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05/11/2013

Une oeuvre d’une envolée suprême, comparable aux dithyrambes dionysiaques de Nietzsche et aux chants nocturnes de Hölderlin

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« C’est dans cette seule et unique occasion que la langue, que l’âme de Kleist se libère de sa contrainte ; pour la première fois sa voix sourde et oppressée chante un air joyeux. En dehors de sa compagne, personne ne l’a vu pendant ses derniers jours ; mais, on le sent, son regard devait être celui d’un homme ivre, un reflet de la joie qui l’inondait devait éclairer son visage. Il se surpasse dans tout ce qu’il fait, dans tout ce qu’il écrit ; les lettres concernant sa mort sont, à mon avis, ce qu’il a produit de plus parfait, une oeuvre d’une envolée suprême, comparable aux dithyrambes dionysiaques de Nietzsche et aux chants nocturnes de Hölderlin : on y respire une atmosphère de mondes inconnus, une légèreté supraterrestre. La musique, son penchant le plus profond, que durant sa jeunesse il cultivait secrètement dans le calme de sa chambre, mais qui se refusait obstinément à la lèvre crispée du poète, la musique lui livre son mystère et le voici débordant de rythme et de mélodie. C’est alors qu’il écrit son seul vrai poème, sa Litanie funèbre, délire mystique d’amour, poème aux lueurs sombres et crépusculaires, mi-balbutiement, mi-prière et pourtant d’une beauté magique qui dépasse les sens. Toute sa raideur, toute sa dureté et sa raison, cette froide lumière de l’esprit qui, jadis, glaçait son enthousiasme, se dissolvent en musique. La rigidité prussienne, la crispation de son style se change en une exquise mélodie – sa langue, ses sentiments sont aériens, il n’appartient plus à la terre. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Kleist, l’éternel exagérateur, ranime de son souffle puissant le feu caché de sa résolution

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« La vie ne l’avait que trop bien préparé : elle l’avait déçu, humilié, asservi, piétiné. Mais, avec une énergie magnifique, il se redresse une dernière fois et fait de sa mort une tragédie héroïque. L’artiste qu’il y a en Kleist, l’éternel exagérateur, ranime de son souffle puissant le feu caché de sa résolution ; son coeur bondit d’allégresse et de félicité depuis qu’il est sûr de mourir quand il voudra, depuis qu’il est, comme il dit, "tout à fait mûr pour la mort", depuis qu’il sait que ce n’est plus la vie qui le commande, mais lui qui commande à la vie. Et celui qui, à l’opposé de Goethe, n’a jamais accepté franchement l’existence, consent à présent librement, joyeusement au trépas : son accent est sublime et pour la première fois tout son être vibre sans dissonance, avec la pureté de son d’une cloche. Toute raideur, toute matité a disparu ; désormais chaque mot qu’il prononce, qu’il écrit résonne magnifiquement sous le marteau du destin. Déjà il respire, le jour ne lui fait plus mal, déjà son âme épanouie reflète l’infini ; l’offensante vulgarité des choses s’efface, l’illumination de son être devient son univers et il réalise avec ravissement les vers d’Hombourg, attendant sa fin :

Désormais, immortalité, tu m’appartiens tout entière !

L’éclat multiple de ton soleil

Traverse le bandeau qui couvre mes yeux.

Je sens des ailes me soulever,

Mon esprit s’élance dans les calmes espaces éthérés ;

Et comme le navire emporté par le souffle du vent

Voit s’effacer à l’horizon le port bruyant,

Toute ma vie s’enfonce dans un crépuscule :

Tantôt j’en distingue encore les formes et les couleurs,

Tantôt tout disparaît sous moi dans un brouillard.

L’exaltation qui n’a cessé de l’entraîner dans les fourrés de la vie lui réserve à la fin une félicité. Au dernier moment cet être déchiré se ressaisit, son conflit s’apaise dans la grandeur du sentiment. À l’instant où, froidement, volontairement, il entre dans les ténèbres, son ombre le quitte : le démon de sa vie s’échappe de son corps meurtri comme la fumée d’un foyer et se dissout dans l’éther. À la dernière heure le fardeau et la douleur de Kleist disparaissent et son démon se change en musique. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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04/11/2013

