21/10/2013
Aussi fûmes nous désignés à prendre comme objet de nos attaques les fondements mêmes de la société
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« Il ne s’agissait plus de refus devant un monde anachronique ; Dada prenait l’offensive et attaquait le système du monde dans son intégrité, dans ses assises, car il le rendait solidaire de la bêtise humaine, de cette bêtise qui aboutissait à la destruction de l’homme par l’homme de ses biens matériels et spirituels. Aussi fûmes nous désignés à prendre comme objet de nos attaques les fondements mêmes de la société, le langage en tant qu’agent de communication entre les individus, et la logique qui en était le ciment. Nos conceptions de la spontanéité et le principe selon lequel "la pensée se fait dans la bouche" nous amenèrent en tout état de cause à reprendre la logique primant les phénomènes de la vie. »
Tristan Tzara, Surréalisme et après-guerre
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20/10/2013
Au commencement était le Sexe
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« Au commencement était le Sexe.
Sauveur. Chargé d'immortalité. Il y a la Bête. Héroïque. Puissante. Et au-delà de la Bête il n' y a rien. Rien sinon Dieu Lui-même. Magnifique et pesant. Avec son œil de glace. Rond. Statique. Démesurément profond. Fixe jusqu'à l'hypnose. Tragique regard d'oiseau. Allumé et cruel. Impénétrable de détachement. Rivé sur l'infini d'où tout arrive.
Le monde s'ouvre comme un énorme utérus en feu. Le monde est femelle, comme l'est la Création. Et putain, impudique, comme l'est la femelle. Père. Fils. Esprit. Triangle sacré du pubis. Le sexe-roi. C'est partout la famine. Etreindre. Prendre. Jouir. Le monde est vautré, nu, offert à la fornication dans sa splendeur maligne et dans sa purulence, tous ses abcès ouverts. Sous les yeux mêmes de l'innocence qui cherche. »
Louis Calaferte, Septentrion
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Nous avons confondu idéal démocratique et tyrannie de la majorité
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« La démocratie est devenue un fétiche : le dernier tabou sur lequel il est interdit de s’interroger. Or c’est à cause du mauvais fonctionnement de la démocratie que les États modernes sont devenus envahissants. (…) À l’origine, en démocratie, les pouvoirs de l’État, contrairement à la monarchie, étaient limités par la Constitution et par la coutume. Mais nous avons glissé progressivement dans la démocratie illimitée : un gouvernement peut désormais tout faire sous prétexte qu’il est majoritaire. La majorité a remplacé la loi. La loi elle-même a perdu son sens. Principe universel au départ, elle n’est plus aujourd’hui qu’une règle changeante destinée à servir des intérêts particuliers : au nom de la justice sociale ! Or la justice sociale est une fiction : personne ne sait en quoi elle consiste. Grâce à ce terme flou, chaque groupe se croit en droit d’exiger du gouvernement des avantages particuliers : c’est une baguette magique. En réalité, derrière la « justice sociale », il y a simplement l’attente semée dans l’esprit des électeurs par la générosité des législateurs envers certains groupes. Les gouvernements sont devenus des institutions de bienfaisance exposées au chantage des intérêts organisés. Les hommes politiques cèdent d’autant plus volontiers que la distribution d’avantages permet d’”acheter” des partisans. Comme cette distribution profite à des groupes isolés tandis que les coûts sont répartis sur l’ensemble des contribuables, chacun a l’impression qu’il s’agit de dépenser l’argent des autres. Cette asymétrie entre des bénéfices visibles et des coûts invisibles crée l’engrenage qui pousse les gouvernements à dépenser toujours plus pour préserver leur majorité politique. Dans ce système que l’on persiste à appeler « démocratique », l’homme politique n’est plus le représentant de l’intérêt général ; il est devenu le gestionnaire d’un fonds de commerce. Sur le marché de l’opinion publique, les partis cherchent à maximiser leurs voix par la distribution des faveurs. (…) Ils se définissent plus par les avantages particuliers qu’ils promettent que par les principes qu’ils défendent. (…) La démocratie devient ainsi immorale, injuste et totalitaire : les individus ne sont plus autonomes mais drogués, dépendants des bienveillances de l’État. (…) La démocratie s’est dégradée parce que nous avons confondu, comme le craignait déjà Tocqueville, idéal démocratique et tyrannie de la majorité. »
Friedrich August von Hayek, Entretien avec Guy Sorman – Figaro Magazine du 18 juin 1988
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19/10/2013
H.P. Lovecraft - Le monstre sur le seuil
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L'antiquité ne nous a point transmis de paroles plus belles que celles de La Rochejaquelein : "Si j'avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi"
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« Les Vendéens eurent pour premières armes quelques fusils de chasse, des Bâtons durcis au feu, des faux, et des fourches… On voyait sur le champ de bataille, en face des troupes républicaines des paysans en sabots, vêtus d'une casaque brune et bleue, rattachée par une ceinture de mouchoirs. Leur tête était recouverte d'un bonnet ou d'un chapeau rond à grands bords, ornés de chapelets, de plumets blancs ou de cocardes de papier blanc. La bravoure des Vendéens était reconnue même de leurs plus implacables ennemis. L'antiquité ne nous a point transmis de paroles plus belles que celles de La Rochejaquelein : "Si j'avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi". »
François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe
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18/10/2013
On se soucie peu que l'avenir ait la fièvre
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« Le sacrifice de l'indépendance individuelle, conséquence forcée de la division du travail, a-t-il été brusque ? Non ! Personne ne l'aurait consenti. Il y a dans le sentiment de la liberté personnelle une si âpre saveur de jouissance, que pas un homme ne l'eût échangée contre le collier doré de la civilisation.
