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06/11/2013

Le poète ne fait que sentir sa mission, l’appel invisible qui lui est adressé

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« Cet héroïsme d’Hölderlin est d’une beauté si ineffable, précisément parce qu’il est sans aucune fierté, sans aucune confiance dans la victoire. Le poète ne fait que sentir sa mission, l’appel invisible qui lui est adressé ; il ne fait que croire à sa vocation, mais non pas au succès. Jamais, lui, qu’il est si facile de blesser infiniment, jamais il ne sent en lui la force de cet invulnérable Siegfried devant quoi doivent se briser tous les traits du destin ; jamais il ne se voit victorieux ou triomphant. Et c’est ce sentiment mélancolique, la conscience qu’il a d’être accompagné dès son entrée dans la vie par une ombre perpétuelle, qui donne à sa lutte un caractère si héroïque. Il ne faut pas confondre la foi indicible qu’a Hölderlin dans la poésie, en laquelle il voit le sens suprême de la vie, avec un sentiment personnel de sa valeur comme poète : aussi fanatique était la foi qu’il avait dans sa mission, aussi humble il était par rapport à son propre mérite. Rien ne lui est plus étranger que la confiance virile et presque maladive qu’a en lui-même un Nietzsche, qui a pris comme devise ces mots : pauci mihi satis, unus mihi satis, nullus mihi satis. Une parole prononcée à la légère peut décourager Hôlderlin et l’amener à douter de ses dons personnels ; un refus de la part de Schiller peut le troubler pendant des mois. Comme un enfant, comme un écolier, il s’incline devant les plus misérables versificateurs, devant un Conz, un Neuffer, mais sous cette modestie personnelle, sous cette faiblesse extérieure de l’être, se cache, dure comme l’acier, la volonté de poésie, l’acceptation du sacrifice. "Oh, mon cher, écrit-il à un ami, quand reconnaîtra-t-on parmi nous que la force la plus haute dans sa manifestation est en même temps la plus modeste et que, lorsque le divin se manifeste chez un homme, ce ne peut jamais être sans une certaine humilité, une certaine tristesse." Son héroïsme n’est pas celui d’un guerrier, l’héroïsme de la violence ; c’est celui du martyr, c’est le joyeux consentement à souffrir pour une chose invisible et à se laisser anéantir pour son idée, pour sa foi. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Ce secret de la pureté totale qu’il faut conserver avant tout

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« Cette fermeté intérieure, ce secret de la pureté totale qu’il faut conserver avant tout, cette volonté de se livrer de toute son âme à l’absolu de la vie, c’est là la force la plus vraie et la plus efficace d’Hölderlin, de ce tendre et humble adolescent. Il sait que la poésie, que l’infini ne peut être atteint en partageant son coeur et son esprit et en n’y consacrant qu’une partie superficielle et fugitive : celui qui veut annoncer les choses divines doit se vouer à elles, doit s’y sacrifier complètement. La conception qu’Hölderlin a de la poésie est d’ordre sacramentel : le poète véritable, celui qui a la vraie vocation, doit renoncer à tout ce que la terre donne aux autres humains, pour la seule faveur de pouvoir s’approcher de la divinité ; lui, le serviteur des éléments, il doit demeurer au milieu d’eux, dans une sainte inquiétude et dans un danger purificateur. On ne peut rencontrer l’infini que si l’on se donne à lui tout entier : tout partage de la volonté n’atteint qu’un but inférieur. Dès la première heure, Hölderlin comprend la nécessité de l’absolu : avant même de quitter le séminaire théologique, il est résolu à ne pas devenir pasteur, à ne jamais se lier étroitement à l’existence terrestre, mais à être uniquement « gardien de la flamme sacrée ». Il ne connaît pas la route à suivre, mais il sait quel est le but qu’il faut viser. Et comme, avec la merveilleuse puissance de l’esprit, il se rend compte de tout ce à quoi l’expose sa faiblesse devant la vie, il s’adresse à lui-même, pour se rassurer, ces paroles de consolation :

"Est-ce que tous les vivants ne sont donc pas tes frères ?

Est-ce que la Parque elle-même ne te nourrira pas, dans ton office ?
C’est pourquoi continue de passer tranquillement

À travers l’existence, sans avoir peur de rien.

Que tout ce qui arrive soit béni de toi."

