25/07/2014
Un bois n’a jamais refusé l’asile
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« En Russie, la forêt tend ses branches aux naufragés. Les croquants, les bandits, les cœurs purs, les résistants, ceux qui ne supportent d’obéir qu’aux lois non écrites, gagnent les taïgas. Un bois n’a jamais refusé l’asile. Les princes, eux, envoyaient leurs bûcherons pour abattre les bois. Pour administrer un pays, la règle est de le défricher. Dans un royaume en ordre, la forêt est le dernier bastion de liberté à tomber.
L’Etat voit tout ; dans la forêt, on vit caché. L’Etat entend tout ; la forêt est nef de silence. L’Etat contrôle tout ; ici, seuls prévalent les codes immémoriaux. L’Etat veut des êtres soumis, des cœurs secs dans des corps présentables ; les taïgas ensauvagent les hommes et délient les âmes. Les Russes savent que la taïga est là si les choses tournent mal. Cette idée est ancrée dans l’inconscient. Les villes sont des expériences provisoires que les forêts recouvriront un jour. Au nord, dans les immensités de Yakoutie, la digestion a commencé. Là-bas, la taïga reconquiert des cités minières abandonnées à la perestroïka. Dans cent ans, il ne restera que les prisons à ciel ouvert que des ruines enfouies sous les frondaisons. Une nation prospère sur une substitution de populations : les hommes remplacent les arbres. Un jour, l’histoire se retourne, et les arbres repoussent.
Refuzniks de tous les pays, gagnez les bois ! Vous y trouverez consolation. La forêt ne juge personne, elle impose sa règle. »
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L’obscurcissement du monde
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« L’obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l’homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules. »
Martin Heidegger, Introduction à la Métaphysique
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Lacs gelés et marais
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« Je préfère les natures humaines qui ressemblent aux lacs gelés à celles qui ressemblent au marais. Les premières sont dures et froides en surface mais profondes, tourmentées et vivantes en dessous. Les secondes sont douces et spongieuses d’apparence mais leur fond est inerte et imperméable. »
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Toutes ces choses, qu'on entend déjà galoper vers nous
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« Il est vrai qu'on n'a pas encore abattu toutes les croix, ni remplacé les cérémonies du culte par des spectacles antiques de prostitution. On n'a pas non plus tout à fait installé des latrines et des urinoirs publics dans les cathédrales transformées en tripots ou en salles de café-concert. Evidemment, on ne traîne pas assez de prêtres dans les ruisseaux, on ne confie pas assez de jeunes religieuses à la sollicitude maternelle des patronnes de lupanars de barrière. On ne pourrit pas assez tôt l'enfance, on n'assomme pas un assez grand nombre de pauvres, on ne se sert pas encore assez du visage paternel comme d'un crachoir ou d'un décrottoir... Sans doute. Mais le régime actuel va nous donner toutes ces choses, qu'on entend déjà galoper vers nous. »
Léon Bloy, Le Christ au dépotoir in numéro 4 du Pal
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Cet homme qui passe la ligne et s’accroche au premier vent
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« Les sociétés n’aiment pas les ermites. Elles ne leur pardonnent pas de fuir. Elles réprouvent la désinvolture du solitaire qui jette son "continuez sans moi" à la face des autres. Se retirer c’est prendre congé de ses semblables. L’ermite nie la vocation de la civilisation, en constitue la critique vivante. Il souille le contrat social. Comment accepter cet homme qui passe la ligne et s’accroche au premier vent ? »
Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie
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La société collectiviste, vers laquelle nous marchons
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« Aujourd'hui la démocratie poursuivant son oeuvre barbare chasse les ordres qui étudient et qui méditent à l'abri du cloître. Les Bénédictins iront poursuivre sur le sol étranger leur grand inventaire des richesses littéraires de la France. Mais en même temps qu'elle dissout les Congrégations et qu'elle les spolie, la démocratie détruit lentement les aisances familiales, ruine les fortunes moyennes qui ont facilité tant d'oeuvres d'art, de réflexions, de découvertes impossibles à monnayer.
Dans la société collectiviste, vers laquelle nous marchons, une loi d'airain cent fois plus dure et plus impitoyable que celle des salaires nous obligera à n'entreprendre que les seules occupations reconnues et rétribuées. C'en sera fait de tout travail indépendant, de toute recherche peut-être vaine; c'en sera fait surtout de toute vie d'ami des arts ou de la sagesse. Il ne sera plus possible à de nouveaux Meurice de servir pieusement et pour l'honneur la gloire des Victor Hugo.