Cela se voit bien par les sauvages que le monde européen tente d'apprivoiser. Les pauvres gens s'enveloppent dans leur linceul, en pleurant la liberté perdue, et préfèrent la mort à la servitude. Les merveilles du luxe, qui nous paraissent si éblouissantes, ne les séduisent pas. Elles dépassent la portée de leur esprit et de leurs besoins. Elles bouleversent leur existence. Ils les sentent seulement comme des étrangetés ennemies qui enfoncent une pointe acérée dans leur chair et dans leur âme. Les peuplades infortunées que notre irruption a surprises dans les solitudes américaines ou dans les archipels perdus du Pacifique vont disparaître à ce contact mortel.
Depuis bientôt quatre siècles, notre détestable race détruit sans pitié tout ce qu'elle rencontre, hommes, animaux, végétaux, minéraux. La baleine va s'éteindre, anéantie par une poursuite aveugle. Les forêts de quinquina tombent l'une après l'autre. La hache abat, personne ne replante. On se soucie peu que l'avenir ait la fièvre. Les gisements de houille sont gaspillés avec une incurie sauvage.
Des hommes étaient apparus soudain, nous racontant par leur seul aspect les premiers temps de notre séjour sur la terre. Il fallait conserver avec un soin filial, ne fût-ce qu'au nom de la science, ces échantillons survivants de nos ancêtres, ces précieux spécimens des âges primitifs. Nous les avons assassinés. »
Auguste Blanqui, Textes Choisis, avec préface et notes par V.P. Volguine
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Dans les derniers jours...
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« Sache que, dans les derniers jours, il y aura des temps difficiles. Car les hommes seront égoïstes, amis de l’argent, fanfarons, hautains, blasphémateurs, rebelles à leurs parents, ingrats, irréligieux, insensibles, déloyaux, calomniateurs, intempérants, cruels, ennemis des gens de bien, traîtres, emportés, enflés d’orgueil, aimant le plaisir plus que Dieu. Eloigne-toi de ces hommes-là. »
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On ne peut changer son époque
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« On ne peut changer son époque. Dès lors que les conditions de vie se dégradent régulièrement, la preuve est faite que l’on a pénétré dans la phase ultime du destin.
On ne peut, en effet, être constamment au printemps ou en été, il ne peut pas non plus faire jour en permanence ; c’est pourquoi il est vain de s’entêter à changer la nature du temps présent pour retrouver les bons vieux jours du siècle dernier. L’important est d’œuvrer pour que chaque moment soit aussi agréable que possible.
L’erreur de ceux qui cultivent la nostalgie du passé vient de ce qu’ils ne saisissent pas cette idée.
Mais ceux qui n’ont de considération que pour l’instant présent et affectent de détester le passé font figure de gens bien superficiels.
La vie ne dure qu’un instant, il faut avoir la force de la vivre en faisant ce qui nous plaît le plus.
Dans ce monde fugace comme un rêve, vivre dans la souffrance en ne faisant que des choses déplaisantes est pure folie. Ce principe, mal interprété, peut toutefois être nuisible, aussi ai-je décidé de ne pas l’enseigner aux jeunes gens…
J’adore le sommeil. En réponse à la situation actuelle du monde, je pense que ce j’ai de mieux à faire est de rentrer dormir chez moi. »
Jōchō Yamamoto, Le Hagakure
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17/10/2013
"Je lui ai dit que je ne réponds pas aux questionnaires !"
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Cioran face au public...
