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13/11/2013

Agrippés à la rive et aux barques, plongés dans l’eau jusqu’à la bouche, ou ensevelis dans la terre jusqu’au cou, ils attendaient que les autorités trouvassent un remède quelconque contre ce feu perfide

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« Ce soir là, Lanza se trouvait chez Ridomi, et les deux amis, assis dans le noir, parlaient du massacre de Hambourg. Les rapports du Consul Royal d’Italie à Hambourg racontaient des faits terrifiants. Les bombes au phosphore avaient mis le feu à des quartiers entiers de cette ville, faisant un grand nombre de victimes. Jusque là, rien d’extraordinaire, même les Allemands sont mortels. Mais des milliers et des milliers de malheureux, ruisselant de phosphore ardent, dans l’espoir d’éteindre le feu qui les dévorait, s’étaient jetés dans les canaux qui traversent Hambourg en tous sens, dans le port, le fleuve, les étangs, dans les bassins des jardins publics ou s’étaient faits recouvrir de terre dans les tranchées creusées ça et là sur les places et dans les rues pour servir d’abri aux passants en cas de bombardement.

Agrippés à la rive et aux barques, plongés dans l’eau jusqu’à la bouche, ou ensevelis dans la terre jusqu’au cou, ils attendaient que les autorités trouvassent un remède quelconque contre ce feu perfide. Car le phosphore est tel qu’il se colle à la peau tel une lèpre gluante, et ne brûle qu’au contact de l’air. Dès que ces malheureux sortaient un bras de la terre ou de l’eau, le bras s’enflammait comme une torche. Pour échapper au fléau, ces malheureux étaient contraints de rester immergés dans l’eau ou ensevelis dans la terre comme les damnés de Dante. Des équipes d’infirmiers allaient d’un damné à l’autre, distribuant boisson et nourriture, attachant avec des cordes les plus faibles au rivage, afin qu’ils ne s’abandonnent pas vaincus par la fatigue, et se noient ; ils essayaient tantôt un onguent, tantôt un autre, mais en vain, car tandis qu’ils enduisaient un bras, une jambe ou une épaule, tirés un instant hors de l’eau ou de la terre, les flammes, semblables à des serpents de feu se réveillaient aussitôt et rien ne parvenait à arrêter la morsure de cette lèpre ardente.

Pendant quelques jours, Hambourg offrit l’aspect de Dité, la Cité infernale. Ca et là, sur les places, dans les rues, dans les canaux, dans l’Elbe, des milliers et des milliers de têtes émergeaient de l’eau et de la terre, et ces têtes, qui semblaient coupées à la hache, livides d’épouvante et de douleur, remuaient les yeux, ouvraient la bouche, parlaient. Autour des horribles têtes, enfoncées dans la chaussée des rues ou flottant à la surface des eaux, les familiers des damnés allaient et venaient, nuit et jour, foule décharnée et déchirée, qui parlait à voix basse comme pour ne pas troubler cette déchirante agonie. L’un apportait de la nourriture, des boissons, des onguents, un autre un coussin pour placer sous la nuque d’un de ces malheureux, un autre encore, assis prés d’un enseveli, le soulageait de la chaleur du jour en lui faisant de l’air avec un éventail, un autre abritait du soleil une tête à l’aide d’une ombrelle, ou lui essuyait le front moite de sueur, ou lui humectait les lèvres avec un mouchoir mouillé, ou lui arrangeait les cheveux avec un peigne, ou, se penchant d’une barque, encourageait les damnés agrippés aux cordes et se balançant au fil de l’eau ; des bandes de chiens couraient, ça et là aboyant, léchant le visage de leurs maîtres enterrés, ou se jetaient à l’eau pour leur porter secours.

Parfois certains de ces damnés, gagnés par l’impatience ou par le désespoir, jetaient un grand cri, en essayant de sortir de l’eau ou de la terre pour mettre fin à la torture de cette attente inutile : mais aussitôt au contact de l’air, leurs membres flambaient, et des combats atroces s’engageaient entre ces désespérés et leurs familiers, qui à coups de poing, de pierre et de bâtons, ou de tout le poids de leur corps, s’efforçaient de replonger dans l’eau ou dans la terre ces horribles têtes.

Les plus courageux et les plus patients étaient les enfants. Ils ne pleuraient pas, ne criaient pas, mais tournaient autour d’eux des yeux clairs pour regarder l’effroyable spectacle, et souriaient à leurs parents, avec cette merveilleuse résignation des enfants qui pardonnent à l’impuissance des grandes personnes et ont pitié d’elles qui ne peuvent pas les aider. Dès que la nuit tombait, un murmure s’élevait de partout, pareil au murmure du vent dans l’herbe : ces milliers de têtes guettaient le ciel avec des yeux flamboyant de terreur.

Le septième jour, ordre fut donné d’éloigner la population civile des lieux où les damnés étaient ensevelis dans la terre ou plongés dans l’eau. La foule des parents et des amis s’éloigna en silence, repoussée avec douceur par les soldats et par les infirmiers. Les damnés restèrent seuls. Des balbutiements apeurés, des claquements de dents, des plaintes étouffées sortaient de ces têtes affleurant à la surface de l’eau ou de la terre, le long des berges du fleuve ou des canaux, dans les rues et sur les places désertes. Pendant toute la journée, ces têtes parlèrent entre elles, pleurèrent, crièrent, la bouche à fleur de terre, grimaçant, tirant la langue aux SS de garde aux carrefours, et elles semblaient manger la terre et cracher les cailloux. Puis, la nuit descendit. Des ombres mystérieuses rodèrent au milieu des damnés, se penchèrent sur eux en silence. Des colonnes de camions arrivaient, les phares éteints, s’arrêtaient, repartaient. De toutes parts, on entendait un bruit de pioches et de pelles, des coups sourds de rames dans des barques, des cris aussitôt étouffés, des plaintes et des claquements secs de révolver. »

Curzio Malaparte, La peau

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08/11/2013

"Être consumé par les flammes, payer la rançon de la flamme que nous n’avons pu dompter"

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« Telle une montre aux aiguilles brisées dont le mécanisme intérieur continue encore son tic tac sans signification, Scardanelli-Hölderlin ne cesse d’être poète, dans le vide d’un monde pour lui éteint : respirer, c’est pour lui être poète. Le rythme survit en lui à l’intelligence et la poésie à l’existence : c’est ainsi que s’accomplit encore, dans une désagrégation d’un tragique terrible, le plus profond désir de sa vie, qui était de se livrer entièrement à la poésie et avec tout son être de se dissoudre sans aucune restriction dans l’oeuvre poétique. Chez lui l’homme meurt avant le poète et la raison avant la mélodie ; et la mort et la vie, l’une et l’autre, élaborent pour lui, sous forme de destin, plastiquement, ce qu’un jour son désir prophétique a proclamé comme étant la véritable fin du vrai poète : "Être consumé par les flammes, payer la rançon de la flamme que nous n’avons pu dompter". »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Hölderlin se consume intérieurement petit à petit 