Soudain au milieu de ce silence, une voix tragique parle à son coeur

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« Soudain au milieu de ce silence, le plus effroyable qui ait jamais enveloppé un génie – sauf Nietzsche, peut-être –, une voix tragique parle à son coeur ; il entend un appel qui, toute sa vie, aux heures de découragement, de désespoir a résonné en lui : l’appel de la mort. Depuis sa jeunesse l’idée de suicide le hante ; de même qu’il s’était alors établi un plan de vie, depuis longtemps il avait prémédité son plan de mort. Sans cesse, dans ses moments d’impuissance, la pensée d’en finir s’impose à lui, elle surgit dans son âme comme un sombre rocher quand le flot de la passion, la vague écumante de l’espoir se retirent. Ses invocations enflammées à la mort sont innombrables dans les lettres et dans les conversations de Kleist ; on pourrait presque émettre ce paradoxe qu’il ne supportait la vie que parce qu’il était prêt, à toute heure, à l’abandonner. Il a toujours désiré mourir, et s’il a hésité jusqu’ici ce n’est pas par peur, mais par amour de l’outrance, de l’excessif, car sa mort, elle aussi, Kleist la veut grandiose, enthousiaste, surhumaine : il ne veut pas se tuer lâchement, lamentablement, il désire, comme il l’écrit à Ulrique dans sa lettre célèbre, une mort sublime. La lugubre pensée de la mort a chez Kleist un accent joyeux, elle est empreinte d’une voluptueuse ivresse ; il veut s’y plonger comme dans une profonde couche nuptiale, et dans un étonnant croisement d’idées – son érotisme, auquel il n’a jamais pu donner libre cours, se déverse dans toutes les profondeurs de son être – il rêve d’une mort mystique, d’une mort d’amour, d’une fin bienheureuse à deux. Une sorte de peur primitive – immortalisée dans une scène du Prince de Hombourg – lui fait craindre, à lui, le solitaire, que la solitude de sa vie ne se prolonge dans l’éternité : tout jeune encore ne propose-t-il pas avec enthousiasme à tous ceux qu’il aime de mourir avec lui ? L’homme le plus assoiffé d’amour durant sa vie cherche une mort d’amour. Pendant son séjour sur terre aucune femme ne peut satisfaire à sa démesure, aucune ne peut le suivre dans sa furieuse exaltation, personne, ni sa fiancée, ni Ulrique, ni Marie von Kleist, n’est à la hauteur de ses exigences ; seule la mort, ce superlatif, ce qu’on ne peut surpasser, pourrait satisfaire l’érotisme inassouvi d’un Kleist – Penthésilée nous a révélé ses ardeurs. Aussi la seule femme qu’il attend, l’unique est celle qui voudra mourir avec lui, qui sera capable de ce sentiment extrême, absolu ; il préfère "la tombe qu’il partagera avec elle à la couche de toutes les impératrices du monde", écrit-il avec jubilation. Il offre donc avec insistance, presque, à tous ceux qui lui sont chers, de faire avec lui le saut dans l’éternité. Il déclare à Caroline von Schiller – qu’il connaissait à peine – qu’il est prêt "à la tuer et à se tuer ensuite". Il essaie de séduire son ami Rühle par des paroles flatteuses et passionnées : "L’idée ne me quitte pas que nous devons faire encore quelque chose ensemble – viens, faisons quelque chose de grand et mourons ! Mourons d’une de ces morts innombrables dont nous sommes déjà morts et dont nous mourrons encore ! Ce sera comme si nous passions d’une pièce dans une autre." Comme toujours, chez Kleist, la froide pensée devient passion, ardeur, extase. Il se grise de plus en plus à l’idée de mettre fin d’une façon grandiose, par une manifestation unique, par un suicide héroïque, à l’émiettement lent et progressif des forces qui luttent en lui, d’échapper à la vanité, à la servitude, au fardeau de la vie, pour se précipiter dans une mort fantastique accompagnée par toutes les fanfares de l’ivresse et de l’extase : son démon se révolte, car il a hâte de retourner dans l’infini. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Les cris d’un dieu déchiré ou d’un animal torturé

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« La démesure est encore bien plus visible dans ce portrait sublime d’un homme étrange qu’est sa correspondance. Jamais poète ne s’est mis aussi à nu devant le monde que Kleist dans les quelques lettres qu’on a conservées de lui. À mon avis, on ne peut les comparer aux documents psychologiques de Goethe et de Schiller, parce que la sincérité de Kleist est infiniment plus hardie, plus profonde et plus intégrale que les stylisations involontaires, que les confessions toujours subordonnées à l’esthétique des classiques. Conformément à sa nature, Kleist dépasse la mesure même de l’aveu ; il donne aux dissections les plus féroces de son être une note de joie mystérieuse, non seulement il aime la vérité mais il éprouve à la dire une sorte de volupté qui le plonge dans une extase sublime au milieu des plus cruelles souffrances. Rien de plus déchirant que les gémissements de son coeur qui semblent venir du plus haut des nues et font penser au cri spasmodique d’un aigle blessé à mort ; rien de plus grandiose que l’héroïque pathos de cette poignante solitude : on croirait entendre les plaintes de Philoctète empoisonné, qui, loin de ses frères, seul sur son île, invective les dieux. Lorsque tourmenté du désir de se connaître il se met à nu devant nous, rien d’impudique ne nous blesse, c’est le corps d’un être qui saigne et qui vient d’échapper à la mort. Il y a là des cris jaillis du plus profond de l’âme humaine, des cris d’un dieu déchiré ou d’un animal torturé, auxquels succèdent des paroles d’une terrible lucidité, d’une clarté trop intense qui éblouit les yeux. Nulle part ailleurs que dans ses lettres il ne pouvait se livrer de façon aussi complète, aucune autre de ses oeuvres n’est aussi profondément empreinte de sa dualité faite de retenue et d’excès, d’extase et d’analyse, de discipline et de passion, de prussianisme et d’élémentarisme. Peut-être que dans le manuscrit disparu intitulé "Histoire de mon âme" ces flammes et ces éclairs ne formaient-ils qu’un seul et même flambeau ; malheureusement cette oeuvre, qui n’était sans doute pas un compromis de "poésie et de vérité", mais l’exaltation de la vérité elle-même, est perdue pour nous. Ici, comme toujours, le destin a coupé la parole à l’auteur et a empêché "l’homme inexprimable" qu’il y avait en lui de nous révéler son plus intime secret afin que nous ne le voyions jamais vraiment seul mais toujours accompagné de son démon. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Il est non seulement sincère, mais, par son exaltation, vrai au-delà de toute vérité