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Un chien qui agitait sa queue sous la table
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L’abrutissement des jeunes par la pire clique parasiteuse
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« Ils ne feront que "penser" la vie… et ne "l’éprouveront" jamais… même dans la guerre… dans leur sale viande de "précieux", de sournois crâneurs… Encroûtés, sclérosés, onctueux, bourgeoisés, supériorisés, muffisés dès les premières compositions, Ils gardent toute leur vie un balai dans le trou du cul, la pompe latine sur la langue… Ils entrent dans l’enseignement secondaire, comme les petites chinoises dans les brodequins rétrécis, ils en sortiront émotivement monstrueux, amputés, sadiques, frigides, frivoles et retors… Ils ne comprendront plus que les tortures, que de se faire passer des syntaxes, des adverbes les uns aux autres, à travers les moignons… Ils n’auront jamais rien vu… Ils ne verront jamais rien… A part les tortures formalistes et les scrupules rhétoriciens, ils resteront fortement bouchés, imperméables aux ondes vivantes. Les parents, les maîtres. les ont voués, dès le lycée, c’est-à-dire pour toujours aux simulacres d’émotion, à toutes les charades de l’esprit, aux impostures sentimentales, aux jeux de mots, aux incantations équivoques… Ils resteront affublés, ravis, pénétrés, solennels encuistrés de toutes leurs membrures, convaincus, exaltés de supériorité, babilleux de latino-bobarderie, soufflés de vide gréco-romain, de cette "humanité" bouffonne, cette fausse humilité, cette fantastique friperie gratuite, prétentieux roucoulis de formules, abrutissant tambourin d’axiomes, maniée, brandie d’âge en âge, pour l’abrutissement des jeunes par la pire clique parasiteuse, phrasuleuse, sournoise, retranchée, politicarde, théorique vermoulue, profiteuse, inextirpable, retorse, incompétente, énucoide, désastrogène, de l’Univers : le Corps stupide enseignant… »
Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre
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16/10/2013
Le Pays Perdu
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« Le Pays perdu ! Vous aurez un peu de mal à le trouver sur la carte, car il est un peu partout sans être précisément quelque part.
Ce n'est qu'à l'exploration qu'on le découvre.
Rien ne le distingue en apparence de tous les autres: à peine la solitude ordinaire de ses chemins, l'épaisseur de sa végétation, son indépendance de l'habituel trafic des hommes. Bien sûr, il est le plus souvent à l'écart de la grande voie ferrée ou de la route nationale. Seul, le car moderne, à l'étrange allure de diligence, s'y aventure, comme s'y aventurait l'antique tacot départemental, toussant, crachant et déraillant sur une branche de noisetier. Il est parfois aussi vaste qu'un département, et parfois grand comme un mouchoir de poche. Le mystère s'ouvre alors sur un sentier de forêt, sur une écluse solitaire chevauchant un frais court d'eau, sur un petit chemin vicinal ayant une raie de verdure sur le front, sur une vieille demeure abandonnée.
Tenez, sans vous faire languir davantage, je vais vous dire ce qui distingue essentiellement ce pays-là de tous les autres: c'est qu'il est le Paradis des coureurs d'aventures tels que vous et moi.
Si par hasard il contient une gare, ce n'est pas un de ces édifices fumeux et tapageur dont les hommes raffolent. Non ! La gare du Pays perdu ne se distingue des autres maisons que par sa chevelure de vigne-vierge verte et rose, et par la quantité de volatiles qui errent sur les voies herbeuses. Les trains qui passent sont bien élevés et n'aspirent qu'à se faire oublier. Et surtout, le chef de gare est un ami, qui comprend les choses, et qui ne pousse pas des cris d'effroi quand la salle des bagages est envahie par les "Cagoules Noires". J'ajoute même qu'il sait mettre volontiers ses wagons à la disposition des "Policiers du Grand ouest rouge" pour l'accomplissement de leur mission sacrée !
Au Pays perdu, le paysan chez qui vous venez frapper, le soir, ne lâche pas ses chiens, mais vous ouvre sa grange, voire sa cuisine aux poutres apparentes et à la cheminée monumentale. Il sait que ceux qui s'habillent comme au retour de la guerre de Trente ans et braillent des chansons de gueux, sont moins à craindre que le messager correct qui lui porte périodiquement de la ville quelque belle feuille de papier timbré.
Le Pays perdu n'a pas ses chemins couverts de bornes et d'écriteaux multicolores. Et cependant, il ne peut y avoir que les imbéciles pour s'y égarer. Deux heures après notre arrivée, chacun de nous connaît le sentier de la Terreur, le vallon de la Perdition, l'étang des Cailles et la maison des Chouans. Nous distinguons parfaitement le carrefour du Massacre du carrefour des Lapins. Que voulez-vous, la géographie est inséparable de l'Histoire au Pays perdu, et comme cette histoire là, c'est nous qui la faisons… !