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« Ainsi dans la pathologie d’Hölderlin il n’y a pas d’effondrement nettement marqué, il n’y a pas de ligne de démarcation tracée avec précision entre la santé et la maladie de son esprit. Hölderlin se consume intérieurement petit à petit ; la puissance du Démon ne dévore pas sa raison tout d’un coup, comme un incendie de forêt, mais comme un feu qui couve autour du bois se transformant en charbon. Une partie seulement de son être, celle qui est divine et le plus liée à la faculté poétique, résiste à l’incendie, comme l’amiante : son sens profond de la poésie survit à l’intelligence, la mélodie à la logique et le rythme à la parole : ainsi Hölderlin est peut-être le seul cas clinique où le génie poétique subsiste après le déclin de la raison et où une œuvre absolument parfaite prenne naissance au sein du néant – de même que parfois aussi dans la nature, mais très rarement, un arbre frappé par la foudre et brûlé jusque dans ses racines voit verdoyer encore longtemps une de ses branches restée intacte. Le passage d’Hôlderlin à l’état pathologique s’opère par degrés successifs ; ce n’est pas, comme chez Nietzsche, la chute soudaine d’un arbre monstrueux s’élevant jusqu’au firmament de l’esprit, mais c’est comme un émiettement pierre par pierre, une désagrégation des fondements, un glissement progressif dans une sphère sans fond, dans l’inconscient. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Dans le feu de l’exaltation

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« Sa plus chère magie, c’est la suggestion, l’élévation du sentiment mais non pas la précision. Sa poésie ne veut jamais exprimer le relief des choses, mais simplement la lumière (c’est aussi la raison pour laquelle il n’y a pas en elle d’ombres plastiques) ; elle ne veut pas décrire et montrer quelques réalités de la terre, mais elle veut nous élever jusqu’au ciel, en nous montrant quelque chose de surnaturel, quelque chose de sentimental qui dépasse la pure intellectualité. C’est pourquoi l’essentiel dans toutes les poésies d’Hölderlin, c’est l’élan vers les hauteurs ; elles commencent toutes, comme il le dit de l’ode tragique, "dans le feu de l’exaltation ; le pur esprit, la sincérité pure a dépassé ses limites". Les premières lignes de ses hymnes ont toujours quelque chose de court, d’abrupt, de précipité, qui ressemble à un démarrage ; la langue du vers doit toujours se détacher d’abord de la prose courante et quotidienne pour s’élancer dans son élément. Chez Goethe, on ne sent aucune transition accentuée entre sa prose poétique (particulièrement celle des lettres de jeunesse) et son vers, aucune césure entre elle et la poésie : à la manière des amphibies, il vit dans les deux mondes, dans celui de la prose et celui de la poésie, dans la chair comme dans l’esprit. Au contraire, Hölderlin ne parle qu’avec difficulté, sa prose, dans ses lettres comme dans ses écrits littéraires, trébuche et glisse au contact de formules philosophiques ; elle est maladroite par comparaison avec la facilité divine de sa versification, qui est chez lui une chose naturelle : comme l’albatros dont il est question dans le poème de Baudelaire, celui qui vole et se meut avec bonheur dans les nuées ne peut, sur le sol, que se traîner avec gaucherie. Mais une fois qu’Hölderlin a gagné les hauteurs de l’enthousiasme, le rythme coule de sa lèvre comme un souffle de feu ; la lourdeur de sa syntaxe se transpose merveilleusement en tournures pleines d’art ; les inversions les plus éblouissantes forment contrepoint, avec une radieuse et magique facilité : transparent comme la substance la plus fine, comme l’élytre éclatant d’un insecte, le "chant inspiré" laisse apercevoir à travers ses ailes bruissantes et lumineuses l’éther et son bleu infini. Précisément ce qui chez les autres poètes est le plus rare, la continuité de l’inspiration, la non-interruption du chant véritable, est pour Hôlderlin chose toute naturelle : dans Empédocle, dans Hypérion, le rythme n’est jamais en défaut ; à aucun instant, dans aucune ligne, il ne redescend des hauteurs où il se tient au-dessus de la terre. Il n’y a plus de prosaïsme pour celui qui est entièrement possédé par l’enthousiasme : la poésie est pour lui comme une langue étrangère qu’il parle naturellement, à côté de la prose quotidienne, et jamais il ne mêle le langage élevé au langage vulgaire ; le lyrisme, l’enthousiasme, aux moments de l’inspiration, remplit son être jusqu’au bord ; l’ivresse de la "chute dans la hauteur", comme il le dit si magnifiquement, dépasse de beaucoup son sujet. Plus tard, son destin a montré par un émouvant symbole que chez lui la poésie est plus forte que l’esprit, le vers plus naturel que la prose, car, lorsque sa raison se trouble, il perd la faculté de parler, de s’exprimer en prose, dans le langage terrestre et ordinaire de la conversation, mais jusqu’à la dernière heure le rythme afflue en lui avec sonorité et le chant rayonne sur sa lèvre vacillante. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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"Par la chaleur l’esprit s’élève"