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« Kleist, à première vue, semble ainsi s’apparenter à ses contemporains, les romantiques ; mais entre l’amour du merveilleux, la crédulité mi-voulue mi-naïve de ces poètes et son amour forcé du fantastique et de l’étrange, il y a tout un abîme : chez les romantiques "le merveilleux" est un attrait de la nature, chez Kleist "l’étrange" est une maladie. Un Novalis veut croire et se bercer dans sa croyance, un Eichendorff, un Tieck s’efforcent de transformer en jeu et en musique la dureté et l’absurdité de la vie ; Kleist, lui, veut découvrir le secret qui se cache derrière les choses, le palper en le grossissant, son regard scrutateur et impitoyable sonde le fond du surnaturel. Plus l’événement est extraordinaire, plus il est porté à le raconter avec précision, il met une espèce de crânerie à donner de l’insaisissable une relation positive : son esprit passionné s’enfonce ainsi comme une vrille jusque dans la sphère la plus profonde où le merveilleux de la nature et le démoniaque de l’homme fêtent leurs noces mystérieuses. C’est ainsi qu’il se rapproche de Dostoïevski plus qu’aucun autre Allemand : les personnages de Kleist sont aussi des nerveux et leurs nerfs ont des antennes douloureuses qui les relient avec les forces cachées de la nature. Comme Dostoïevski il est non seulement sincère, mais, par son exaltation, vrai au-delà de toute vérité : de là cette atmosphère vitreuse et oppressante comme un ciel d’orage suspendue au-dessus du paysage de son âme, où, alternant avec une imagination inquiète, la froide raison est brusquement emportée par le vent furieux de la passion. Certes il est plein de réalités, magnifique, incomparable, presque, le paysage psychique de Kleist, mais il est difficile à supporter, cependant ; personne ne peut s’y attarder longtemps et lui-même ne put l’endurer que dix ans, parce qu’avec ses brusques contrastes de chaleur et de froid il exige une tension continuelle des nerfs, surexcite les sentiments et condamne à l’inquiétude. Impossible de lui résister toute une vie, son atmosphère est trop lourde, son ciel pèse trop sur l’âme, il est trop chaud et le soleil n’y brille pas assez, la lumière y est trop crue, l’espace trop restreint. Même en temps qu’artiste Kleist n’a pas de patrie, ses pieds ne reposent sur rien de solide dans sa course effrénée. Il est en deçà et au-delà de ce qui existe et nulle part chez lui. Éternellement en lutte avec lui-même, il vit dans le merveilleux sans y croire et crée le réel sans l’aimer. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Il vivait en étranger, en ennemi, dans sa sphère et dans son temps

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« Si Kleist connaissait l’essence des choses, il n’en était pas de même de leur surface ; il vivait en étranger, en ennemi, dans sa sphère et dans son temps, il ne comprenait guère plus le liant et la modération des autres qu’eux ne s’expliquaient sa taciturnité, ses exagérations et son fanatisme. Sa psychologie était sans défense, peut-être même aveugle, vis-à-vis du type commun, vis-à-vis des phénomènes d’ordre moyen : elle ne se manifeste dans toute son acuité que là où il amplifie violemment les sentiments, où il élève les hommes à des dimensions extraordinaires. Il n’est relié au monde extérieur qu’à travers les passions, la démesure du monde intérieur ; son isolement ne cesse que là où la nature de l’homme est démoniaque ; comme certains animaux, il ne voit pas en plein jour, mais seulement dans le clair-obscur du sentiment, dans le crépuscule et la nuit du coeur. La partie la plus profonde, la partie volcanique de la nature humaine semble la seule qui lui soit familière. Là, dans le chaos des passions primitives, se déploie sa clairvoyante et audacieuse imagination : c’est à peine s’il accorde un geste ou un regard à la surface de la vie, à la dure et froide enveloppe de l’existence quotidienne, à sa forme extérieure banale. Trop impatient pour se livrer à de sévères observations, à des expériences longues et positives, il force par la chaleur la croissance démesurée des événements ; ce qui l’intéresse dans l’homme ce n’est que sa flamme, sa passion. En somme il n’a pas peint des individus, mais son démon a reconnu en eux, sous leur écorce terrestre, des frères, des êtres démoniaques comme lui. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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03/11/2013

Voluptueusement il poussait ses rêves et ses personnages jusqu’aux dernières limites du possible

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« Jamais Kleist ne put se décider à prêter, comme Goethe, "de la valeur au monde", et c’est pourquoi il ne lui fut pas donné "de jouir de sa valeur". Tous ses héros périssent de sa propre insatisfaction de l’univers : enfants tragiques d’un vrai poète tragique, sans cesse ils veulent se dépasser et se brisent la tête contre les portes de fer de la destinée. L’esprit conciliateur de Goethe, qui s’accommodait de la vie avec une sage résignation, devait forcément se communiquer à ses personnages, à ses conflits, qui, pour cette raison, n’atteignirent jamais à la grandeur antique, même quand ils empruntaient la toge et le cothurne. Faust comme le Tasse finissent par se calmer et s’apaiser, à échapper à leur moi dangereux. Il connaissait, il redoutait et l’avouait, le sage parmi les sages, la force destructrice du vrai tragique. De son regard d’aigle il apercevait toute la profondeur de son propre abîme, mais sa prudence et sa sagesse l’empêchaient de s’y précipiter. Kleist, par contre, fut téméraire et imprudent : voluptueusement il poussait ses rêves et ses personnages jusqu’aux dernières limites du possible, sachant bien qu’ils l’entraîneraient dans l’abîme. Il voyait l’univers comme une tragédie, il fit donc des tragédies avec son univers et la plus belle, la plus grande de toutes ce fut sa propre vie. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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02/11/2013

Tant qu’il la maîtrise, sa langue est virile et forte, mais quand l’émotion devient passion, le verbe lui échappe et se perd dans un chaos d’images