De Pays perdu, j'ai cru longtemps qu'il n'y en avait un seul au monde: celui que j'ai découvert à dix-sept ans. Mais depuis qu'avec Hervé, André, Jean-Louis, François, Philippe et les autres… nous avons dû poursuivre le fameux alchimiste Nostradamus II, tirer l'enfant Guibelin, fils de Guillaume d'Orange, des mains des Guardaïa d'Or… j'en ai connu dix, des Pays perdus, plus merveilleux les uns que les autres… »
Jean-Louis Foncine, La Bande des Ayacks
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L’avenir on le fait
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« Les voix libératrices ne sont pas les voix apaisantes, les voix rassurantes, elles ne se contentent pas de nous inviter à attendre l’avenir comme on attend le train. L’avenir est quelque chose qui se surmonte ; on ne subit pas l’avenir on le fait. »
Georges Bernanos, La liberté pour quoi faire ?
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15/10/2013
L’homme, lui, c’est la volonté de tuer qui le pousse à travers les orages d’explosifs, de fer et d’acier
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« Au combat, qui dépouille l’homme de toute convention comme des loques rapiécées d’un mendiant, la bête se fait jour, monstre mystérieux resurgi des tréfonds de l’âme. Elle jaillit en dévorant geyser de flamme, irrésistible griserie qui enivre les masses, divinité trônant au dessus des armées. Lorsque toute pensée, lorsque tout acte se ramènent à une formule, il faut que les sentiments eux-mêmes régressent et se confondent, se conforment à l’effrayante simplicité du but : anéantir l’adversaire. Il n’en sera pas autrement tant qu’il y aura des hommes.
Les formes extérieures n’entrent pas en ligne de compte. Qu’à l’instant de s’affronter on déploie les griffes et montre les dents, qu’on brandisse des haches grossièrement taillées, qu’on bande des arcs de bois, ou qu’une technique subtile élève la destruction à la hauteur d’un art suprême, toujours arrive l’instant où l’on voit flamboyer, au blanc des yeux de l’adversaire, la rouge ivresse du sang. Toujours la charge haletante, l’approche ultime et désespérée suscite la même somme d’émotions, que le poing brandisse la massue taillée dans le bois où la grenade chargée d’explosif. Et toujours, dans l’arène où l’humanité porte sa cause afin de trancher dans le sang, qu’elle soit étroit défilé entre deux petits peuples montagnards, qu’elle soit le vaste front incurvé des batailles modernes, toute l’atrocité, tous les raffinements accumulés d’épouvante ne peuvent égaler l’horreur dont l’homme est submergé par l’apparition, l’espace de quelques secondes, de sa propre image surgie devant lui, tous les feux de la préhistoire sur son visage grimaçant. Car toute technique n’est que machine, que hasard, le projectile est aveugle et sans volonté ; l’homme, lui, c’est la volonté de tuer qui le pousse à travers les orages d’explosifs, de fer et d’acier, et lorsque deux hommes s’écrasent l’un sur l’autre dans le vertige de la lutte, c’est la collision de deux êtres dont un seul restera debout.
Car ces deux êtres se sont placés l’un l’autre dans une relation première, celle de la lutte pour l’existence dans toute sa nudité. Dans cette lutte, le plus faible va mordre la poussière, tandis que le vainqueur, l’arme raffermie dans ses poings, passe sur le corps qu’il vient d’abattre pour foncer plus avant dans la vie, plus avant dans la lutte. Et la clameur qu’un tel choc mêle à celle de l’ennemi est cri arraché à des cœurs qui voient luire devant eux les confins de l’éternité ; un cri depuis bien longtemps oublié dans le cours paisible de la culture, un cri fait de réminiscence, d’épouvante et de soif de sang. »
Ernst Jünger, La guerre comme expérience intérieure
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Huysmans tasse des idées dans un seul mot et commande à un infini de sensations
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« La forme littéraire de Huysmans rappelle ces invraisemblables orchidées de l’Inde qui font si profondément rêver son des Esseintes, plantes monstrueuses aux exfoliations inattendues, aux inconcevables floraisons, ayant une manière de vie organique quasi animale, des attitudes obscènes ou des couleurs menaçantes, quelque chose comme des appétits, des instincts, presque une volonté.
C’est effrayant de force contenue, de violence refoulée, de vitalité mystérieuse. Huysmans tasse des idées dans un seul mot et commande à un infini de sensations de tenir dans la pelure étriquée d’une langue despotiquement pliée par lui aux dernières exigences de la plus irréductible concision. Son expression, toujours armée et jetant le défi, ne supporte jamais de contrainte, pas même celle de sa mère l’Image, qu’elle outrage à la moindre velléité de tyrannie et qu’elle traîne continuellement, par les cheveux ou par les pieds, dans l’escalier vermoulu de la Syntaxe épouvantée.