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« Des quatre éléments de la philosophie grecque, le feu, l’eau, l’air et la terre, la poésie hölderlinienne n’en a que trois : la terre en est absente, la terre trouble et pesante, elle qui est lien et assujettissement, symbole de plastique et de dureté. Cette poésie est fille du feu, qui flamboie et se dresse dans l’air, symbole d’élan, de l’éternelle ascension ; elle est légère comme l’air, éternel équilibre, vol de nuées et vent retentissant ; elle est pure comme l’eau, diaphane. Toutes les couleurs y luisent au travers ; toujours elle est en mouvement ; c’est une perpétuelle élévation et une perpétuelle descente, la perpétuelle haleine de l’esprit créateur. Ses vers n’ont aucune racine plongée dans le sol, aucune prise dans la réalité quotidienne ; ils se dressent toujours hostilement, à contre-sens de la terre lourde et perfide : il y a en eux quelque chose d’errant, quelque chose d’inquiet, quelque chose des nuages qui chevauchent vers le ciel, qui tantôt sont illuminés par la rougeur aurorale de l’enthousiasme et tantôt sont obscurcis par les ombres de la mélancolie ; et souvent du sein de leur masse orageuse jaillissent l’éclair enflammé et le tonnerre de la prophétie. Mais toujours ils marchent dans les hauteurs, dans la sphère aérienne et éthérée, toujours loin de la terre, inaccessibles au contact des sens et sensibles seulement au sentiment. "Leur esprit souffle dans le chant", a dit Hölderlin des poètes, et dans ce souffle et ce flottement les faits se dissolvent en musique aussi complètement que le feu en fumée. Tout est dirigé vers les hauteurs : "Par la chaleur l’esprit s’élève" ; par la combustion, l’évaporation, l’idéalisation de la matière, le sentiment se sublime. Au sens hölderlinien, la poésie est donc toujours dissolution – dissolution en esprit – de la matière solide et terrestre, sublimation du monde dans l’esprit universel – mais jamais concrétisation, condensation objective et matérialisation. La poésie de Goethe, même la plus spiritualisée, garde toujours une substance ; on la sent savoureuse comme un fruit, on peut en faire le tour et la saisir avec tous ses sens, tandis que la poésie d’Hölderlin, elle, s’évanouit dans l’air. La poésie de Goethe, aussi sublimée qu’elle soit, garde toujours un reste de chaleur corporelle, un arôme de temps et d’âge, un goût salé de terre et de destin : toujours il y a en elle quelque chose de l’individualité de Johann Wolfgang Goethe et quelque chose de son univers. Au contraire la poésie d’Hölderlin dépouille consciemment toute individualité : "L’individuel résiste à l’esprit pur qui en a la conception", dit-il obscurément et pourtant d’une façon assez compréhensible. Par suite de ce manque de matière, sa poésie a une statique particulière ; elle ne repose pas circulairement sur elle-même, mais elle est comme un avion qui ne se maintient que grâce à son élan : toujours on a l’impression de quelque chose d’angélique, quelque chose de pur, de blanc, d’insexué, de flottant, quelque chose qui passe sur la terre comme un rêve, quelque chose qui est impondérable et qui s’épanouit dans sa propre et bienheureuse mélodie. Goethe compose ses poésies sur la terre et Hölderlin, lui, les compose au-dessus de la terre : la poésie est pour lui (comme pour Novalis, comme pour Keats, comme pour tous les génies qui sont morts prématurément) élimination de la pesanteur, dissolution de l’expression dans la musique, retour à la fluidité élémentaire. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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07/11/2013

Serviteur indéfectiblement pieux de la sainte nécessité

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« Jusque dans son dernier souffle, Hölderlin loue encore la destinée – serviteur indéfectiblement pieux de la sainte nécessité. Jamais, chez Hölderlin, le poète, le grand créateur n’a été aussi près du monde grec que dans cette tragédie qui, avec son dualisme de sacrifice et d’exaltation solennelle, atteint avec plus de force et plus de pureté que n’importe quelle autre tragédie allemande la hauteur de l’héroïsme antique. L’homme solitaire défiant les dieux et le destin et se soulevant contre eux d’un élan d’amour, la souffrance fondamentale du génie dans la vulgarité et le morcellement de ce monde sans ailes, tel est le conflit élémentaire dans lequel Hölderlin a triomphalement exprimé sa propre oppression. Ce que Goethe n’a pas réussi dans sa tragédie du Tasse, parce qu’il s’est borné à montrer le tourment du poète dans les difficultés de la vie bourgeoise, dans le ressentiment de la vanité, de l’orgueil de caste et d’un amour exalté jusqu’au délire, Hölderlin l’a rendu mythiquement vrai par la pureté de l’élément tragique : Empédocle est, en tant que génie, tout à fait dépouillé de sa personnalité, et sa tragédie n’est rien que la tragédie de la poésie, de la création poétique. Pas un grain de poussière, pas la moindre tache de vain épisode ou d’enflure théâtrale ne dépare l’harmonieux déploiement des draperies de cette action dramatique. Aucune femme n’entrave d’une intrigue érotique la marche en avant, ni serviteurs, ni valets n’interviennent mal à propos dans ce terrible conflit de l’esprit solitaire avec les dieux bien aimés. Comme chez les pieux créateurs de poésie, Dante, Calderon et les tragiques de l’antiquité, un immense espace est étalé religieusement au-dessus du destin individuel, et ainsi tout se déroule sous le grand ciel de l’éternité. Aucune tragédie allemande n’a autant de ciel au-dessus d’elle, aucune ne sort aussi naturellement des planches du théâtre pour rejoindre l’Agora, la place publique, la fête et le sacrifice solennel : dans ce fragment le monde antique a été ressuscité une nouvelle fois par la volonté passionnée de l’âme. Édifice de marbre, aux colonnes sonores, Empédocle est comme un temple grec, égaré dans notre siècle, création en apparence inachevée et pourtant oeuvre parfaite. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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La douleur du génie est un plus haut trésor

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« C’est pourquoi la figure d’Empédocle dépasse si manifestement le rêveur chétif et confus qu’était Hypérion : ici nous avons un rythme plus élevé et plus poétique, car ce n’est pas la douleur contingente de l’homme, mais la sainte détresse du génie. La souffrance de l’enfant appartient à lui-même et à la terre, c’est le sort commun inhérent à la jeunesse de chaque être humain ; mais la douleur du génie est un plus haut trésor, qui n’appartient déjà plus à lui-même, cette souffrance est "sacrée" ; "la douleur des dieux n’appartient qu’à eux seuls". Ainsi il y a une merveilleuse distance entre ces deux mondes dont l’un est encore humide de la rosée de la foi, comme un doux paysage de l’âme, et dont l’autre est une sphère héroïque, un massif rocheux et montagneux, domaine de la solitude et des grandes tempêtes ; entre les deux, la séparation est constituée par la puberté du génie et par le choc du destin. Celui qui n’a pas pu apprendre à vivre, celui qui a vu les cieux de la foi s’effondrer sur son cœur brisé, va maintenant rêver le dernier rêve, le rêve suprême, la mort dans l’immortalité. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Créer sur cette terre la "théocratie de la beauté"

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« On peut donc faire tenir dans une coquille de noix les idées personnelles d’Hölderlin que renferme Hypérion : de l’élévation lyrique de la parole retentissante ne se dégage, à vrai dire, qu’une seule pensée ; et cette pensée, comme toujours chez Hölderlin, est essentiellement un sentiment, le seul qu’il ait réellement vécu, le sentiment de l’incompatibilité du monde extérieur, fait de banalité, de compromissions et de non-valeurs, avec le monde pur des choses de l’âme – le sentiment dualiste de la désharmonie de la vie. Réunir l’intérieur et l’extérieur, le moral et le physique, dans une forme suprême d’unité et de pureté, créer sur cette terre la "théocratie de la beauté", l’ "un-tout", voilà désormais la tâche idéale de l’individu en particulier et du monde en général. "Nature sacrée, tu es la même en nous et hors de nous. Il ne doit pas être si difficile de concilier ce qui est hors de nous avec ce qu’il y a de divin en nous", ainsi prie le disciple, l’enthousiaste Hypérion, en préconisant la religion sublime de l’universelle communion. En lui ce n’est pas la froide volonté verbale de Schelling qui vit, mais la brûlante volonté de Shelley aspirant à une communion élémentaire avec la nature, ou bien la nostalgie de Novalis, cherchant à briser la mince membrane qui sépare le moi de l’univers, afin de se répandre voluptueusement dans le corps brûlant de la nature. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Parent de l’infini