Toute occupation désintéressée sera formellement impossible. Et ce sera la fin de tout art et de toute science. Car les travaux de l'esprit sont ceux qui veulent le plus grand désintéressement. »
Jacques Bainville, Journal, Tome I (1901 à 1918), note du 4 juillet 1903
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24/07/2014
L'Art est rentré dans l'Ordre
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« Si on veut établir une distinction décisive, il ne s’agit pas d’établir une distinction psychologique entre l’art crée dans la joie et l’art crée dans la peine, entre la santé et la névrose, il faut établir la distinction qui sépare la réalité artistique et la réalité sociale. La rupture avec la réalité sociale, la transgression rationnelle ou magique est une qualité essentielle de l’art, fût-il le plus positif ; [il] se tient à distance du public même auquel il s’adresse. Quelques proches et familiers qu’aient pu être le temple ou la cathédrale pour ceux qui vivaient autour, ils exprimaient un contraste terrifiant ou sublime avec la vie quotidienne de l’esclave, du paysan, de l’artisan – avec celles de leurs maîtres également, peut-être.
Ritualisé ou non, l’art contient la rationalité de la négation. Dans ses positions extrêmes, il est le grand Refus – la protestation contre ce qui est. […].
Il a continué à vivre sous cette forme, en dépit de toute démocratisation et de toute popularisation, à travers le XIX siècle et au début du XX. La « culture supérieure » qui cultive cette aliénation de l’art, a ses propres rites et son propre style. Le salon, le concert, l’opéra, le théâtre sont là pour créer et évoquer une autre dimension de la réalité. Ils ont les mêmes caractères que la fête ; ils transcendent l’expérience journalière et tranchent sur elle.
Actuellement cette distance essentielle entre les arts et l’ordre de tous les jours est peu à peu abolie par les progrès de la société technique. Le grand Refus est refusé. L’ « autre dimension » est absorbée par le monde prévalant des affaires. Les œuvres de la distance sont elles-mêmes incorporées dans cette société et elles circulent comme parties et fragments du matériel qui orne et psychanalyse le monde prévalant des affaires, ainsi elles se commercialisent – elles se vendent, elles réconfortent ou elles excitent. Les défenseurs de la culture de masse trouvent ridicule qu’on puisse protester contre l’emploi de Bach comme musique de fond dans la cuisine, contre la vente des œuvres de Platon, de Hegel, de Shelley, de Baudelaire, de Marx et de Freud, au drugstore. Ils insistent sur le fait que les classiques ont quitté le mausolée et sont revenus à la vie, sur le fait qu’ainsi le public est éduqué. C’est vrai, mais s’ils reviennent à la vie comme classiques, ils revivent comme autre qu’eux-mêmes, ils sont privés de leur force antagonique, de leur étrangeté qui était la dimension même de leur vérité. Le but et la fonction de ces œuvres ont donc fondamentalement changé. Si à l’origine elles étaient en contradiction avec le statut quo, cette contradiction a maintenant disparu. »
H. MARCUSE, L’homme unidimensionnel, (1964)
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Pensées et Comportements unidimendionnels
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« Que la réalité ait absorbé l’idéologie ne signifie pas cependant qu’il n’y ait plus d’idéologie. Dans un sens, au contraire, la culture industrielle avancée est plus idéologique que celle qui l’a précédée par ce que l’idéologie se situe aujourd’hui dans le processus de production lui-même. Cette proposition révèle, sous une forme provocante, les aspects politiques de la rationalité technologique actuelle. L’appareil productif, les biens et les services qu’il produit, « vendent » ou imposent le système social en tant qu’ensemble. Les moyens de transport, les communications de masse, les facilités de logement, de nourriture et d’habillement, une production de plus en plus envahissante de l’industrie des loisirs et des habitudes imposées et certaines réactions intellectuelles et émotionnelles qui lient les consommateurs aux producteurs, de façon plus ou moins agréable, et à travers eux à l’ensemble. Les produits endoctrinent et conditionnent ; ils façonnent une fausse conscience insensible à ce qu’elle a de faux. Et quand ces produits avantageux deviennent accessibles à un plus grand nombre d’individus dans des classes sociales plus nombreuses, les valeurs de la publicité créent une manière de vivre. C’est une manière de vivre meilleure qu’avant et, en tant que telle, elle se défend contre tout changement qualitatif. Ainsi prennent forme la pensée et les comportements unidimensionnels. »
H. MARCUSE, L’homme unidimensionnel, (1964)
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La Paix Economique
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« Tel est, il faut bien voir, il faut bien mesurer, tel est l’effrayant modernisme du monde moderne ; l’effrayante, la misérable efficacité. Il a entamé, réussi à entamer, il a modernisé, entamé la chrétienté. Il a rendu véreux, dans la charité, dans les mœurs il a rendu véreux le christianisme même.