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« Cette force supérieure asservissant sa volonté se manifeste également dans la langue dramatique de Kleist ; elle est comme le souffle d’un nerveux, tantôt agitée, écumante, débordante, tantôt brève et hachée : un simple cri ou un soupir. Son style va sans cesse d’un extrême à l’autre : parfois merveilleusement plastique dans son laconisme, ramassé, frappé comme une médaille, il passe sous l’effet de l’exaltation à un hyperbolisme sans frein. Kleist a souvent des réussites uniques, resplendissantes de vigueur, pleines de sève, d’autres fois l’émotion à peine éclose se brise avec emphase. Tant qu’il la maîtrise, sa langue est virile et forte, mais quand l’émotion devient passion, le verbe lui échappe et se perd dans un chaos d’images. Jamais Kleist ne domine tout à fait son discours ; cependant il est toujours maître du détail. Ses vers ne coulent pas harmonieusement, ils jaillissent, fusent, giclent dans un bouillonnement de passions ; de même que ses personnages, quand il leur inocule sa fièvre, n’arrivent plus à refréner leur exaltation, lui ne parvient pas à discipliner ses mots : quand Kleist s’abandonne à sa spontanéité, libérant ainsi son moi le plus profond, il est vaincu par sa démesure. Aussi, à part sa Litanie funèbre – véritable incantation –, aucun poème ne lui réussit, parce que l’alternance de barrages et de chutes, qui ne produit que des remous, est incapable de donner au cours du fleuve une allure paisible et régulière. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Chaque fois il met en jeu son être total, sa vie spirituelle entière

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« Mais il n’échappera pas à son démon en le recouvrant de livres et de recueils. Subitement, en l’espace d’une nuit, d’une heure, le premier plan de vie de Kleist est détruit, c’en est fini de sa religion de la raison, de sa croyance en la science. Il a lu Kant, l’ennemi juré de tous les poètes allemands, leur séducteur et leur destructeur, et cette lumière froide, trop claire, éblouit son regard. Il se voit obligé de reconnaître la faillite de ses chères convictions, d’abjurer sa foi en la vertu de la culture, en la possibilité de connaître la vérité : "Nous ne pouvons pas déterminer si ce que nous appelons la vérité est vraiment la vérité ou si cela ne nous apparaît que comme tel." La "pointe de cette pensée le transperce au plus intime, au plus sacré de son être" et, profondément ébranlé, il s’écrie : "Mon but suprême et unique s’est effondré, me voilà sans objectif." Son plan de vie a croulé, Kleist est de nouveau seul avec lui-même, avec ce moi terrible, pesant, mystérieux, qu’il ne sait comment dompter. Et ce qui rend ses effondrements si atroces et si redoutables, c’est que chaque fois il met en jeu son être total, sa vie spirituelle entière. Quand Kleist perd sa foi ou sa passion, il perd tout ; ce qui fait son tragique et sa grandeur, c’est qu’il se donne toujours complètement et sans réserve à un sentiment, sans possibilité de revenir en arrière : jamais il ne peut se libérer autrement que par l’explosion et la destruction. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Mais qu’il se sentît inférieur à lui-même c’est ce qui brisait sans cesse sa fierté

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« Cette dualité entre ce qu’il était et ce qu’il eût voulu être, cette perpétuelle lutte entre l’instinct et ce qui le contrarie, firent son malheur. C’était un homme à l’imagination enflammée, démesuré comme un Russe, sanglé dans l’uniforme d’un soldat prussien : il avait d’immenses désirs auxquels une conscience rigoureuse et impérative lui interdisait de céder. Son esprit avait besoin d’idéalisme, mais il ne l’exigeait pas du monde, comme Hölderlin, cet autre tragique de l’esprit : Kleist voulait être pur, mais ne réclamait pas d’autrui la pureté. Que personne parmi ses amis, parmi les femmes qu’il rencontra, parmi l’humanité ne l’eût satisfait, cela n’eût pu l’abattre. Mais qu’il se sentît inférieur à lui-même, aux désirs mauvais qui bouillonnaient en lui, qu’il n’arrivât pas, si ardent qu’il fût, à se façonner comme il l’entendait, c’est ce qui brisait sans cesse sa fierté : d’où ce ton accusateur dans ses lettres, ce mépris et ce dégoût de lui-même, ce sentiment de culpabilité qui l’accablait. Toujours il est en train de faire son procès, toujours il se juge, et avec inflexibilité, car si « son ambiance était sévère », c’est en lui que régnait la plus grande sévérité. Quand Kleist s’examinait intérieurement – et il avait le courage de regarder jusqu’au tréfonds de son coeur – la stupeur le glaçait. Il se voyait tout autre qu’il l’eût voulu, lui d’une exigence sans pareille envers soi. Car on vit rarement homme ayant d’aussi grandes prétentions morales vis-à-vis de lui-même et ce avec une telle incapacité de réaliser l’idéal qu’il s’était imposé. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Seul le démon lui reste fidèle

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« La plupart de ceux qui le rencontraient ne le remarquaient pas ou l’évitaient avec une gêne mêlée d’effroi. Ceux qui le connaissaient l’aimaient, et ils l’aimaient avec passion : mais une secrète angoisse les faisait frissonner, eux aussi, en sa présence et leur paralysait le coeur et la main. Quand cet être fermé s’ouvrait à quelqu’un, il laissait voir toute sa profondeur ; mais on s’apercevait aussitôt que cette profondeur était un abîme. Personne n’est heureux à ses côtés, et cependant il exerce sur ses proches un attrait magique. Aucun de ceux qui l’ont connu ne le délaisse complètement, et pourtant personne ne peut rester longtemps près de lui : impossible de supporter son atmosphère écrasante, la chaleur de ses passions, ses exigences exagérées (il demande presque à tous de mourir avec lui !). On veut aller vers lui, mais on appréhende son démon ; on se rend compte qu’il n’est qu’à deux doigts de la mort. Un soir, à Paris, que Pfühl ne le trouve pas chez lui, il se précipite à la Morgue. Marie von Kleist n’ayant pas de ses nouvelles depuis une semaine lance son fils à sa poursuite pour qu’il empêche un malheur. Ceux qui ne le connaissent pas le croient froid et indifférent ; ceux qui le connaissent tressaillent de frayeur devant le feu sombre qui le dévore. Ainsi, personne ne peut vivre à son contact et le soutenir ; pour les uns il est trop froid, pour les autres trop ardent. Seul le démon lui reste fidèle. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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01/11/2013

Ainsi j’éprouve toujours une sorte d’effroi quand je dois découvrir à quelqu’un le plus intime de moi-même.