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« C’est donc là la racine de la mélancolie, si particulière, d’Hölderlin, qui n’était pas, à proprement parler, de la mélancolie ou un trouble pathologique de l’esprit et qui est comme le contrepoint de la force d’exaltation sans exemple que possède l’organisme hölderlinien. Ainsi que l’extase, cette mélancolie jaillit uniquement d’elle-même ; elle non plus n’a pas besoin de l’apport des événements vécus (il ne faut pas exagérer l’importance de l’épisode de Diotima). Sa mélancolie n’est autre que l’état par lequel il réagit à l’extase et elle est nécessairement improductive : si, dans l’extase, il se sent comme aérien et parent de l’infini, ici, dans cet état d’improductivité, il prend conscience de sa monstrueuse situation d’étranger dans l’existence. Et c’est pourquoi je voudrais appeler sa mélancolie un sentiment d’isolement indicible sur cette terre, la tristesse qu’inspire à un ange déchu la pensée du ciel qu’il a perdu et comme une nostalgie gémissante et enfantine de l’invisible patrie. Jamais Hölderlin n’essaie, comme Leopardi, comme Schopenhauer, comme Byron, d’élargir cette mélancolie au-delà de lui-même pour en faire un pessimisme universel. "Je suis ennemi de cet inimitié humaine qu’on appelle misanthropie", dit-il. Jamais sa piété n’ose renier la moindre partie de l’univers sacré, comme étant sans signification : seulement il se sent étranger dans la vie réelle, dans la vie pratique. Il n’a, pour parler aux hommes, d’autre véritable langage que la poésie : dans les discours ordinaires, dans la conversation, il ne peut rien faire comprendre de son être. C’est pourquoi la production poétique devient pour Hölderlin le problème absolu de l’existence, c’est pourquoi la poésie est le seul "asile amical" de celui qui se sent partout étranger sur cette terre : aucun poète n’a entonné avec plus de ferveur le "Veni Creator Spiritus", car Hölderlin sait que jamais la force créatrice ne vient de lui-même, de sa volonté ; c’est seulement d’en haut, que, comme le vol d’un ange, l’esprit peut descendre sur lui. Mais, hors de l’extase, il ne fait qu’errer, comme "frappé de cécité", à travers le monde privé de ses dieux. Pan est mort pour lui lorsque Psyché meurt, et la vie n’est qu’un monceau gris de scories, sans la flamme ardente de "l’esprit épanoui". »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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06/11/2013

Ce plan sacré vers lequel il aspire à s’élever

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« Jamais dans la littérature allemande, avant lui ou après lui, la poésie n’a été quelque chose d’aussi aérien, quelque chose qui plane aussi haut au-dessus de la terre : comme un vol d’oiseau, mais d’un oiseau qui serait esprit, c’est-à-dire toujours très haut. Hölderlin voit toute chose en ce monde des hauteurs de ce plan sacré vers lequel il aspire à s’élever avec la brûlante impulsion de son ardeur enthousiaste. C’est ainsi que dans sa poésie tous les êtres ont un aspect de rêve ; ils sont mystérieusement débarrassés de leur pesanteur ; ils sont comme les âmes de leur être : jamais Hölderlin (et c’est là à la fois sa grandeur et sa limite) n’a appris à voir le monde tel qu’il est. Il n’a toujours fait que l’imaginer. Il n’est jamais devenu un savant ; il est toujours resté un rêveur, un perpétuel illuminé. Mais son ignorance de la réalité lui a donné la magie suprême : revêtir éternellement cette réalité d’une essence plus pure, se la figurer éternellement à l’image d’autres sphères entrevues dans ses rêves, au lieu de la palper d’une main grossière ou d’entrer en contact avec elle par un coeur contemplatif. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Le poète ne fait que sentir sa mission, l’appel invisible qui lui est adressé

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« Cet héroïsme d’Hölderlin est d’une beauté si ineffable, précisément parce qu’il est sans aucune fierté, sans aucune confiance dans la victoire. Le poète ne fait que sentir sa mission, l’appel invisible qui lui est adressé ; il ne fait que croire à sa vocation, mais non pas au succès. Jamais, lui, qu’il est si facile de blesser infiniment, jamais il ne sent en lui la force de cet invulnérable Siegfried devant quoi doivent se briser tous les traits du destin ; jamais il ne se voit victorieux ou triomphant. Et c’est ce sentiment mélancolique, la conscience qu’il a d’être accompagné dès son entrée dans la vie par une ombre perpétuelle, qui donne à sa lutte un caractère si héroïque. Il ne faut pas confondre la foi indicible qu’a Hölderlin dans la poésie, en laquelle il voit le sens suprême de la vie, avec un sentiment personnel de sa valeur comme poète : aussi fanatique était la foi qu’il avait dans sa mission, aussi humble il était par rapport à son propre mérite. Rien ne lui est plus étranger que la confiance virile et presque maladive qu’a en lui-même un Nietzsche, qui a pris comme devise ces mots : pauci mihi satis, unus mihi satis, nullus mihi satis. Une parole prononcée à la légère peut décourager Hôlderlin et l’amener à douter de ses dons personnels ; un refus de la part de Schiller peut le troubler pendant des mois. Comme un enfant, comme un écolier, il s’incline devant les plus misérables versificateurs, devant un Conz, un Neuffer, mais sous cette modestie personnelle, sous cette faiblesse extérieure de l’être, se cache, dure comme l’acier, la volonté de poésie, l’acceptation du sacrifice. "Oh, mon cher, écrit-il à un ami, quand reconnaîtra-t-on parmi nous que la force la plus haute dans sa manifestation est en même temps la plus modeste et que, lorsque le divin se manifeste chez un homme, ce ne peut jamais être sans une certaine humilité, une certaine tristesse." Son héroïsme n’est pas celui d’un guerrier, l’héroïsme de la violence ; c’est celui du martyr, c’est le joyeux consentement à souffrir pour une chose invisible et à se laisser anéantir pour son idée, pour sa foi. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Ce secret de la pureté totale qu’il faut conserver avant tout

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« Cette fermeté intérieure, ce secret de la pureté totale qu’il faut conserver avant tout, cette volonté de se livrer de toute son âme à l’absolu de la vie, c’est là la force la plus vraie et la plus efficace d’Hölderlin, de ce tendre et humble adolescent. Il sait que la poésie, que l’infini ne peut être atteint en partageant son coeur et son esprit et en n’y consacrant qu’une partie superficielle et fugitive : celui qui veut annoncer les choses divines doit se vouer à elles, doit s’y sacrifier complètement. La conception qu’Hölderlin a de la poésie est d’ordre sacramentel : le poète véritable, celui qui a la vraie vocation, doit renoncer à tout ce que la terre donne aux autres humains, pour la seule faveur de pouvoir s’approcher de la divinité ; lui, le serviteur des éléments, il doit demeurer au milieu d’eux, dans une sainte inquiétude et dans un danger purificateur. On ne peut rencontrer l’infini que si l’on se donne à lui tout entier : tout partage de la volonté n’atteint qu’un but inférieur. Dès la première heure, Hölderlin comprend la nécessité de l’absolu : avant même de quitter le séminaire théologique, il est résolu à ne pas devenir pasteur, à ne jamais se lier étroitement à l’existence terrestre, mais à être uniquement « gardien de la flamme sacrée ». Il ne connaît pas la route à suivre, mais il sait quel est le but qu’il faut viser. Et comme, avec la merveilleuse puissance de l’esprit, il se rend compte de tout ce à quoi l’expose sa faiblesse devant la vie, il s’adresse à lui-même, pour se rassurer, ces paroles de consolation :

"Est-ce que tous les vivants ne sont donc pas tes frères ?