Et c’est ainsi que, résolument, il entre sous le ciel de sa destinée. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Le sentiment de l’obscurité universelle

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« C’est donc ici, si tôt, dans la pénombre de l’enfance, durant les années décisives de la formation que commence, dans l’être d’Hölderlin, cette déchirure incurable, cette césure implacable entre le monde réel et son monde à lui. Et cette déchirure ne se cicatrisera jamais : éternellement il gardera le sentiment d’être un enfant exilé dans un horizon lointain, éternellement il gardera la nostalgie d’une patrie bienheureuse prématurément perdue, qui parfois lui apparaît comme un mirage, dans un nuage poétique, fait de pressentiments et de souvenirs, de rêves et de musique. Sans cesse, cet éternel enfant se sent arraché des cieux de sa jeunesse, de ses premières pensées, d’un monde primitif et inconnu, il se sent brutalement précipité sur cette dure terre, dans une sphère qui lui est contraire ; et c’est depuis ces tendres années, depuis cette première rencontre brutale avec la réalité que suppure dans son âme blessée le sentiment de l’obscurité universelle.  »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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05/11/2013

"Une belle mort est souvent la meilleure des vies."

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Stefan Zweig avec son épouse, Lotte Zweig



Stefan Zweig et son épouse, morts, après leur suicide commun

« Kleist est le grand poète tragique de l’Allemagne, non par sa volonté mais uniquement parce qu’il a subi sa nature tragique et parce que sa vie fut une tragédie : c’est justement ce qu’il y a en lui de sombre, d’opposé, de bridé et en même temps d’exalté, de prométhéen, qui rend ses drames inimitables, qui leur donne cette force particulière incompatible avec la froide intelligence d’un Hebbel ou l’ardeur instable d’un Grabbe. Son destin et son atmosphère sont parties intégrantes de son oeuvre ; c’est pourquoi il nous paraît étrange, voire absurde que l’on se soit souvent demandé jusqu’où il aurait conduit le drame allemand s’il avait échappé à sa destinée. L’essence de son être était tension et exaltation, la signification impérieuse de son destin était la destruction de lui-même par l’excès : aussi sa mort volontairement précoce est autant son chef-d’oeuvre que le Prince de Hombourg : car il faut toujours qu’à côté des puissants, qui dominent la vie, comme Goethe, il surgisse de temps en temps un homme qui dompte la mort et fasse d’elle un poème pour les siècles futurs. "Une belle mort est souvent la meilleure des vies." L’infortuné Günther qui a écrit ce vers à sa propre intention ne sut pas la réaliser, cette belle mort, il se laissa glisser dans le malheur et s’éteignit comme une veilleuse. Par contre Kleist, véritable tragique, parvient à faire de sa souffrance un monument impérissable. Toute douleur à un sens, quand la grâce de la création lui est accordée ; elle devient alors la plus grande magie de la vie. Car seul celui dont l’âme est déchirée connaît la soif de la perfection, seul celui qui est traqué atteint l’infini. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche



La tombe de Kleist avec un vers tiré de sa pièce Le Prince de Hombourg : « Nun, o Unsterblichkeit, bist du ganz mein. » (« Maintenant, ô immortalité, tu es toute à moi. ») Sur la gauche, la tombe d'Henriette Vogel, la femme qui l'accompagna dans la mort volontairement...

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Une oeuvre d’une envolée suprême, comparable aux dithyrambes dionysiaques de Nietzsche et aux chants nocturnes de Hölderlin

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« C’est dans cette seule et unique occasion que la langue, que l’âme de Kleist se libère de sa contrainte ; pour la première fois sa voix sourde et oppressée chante un air joyeux. En dehors de sa compagne, personne ne l’a vu pendant ses derniers jours ; mais, on le sent, son regard devait être celui d’un homme ivre, un reflet de la joie qui l’inondait devait éclairer son visage. Il se surpasse dans tout ce qu’il fait, dans tout ce qu’il écrit ; les lettres concernant sa mort sont, à mon avis, ce qu’il a produit de plus parfait, une oeuvre d’une envolée suprême, comparable aux dithyrambes dionysiaques de Nietzsche et aux chants nocturnes de Hölderlin : on y respire une atmosphère de mondes inconnus, une légèreté supraterrestre. La musique, son penchant le plus profond, que durant sa jeunesse il cultivait secrètement dans le calme de sa chambre, mais qui se refusait obstinément à la lèvre crispée du poète, la musique lui livre son mystère et le voici débordant de rythme et de mélodie. C’est alors qu’il écrit son seul vrai poème, sa Litanie funèbre, délire mystique d’amour, poème aux lueurs sombres et crépusculaires, mi-balbutiement, mi-prière et pourtant d’une beauté magique qui dépasse les sens. Toute sa raideur, toute sa dureté et sa raison, cette froide lumière de l’esprit qui, jadis, glaçait son enthousiasme, se dissolvent en musique. La rigidité prussienne, la crispation de son style se change en une exquise mélodie – sa langue, ses sentiments sont aériens, il n’appartient plus à la terre. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Kleist, l’éternel exagérateur, ranime de son souffle puissant le feu caché de sa résolution