Ainsi dans ce monde moderne tout entier tendu à l’argent, tout à la tension à l’argent contaminant le monde chrétien même lui fait sacrifier sa foi et ses mœurs au maintien de sa paix économique et sociale. C’est là proprement ce modernisme du cœur, ce modernisme de la charité, ce modernisme des mœurs. »
C. PEGUY, "Notre jeunesse" (1910) in Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, t. III, p. 107-108.
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Il nous sera donné de voir, quand la lumière s'éteindra
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« Le combat de la vie, le fardeau de l'individualité. A l'opposé, l'indivis et ses tourbillons toujours plus profonds. Aux instants de l'étreinte, nous y plongeons, nous nous abîmons dans des zones où gîtent les racines de l'arbre de vie. Il y a aussi la volupté légère, fugitive, pareille au combustible qui flambe, et tout aussi volatile. Au-delà, au-dessus de tout cela, le mariage. "Vous serez une seule chair." Son sacrement ; le fardeau est désormais partagé. Enfin, la mort. Elle abat les murailles de la vie individuelle. Elle sera l'instant de l'accomplissement suprême. (Matthieu XXII, v. 30.) C'est par-delà la mort, et là seulement, où le temps n'est plus, que nos véritables liens ont formé le noeud mystique. Il nous sera donné de voir, quand la lumière s'éteindra. »
Ernst Jünger, Premier journal parisien
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L'Esprit Bourgeois
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« Il n'y a plus, sur l'autel de cette morne église, qu'un dieu souriant et hideusement sympathique: le Bourgeois. L'homme qui a perdu le sens de l'Être, qui ne se meut que parmi des choses, et des choses utilisables, destituées de leur mystère. L'homme qui a perdu l'amour; chrétien sans inquiétude, incroyant sans passion, il fait basculer l'univers des vertus, de sa folle course vers l'infini, autour d'un petit système de tranquillité psychologique et sociale: bonheur, santé, bon sens, équilibre, douceur de vivre, confort. Le confort est au monde bourgeois ce que l'héroïsme était à la Renaissance et la sainteté à la chrétienté médiévale: la valeur dernière, mobile de l'action. Il se subordonne la considération et la revendication.
La considération est la suprême aspiration sociale de l'esprit bourgeois: quand il ne tire plus de joie de son confort, il tire au moins une vanité de la réputation qu'il en a. La revendication est son activité élémentaire. Du droit qui est une organisation de la justice, il a fait la forteresse de ses injustices. D'où son âpre juridisme. Moins il aime les choses qu'il accapare, plus il est susceptible dans la conscience de son droit présumé, qui est pour un homme d'ordre la plus haute forme de conscience de soi. N'existant que dans l'Avoir, le bourgeois se définit d'abord comme proprié-taire. Il est possédé par ses biens: la propriété s'est substituée à la possession.
Entre cet esprit bourgeois, satisfait de sa sécurité, et l'esprit petit-bourgeois, inquiet de l'atteindre, il n'y a pas de différence de nature, mais d'échelle et de moyens. Les valeurs du petit-bourgeois sont celles du riche, rabougries par l'indigence et par l'envie. Rongé jusque dans sa vie privée par le souci d'avancement comme le bourgeois est rongé par le souci de considération, il n'a qu'une pensée: arriver. Et pour arriver un moyen qu'il érige en valeur suprême: l'économie ; non pas l'économie du pauvre, faible garantie contre un monde où tout malheur est pour lui, mais l'économie avare, précautionneuse, d'une sécurité qui avance pas à pas, l'économie prise sur la joie, sur la générosité, sur la fantaisie, sur la bonté, la lamentable avarice de sa vie maussade et vide. »
Emmanuel MOUNIER, Manifeste au service du personnalisme
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Vocation
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« Toute vocation est un appel – vocatus – et tout appel veut être transmis. Ceux que j'appelle ne sont évidemment pas nombreux. Ils ne changeront rien aux affaires de ce monde. Mais c'est pour eux, c'est pour eux que je suis né. »
GEORGES BERNANOS, Les grands cimetières sous la lune
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23/07/2014
Affirmer l'Ordre en place
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« La culture supérieure de l’Occident était une culture pré-technologique aussi bien au sens fonctionnel qu’au sens chronologique du terme. Elle devait sa force à l’expérience d’un monde qui n’existe plus, et que l’on ne peut pas retrouver parce que la société technologique le rend strictement impossible. C’était principalement une culture féodale, même lorsque le monde bourgeois lui donnait quelques-unes de ses formulations les plus durables. Elle était féodale parce que […] ses œuvres authentiques exprimaient une désaffection méthodique et consciente à l’égard du monde des affaires et de l’industrie, à l’égard de son ordre fondé sur le calcul et le profit.
Dans la littérature cette dimension est représentée par des caractères déchirés, par exemple, l’artiste, la prostituée, la femme adultère, le grand criminel, le proscrit, le guerrier, le poète maudit, Satan, le fou – par ceux qui ne gagent pas leur vie ou qui du moins ne la gagnent pas d’une manière normale et régulière.
