ton office ?
C’est pourquoi continue de passer tranquillement
À travers l’existence, sans avoir peur de rien.
Que tout ce qui arrive soit béni de toi."
Et c’est ainsi que, résolument, il entre sous le ciel de sa destinée. »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
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Le sentiment de l’obscurité universelle
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« C’est donc ici, si tôt, dans la pénombre de l’enfance, durant les années décisives de la formation que commence, dans l’être d’Hölderlin, cette déchirure incurable, cette césure implacable entre le monde réel et son monde à lui. Et cette déchirure ne se cicatrisera jamais : éternellement il gardera le sentiment d’être un enfant exilé dans un horizon lointain, éternellement il gardera la nostalgie d’une patrie bienheureuse prématurément perdue, qui parfois lui apparaît comme un mirage, dans un nuage poétique, fait de pressentiments et de souvenirs, de rêves et de musique. Sans cesse, cet éternel enfant se sent arraché des cieux de sa jeunesse, de ses premières pensées, d’un monde primitif et inconnu, il se sent brutalement précipité sur cette dure terre, dans une sphère qui lui est contraire ; et c’est depuis ces tendres années, depuis cette première rencontre brutale avec la réalité que suppure dans son âme blessée le sentiment de l’obscurité universelle. »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
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05/11/2013
"Une belle mort est souvent la meilleure des vies."
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Stefan Zweig avec son épouse, Lotte Zweig
Stefan Zweig et son épouse, morts, après leur suicide commun
« Kleist est le grand poète tragique de l’Allemagne, non par sa volonté mais uniquement parce qu’il a subi sa nature tragique et parce que sa vie fut une tragédie : c’est justement ce qu’il y a en lui de sombre, d’opposé, de bridé et en même temps d’exalté, de prométhéen, qui rend ses drames inimitables, qui leur donne cette force particulière incompatible avec la froide intelligence d’un Hebbel ou l’ardeur instable d’un Grabbe. Son destin et son atmosphère sont parties intégrantes de son oeuvre ; c’est pourquoi il nous paraît étrange, voire absurde que l’on se soit souvent demandé jusqu’où il aurait conduit le drame allemand s’il avait échappé à sa destinée. L’essence de son être était tension et exaltation, la signification impérieuse de son destin était la destruction de lui-même par l’excès : aussi sa mort volontairement précoce est autant son chef-d’oeuvre que le Prince de Hombourg : car il faut toujours qu’à côté des puissants, qui dominent la vie, comme Goethe, il surgisse de temps en temps un homme qui dompte la mort et fasse d’elle un poème pour les siècles futurs. "Une belle mort est souvent la meilleure des vies." L’infortuné Günther qui a écrit ce vers à sa propre intention ne sut pas la réaliser, cette belle mort, il se laissa glisser dans le malheur et s’éteignit comme une veilleuse. Par contre Kleist, véritable tragique, parvient à faire de sa souffrance un monument impérissable. Toute douleur à un sens, quand la grâce de la création lui est accordée ; elle devient alors la plus grande magie de la vie. Car seul celui dont l’âme est déchirée connaît la soif de la perfection, seul celui qui est traqué atteint l’infini. »
Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche
La tombe de Kleist avec un vers tiré de sa pièce Le Prince de Hombourg : « Nun, o Unsterblichkeit, bist du ganz mein. » (« Maintenant, ô immortalité, tu es toute à moi. ») Sur la gauche, la tombe d'Henriette Vogel, la femme qui l'accompagna dans la mort volontairement...
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