Est-ce que la Parque elle-même ne te nourrira pas, dans ton office ?
C’est pourquoi continue de passer tranquillement

À travers l’existence, sans avoir peur de rien.

Que tout ce qui arrive soit béni de toi."

Et c’est ainsi que, résolument, il entre sous le ciel de sa destinée. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Le sentiment de l’obscurité universelle

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« C’est donc ici, si tôt, dans la pénombre de l’enfance, durant les années décisives de la formation que commence, dans l’être d’Hölderlin, cette déchirure incurable, cette césure implacable entre le monde réel et son monde à lui. Et cette déchirure ne se cicatrisera jamais : éternellement il gardera le sentiment d’être un enfant exilé dans un horizon lointain, éternellement il gardera la nostalgie d’une patrie bienheureuse prématurément perdue, qui parfois lui apparaît comme un mirage, dans un nuage poétique, fait de pressentiments et de souvenirs, de rêves et de musique. Sans cesse, cet éternel enfant se sent arraché des cieux de sa jeunesse, de ses premières pensées, d’un monde primitif et inconnu, il se sent brutalement précipité sur cette dure terre, dans une sphère qui lui est contraire ; et c’est depuis ces tendres années, depuis cette première rencontre brutale avec la réalité que suppure dans son âme blessée le sentiment de l’obscurité universelle.  »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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05/11/2013

"Une belle mort est souvent la meilleure des vies."

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Stefan Zweig avec son épouse, Lotte Zweig



Stefan Zweig et son épouse, morts, après leur suicide commun

« Kleist est le grand poète tragique de l’Allemagne, non par sa volonté mais uniquement parce qu’il a subi sa nature tragique et parce que sa vie fut une tragédie : c’est justement ce qu’il y a en lui de sombre, d’opposé, de bridé et en même temps d’exalté, de prométhéen, qui rend ses drames inimitables, qui leur donne cette force particulière incompatible avec la froide intelligence d’un Hebbel ou l’ardeur instable d’un Grabbe. Son destin et son atmosphère sont parties intégrantes de son oeuvre ; c’est pourquoi il nous paraît étrange, voire absurde que l’on se soit souvent demandé jusqu’où il aurait conduit le drame allemand s’il avait échappé à sa destinée. L’essence de son être était tension et exaltation, la signification impérieuse de son destin était la destruction de lui-même par l’excès : aussi sa mort volontairement précoce est autant son chef-d’oeuvre que le Prince de Hombourg : car il faut toujours qu’à côté des puissants, qui dominent la vie, comme Goethe, il surgisse de temps en temps un homme qui dompte la mort et fasse d’elle un poème pour les siècles futurs. "Une belle mort est souvent la meilleure des vies." L’infortuné Günther qui a écrit ce vers à sa propre intention ne sut pas la réaliser, cette belle mort, il se laissa glisser dans le malheur et s’éteignit comme une veilleuse. Par contre Kleist, véritable tragique, parvient à faire de sa souffrance un monument impérissable. Toute douleur à un sens, quand la grâce de la création lui est accordée ; elle devient alors la plus grande magie de la vie. Car seul celui dont l’âme est déchirée connaît la soif de la perfection, seul celui qui est traqué atteint l’infini. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche



La tombe de Kleist avec un vers tiré de sa pièce Le Prince de Hombourg : « Nun, o Unsterblichkeit, bist du ganz mein. » (« Maintenant, ô immortalité, tu es toute à moi. ») Sur la gauche, la tombe d'Henriette Vogel, la femme qui l'accompagna dans la mort volontairement...

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Une oeuvre d’une envolée suprême, comparable aux dithyrambes dionysiaques de Nietzsche et aux chants nocturnes de Hölderlin

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« C’est dans cette seule et unique occasion que la langue, que l’âme de Kleist se libère de sa contrainte ; pour la première fois sa voix sourde et oppressée chante un air joyeux. En dehors de sa compagne, personne ne l’a vu pendant ses derniers jours ; mais, on le sent, son regard devait être celui d’un homme ivre, un reflet de la joie qui l’inondait devait éclairer son visage. Il se surpasse dans tout ce qu’il fait, dans tout ce qu’il écrit ; les lettres concernant sa mort sont, à mon avis, ce qu’il a produit de plus parfait, une oeuvre d’une envolée suprême, comparable aux dithyrambes dionysiaques de Nietzsche et aux chants nocturnes de Hölderlin : on y respire une atmosphère de mondes inconnus, une légèreté supraterrestre. La musique, son penchant le plus profond, que durant sa jeunesse il cultivait secrètement dans le calme de sa chambre, mais qui se refusait obstinément à la lèvre crispée du poète, la musique lui livre son mystère et le voici débordant de rythme et de mélodie. C’est alors qu’il écrit son seul vrai poème, sa Litanie funèbre, délire mystique d’amour, poème aux lueurs sombres et crépusculaires, mi-balbutiement, mi-prière et pourtant d’une beauté magique qui dépasse les sens. Toute sa raideur, toute sa dureté et sa raison, cette froide lumière de l’esprit qui, jadis, glaçait son enthousiasme, se dissolvent en musique. La rigidité prussienne, la crispation de son style se change en une exquise mélodie – sa langue, ses sentiments sont aériens, il n’appartient plus à la terre. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Kleist, l’éternel exagérateur, ranime de son souffle puissant le feu caché de sa résolution

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« La vie ne l’avait que trop bien préparé : elle l’avait déçu, humilié, asservi, piétiné. Mais, avec une énergie magnifique, il se redresse une dernière fois et fait de sa mort une tragédie héroïque. L’artiste qu’il y a en Kleist, l’éternel exagérateur, ranime de son souffle puissant le feu caché de sa résolution ; son coeur bondit d’allégresse et de félicité depuis qu’il est sûr de mourir quand il voudra, depuis qu’il est, comme il dit, "tout à fait mûr pour la mort", depuis qu’il sait que ce n’est plus la vie qui le commande, mais lui qui commande à la vie. Et celui qui, à l’opposé de Goethe, n’a jamais accepté franchement l’existence, consent à présent librement, joyeusement au trépas : son accent est sublime et pour la première fois tout son être vibre sans dissonance, avec la pureté de son d’une cloche. Toute raideur, toute matité a disparu ; désormais chaque mot qu’il prononce, qu’il écrit résonne magnifiquement sous le marteau du destin. Déjà il respire, le jour ne lui fait plus mal, déjà son âme épanouie reflète l’infini ; l’offensante vulgarité des choses s’efface, l’illumination de son être devient son univers et il réalise avec ravissement les vers d’Hombourg, attendant sa fin :

Désormais, immortalité, tu m’appartiens tout entière !