Ces caractères, il est vrai, n’ont pas disparu de la littérature de la société industrielle avancée, mais ils survivent essentiellement transformés : la vamp, le héros national, le beatnik, la ménagère névrosée, le gangster, la star, le grand patron, la grande figure charismatique ; leur fonction, très différente, est contraire à celle de leurs prédécesseurs culturels. Ce ne sont plus les images d’une autre manière de vivre mais plutôt des variantes ou des formes de la même vie, elles ne servent plus à nier l’ordre établi, elles servent à l’affirmer. »
H. MARCUSE, L’homme unidimensionnel, (1964)
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Statu Quo
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« Le changement profond dans nos habitudes de pensée est plus sérieux. Il est dans la façon dont le système dominant coordonne toutes les idées et tous les objectifs avec ceux qu’il produit, dont il les enferme et dont il rejette ceux qui sont inconciliables. L’instauration d’une pareille réalité unidimensionnelle ne signifie pas que le matérialisme règne et que les préoccupations spirituelles, métaphysique et que les activités bohèmes ont disparu. Au contraire, il y a toujours beaucoup de "Prions ensemble cette semaine", de "Pourquoi ne pas essayer Dieu ?", de Zen, "d’existentialisme", des manières de vivre "beat". mais ces formes de protestations et de transcendance n’entrent plus désormais en contradiction avec le statu quo, elles ne sont plus négatives. Elles constituent plutôt la partie cérémonielle d’un behaviorisme pratique, sa négation inoffensive, elles sont rapidement assimilées par le statu quo, elles font partie de son régime de santé. »
H. MARCUSE, L’homme unidimensionnel, (1964)
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Le monde moderne avilit
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« Au lieu d’attendre, de vivre solitaires, de faire n’importe quoi d’autre. De voir venir. De faire venir. De faire n’importe quel autre métier, qui eut été honorable. De se faire, fût-ce de très loin, les annonciateurs, fût-ce très isolés, les préparateurs d’un autre monde, quel qu’il fût - il aurait toujours été meilleur que ce monde moderne - les introducteurs, fût-ce très lointain et très perdus, de n’importe quel autre monde, à venir, d’un tiers monde, d’une tierce création, d’une tierce Rome. Tout eut mieux valu, et infiniment, que ce monde moderne, historique, scientifique, sociologique, incurablement bourgeois.
Quand nous disons moderne, c’est le nom même dont ils se vantent, c’est le nom de leur orgueil et de leur invention, c’est le nom qu’ils aiment, qu’ils revendiquent, ou, comme ils disent, qu’ils affectionnent, c’est le nom d’orgueil fou dont ils revêtent leur orgueil, nomen adjectivum : l’ère moderne, la science moderne, l’Etat moderne, l’école moderne, ils disent même la religion moderne. Il y en a même, plusieurs, qui disent le christianisme moderne. Et il y en a un qui dit : le catholicisme moderne.
Le monde moderne avilit. Il avilit la cité ; il avilit l’homme. Il avilit l’amour ; il avilit la femme. Il avilit la race ; il avilit l’enfant. Il avilit la nation ; il avilit la famille. Il avilit même la mort. »
Charles PEGUY, "Cahiers, IX, I (6 Octobre 1907)", in Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1988, t. II, p. 518, 709 et 720.
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La question de la technique
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« Qu'est-ce que la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. C'est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu'il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous.
Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une pro-duction au sens de la poiesis. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l'énergie de l'air en mouvement, ce n'est pas pour l'accumuler.
Une région, au contraire, cet provoquée à l'extraction de charbon et de minerais. L'écorce terrestre se dévoile aujourd'hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins. Le travail du paysan ne provoque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu'elle prospère. Dans l'intervalle, la culture des champs elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d'un mode de culture d'un autre genre, qui requiert la nature. Il la requiert au sens de la provocation. L'agriculture est aujourd'hui une industrie d'alimentation motorisée. L'air est requis pour la fourniture d'azote, le sol pour celle de minerais, le minerai par exemple pour celle d'uranium, celui-ci pour celle d'énergie atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique. [...]