Après cela, qu’importe la multitude des contradictions ou des erreurs qui tapissent, à la manière d’anormales végétations, le fond d’un livre où se déverse, comme dans la nappe d’un golfe maudit, tout l’azur de l’immense ciel ? »
Léon Bloy, Sur la tombe de Huysmans
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Nous sommes aujourd'hui entrés dans la plus parfaite des dictatures
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14/10/2013
Littéralement et constamment hors de lui, le père de famille mène l'existence à la fois la plus aventurière et la plus engagée qui se puisse concevoir.
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« Il n'y a qu'un aventurier au monde, et cela se voit très notamment dans le monde moderne : c'est le père de famille. Les autres, les pires aventuriers ne sont rien, ne le sont aucunement en comparaison de lui.
Cette assertion est délibérément et doublement provocatrice, puisqu'en guise de sainteté elle fait l'éloge de l'aventure et qu'en guise d'aventurier elle semble choisir M. Prud’homme. Péguy le sait : Nul n'est, en apparence, plus pantouflard, plus (petit-)bourgeois que le père de famille. Il sait aussi que les libertins, les bambocheurs, les explorateurs, les brûleurs de chandelles par les deux bouts, tous ceux qui revendiquent pour eux l'aura de l'aventure, daubent à l'infini sur ce lourdaud engoncé et pusillanime. Mais il connaît également, pour en avoir lui-même fait l'épreuve, l'étrange particularité, la désappropriante propriété dont est pourvu le père de famille : Les autres ne souffrent qu'eux-mêmes. Ipsi. Au premier degré. Lui seul souffre d'autres. Alii patitur. Lui seul, autrement dit, déjoue les contraintes de la finitude : son être déborde son moi. Et que lui vaut cette prouesse ontologique, ce n'est pas un pouvoir accru, c'est une vulnérabilité plus grande. Il souffre d'autres, qu'on appelle à tort les siens, car ils ne sont pas à lui, mais lui à eux : il n'est pas leur possesseur, il est leur possession, il leur appartient, il leur est livré, il est, risque même Péguy, leur "otage". Pour le dire d'une autre métaphore, ce chef de famille n'est pas un pater familias, mais un roi déchu qui a fait, en fondant un foyer, le sacrifice de sa liberté souveraine. Avant d'avoir charge d'âmes et de corps, il était seul maître de sa vie; le voici désormais assujetti, dépendant, privé de la possibilité de trouver refuge en lui-même : le confort du quant à soi lui est définitivement interdit.
Ainsi le bourgeois n'est pas celui qu'on pense : littéralement et constamment hors de lui, le père de famille mène l'existence à la fois la plus aventurière et la plus engagée qui se puisse concevoir. D'une part, il est exposé à tout et le destin, pour l'atteindre, n'a pas besoin de tireurs d'élite, il lui suffit de frapper au hasard dans l'un quelconque de ses membres : "C'est lui, mon ami, qui les a, et lui seul, les liaisons dangereuses. D'autre part, il est responsable de tout, et même de l'avenir, même du monde où il n'entrera pas : Il est assailli de scrupules, bourrelé de remords, d'avance, (de savoir) dans quelle cité de demain, dans quelle société ultérieure, dans quelle dissolution de toute une société, dans quelle misérable cité, dans quelle décadence, dans quelle déchéance de tout un peuple ils laisseront [sic], ils livreront, demain, ils vont laisser, dans quelques années, le jour de la mort, ces enfants dont ils sont, dont ils se sentent si pleinement, si absolument responsables, dont ils sont temporellement les pleins auteurs. Ainsi rien ne leur est indifférent. Rien de ce qui se passe, rien d'historique ne leur est indifférent.
Bourrelé de remords, dit Péguy, et il donne à entendre dans ce participe à la fois le tourment et la graisse. Car les moqueurs ont raison : le père de famille est gros. Il est même deux fois trop gros : trop gros, trop gauche pour décoller du monde, et trop gros pour y évoluer avec quelque chance de succès. Trop gros pour monter au ciel et trop gros pour la course, le concours et la concurrence, c'est à dire pour la loi politique du temporel. Trop gros pour fuir, trop gros pour gagner. Bref, il est handicapé. Mais, ajoute aussitôt Péguy en réponse au sarcasme des sveltes, c'est précisément cette double entrave, cette maladresse et cette adhérence ontologiques qui condamnent le père de famille à l'aventure et qui font la valeur mystique de sa vie. »
Alain Finkielkraut, Le mécontemporain
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Qu’elle se déshabille et qu’elle se couche !
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« On entendit un jour retentir une fois de plus le fameux :
- Qu’elle attende !