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« La vie ne l’avait que trop bien préparé : elle l’avait déçu, humilié, asservi, piétiné. Mais, avec une énergie magnifique, il se redresse une dernière fois et fait de sa mort une tragédie héroïque. L’artiste qu’il y a en Kleist, l’éternel exagérateur, ranime de son souffle puissant le feu caché de sa résolution ; son coeur bondit d’allégresse et de félicité depuis qu’il est sûr de mourir quand il voudra, depuis qu’il est, comme il dit, "tout à fait mûr pour la mort", depuis qu’il sait que ce n’est plus la vie qui le commande, mais lui qui commande à la vie. Et celui qui, à l’opposé de Goethe, n’a jamais accepté franchement l’existence, consent à présent librement, joyeusement au trépas : son accent est sublime et pour la première fois tout son être vibre sans dissonance, avec la pureté de son d’une cloche. Toute raideur, toute matité a disparu ; désormais chaque mot qu’il prononce, qu’il écrit résonne magnifiquement sous le marteau du destin. Déjà il respire, le jour ne lui fait plus mal, déjà son âme épanouie reflète l’infini ; l’offensante vulgarité des choses s’efface, l’illumination de son être devient son univers et il réalise avec ravissement les vers d’Hombourg, attendant sa fin :

Désormais, immortalité, tu m’appartiens tout entière !

L’éclat multiple de ton soleil

Traverse le bandeau qui couvre mes yeux.

Je sens des ailes me soulever,

Mon esprit s’élance dans les calmes espaces éthérés ;

Et comme le navire emporté par le souffle du vent

Voit s’effacer à l’horizon le port bruyant,

Toute ma vie s’enfonce dans un crépuscule :

Tantôt j’en distingue encore les formes et les couleurs,

Tantôt tout disparaît sous moi dans un brouillard.

L’exaltation qui n’a cessé de l’entraîner dans les fourrés de la vie lui réserve à la fin une félicité. Au dernier moment cet être déchiré se ressaisit, son conflit s’apaise dans la grandeur du sentiment. À l’instant où, froidement, volontairement, il entre dans les ténèbres, son ombre le quitte : le démon de sa vie s’échappe de son corps meurtri comme la fumée d’un foyer et se dissout dans l’éther. À la dernière heure le fardeau et la douleur de Kleist disparaissent et son démon se change en musique. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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04/11/2013