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« Kleist a reconnu de façon émouvante dans une lettre cette incapacité de parler, l’existence de ce sceau sur ses lèvres. "Il manque aux hommes, écrit-il, un moyen d’expression. La parole, le seul que nous connaissions, ne convient pas ; elle ne saurait peindre l’âme, elle n’en donne que des lambeaux. Ainsi j’éprouve toujours une sorte d’effroi quand je dois découvrir à quelqu’un le plus intime de moi-même." Il restait donc muet, non par inertie ou paresse, mais par un sentiment de pudeur excessif, et ce silence méditatif, morne et lourd qu’il gardait pendant des heures au milieu de ses compagnons était la seule chose en lui qui, outre son air absent, frappât les hommes. Quand il prenait la parole, il lui arrivait de s’arrêter soudain et de regarder fixement devant lui (toujours dans les profondeurs du gouffre invisible) ; Wieland raconte qu’à table il marmottait souvent entre ses dents avec lui-même, ayant l’air d’un homme qui se croit seul, dont les pensées sont ailleurs. Il ne savait pas être naturel dans la conversation, son mépris des conventions, son manque de courtoisie étaient tels que tandis que les uns soupçonnaient avec malaise "quelque chose de sombre et d’étrange" dans cet hôte de pierre, les autres étaient révoltés par sa causticité, son cynisme, sa brutale franchise, quand, irrité par son propre silence, il lui arrivait de sortir violemment de lui-même. Autour de lui ne soufflait pas la douce brise d’une agréable causerie, de sa parole, de son être n’émanait aucun rayonnement de sympathie. Celle qui, de tous, le comprenait le mieux, Rahel Varnhagen, a dit fort justement que "son ambiance était sévère". Elle-même, qui s’entendait si bien à décrire et à raconter, ne le montre que du dedans, elle ne nous donne que son atmosphère, non son portrait physique. Il reste donc, pour nous, l’invisible, "l’inexprimable". »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Il tenait tout renfermé en lui-même

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« Kleist sait depuis le début que cette force le conduit à l’abîme, mais il ne se rend pas toujours compte s’il le fuit ou s’il y court. Parfois ses mains semblent cramponnées à la vie, enfoncées dans la dernière motte de terre qui puisse arrêter sa chute. Il cherche alors un appui contre la puissante attraction du gouffre, il veut s’enchaîner à sa sœur, à des femmes, à des amis, pour ne pas y tomber. D’autres fois, au contraire, il éprouve le désir languide de s’y précipiter. Il en a toujours conscience, mais il ne sait pas s’il est devant lui ou derrière lui, s’il est la vie ou la mort. L’abîme de Kleist est en lui, c’est pourquoi il ne peut pas l’éviter. Il le porte avec lui comme son ombre. »

« Cela vient de ce que son écorce était trop dure (et c’est bien là, au fond, le drame de son existence). Il tenait tout renfermé en lui-même. Son regard ne trahissait pas le frémissement de ses passions. Ses mots s’arrêtaient sur ses lèvres avant même de commencer à parler, peut-être par pudeur, peut-être parce qu’il n’avait pas la langue déliée, sans doute aussi parce qu’il ne se sentait pas libre, parce qu’il éprouvait une violente contrainte intérieure. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Il veut échapper à lui-même, fuir à tout prix quelque chose qui est en lui

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« On a parlé de missions secrètes : cela pourrait être exact dans l’un ou l’autre cas, mais non pour l’éternelle fuite de sa vie. En vérité, Kleist n’a jamais de but dans ses voyages. Il n’a pas de but, pas de projet, il ne vise pas une ville, un pays : il s’y lance comme une flèche projetée par l’arc hypertendu de son moi. Il veut échapper à lui-même, fuir à tout prix quelque chose qui est en lui, il change de ville « comme un fiévreux d’oreillers » (ainsi que dit Lenau – si proche de lui – dans un de ses poèmes mélancoliques). Partout, il espère trouver le calme, la guérison : mais aucun toit ne se dresse, aucun foyer ne fume pour celui que traque le démon. C’est dans ce même état d’esprit que Rimbaud court d’un pays à l’autre, que Nietzsche change perpétuellement de ville et Beethoven d’appartement, que Lenau va de continent en continent : tous sont fouettés par une effroyable inquiétude qui fait l’instabilité tragique de leur vie. Tous sont pourchassés par une force inconnue à laquelle ils ne sauraient échapper, une force qui s’agite fiévreusement dans leur sang, qui commande leur cerveau. Il faut qu’ils se détruisent, pour détruire l’ennemi qui est en eux, leur maître : le démon. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Le démon exige un coeur héroïque et offre de magnifiques victoires spirituelles