La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s'enchaînant l'une l'autre à partir de la mise en place de l'énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu'il est aujourd'hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est de par l'essence de la centrale. [...] Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il ? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande, l'objet d'une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué là-bas une industrie des vacances. »
Martin Heidegger, La question de la technique, in Essais et Conférences, Gallimard
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Ces fêtes de lumières
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« Le parfum du désir qui passe, la grâce en mouvement, ces secondes d’éternité qui glissent le long des paupières effilées, ça et là, la sérénité bouddhiste, ces sourires énigmatiques tournés vers l’intérieur ou vers l’au-delà. Ces vieux sages couleur d’ivoire, ces dieux au visage de pierre qui parlent au soleil, et dans les pagodes, ces femmes aux mains jointes, aux épaules douces, qui méditent sur les mystères du monde ; et en haute région, ces nuits mystérieuses oppressantes, pleines de frémissements, de froissements, d’appels rauques, de cris et de chuchotements. Et ces fêtes de lumières sur les miroirs des rizières et sur les horizons bleutés des calcaires, et ces cathédrales de végétation à la fois prisons et cachettes ; et cette végétation bouillonnante, effervescente, tentaculaire, somptueuse, écrasante, éclatante, et envoûtante comme les drogues. »
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Son cri aigu perça le silence de la pièce
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« Il reposa le sabre ainsi enveloppé sur la natte devant lui, puis se souleva sur les genoux, se réinstalla les jambes croisées et défit les agrafes de son col d’uniforme. Ses yeux ne voyaient plus sa femme. Lentement, un à un, il défit les minces boutons de cuivres. Sa brune poitrine apparut, puis le ventre. Il déboucla son ceinturon et défit les boutons de son pantalon. On vit l’éclat pur et blanc du pagne qui serrait les reins. Le lieutenant le rabattit à deux mains pour dégager davantage le ventre, puis saisit la lame de son sabre. De la main gauche il se massa le ventre, les yeux baissés. Pour s’assurer que le fil de la lame était bien aiguisé, le lieutenant replia la jambe gauche de son pantalon, dégagea un peu la cuisse et coupa légèrement la peau. Le sang remplit aussitôt la blessure et de petits ruisseaux rouges s’écoulèrent qui brillait dans la lumière. [...]. Les yeux du lieutenant fixaient sur sa femme l’intense regard immobile d’un oiseau de proie. Tournant vers lui-même son sabre il se souleva légèrement pour incliner le haut de son corps sur la pointe de son arme. L’étoffe de son uniforme tendue sur ses épaules trahissait l’effort qui mobilisait toutes ses forces. Il visait à gauche au plus profond de son ventre. Son cri aigu perça le silence de la pièce. »
Yukio Mishima, La mort en été
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22/07/2014
Je trouvais maints fragments chatoyants de bonheur
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« Je commençais à rêver de mes aptitudes de combattant... Il est assez risqué de discuter un bonheur qui peut se passer de mots. La seule chose qui, j'en suis sûr, peut aisément se déduire de ce que j'ai écrit, c'est qu'afin de susciter ce que j'évoque ici sous le nom de bonheur, il faut d'abord remplir une série de conditions extrêmement gênantes et se livrer à toute une série de pratiques extrêmement complexes. Au cours du bref espace - un mois et demi - de vie militaire dont je fis plus tard l'expérience, je trouvais maints fragments chatoyants de bonheur, mais il en est un (inoubliable et si complet sentiment de bonheur éprouvé en un moment dépourvu de toute signification apparente et pas du tout militaire) que je me sens contraint de le relater ici. Bien que faisant partie d'un groupe lorsque j'étais soldat, ce sentiment suprême de bien-être se manifesta, comme en toute occasion antérieure de ma vie, lorsque j'étais tout seul. Cela se produisit à la tombée du jour le 25 mai, une journée splendide du début de l'été. J'étais incorporé dans un groupe de parachutistes ; on avait fini l'exercice journalier ; j'avais été prendre un bain et rentrais au dortoir. Le ciel du début de soirée se teintait de nuances roses et bleues et l'herbe au-dessous s'étendait en nappe de jade unie, étincelante. »
Yukio Mishima, Le soleil et l'acier
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Le travail permanent et soutenu abrutit, banalise et rend impersonnel
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« Les hommes travaillent généralement trop pour pouvoir encore rester eux-mêmes. Le travail : une malédiction que l'homme a transformée en volupté. Oeuvrer de toutes ses forces pour le seul amour du travail, tirer de la joie d'un effort qui ne mène qu'à des accomplissements sans valeur, estimer qu'on ne peut se réaliser autrement que par le labeur incessant — voilà une chose révoltante et incompréhensible. Le travail permanent et soutenu abrutit, banalise et rend impersonnel. Le centre d'intérêt de l'individu se déplace de son milieu subjectif vers une fade objectivité ; l'homme se désintéresse alors de son propre destin, de son évolution intérieure, pour s'attacher à n'importe quoi : l'œuvre véritable, qui devrait être une activité de permanente transfiguration, est devenue un moyen d'extériorisation qui lui fait quitter l'intime de son être. Il est significatif que le travail en soit venu à désigner une activité purement extérieure : aussi l'homme ne s'y réalise-t-il pas — il réalise. »
Emil Michel CIORAN, Sur les cimes du désespoir
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Les valeurs de nos vieux maîtres
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« Nos vieux maîtres n’étaient pas seulement des hommes de l’ancienne France. Ils nous enseignaient, au fond, la morale même et l’être même de l’ancienne France. Je vais bien les étonner : ils nous enseignaient la même chose que les curés. (…) Les uns et les autres et avec eux nos parents et dès avant eux nos parents ils nous disaient, ils nous enseignaient cette stupide morale, qui a fait la France, qui aujourd’hui encore l’empêche de se défaire. Cette stupide morale à laquelle nous avons tant cru. À laquelle, sots que nous sommes, et peu scientifiques, malgré tous les démentis du fait, à laquelle nous nous raccrochons désespérément dans le secret de nos cœurs. (…) Tous les trois ils nous enseignaient cette morale, ils nous disaient que un homme qui travaille bien et qui a de la conduite est toujours sûr de ne manquer de rien. Ce qu’il y a de plus fort c’est qu’ils le croyaient. Et ce qu’il y a de plus fort, c’est que c’était vrai.