Il s’agissait, cette fois, d’une autre comédienne : Mlle Duchesnois - Catherine Joséphine Raquin - qui n’était guère jolie. Affligée d’un nez "dont le sifflement, dira Alexandre Dumas, répondait à l’ampleur", son visage faisait penser "à l’un de ces lions de faïence qu’on met sur les balustrades". Mais, comme elle était aussi bien faite que la Vénus de Milo, elle se hâtait de le montrer et de se donner afin de faire oublier la première - et fâcheuse - impression.
En lançant son "Qu’elle attende", sans doute le Premier consul, absorbé par son travail, ne se souvenait-il que du nez et des sifflements.
Cependant, le corps de la comédienne dut lui revenir à l’esprit puisque, apprenant que Mlle Duchesnois était toujours là, il déclara quelque temps plus tard :
- Qu’elle se déshabille et qu’elle se couche !
Ce soir-là, le nez eut le dernier mot car, lors du troisième rappel de la présence de Mlle Duchesnois, Bonaparte ordonna :
- Qu’elle se rhabille et qu’elle s’en aille ! »
André Castelot, Napoléon et les femmes
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Le pouvoir de l'absence
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« Vous pouvez aussi bâtir, organiser, et même conspirer, pourquoi pas, tisser votre toile comme une sorte de chouannerie moderne, et d'allégeance en allégeance instituer ce royaume parallèle dont la trame irriguerait silencieusement le corps encore sain de la nation... L'Église catholique, en certaines circonstances, s'est revivifiée de cette façon-là. Mais ne revenez pas en France. Ne revenez pas douillettement en France. Ce serait renoncer au pouvoir de l'absence et il y a mille tournants où l'on vous attendrait... »
Jean Raspail, Le Roi au-delà de la mer
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13/10/2013
Solitude de cette nuit...
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« Solitude de cette nuit – de cette lampe
un peu de sel aux lèvres, une amertume au lit,
vas-tu crever enfin de bonne mort, coolie ?
la vie, ça te connaît comme une vieille crampe
la guerre quelque part – et des étoiles molles
la terre quelque part s’ouvre sous les vivants...
Et le vide agite dans les vans
l’avoine des années qui sont devenues folles...
Solitude infinie des êtres. Et de moi-même.
J’ai soif. Qu’elles sont loin les sources du poème !
que tu es lasse ô voix qui crie dans les déserts :
meurt-on sans le savoir sur la cuisse des anges ?
la chanson nauséeuse des îles est-elle blanche ?
Ulysse, sur le pont, a-t-il les yeux ouverts ? »
Benjamin Fondane, Poèmes retrouvés
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Encore une journée qui s'en va
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« Encore une journée qui s’en va comme un sac de farine,
Moulin du temps vermoulu où s’entassent les sacs,
les sacs des jours dont la farine est rance,
les roues n’ont guère fini de briser l’eau revêche,
la longue, l’obstinée résistance de l’eau
qui se jette sur le peigne des roues,
fouette le mouvement,
et surveille la longue et lente destruction
amorcée à l’aurore perfide du chaos.
Encore une journée qui s’en va, sous l’oeil des araignées.
Je sens que je devrais m’opposer à sa fuite,
que je devrais entrer dans le conflit des forces,
empêcher cet horrible écoulement du temps,
sonner à toutes les portes,
appeler au secours les forces somnolentes,
faire gicler le sang qui dort sous l’habitude,
prendre une part vivante au drame qui se joue
et dont je suis l’enjeu –
être celui qui dit à l’eau qui coule : NON,
et point l’arbre passif qui pleure au bord des eaux,
fuyantes, du sommeil.
Encore une journée qui s’en va, une journée carnivore
et l’ai-je retenue ?
J’ai dormi. Et pendant mon somme, j’ai vieilli.
Ma paresse, ce vieux serpent qui me conseille
m’a dit, comme toujours : "Attendons à demain.
Ces changements sont lents, si lents, on a le temps –
les forces sont inégales,
bouger, c’est dépenser cette énergie exacte
dont tu auras besoin, demain, pour te lever
et rayonnant, forcer les anges du néant.
Demain, il est encore temps, allons dormir :
cette journée qui s’en va fera place à une autre,
à une autre qui point, qui vient, qui sera là,
et qui, dans sa beauté explosive, sera
ta journée de réveil, terrible et décisive". »
Benjamin Fondane, Poèmes retrouvés
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12/10/2013
L’argent appartient donc à la communauté et à chacune des personnes qui la composent
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« En effet, comme le dit l’apôtre (Epître de Daint Paul aux Romains, XlII, 7) : "Le tribut à qui de dû, l’impôt à qui de dû." Ce que le Christ voulut dire ainsi, c’est que l’on pouvait par là reconnaître à qui était dû le tribut : il était dû à celui qui combattait pour défendre l’Etat et qui, en raison de son autorité pouvait fabriquer la monnaie.