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« Qu’il prenne la forme de l’abandon passionné de soi jusqu’à la dissolution dans l’élémentaire ou de l’effort infatigable pour la conservation et le développement de la personnalité, le combat avec le démon exige un coeur héroïque et offre de magnifiques victoires spirituelles. Si nous avons opposé ici le caractère des deux formes ce n’est que pour faire ressortir par le symbole la beauté de chacune, non pour que l’on se prononce en faveur de l’une ou de l’autre et moins encore pour appuyer la banale interprétation clinique toujours courante selon laquelle Goethe représenterait le normal et ceux-là le pathologique, l’un la santé et les autres la maladie. Car la maladie qui crée des valeurs immortelles n’est plus de la maladie mais une forme de l’excès de santé, de la santé suprême. Et si même le démoniaque se trouve à l’extrême limite de la vie et se penche déjà au-dessus de l’inaccessible, de l’infini, il n’en fait pas moins partie de l’humain et ne jure pas avec la nature. Car elle aussi est parfois tragique, elle aussi, prototype de toutes les lois, a ses moments d’exaltation, où elle tend redoutablement ses forces et cause sa propre destruction. Elle aussi interrompt quelquefois sa marche tranquille, mais ce n’est qu’à ces heures-là, dans sa démesure, que nous prenons conscience de sa mesure. Seul l’extraordinaire nous élargit l’esprit, seul le frisson devant des forces nouvelles accroît notre sensibilité. C’est pourquoi l’exceptionnel est toujours la mesure de toute grandeur. Et l’élément créateur reste, même dans ses créations les plus troublantes et les plus dangereuses, valeur au-dessus de toutes les valeurs, esprit au-dessus de nos esprits. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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31/10/2013

Leur sensibilité, leur enthousiasme et leur exaltation, ils ne les puisent qu’au fond d’eux-mêmes

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« Eux ne considèrent pas que la vie puisse s’apprendre ni qu’elle mérite d’être apprise : ils attachent au génie plus de valeur qu’à l’expérience et à la connaissance. Ce que le génie ne leur a pas accordé, ils ne le posséderont jamais. Ils ne doivent ce qu’ils ont qu’à sa puissance ; leur sensibilité, leur enthousiasme et leur exaltation, ils ne les puisent qu’au fond d’eux-mêmes. Le feu devient leur élément, leur action flamme, et cette ardeur qui les élève dévore toute leur vie. Ils sont plus abandonnés, plus solitaires, plus étrangers sur terre à la fin de leur existence qu’au commencement, tandis que chez Goethe chaque heure est toujours plus riche que la précédente. Seule la force de leur démon grandit, seul l’infini règne de plus en plus en eux : leur vie est pauvre dans sa beauté et elle est belle dans la pauvreté de leur bonheur. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche

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Dimčo Debeljanov : Hommage à Penčo Slavejkov

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Penčo Slavejkov

« Sous la voûte noire d'une nuit servile,
Né pour un royal destin,
Tel un soleil tu es parti, certain,
Vers l'exploit de ta vie.
Tu as répandu la lumière sur des confins stériles
Où s'éteignent, malades, lueur après lueur ;
Où tout frémissement sublime
Périt dans le tourbillon des humeurs.
Là une foule aveugle, insensée
A jeté vers toi un cri de calomnie,
Le plus vil de son bras cupide t'a visé
Et le plus misérable t'a blessé.
Mais de la vie prêtre et guerrier,
Ici bon, là cruel et enflammé,
Fier tu es monté sur ton calvaire
Et ton Dieu tu n'as point renié.
Seul, tu as devancé ton destin
Et là où naguère fumaient
Les flammes noires du chagrin
Brillent maintenant puissance et beauté.
Tu as attendu le jour de ton triomphe,
La moisson de ta journée,
Tu es descendu, soleil, dans l'obscurité,
D'un éclat royal illuminé. 
»

Dimčo Debeljanov

 

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30/10/2013

L’amour de l’humanité est un état pathologique d’origine sexuelle qui se produit fréquemment à l’époque de la puberté chez les intellectuels timides

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« Les batteries s’endorment, le major Parker répond à des questionnaires de la brigade ; les ordonnances apportent le rhum, le sucre et l’eau bouillante ; le colonel met le gramophone à la vitesse 61 et le docteur O’Grady parle de la révolution Russe.

- Il est sans exemple, dit-il, qu’une révolution ait laissé au pouvoir après elle les hommes qui l’avaient faite. On trouve cependant encore des révolutionnaires : cela prouve combien l’histoire est mal enseignée.

- Parker, dit le colonel, faites passer le porto.

- L’ambition, dit Aurelle, n’est tout de même pas le seul mobile qui fasse agir les hommes ; on peut être révolutionnaire par haine du tyran, par jalousie et même par amour de l’humanité.

Le major Parker abandonna ses papiers.

- J’ai beaucoup d’admiration pour la France, Aurelle, surtout depuis cette guerre, mais une chose me choque dans votre pays, si vous me permettez de vous parler sincèrement, c’est votre jalousie égalitaire. Quand je lis l’histoire de votre révolution, je regrette de n’avoir pas été là pour boxer Robespierre et cet horrible fellow Hébert. Et vos sans-culottes…Well, cela me donne envie de m’habiller de satin pourpre brodé d’or et d’aller me promener sur la place de la Concorde.

Le docteur reprit :

- L’amour de l’humanité est un état pathologique d’origine sexuelle qui se produit fréquemment à l’époque de la puberté chez les intellectuels timides : le phosphore en excès dans l’organisme doit s’éliminer d’une façon quelconque. Quant à la haine du tyran, c’est un sentiment plus humain et qui a beau jeu en temps de guerre, alors que la force et la foule coïncident. Il faut que les empereurs soient fous furieux quand ils se décident à déclarer ces guerres qui substituent le peuple armé à leurs gardes prétoriennes. Cette sottise faite, le despotisme produit nécessairement la révolution jusqu’à ce que le terrorisme amène la réaction.

- Vous nous condamnez donc, docteur, à osciller sans cesse de l’émeute au coup d’état ?