Les uns paternellement, et maternellement ; les autres scolairement, intellectuellement, laïquement ; les autres dévotement, pieusement ; tous doctement, tous paternellement, tous avec beaucoup de cœur ils enseignaient, ils croyaient, ils constataient cette morale stupide (notre seul recours ; notre secret ressort) : qu’un homme qui travaille tant qu’il peut, et qui n’a aucun grand vice, qui n’est ni joueur, ni ivrogne, est toujours sûr de ne jamais manquer de rien et comme disait ma mère qu’il aura toujours du pain pour ses vieux jours. Ils croyaient cela tous, d’une croyance antique et enracinée, d’une créance indéracinable, indéracinée, que l’homme raisonnable et plein de conduite, que le laborieux était parfaitement assuré de ne jamais mourir de faim. Et même qu’il était assuré de pouvoir toujours nourrir sa famille. Qu’il trouverait toujours du travail et qu’il gagnerait toujours sa vie.
Tout cet ancien monde était essentiellement le monde de gagner sa vie.
Pour parler plus précisément ils croyaient que l’homme qui se cantonne dans la pauvreté et qui a, même moyennement, les vertus de la pauvreté, y trouve une petite sécurité totale. Ou pour parler plus profondément ils croyaient que le pain quotidien est assuré, par des moyens purement temporels, par le jeu même des balancements économiques, à tout homme qui ayant les vertus de la pauvreté consent, (comme d’ailleurs on le doit), à se borner dans la pauvreté. (Ce qui d’ailleurs pour eux était en même temps et en cela même non pas seulement le plus grand bonheur, mais le seul bonheur même que l’on pût imaginer.) (Bien se loger dans une petite maison de pauvreté.) On se demande où a pu naître, comment a pu naître une croyance aussi stupide, (notre profond secret, notre dernière et notre secrète règle, notre règle de vie secrètement caressée) ; on se demande où a pu naître, comment a pu naître une opinion aussi déraisonnable, un jugement sur la vie aussi pleinement indéfendable. Que l’on ne cherche pas. Cette morale n’était pas stupide. Elle était juste alors. Et même elle était la seule juste. Cette croyance n’était pas absurde. Elle était fondée en fait. Et même elle était la seule fondée en fait. Cette opinion n’était point déraisonnable, ce jugement n’était point indéfendable. Il procédait au contraire de la réalité la plus profonde de ce temps-là.
On se demande souvent d’où est née, comment est née cette vieille morale classique, cette vieille morale traditionnelle, cette vieille morale du labeur et de la sécurité dans le salaire, de la sécurité dans la récompense, pourvu que l’on se bornât dans les limites de la pauvreté, et par suite et enfin de la sécurité dans le bonheur. Mais c’est précisément ce qu’ils voyaient ; tous les jours. Nous, c’est ce que nous ne voyons jamais, et nous nous disons : Où avaient-ils inventé ça. Et nous croyons, (parce que c’étaient des maîtres d’école, et des curés, c’est-à-dire en un certain sens encore des maîtres d’école), nous croyons que c’était une invention, scolaire, intellectuelle. Nullement. Non. C’était cela au contraire qui était la réalité, même. Nous avons connu un temps, nous avons touché un temps où c’était cela qui était la réalité. Cette morale, cette vue sur le monde, cette vue du monde avait au contraire tous les sacrements scientifiques. C’était elle qui était d’usage, d’expérience, pratique, empirique, expérimentale, de fait constamment accompli. C’était elle qui savait. C’était elle qui avait vu. Et c’est peut-être là la différence la plus profonde, l’abîme qu’il y ait eu entre tout ce grand monde antique, païen, chrétien, français, et notre monde moderne, coupé comme je l’ai dit, à la date que j’ai dit. Et ici nous recoupons une fois de plus cette ancienne proposition de nous que le monde moderne, lui seul et de son côté, se contrarie d’un seul coup à tous les autres mondes, à tous les anciens mondes ensemble en bloc et de leur côté. Nous avons connu, nous avons touché un monde, (enfants nous en avons participé), où un homme qui se bornait dans la pauvreté était au moins garanti dans la pauvreté. C’était une sorte de contrat sourd entre l’homme et le sort, et à ce contrat le sort n’avait jamais manqué avant l’inauguration des temps modernes. Il était entendu que celui qui faisait de la fantaisie, de l’arbitraire, que celui qui introduisait un jeu, que celui qui voulait s’évader de la pauvreté risquait tout. Puisqu’il introduisait le jeu, il pouvait perdre. Mais celui qui ne jouait pas ne pouvait pas perdre. Ils ne pouvaient pas soupçonner qu’un temps venait, et qu’il était déjà là, et c’est précisément le temps moderne, où celui qui ne jouerait pas perdrait tout le temps, et encore plus sûrement que celui qui joue.