Soudain au milieu de ce silence, une voix tragique parle à son coeur

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« Soudain au milieu de ce silence, le plus effroyable qui ait jamais enveloppé un génie – sauf Nietzsche, peut-être –, une voix tragique parle à son coeur ; il entend un appel qui, toute sa vie, aux heures de découragement, de désespoir a résonné en lui : l’appel de la mort. Depuis sa jeunesse l’idée de suicide le hante ; de même qu’il s’était alors établi un plan de vie, depuis longtemps il avait prémédité son plan de mort. Sans cesse, dans ses moments d’impuissance, la pensée d’en finir s’impose à lui, elle surgit dans son âme comme un sombre rocher quand le flot de la passion, la vague écumante de l’espoir se retirent. Ses invocations enflammées à la mort sont innombrables dans les lettres et dans les conversations de Kleist ; on pourrait presque émettre ce paradoxe qu’il ne supportait la vie que parce qu’il était prêt, à toute heure, à l’abandonner. Il a toujours désiré mourir, et s’il a hésité jusqu’ici ce n’est pas par peur, mais par amour de l’outrance, de l’excessif, car sa mort, elle aussi, Kleist la veut grandiose, enthousiaste, surhumaine : il ne veut pas se tuer lâchement, lamentablement, il désire, comme il l’écrit à Ulrique dans sa lettre célèbre, une mort sublime. La lugubre pensée de la mort a chez Kleist un accent joyeux, elle est empreinte d’une voluptueuse ivresse ; il veut s’y plonger comme dans une profonde couche nuptiale, et dans un étonnant croisement d’idées – son érotisme, auquel il n’a jamais pu donner libre cours, se déverse dans toutes les profondeurs de son être – il rêve d’une mort mystique, d’une mort d’amour, d’une fin bienheureuse à deux. Une sorte de peur primitive – immortalisée dans une scène du Prince de Hombourg – lui fait craindre, à lui, le solitaire, que la solitude de sa vie ne se prolonge dans l’éternité : tout jeune encore ne propose-t-il pas avec enthousiasme à tous ceux qu’il aime de mourir avec lui ? L’homme le plus assoiffé d’amour durant sa vie cherche une mort d’amour. Pendant son séjour sur terre aucune femme ne peut satisfaire à sa démesure, aucune ne peut le suivre dans sa furieuse exaltation, personne, ni sa fiancée, ni Ulrique, ni Marie von Kleist, n’est à la hauteur de ses exigences ; seule la mort, ce superlatif, ce qu’on ne peut surpasser, pourrait satisfaire l’érotisme inassouvi d’un Kleist – Penthésilée nous a révélé ses ardeurs. Aussi la seule femme qu’il attend, l’unique est celle qui voudra mourir avec lui, qui sera capable de ce sentiment extrême, absolu ; il préfère "la tombe qu’il partagera avec elle à la couche de toutes les impératrices du monde", écrit-il avec jubilation. Il offre donc avec insistance, presque, à tous ceux qui lui sont chers, de faire avec lui le saut dans l’éternité. Il déclare à Caroline von Schiller – qu’il connaissait à peine – qu’il est prêt "à la tuer et à se tuer ensuite". Il essaie de séduire son ami Rühle par des paroles flatteuses et passionnées : "L’idée ne me quitte pas que nous devons faire encore quelque chose ensemble – viens, faisons quelque chose de grand et mourons ! Mourons d’une de ces morts innombrables dont nous sommes déjà morts et dont nous mourrons encore ! Ce sera comme si nous passions d’une pièce dans une autre." Comme toujours, chez Kleist, la froide pensée devient passion, ardeur, extase. Il se grise de plus en plus à l’idée de mettre fin d’une façon grandiose, par une manifestation unique, par un suicide héroïque, à l’émiettement lent et progressif des forces qui luttent en lui, d’échapper à la vanité, à la servitude, au fardeau de la vie, pour se précipiter dans une mort fantastique accompagnée par toutes les fanfares de l’ivresse et de l’extase : son démon se révolte, car il a hâte de retourner dans l’infini. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Les cris d’un dieu déchiré ou d’un animal torturé

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« La démesure est encore bien plus visible dans ce portrait sublime d’un homme étrange qu’est sa correspondance. Jamais poète ne s’est mis aussi à nu devant le monde que Kleist dans les quelques lettres qu’on a conservées de lui. À mon avis, on ne peut les comparer aux documents psychologiques de Goethe et de Schiller, parce que la sincérité de Kleist est infiniment plus hardie, plus profonde et plus intégrale que les stylisations involontaires, que les confessions toujours subordonnées à l’esthétique des classiques. Conformément à sa nature, Kleist dépasse la mesure même de l’aveu ; il donne aux dissections les plus féroces de son être une note de joie mystérieuse, non seulement il aime la vérité mais il éprouve à la dire une sorte de volupté qui le plonge dans une extase sublime au milieu des plus cruelles souffrances. Rien de plus déchirant que les gémissements de son coeur qui semblent venir du plus haut des nues et font penser au cri spasmodique d’un aigle blessé à mort ; rien de plus grandiose que l’héroïque pathos de cette poignante solitude : on croirait entendre les plaintes de Philoctète empoisonné, qui, loin de ses frères, seul sur son île, invective les dieux. Lorsque tourmenté du désir de se connaître il se met à nu devant nous, rien d’impudique ne nous blesse, c’est le corps d’un être qui saigne et qui vient d’échapper à la mort. Il y a là des cris jaillis du plus profond de l’âme humaine, des cris d’un dieu déchiré ou d’un animal torturé, auxquels succèdent des paroles d’une terrible lucidité, d’une clarté trop intense qui éblouit les yeux. Nulle part ailleurs que dans ses lettres il ne pouvait se livrer de façon aussi complète, aucune autre de ses oeuvres n’est aussi profondément empreinte de sa dualité faite de retenue et d’excès, d’extase et d’analyse, de discipline et de passion, de prussianisme et d’élémentarisme. Peut-être que dans le manuscrit disparu intitulé "Histoire de mon âme" ces flammes et ces éclairs ne formaient-ils qu’un seul et même flambeau ; malheureusement cette oeuvre, qui n’était sans doute pas un compromis de "poésie et de vérité", mais l’exaltation de la vérité elle-même, est perdue pour nous. Ici, comme toujours, le destin a coupé la parole à l’auteur et a empêché "l’homme inexprimable" qu’il y avait en lui de nous révéler son plus intime secret afin que nous ne le voyions jamais vraiment seul mais toujours accompagné de son démon. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Il est non seulement sincère, mais, par son exaltation, vrai au-delà de toute vérité