-Non, dit le docteur, car le peuple anglais, qui avait déjà donné au monde le fromage de Stilton et des fauteuils confortables, a inventé pour notre salut à tous, la soupape parlementaire. Des champions élus font désormais pour nous émeutes et coups d’état en chambre, ce qui laisse au reste de la nation le loisir de jouer au cricket. La presse complète le système en nous permettant de jouir de ces tumultes par procuration. Tout cela fait partie du confort moderne et dans cent ans, tout homme blanc, jaune, rouge ou noir refusera d’habiter un appartement sans eau courante et un pays sans parlement. »

André Maurois, Les silences du colonel Bramble

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Télémaque, tenant son noble père embrassé soupirait en versant des larmes

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« Télémaque (car il ne croyait pas encore que ce fut son père) prit de nouveau la parole et lui dit : "Non, tu n'es pas Ulysse, mon père ; mais une divinité m'abuse pour que je me lamente et m'afflige encore davantage : car un homme mortel ne saurait opérer ces prodiges par sa volonté, à moins qu'un dieu, survenant en personne, ne le rendit aisément jeune ou vieux à son gré. Tout à l'heure en effet, tu étais un vieillard, couvert de haillons ; et maintenant tu ressembles aux dieux qui habitent le vaste ciel".
L'ingénieux Ulysse, prenant la parole à son tour, lui répondit : "Télémaque, il ne convient pas qu'en voyant ton père ici présent, tu sois étonné ni surpris à l'excès ; car il ne viendra plus en ces lieux d'autre Ulysse ; c’est bien moi qui, après avoir souffert des maux sans nombre et erré longtemps, suis revenu au bout de vingt ans dans ma patrie. D’ailleurs, ce que tu vois est l’œuvre d’Athéna, amie du butin, qui me rend semblable, quand il lui plait (car elle en a le pouvoir), tantôt à un mendiant, tantôt aussi à un jeune homme dont le corps est couvert de beaux vêtements. Il est facile aux dieux qui habitent le vaste ciel de glorifier et d’abaisser un simple mortel".
Après avoir ainsi parlé, il s’assit ; Télémaque, tenant son noble père embrassé soupirait en versant des larmes ; et tous deux, cédant à l’envie de pleurer poussaient des cris, comme les aigles ou les vautours aux serres crochues, à qui des laboureurs ont dérobé leurs petits avant qu’ils pussent voler. C’est ainsi que des larmes d’attendrissement mouillaient leurs paupières. »

Homère, L’Odyssée, XVI

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Celui qui sait mourir

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« Je remarquais un peu plus tard que la présence des sept cent Français [prisonniers de la compagnie de Jünger après la blitzkrieg de mai 1940] ne m'avait pas inquiété le moins du monde, quoique je ne fusse accompagné que d'une seule sentinelle, plutôt symbolique. Combien plus terrible avait été cet unique Français, au bois Le Prêtre, en 1917, dans le brouillard matinal, qui lançait sur moi sa grenade à main. Cette réflexion me fut un enseignement et me confirma dans ma résolution de ne jamais me rendre, résolution à laquelle j'étais demeuré fidèle pendant l'autre guerre. Toute reddition des armes implique un acte irrévocable qui atteint le combattant à la source même de sa force. Je suis convaincu que la langue elle-même en est atteinte. On s'en rend surtout compte dans la guerre civile, ou la prose du parti battu perd aussitôt de sa vigueur. Je m'en tiens là-dessus au "Qu'on se fasse tuer" de Napoléon. Cela ne vaut naturellement que pour des hommes qui savent quel est notre enjeu sur cette terre. »

Ernst Jünger, Jardins et routes

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29/10/2013

Devant chaque nouveauté, je ne puis m’empêcher de mesurer aussi ce que nous perdons

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« D’un côté, j’aime cette vie qui me sourit ; je déambule agréablement de maison en château ; je donne l’exemple d’un être bien adapté, jouissant du meilleur de l’existence. D’un autre côté, j’adore m’emporter contre la marche du monde, m’indigner depuis mon fauteuil contre tant de changements fâcheux, déplorer l’enlaidissement des campagnes face aux paysages splendides où je séjourne... Je ne suis pas exactement un passéiste inconsolable ; mais, devant chaque nouveauté, je ne puis m’empêcher de mesurer aussi ce que nous perdons. La modernité m’enchante ; la fuite en avant me désole. J’apprécie les performances du train rapide, mais j’aime autant le vieil autorail dont on baissait les fenêtres pour pencher la tête au-dehors et se laisser fouetter par le vent parfumé. Et, surtout, je me demande pourquoi il serait plus important de regarder vers l’avenir que vers le passé, quand tout cela se vaut dans l’infinité du temps. »

Benoît Duteurtre, Le Retour du Général

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Larmes

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« Divin amour ! ô tendre ! si je

T'oubliais, si moi, ô vous rapides

Ardentes, vous qui êtes remplies de
cendre

Et arides, désertées déjà sans cela,



Vous chères îles, vous du monde
merveilleux

Les yeux, pouvez seules me toucher
encore

O rives, sur lesquelles l'idolâtrie

Expie ( pour les divins seulement ) son
amour



Car trop généreusement les êtres
saints

Ont servi là-bas, aux jours de la beauté

Et des héros terribles ; beaucoup
d'arbres

Et des villes dans ce même endroit

dressées



Sont visibles, pareilles à l'homme qui
rêve.

Maintenant les héros sont morts, les
îles d'amour

Ne sont plus reconnaissables. Et ainsi

Renchéri, partout imbécile est l'amour.



O douces larmes, vous, n'éteignez pas
pour moi

Entièrement la lumière des yeux.