L’éclat multiple de ton soleil

Traverse le bandeau qui couvre mes yeux.

Je sens des ailes me soulever,

Mon esprit s’élance dans les calmes espaces éthérés ;

Et comme le navire emporté par le souffle du vent

Voit s’effacer à l’horizon le port bruyant,

Toute ma vie s’enfonce dans un crépuscule :

Tantôt j’en distingue encore les formes et les couleurs,

Tantôt tout disparaît sous moi dans un brouillard.

L’exaltation qui n’a cessé de l’entraîner dans les fourrés de la vie lui réserve à la fin une félicité. Au dernier moment cet être déchiré se ressaisit, son conflit s’apaise dans la grandeur du sentiment. À l’instant où, froidement, volontairement, il entre dans les ténèbres, son ombre le quitte : le démon de sa vie s’échappe de son corps meurtri comme la fumée d’un foyer et se dissout dans l’éther. À la dernière heure le fardeau et la douleur de Kleist disparaissent et son démon se change en musique. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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04/11/2013

Soudain au milieu de ce silence, une voix tragique parle à son coeur

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« Soudain au milieu de ce silence, le plus effroyable qui ait jamais enveloppé un génie – sauf Nietzsche, peut-être –, une voix tragique parle à son coeur ; il entend un appel qui, toute sa vie, aux heures de découragement, de désespoir a résonné en lui : l’appel de la mort. Depuis sa jeunesse l’idée de suicide le hante ; de même qu’il s’était alors établi un plan de vie, depuis longtemps il avait prémédité son plan de mort. Sans cesse, dans ses moments d’impuissance, la pensée d’en finir s’impose à lui, elle surgit dans son âme comme un sombre rocher quand le flot de la passion, la vague écumante de l’espoir se retirent. Ses invocations enflammées à la mort sont innombrables dans les lettres et dans les conversations de Kleist ; on pourrait presque émettre ce paradoxe qu’il ne supportait la vie que parce qu’il était prêt, à toute heure, à l’abandonner. Il a toujours désiré mourir, et s’il a hésité jusqu’ici ce n’est pas par peur, mais par amour de l’outrance, de l’excessif, car sa mort, elle aussi, Kleist la veut grandiose, enthousiaste, surhumaine : il ne veut pas se tuer lâchement, lamentablement, il désire, comme il l’écrit à Ulrique dans sa lettre célèbre, une mort sublime. La lugubre pensée de la mort a chez Kleist un accent joyeux, elle est empreinte d’une voluptueuse ivresse ; il veut s’y plonger comme dans une profonde couche nuptiale, et dans un étonnant croisement d’idées – son érotisme, auquel il n’a jamais pu donner libre cours, se déverse dans toutes les profondeurs de son être – il rêve d’une mort mystique, d’une mort d’amour, d’une fin bienheureuse à deux. Une sorte de peur primitive – immortalisée dans une scène du Prince de Hombourg – lui fait craindre, à lui, le solitaire, que la solitude de sa vie ne se prolonge dans l’éternité : tout jeune encore ne propose-t-il pas avec enthousiasme à tous ceux qu’il aime de mourir avec lui ? L’homme le plus assoiffé d’amour durant sa vie cherche une mort d’amour. Pendant son séjour sur terre aucune femme ne peut satisfaire à sa démesure, aucune ne peut le suivre dans sa furieuse exaltation, personne, ni sa fiancée, ni Ulrique, ni Marie von Kleist, n’est à la hauteur de ses exigences ; seule la mort, ce superlatif, ce qu’on ne peut surpasser, pourrait satisfaire l’érotisme inassouvi d’un Kleist – Penthésilée nous a révélé ses ardeurs. Aussi la seule femme qu’il attend, l’unique est celle qui voudra mourir avec lui, qui sera capable de ce sentiment extrême, absolu ; il préfère "la tombe qu’il partagera avec elle à la couche de toutes les impératrices du monde", écrit-il avec jubilation. Il offre donc avec insistance, presque, à tous ceux qui lui sont chers, de faire avec lui le saut dans l’éternité. Il déclare à Caroline von Schiller – qu’il connaissait à peine – qu’il est prêt "à la tuer et à se tuer ensuite". Il essaie de séduire son ami Rühle par des paroles flatteuses et passionnées : "L’idée ne me quitte pas que nous devons faire encore quelque chose ensemble – viens, faisons quelque chose de grand et mourons ! Mourons d’une de ces morts innombrables dont nous sommes déjà morts et dont nous mourrons encore ! Ce sera comme si nous passions d’une pièce dans une autre." Comme toujours, chez Kleist, la froide pensée devient passion, ardeur, extase. Il se grise de plus en plus à l’idée de mettre fin d’une façon grandiose, par une manifestation unique, par un suicide héroïque, à l’émiettement lent et progressif des forces qui luttent en lui, d’échapper à la vanité, à la servitude, au fardeau de la vie, pour se précipiter dans une mort fantastique accompagnée par toutes les fanfares de l’ivresse et de l’extase : son démon se révolte, car il a hâte de retourner dans l’infini. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Les cris d’un dieu déchiré ou d’un animal torturé