Ils ne pouvaient pas prévoir qu’un tel temps venait, qu’il était là, que déjà il surplombait. Ils ne pouvaient pas même supposer qu’il y eût jamais, qu’il dût y avoir un tel temps. Dans leur système, qui était le système même de la réalité, celui qui bravait risquait évidemment tout, mais celui qui ne bravait pas ne risquait absolument rien. Celui qui tentait, celui qui voulait s’évader de la pauvreté, celui qui jouait de s’évader de la pauvreté risquait évidemment de retomber dans les plus extrêmes misères. Mais celui qui ne jouait pas, celui qui se bornait dans la pauvreté, ne jouant, n’introduisant aucun risque, ne courait non plus aucun risque de tomber dans aucune misère. L’acceptation de la pauvreté décernait une sorte de brevet, instituait une sorte de contrat. L’homme qui résolument se bornait dans la pauvreté n’était jamais traqué dans la pauvreté. C’était un réduit. C’était un asile. Et il était sacré. Nos maîtres ne prévoyaient pas, et comment eussent-ils soupçonné, comment eussent-ils imaginé ce purgatoire, pour ne pas dire cet enfer du monde moderne où celui qui ne joue pas perd, et perd toujours, où celui qui se borne dans la pauvreté est incessamment poursuivi dans la retraite même de cette pauvreté. Nos maîtres, nos anciens ne pouvaient prévoir, ne pouvaient imaginer cette mécanique, cet automatisme économique du monde moderne où tous nous nous sentons d’année en année plus étranglés par le même carcan de fer qui nous serre plus fort au cou.
Il était entendu que celui qui voulait sortir de la pauvreté risquait de tomber dans la misère. C’était son affaire. Il rompait le contrat conclu avec le sort. Mais on n’avait jamais vu que celui qui voulait se borner dans la pauvreté fût condamné à retomber perpétuellement dans la misère. On n’avait jamais vu que ce fût le sort qui rompît le contrat. Ils ne connaissaient pas, ils ne pouvaient prévoir cette monstruosité, moderne, cette tricherie, nouvelle, cette invention, cette rupture du jeu, que celui qui ne joue pas perdît continuellement.
(…) Dans le système de nos bons maîtres, curés et laïques, et laïcisateurs, et c’était le même système de la réalité, celui qui voulait sortir de la pauvreté par en haut risquait d’en sortir, d’en être précipité par en bas. Il n’avait rien à dire. Il avait dénoncé le pacte. Mais la pauvreté était sacrée. Celui qui ne jouait pas, celui qui ne voulait pas s’en évader par en haut ne courait aucun risque d’en être précipité par en bas. Fideli fidelis, à celui qui lui était fidèle la pauvreté était fidèle. Et à nous il nous était réservé de connaître une pauvreté infidèle.
À nous il nous était réservé que la pauvreté même nous fût infidèle. Pour tout dire d’un mot à nous il nous était réservé que le mariage même de la pauvreté fût un mariage adultère.
En d’autres termes ils ne pouvaient prévoir, ils ne pouvaient imaginer cette monstruosité du monde moderne, (qui déjà surplombait), ils n’avaient point à concevoir ce monstre d’un Paris comme est le Paris moderne où la population est coupée en deux classes si parfaitement séparées que jamais on n’avait vu tant d’argent rouler pour le plaisir, et l’argent se refuser à ce point au travail.
Et tant d’argent rouler pour le luxe et l’argent se refuser à ce point à la pauvreté. En d’autres termes, en un autre terme ils ne pouvaient point prévoir, ils ne pouvaient point soupçonner ce règne de l’argent. Ils pouvaient d’autant moins le prévoir que leur sagesse était la sagesse antique même. Elle venait de loin. Elle datait de la plus profonde antiquité, par une filiation temporelle, par une descendance naturelle que nous essayerons peut-être d’approfondir un jour.