O trompeuses, voleuses, laissez me
survivre

Afin que noblement je meure, une
mémoire. »

Friedrich Hölderlin, mis en vers français par Pierre Jean Jouve, in Poèmes de la folie de Hölderlin


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Il n'y a plus d'Europe parce qu'il n'y a plus d'aristocraties

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« Chaque peuple ne se connaît que pour ne pas connaître les autres. Les rencontres sont remplacées par des heurts. Alors qu'il n'y a plus d'Europe parce qu'il n'y a plus d'aristocraties, l'Asie se sert des armes et des idées que l'Europe lui a fournies pour chasser les Européens... On peut dire que c'est là le monde de la force et cependant c'est surtout celui de la faiblesse, car toutes les forces qu'on y voit titubent à la recherche d'une âme : on peut dire que c'est un monde des passions, et c'est d'abord celui de la peur, présente dans le cœur même de ceux qui prétendent l'inspirer, tant les chefs et les nations s'effraient de ne pas savoir où ils vont et être forcés d'aller. »

Abel Bonnard, Les modérés

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Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire

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« Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : "Suis-je vraiment contraint d’écrire ?" Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : "Je dois", alors construisez votre vie selon cette nécessité. Votre vie, jusque dans son heure la plus indifférente, la plus vide, doit devenir signe et témoin d’une telle poussée. Alors, approchez de la nature. Essayez de dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous vivez, aimez, perdez. N’écrivez pas de poèmes d’amour. Évitez d’abord ces thèmes trop courants : ce sont les plus difficiles. Là où des traditions sûres, parfois brillantes, se présentent en nombre, le poète ne peut livrer son propre moi qu’en pleine maturité de sa force. Fuyez les grands sujets pour ceux que votre quotidien vous offre. Dites vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous viennent, votre foi en une beauté. Dites tout cela avec une sincérité intime, tranquille et humble. Utilisez pour vous exprimer les choses qui vous entourent, les images de vos songes, les objets de vos souvenirs. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. Pour le créateur rien n’est pauvre, il n’est pas de lieux pauvres,indifférents. Même si vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il pas toujours votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor des souvenirs ? Tournez là votre esprit. Tentez de remettre à flot de ce vaste passé les impressions coulées. Votre personnalité se fortifiera, votre solitude se peuplera et vous deviendra comme une demeure aux heures incertaines du jour, fermée aux bruits du dehors. »

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

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Effrayés de ne plus nous sentir vivre

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« Presque toutes nos tristesses sont, je crois, des états de tension que nous éprouvons comme des paralysies, effrayés de ne plus nous sentir vivre. Nous sommes seuls alors avec cet inconnu qui est entré en nous, privés de toutes les choses auxquelles nous avions l’habitude de nous confier. Nous nous trouvons dans un courant dont il nous faut subir le flot. La tristesse, elle aussi, est un flot. L’inconnu s’est joint à nous, s’est introduit dans notre cœur, dans ses plus secrets replis : déjà même ce n’est plus dans notre cœur qu’il est, il s’est mêlé à notre sang, et ainsi nous ne savons pas ce qui s’est passé. On nous ferait croire sans peine qu’il ne s'est rien passé. Et pourtant, nous voilà transformés comme une demeure par la présence d’un hôte. Nous ne pouvons pas dire qui est venu, nous ne le saurons peut-être jamais. Mais bien des signes nous indiquent que c'est l’avenir qui entre en nous de cette manière pour se transformer en notre substance, bien avant de prendre forme lui-même. Voilà pourquoi la solitude et le recueillement sont si importants quand on est triste. Ce moment, d’apparence vide, ce moment de tension où l’avenir nous pénètre, est infiniment plus près de la vie que cet autre moment où il s’impose à nous du dehors, comme au hasard et dans le tumulte. Plus nous sommes silencieux, patients et recueillis dans nos tristesses, plus l’inconnu pénètre efficacement en nous. Il est notre bien. Il devient la chair de notre destinée. Il nous maintiendra étroitement à elle quand elle s’échappera de nous pour s’accomplir, c’est-à-dire pour se projeter sur le monde. Et il faut que ce soit ainsi. Il est nécessaire – et c'est en cela que tient tout notre développement – que nous ne rencontrions rien qui ne nous appartienne déjà depuis longtemps. La science a dû déjà bien modifier ses idées sur le mouvement : de même n’apprendrons-nous que peu à peu que ce que nous appelons la destinée ne vient pas du dehors à l’homme, mais qu’elle sort de l’homme même. C'est pour ne pas avoir absorbé leur destinée alors qu’elle n’était qu’en eux, et ne pas s’y être transformés, que tant d’hommes en sont venus à ne pas la reconnaître au moment où elle échappait pour s’accomplir. Elle apparut alors si étrange à leur effroi que dans leur trouble ils crurent qu’elle leur venait subitement, au point qu’ils auraient juré n’avoir jamais rien rencontré de pareil en eux-mêmes jusque-là. De même qu’on s’est trompé longtemps sur la marche du Soleil, on se trompe encore sur la marche de l’avenir. L’avenir est fixe, cher Monsieur Kappus, c’est nous qui sommes toujours en mouvement dans l’espace infini.
Comment notre condition ne serait-elle pas difficile ?
Et si nous revenons à la solitude, il nous devient de plus en plus clair qu’elle n’est pas une chose qu’il nous est loisible de prendre ou de laisser. Nous sommes solitude. Nous pouvons, il est vrai, nous donner le change et faire comme si cela n’était pas. Mais c’est tout. Comme il serait préférable que nous comprenions que nous sommes solitude ; oui : et partir de cette vérité ! Sans nul doute serons-nous alors pris de vertige, car tous nos horizons familiers nous auront échappé ; plus rien ne sera proche, et le lointain reculera à l’infini. […] »

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

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