L’argent appartient donc à la communauté et à chacune des personnes qui la composent. Aristote le dit dans le septième livre de la Politique (Aristote, la Politique, VIl, 8 - 1328b 10), et Cicéron vers la fin de l’Ancienne Rhétorique (Cicéron, De l’invention, Il, 56 - § 168). »
Extrait du CHAPITRE VI
: A qui cette monnaie appartient-elle ?
« Et, si la monnaie peut être faite pour un moindre prix, il convient que le restant soit à l’administrateur ou à l’ordonnateur, c’est-à-dire au Prince ou au Maître des monnaies, comme une sorte de pension.
Mais, cependant, cette fraction doit être modérée et elle peut même être assez réduite si les monnaies sont en quantité suffisante, comme on le dira par la suite. Si une telle fraction ou pension était excessive, ce serait au détriment et au préjudice de toute la communauté comme tout un chacun peut facilement s’en rendre compte. »
Extrait du CHAPITRE VII
: Aux frais de qui la monnaie doit-elle être fabriquée ?
Nicole Oresme, Traité sur l’origine, la nature, le droit et les mutations des monnaies - 1355
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Le fatalisme est inévitable dans l’histoire si l’on veut en comprendre les manifestations illogiques
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« À la fin de l’année 1811, les souverains de l’Europe occidentale renforcèrent leurs armements, et concentrèrent leurs troupes. En 1812, ces forces réunies, qui se composaient de millions d’hommes, y compris, et ceux qui les commandaient, et ceux qui devaient les approvisionner, se mettaient en marche vers les frontières de la Russie, qui, de son côté, dirigeait ses soldats vers le même but. Le 12 juin, les armées de l’Occident entrèrent en Russie, et la guerre éclata !… C’est-à-dire qu’à ce moment eut lieu un événement en complet désaccord avec la raison et avec toutes les lois divines et humaines !
Ces millions d’êtres se livraient mutuellement aux crimes les plus odieux : meurtres, pillages, fraudes, trahisons, vols, incendies, fabrication de faux assignats… tous les forfaits étaient à l’ordre du jour, et en si grand nombre, que les annales judiciaires du monde entier n’auraient pu en fournir autant d’exemples pendant une longue suite de siècles !… Et cependant ceux qui les commettaient ne se regardaient pas comme criminels !
Où trouver les causes de ce fait aussi étrange que monstrueux ? Les historiens assurent naïvement qu’ils les ont découvertes dans l’insulte faite au duc d’Oldenbourg, dans la non observation du blocus continental, dans l’ambition effrénée de Napoléon, dans la résistance de l’Empereur Alexandre, dans les fautes de la diplomatie, etc., etc.
Il aurait donc suffi, s’il fallait les en croire, que Metternich, Roumiantzow ou Talleyrand eussent rédigé, entre une réception de cour et un raout, une note bien tournée, ou que Napoléon eût adressé à Alexandre un : « Monsieur mon frère, je consens à restituer le duché d’Oldenbourg… », pour que la guerre n’eût pas lieu !
[...] Nous ne sommes pas des historiens, et nous ne nous laissons pas entraîner à la recherche, plus ou moins subtile, des causes premières : aussi, nous contentons-nous de juger les événements avec notre simple bon sens, et plus nous les étudions de près, plus, nous leur trouvons de motifs véritables. De quelque façon qu’on les envisage, ils nous paraissent également justes ou également faux, si l’on en compare l’infime valeur intrinsèque avec l’importance des faits qui en ont été la conséquence, et nous restons convaincus que leur ensemble seul peut en donner une explication plausible. Pris isolément, le refus de Napoléon, qui ne veut pas rappeler ses troupes en deçà de la Vistule, ou rendre le grand-duché au grand-duc d’Oldenbourg, nous paraît aussi valable, comme argument, que si l’on disait : S’il avait plu à un caporal français de quitter le service, et si son exemple avait été suivi par un grand nombre de ses camarades, le nombre des soldats aurait été trop réduit, la guerre serait, en conséquence, devenue impossible.
Sans doute, si Napoléon ne s’était point offensé de ce qu’on exigeait de lui, si l’Angleterre et le duc dépossédé n’avaient pas intrigué, si l’Empereur Alexandre n’avait pas été profondément froissé, si la Russie n’avait pas été gouvernée par un pouvoir autocratique, si les raisons qui ont amené la révolution française, la dictature et l’Empire n’avaient point existé, il n’y aurait pas eu de guerre ; mais, de même aussi, qu’une de ces causes vînt à manquer, et rien de ce qui est arrivé n’aurait eu lieu !