Il y a toujours eu des riches et des pauvres, et il y aura toujours des pauvres parmi vous[1] et la guerre des riches et des pauvres fait la plus grosse moitié de l’histoire grecque et de beaucoup d’autres histoires et l’argent n’a jamais cessé d’exercer sa puissance et il n’a point attendu le commencement des temps modernes pour effectuer ses crimes. Il n’en est pas moins vrai que le mariage de l’homme avec la pauvreté n’avait jamais été rompu. Et au commencement des temps modernes il ne fut pas seulement rompu, mais l’homme et la pauvreté entrèrent dans une infidélité éternelle. Quand on dit les anciens, au regard des temps modernes, il faut entendre ensemble et les anciens Anciens et les anciens chrétiens. C’était le principe même de la sagesse antique que celui qui voulait sortir de sa condition les dieux le frappaient sans faute. Mais ils frappaient beaucoup moins généralement celui qui ne cherchait pas à s’élever au-dessus de sa condition. Il nous était réservé, il était réservé au temps moderne que l’homme fût frappé dans sa condition même. »
Charles Péguy, L’Argent (1913)
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L'essence
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« Je ne croyais nullement, en me donnant la mort, contredire à l'idée que j'ai toujours sentie vivante en moi de l'immortalité. C'était, au contraire, parce que je croyais à l'immortalité que je me précipitais si vivement vers la mort. Je professais que ce qu'on appelle la mort n'est qu'un seuil et qu'au-delà continue la vie, ou du moins, quelque chose de ce qu'on appelle la vie, quelque chose qui en est l'essence. »
Pierre Drieu La Rochelle, Récit secret
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Un peuple qui croît dans l’habitude d’une mauvaise littérature est un peuple sur le point de lâcher prise sur son empire et sur lui-même
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« Le langage est le principal moyen qu’ont les humains de communiquer. Si le système nerveux d’un animal ne transmet plus de sensations ou de stimuli, l’animal dépérit. Si la littérature d’une nation décline, cette nation s’atrophie et périclite.
Votre législateur ne peut inventer des lois pour le bien du peuple, votre chef ne peut commander, votre peuple (s’il s’agit d’un pays démocratique) ne peut instruire ses « représentants » de ses besoins, que grâce au langage.
Le langage nébuleux des escrocs ne sert que les tentatives temporaires. (…) L’homme d’Etat ne peut gouverner, le savant ne peut communiquer ses découvertes, les hommes ne peuvent se mettre d’accord sur ce qu’il convient de faire, sans le langage, et toutes leurs actions, toutes les conditions de leur vie sont affectées par les défauts ou les qualités de leur langue.
Un peuple qui croît dans l’habitude d’une mauvaise littérature est un peuple sur le point de lâcher prise sur son empire et sur lui-même. Et ce laisser-aller n’est en rien aussi simple et aussi scandaleux qu’une syntaxe abrupte et désordonnée. »
Ezra Pound, ABC de la lecture, Idées NRF 1967
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Des pédérastes, des drogués, des eunuques
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« De mon temps, déclara la Baronne en guise de diversion, il y avait encore quelques hommes. Ils m’ont aimée ; mais ils ont été tués à la guerre. Maintenant il n’y a que des pédérastes (excusez-moi, rigola-t-elle en se tournant vers le thomiste et le communiste), des drogués, des eunuques. »
Pierre Drieu La Rochelle, Le souper de réveillon. 1936
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21/07/2014
L’abjuration est accomplie
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« Le centralisme fasciste n’a jamais réussi à faire ce qu’a fait le centralisme de la société de consommation. Le fascisme proposait un modèle, réactionnaire et monumental, qui est toutefois resté lettre morte. Les différentes cultures particulières (paysanne, prolétaire, ouvrière) ont continué à se conformer à leurs propres modèles antiques : la répression se limitait à obtenir des paysans, des prolétaires ou des ouvriers leur adhésion verbale. Aujourd’hui, en revanche, l’adhésion aux modèles imposés par le Centre est totale et sans conditions. Les modèles culturels réels sont reniés. L’abjuration est accomplie. On peut donc affirmer que la "tolérance" de l’idéologie hédoniste, défendue par le nouveau pouvoir, est la plus terrible des répressions de l’histoire humaine. Comment a-t-on pu exercer pareille répression ? A partir de deux révolutions, à l’intérieur de l’organisation bourgeoise : la révolution des infrastructures et la révolution du système des informations. Les routes, la motorisation, etc. ont désormais uni étroitement la périphérie au Centre en abolissant toute distance matérielle. Mais la révolution du système des informations a été plus radicale encore et décisive. Via la télévision, le Centre a assimilé, sur son modèle, le pays entier, ce pays qui était si contrasté et riche de cultures originales. Une œuvre d’homologation, destructrice de toute authenticité, a commencé. Le Centre a imposé - comme je disais - ses modèles : ces modèles sont ceux voulus par la nouvelle industrialisation, qui ne se contente plus de "l’homme-consommateur", mais qui prétend que les idéologies différentes de l’idéologie hédoniste de la consommation ne sont plus concevables. Un hédonisme néo-laïc, aveugle et oublieux de toutes les valeurs humanistes, aveugle et étranger aux sciences humaines. »
Pier Paolo Pasolini, Ecrits corsaires
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