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« La démesure est encore bien plus visible dans ce portrait sublime d’un homme étrange qu’est sa correspondance. Jamais poète ne s’est mis aussi à nu devant le monde que Kleist dans les quelques lettres qu’on a conservées de lui. À mon avis, on ne peut les comparer aux documents psychologiques de Goethe et de Schiller, parce que la sincérité de Kleist est infiniment plus hardie, plus profonde et plus intégrale que les stylisations involontaires, que les confessions toujours subordonnées à l’esthétique des classiques. Conformément à sa nature, Kleist dépasse la mesure même de l’aveu ; il donne aux dissections les plus féroces de son être une note de joie mystérieuse, non seulement il aime la vérité mais il éprouve à la dire une sorte de volupté qui le plonge dans une extase sublime au milieu des plus cruelles souffrances. Rien de plus déchirant que les gémissements de son coeur qui semblent venir du plus haut des nues et font penser au cri spasmodique d’un aigle blessé à mort ; rien de plus grandiose que l’héroïque pathos de cette poignante solitude : on croirait entendre les plaintes de Philoctète empoisonné, qui, loin de ses frères, seul sur son île, invective les dieux. Lorsque tourmenté du désir de se connaître il se met à nu devant nous, rien d’impudique ne nous blesse, c’est le corps d’un être qui saigne et qui vient d’échapper à la mort. Il y a là des cris jaillis du plus profond de l’âme humaine, des cris d’un dieu déchiré ou d’un animal torturé, auxquels succèdent des paroles d’une terrible lucidité, d’une clarté trop intense qui éblouit les yeux. Nulle part ailleurs que dans ses lettres il ne pouvait se livrer de façon aussi complète, aucune autre de ses oeuvres n’est aussi profondément empreinte de sa dualité faite de retenue et d’excès, d’extase et d’analyse, de discipline et de passion, de prussianisme et d’élémentarisme. Peut-être que dans le manuscrit disparu intitulé "Histoire de mon âme" ces flammes et ces éclairs ne formaient-ils qu’un seul et même flambeau ; malheureusement cette oeuvre, qui n’était sans doute pas un compromis de "poésie et de vérité", mais l’exaltation de la vérité elle-même, est perdue pour nous. Ici, comme toujours, le destin a coupé la parole à l’auteur et a empêché "l’homme inexprimable" qu’il y avait en lui de nous révéler son plus intime secret afin que nous ne le voyions jamais vraiment seul mais toujours accompagné de son démon. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Il est non seulement sincère, mais, par son exaltation, vrai au-delà de toute vérité

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« Kleist, à première vue, semble ainsi s’apparenter à ses contemporains, les romantiques ; mais entre l’amour du merveilleux, la crédulité mi-voulue mi-naïve de ces poètes et son amour forcé du fantastique et de l’étrange, il y a tout un abîme : chez les romantiques "le merveilleux" est un attrait de la nature, chez Kleist "l’étrange" est une maladie. Un Novalis veut croire et se bercer dans sa croyance, un Eichendorff, un Tieck s’efforcent de transformer en jeu et en musique la dureté et l’absurdité de la vie ; Kleist, lui, veut découvrir le secret qui se cache derrière les choses, le palper en le grossissant, son regard scrutateur et impitoyable sonde le fond du surnaturel. Plus l’événement est extraordinaire, plus il est porté à le raconter avec précision, il met une espèce de crânerie à donner de l’insaisissable une relation positive : son esprit passionné s’enfonce ainsi comme une vrille jusque dans la sphère la plus profonde où le merveilleux de la nature et le démoniaque de l’homme fêtent leurs noces mystérieuses. C’est ainsi qu’il se rapproche de Dostoïevski plus qu’aucun autre Allemand : les personnages de Kleist sont aussi des nerveux et leurs nerfs ont des antennes douloureuses qui les relient avec les forces cachées de la nature. Comme Dostoïevski il est non seulement sincère, mais, par son exaltation, vrai au-delà de toute vérité : de là cette atmosphère vitreuse et oppressante comme un ciel d’orage suspendue au-dessus du paysage de son âme, où, alternant avec une imagination inquiète, la froide raison est brusquement emportée par le vent furieux de la passion. Certes il est plein de réalités, magnifique, incomparable, presque, le paysage psychique de Kleist, mais il est difficile à supporter, cependant ; personne ne peut s’y attarder longtemps et lui-même ne put l’endurer que dix ans, parce qu’avec ses brusques contrastes de chaleur et de froid il exige une tension continuelle des nerfs, surexcite les sentiments et condamne à l’inquiétude. Impossible de lui résister toute une vie, son atmosphère est trop lourde, son ciel pèse trop sur l’âme, il est trop chaud et le soleil n’y brille pas assez, la lumière y est trop crue, l’espace trop restreint. Même en temps qu’artiste Kleist n’a pas de patrie, ses pieds ne reposent sur rien de solide dans sa course effrénée. Il est en deçà et au-delà de ce qui existe et nulle part chez lui. Éternellement en lutte avec lui-même, il vit dans le merveilleux sans y croire et crée le réel sans l’aimer. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Il vivait en étranger, en ennemi, dans sa sphère et dans son temps

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« Si Kleist connaissait l’essence des choses, il n’en était pas de même de leur surface ; il vivait en étranger, en ennemi, dans sa sphère et dans son temps, il ne comprenait guère plus le liant et la modération des autres qu’eux ne s’expliquaient sa taciturnité, ses exagérations et son fanatisme. Sa psychologie était sans défense, peut-être même aveugle, vis-à-vis du type commun, vis-à-vis des phénomènes d’ordre moyen : elle ne se manifeste dans toute son acuité que là où il amplifie violemment les sentiments, où il élève les hommes à des dimensions extraordinaires. Il n’est relié au monde extérieur qu’à travers les passions, la démesure du monde intérieur ; son isolement ne cesse que là où la nature de l’homme est démoniaque ; comme certains animaux, il ne voit pas en plein jour, mais seulement dans le clair-obscur du sentiment, dans le crépuscule et la nuit du coeur. La partie la plus profonde, la partie volcanique de la nature humaine semble la seule qui lui soit familière. Là, dans le chaos des passions primitives, se déploie sa clairvoyante et audacieuse imagination : c’est à peine s’il accorde un geste ou un regard à la surface de la vie, à la dure et froide enveloppe de l’existence quotidienne, à sa forme extérieure banale. Trop impatient pour se livrer à de sévères observations, à des expériences longues et positives, il force par la chaleur la croissance démesurée des événements ; ce qui l’intéresse dans l’homme ce n’est que sa flamme, sa passion. En somme il n’a pas peint des individus, mais son démon a reconnu en eux, sous leur écorce terrestre, des frères, des êtres démoniaques comme lui. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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03/11/2013

Voluptueusement il poussait ses rêves et ses personnages jusqu’aux dernières limites du possible

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« Jamais Kleist ne put se décider à prêter, comme Goethe, "de la valeur au monde", et c’est pourquoi il ne lui fut pas donné "de jouir de sa valeur". Tous ses héros périssent de sa propre insatisfaction de l’univers : enfants tragiques d’un vrai poète tragique, sans cesse ils veulent se dépasser et se brisent la tête contre les portes de fer de la destinée. L’esprit conciliateur de Goethe, qui s’accommodait de la vie avec une sage résignation, devait forcément se communiquer à ses personnages, à ses conflits, qui, pour cette raison, n’atteignirent jamais à la grandeur antique, même quand ils empruntaient la toge et le cothurne. Faust comme le Tasse finissent par se calmer et s’apaiser, à échapper à leur moi dangereux. Il connaissait, il redoutait et l’avouait, le sage parmi les sages, la force destructrice du vrai tragique. De son regard d’aigle il apercevait toute la profondeur de son propre abîme, mais sa prudence et sa sagesse l’empêchaient de s’y précipiter. Kleist, par contre, fut téméraire et imprudent : voluptueusement il poussait ses rêves et ses personnages jusqu’aux dernières limites du possible, sachant bien qu’ils l’entraîneraient dans l’abîme. Il voyait l’univers comme une tragédie, il fit donc des tragédies avec son univers et la plus belle, la plus grande de toutes ce fut sa propre vie. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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02/11/2013