C’est donc de leur ensemble, et non de l’une d’elles en particulier, que les événements ont été la conséquence fatale : ils se sont accomplis parce qu’ils devaient s’accomplir, et il arriva ainsi que des millions d’hommes, répudiant tout bon sens et tout sentiment humain, se mirent en marche de l’Ouest vers l’Est pour aller massacrer leurs semblables, comme, quelques siècles auparavant, des hordes innombrables s’étaient précipitées de l’Est vers l’Ouest, en tuant tout sur leur passage !
Considérés par rapport à leur libre arbitre, les actes de Napoléon et d’Alexandre étaient aussi étrangers à l’accomplissement de tel ou tel événement que ceux du simple soldat que le recrutement ou le tirage au sort obligeait à faire la campagne. Comment d’ailleurs aurait-il pu en être autrement ? Pour que leur volonté, maîtresse en apparence de tout diriger à leur gré, se fût exécutée, il aurait fallu le concours d’une infinité de circonstances ; il aurait fallu que ces milliers d’individus entre les mains desquels se trouvait la force agissante, que tous ces soldats qui se battaient, ou qui transportaient les canons et les vivres, consentissent à faire ce que leur ordonnaient ces deux faibles unités, et que leur soumission unanime fût motivée par des raisons aussi compliquées que diverses.
Le fatalisme est inévitable dans l’histoire si l’on veut en comprendre les manifestations illogiques, ou, du moins celles dont nous n’entrevoyons pas le sens et dont l’illogisme grandit à nos yeux, à mesure que nous nous efforçons de nous en rendre compte.
Tout homme vit pour soi, et jouit du libre arbitre nécessaire pour atteindre le but qu’il se propose. Il a, et il sent en lui la faculté de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose, mais, du moment qu’elle est faite, elle ne lui appartient plus, et elle devient la propriété de l’histoire, où elle trouve, en dehors du hasard, la place qui lui est assignée à l’avance.
La vie de l’homme est double : l’une, c’est la vie intime, individuelle, d’autant plus indépendante que les intérêts en seront plus élevés et plus abstraits ; l’autre, c’est la vie générale, la vie dans la fourmilière humaine, qui l’entoure de ses lois et l’oblige à s’y soumettre.
L’homme a beau avoir conscience de son existence personnelle, il est, quoi qu’il fasse, l’instrument inconscient du travail de l’histoire et de l’humanité. Plus il est placé haut sur l’échelle sociale, plus le nombre de ceux avec qui il est en rapport est considérable, plus il a de pouvoir, plus sont évidentes la prédestination et la nécessité inéluctable de chacun de ces actes :
Le cœur des Rois est dans la main de Dieu !
Les Rois sont les esclaves de l’histoire !
L’histoire, c’est-à-dire la vie collective de toutes les individualités, met à profit chaque minute de la vie des rois, et les fait concourir à son but particulier. »
Léon Tolstoï, Guerre et paix
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11/10/2013
Et en effet le peuple est amnésique
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« J’en sais un peu trop long pour croire au socialisme, et même à la démocratie. J’étais tout jeune quand la Grande guerre a commencé, mais je me souviens fort bien qu’à cette époque la République était parfaitement discréditée, voire déshonorée, et que personne ne croyait plus au Pouvoir du Peuple... La guerre seule a permis au régime de survivre, et c’est sans doute pour ça qu’elle a été provoquée : au lendemain d’un tel massacre, il est bien évident qu’on hésite à dire la vérité sur une forme de gouvernement pour laquelle tant de pauvres bougres sont morts.
Je sais aussi une chose que savent comme moi, même s’ils ne l’avouent pas, tous les gens de mon âge : c’est que les "traîtres" n’étaient pas des traîtres, mais simplement des gens qui voyaient clair. L’Allemagne et l’Autriche étaient le noyau de l’Europe, le meilleur de sa force. Nous n’avons rien gagné, mais tout perdu, au contraire, à leur défaite, et il eût mille fois mieux valu que l’Alsace reste allemande, puisqu’elle l’est, de toute manière, par sa langue et par sa culture.
Et puis j’ai vu tous nos journaux prêcher tour à tour la revanche, l’union sacrée, la guerre, puis la lutte des classes, le pacifisme, l’antimilitarisme, puis de nouveau la guerre ; appeler successivement honneur et trahison les mêmes attitudes. Je les ai vus, avec une servilité jamais en défaut, hurler à la mort contre des vaincus qu’ils auraient, plus heureux, portés au pinacle ; dire, se dédire, se contredire et se redire comme si vraiment ils s’adressaient à des amnésiques - et en effet le peuple est amnésique ! De tout cela j’ai retiré ce trésor inestimable : un scepticisme total en matière politique, et un tranquille, un entier mépris pour l’homme politique. »
Pierre Gripari, Les vies parallèles de Roman Branchu
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