Tant qu’il la maîtrise, sa langue est virile et forte, mais quand l’émotion devient passion, le verbe lui échappe et se perd dans un chaos d’images

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« Cette force supérieure asservissant sa volonté se manifeste également dans la langue dramatique de Kleist ; elle est comme le souffle d’un nerveux, tantôt agitée, écumante, débordante, tantôt brève et hachée : un simple cri ou un soupir. Son style va sans cesse d’un extrême à l’autre : parfois merveilleusement plastique dans son laconisme, ramassé, frappé comme une médaille, il passe sous l’effet de l’exaltation à un hyperbolisme sans frein. Kleist a souvent des réussites uniques, resplendissantes de vigueur, pleines de sève, d’autres fois l’émotion à peine éclose se brise avec emphase. Tant qu’il la maîtrise, sa langue est virile et forte, mais quand l’émotion devient passion, le verbe lui échappe et se perd dans un chaos d’images. Jamais Kleist ne domine tout à fait son discours ; cependant il est toujours maître du détail. Ses vers ne coulent pas harmonieusement, ils jaillissent, fusent, giclent dans un bouillonnement de passions ; de même que ses personnages, quand il leur inocule sa fièvre, n’arrivent plus à refréner leur exaltation, lui ne parvient pas à discipliner ses mots : quand Kleist s’abandonne à sa spontanéité, libérant ainsi son moi le plus profond, il est vaincu par sa démesure. Aussi, à part sa Litanie funèbre – véritable incantation –, aucun poème ne lui réussit, parce que l’alternance de barrages et de chutes, qui ne produit que des remous, est incapable de donner au cours du fleuve une allure paisible et régulière. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Chaque fois il met en jeu son être total, sa vie spirituelle entière

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« Mais il n’échappera pas à son démon en le recouvrant de livres et de recueils. Subitement, en l’espace d’une nuit, d’une heure, le premier plan de vie de Kleist est détruit, c’en est fini de sa religion de la raison, de sa croyance en la science. Il a lu Kant, l’ennemi juré de tous les poètes allemands, leur séducteur et leur destructeur, et cette lumière froide, trop claire, éblouit son regard. Il se voit obligé de reconnaître la faillite de ses chères convictions, d’abjurer sa foi en la vertu de la culture, en la possibilité de connaître la vérité : "Nous ne pouvons pas déterminer si ce que nous appelons la vérité est vraiment la vérité ou si cela ne nous apparaît que comme tel." La "pointe de cette pensée le transperce au plus intime, au plus sacré de son être" et, profondément ébranlé, il s’écrie : "Mon but suprême et unique s’est effondré, me voilà sans objectif." Son plan de vie a croulé, Kleist est de nouveau seul avec lui-même, avec ce moi terrible, pesant, mystérieux, qu’il ne sait comment dompter. Et ce qui rend ses effondrements si atroces et si redoutables, c’est que chaque fois il met en jeu son être total, sa vie spirituelle entière. Quand Kleist perd sa foi ou sa passion, il perd tout ; ce qui fait son tragique et sa grandeur, c’est qu’il se donne toujours complètement et sans réserve à un sentiment, sans possibilité de revenir en arrière : jamais il ne peut se libérer autrement que par l’explosion et la destruction. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Mais qu’il se sentît inférieur à lui-même c’est ce qui brisait sans cesse sa fierté

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« Cette dualité entre ce qu’il était et ce qu’il eût voulu être, cette perpétuelle lutte entre l’instinct et ce qui le contrarie, firent son malheur. C’était un homme à l’imagination enflammée, démesuré comme un Russe, sanglé dans l’uniforme d’un soldat prussien : il avait d’immenses désirs auxquels une conscience rigoureuse et impérative lui interdisait de céder. Son esprit avait besoin d’idéalisme, mais il ne l’exigeait pas du monde, comme Hölderlin, cet autre tragique de l’esprit : Kleist voulait être pur, mais ne réclamait pas d’autrui la pureté. Que personne parmi ses amis, parmi les femmes qu’il rencontra, parmi l’humanité ne l’eût satisfait, cela n’eût pu l’abattre. Mais qu’il se sentît inférieur à lui-même, aux désirs mauvais qui bouillonnaient en lui, qu’il n’arrivât pas, si ardent qu’il fût, à se façonner comme il l’entendait, c’est ce qui brisait sans cesse sa fierté : d’où ce ton accusateur dans ses lettres, ce mépris et ce dégoût de lui-même, ce sentiment de culpabilité qui l’accablait. Toujours il est en train de faire son procès, toujours il se juge, et avec inflexibilité, car si « son ambiance était sévère », c’est en lui que régnait la plus grande sévérité. Quand Kleist s’examinait intérieurement – et il avait le courage de regarder jusqu’au tréfonds de son coeur – la stupeur le glaçait. Il se voyait tout autre qu’il l’eût voulu, lui d’une exigence sans pareille envers soi. Car on vit rarement homme ayant d’aussi grandes prétentions morales vis-à-vis de lui-même et ce avec une telle incapacité de réaliser l’idéal qu’il s’était imposé. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Seul le démon lui reste fidèle

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« La plupart de ceux qui le rencontraient ne le remarquaient pas ou l’évitaient avec une gêne mêlée d’effroi. Ceux qui le connaissaient l’aimaient, et ils l’aimaient avec passion : mais une secrète angoisse les faisait frissonner, eux aussi, en sa présence et leur paralysait le coeur et la main. Quand cet être fermé s’ouvrait à quelqu’un, il laissait voir toute sa profondeur ; mais on s’apercevait aussitôt que cette profondeur était un abîme. Personne n’est heureux à ses côtés, et cependant il exerce sur ses proches un attrait magique. Aucun de ceux qui l’ont connu ne le délaisse complètement, et pourtant personne ne peut rester longtemps près de lui : impossible de supporter son atmosphère écrasante, la chaleur de ses passions, ses exigences exagérées (il demande presque à tous de mourir avec lui !). On veut aller vers lui, mais on appréhende son démon ; on se rend compte qu’il n’est qu’à deux doigts de la mort. Un soir, à Paris, que Pfühl ne le trouve pas chez lui, il se précipite à la Morgue. Marie von Kleist n’ayant pas de ses nouvelles depuis une semaine lance son fils à sa poursuite pour qu’il empêche un malheur. Ceux qui ne le connaissent pas le croient froid et indifférent ; ceux qui le connaissent tressaillent de frayeur devant le feu sombre qui le dévore. Ainsi, personne ne peut vivre à son contact et le soutenir ; pour les uns il est trop froid, pour les autres trop ardent. Seul le démon lui reste fidèle. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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