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« Kleist, à première vue, semble ainsi s’apparenter à ses contemporains, les romantiques ; mais entre l’amour du merveilleux, la crédulité mi-voulue mi-naïve de ces poètes et son amour forcé du fantastique et de l’étrange, il y a tout un abîme : chez les romantiques "le merveilleux" est un attrait de la nature, chez Kleist "l’étrange" est une maladie. Un Novalis veut croire et se bercer dans sa croyance, un Eichendorff, un Tieck s’efforcent de transformer en jeu et en musique la dureté et l’absurdité de la vie ; Kleist, lui, veut découvrir le secret qui se cache derrière les choses, le palper en le grossissant, son regard scrutateur et impitoyable sonde le fond du surnaturel. Plus l’événement est extraordinaire, plus il est porté à le raconter avec précision, il met une espèce de crânerie à donner de l’insaisissable une relation positive : son esprit passionné s’enfonce ainsi comme une vrille jusque dans la sphère la plus profonde où le merveilleux de la nature et le démoniaque de l’homme fêtent leurs noces mystérieuses. C’est ainsi qu’il se rapproche de Dostoïevski plus qu’aucun autre Allemand : les personnages de Kleist sont aussi des nerveux et leurs nerfs ont des antennes douloureuses qui les relient avec les forces cachées de la nature. Comme Dostoïevski il est non seulement sincère, mais, par son exaltation, vrai au-delà de toute vérité : de là cette atmosphère vitreuse et oppressante comme un ciel d’orage suspendue au-dessus du paysage de son âme, où, alternant avec une imagination inquiète, la froide raison est brusquement emportée par le vent furieux de la passion. Certes il est plein de réalités, magnifique, incomparable, presque, le paysage psychique de Kleist, mais il est difficile à supporter, cependant ; personne ne peut s’y attarder longtemps et lui-même ne put l’endurer que dix ans, parce qu’avec ses brusques contrastes de chaleur et de froid il exige une tension continuelle des nerfs, surexcite les sentiments et condamne à l’inquiétude. Impossible de lui résister toute une vie, son atmosphère est trop lourde, son ciel pèse trop sur l’âme, il est trop chaud et le soleil n’y brille pas assez, la lumière y est trop crue, l’espace trop restreint. Même en temps qu’artiste Kleist n’a pas de patrie, ses pieds ne reposent sur rien de solide dans sa course effrénée. Il est en deçà et au-delà de ce qui existe et nulle part chez lui. Éternellement en lutte avec lui-même, il vit dans le merveilleux sans y croire et crée le réel sans l’aimer. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Il vivait en étranger, en ennemi, dans sa sphère et dans son temps

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« Si Kleist connaissait l’essence des choses, il n’en était pas de même de leur surface ; il vivait en étranger, en ennemi, dans sa sphère et dans son temps, il ne comprenait guère plus le liant et la modération des autres qu’eux ne s’expliquaient sa taciturnité, ses exagérations et son fanatisme. Sa psychologie était sans défense, peut-être même aveugle, vis-à-vis du type commun, vis-à-vis des phénomènes d’ordre moyen : elle ne se manifeste dans toute son acuité que là où il amplifie violemment les sentiments, où il élève les hommes à des dimensions extraordinaires. Il n’est relié au monde extérieur qu’à travers les passions, la démesure du monde intérieur ; son isolement ne cesse que là où la nature de l’homme est démoniaque ; comme certains animaux, il ne voit pas en plein jour, mais seulement dans le clair-obscur du sentiment, dans le crépuscule et la nuit du coeur. La partie la plus profonde, la partie volcanique de la nature humaine semble la seule qui lui soit familière. Là, dans le chaos des passions primitives, se déploie sa clairvoyante et audacieuse imagination : c’est à peine s’il accorde un geste ou un regard à la surface de la vie, à la dure et froide enveloppe de l’existence quotidienne, à sa forme extérieure banale. Trop impatient pour se livrer à de sévères observations, à des expériences longues et positives, il force par la chaleur la croissance démesurée des événements ; ce qui l’intéresse dans l’homme ce n’est que sa flamme, sa passion. En somme il n’a pas peint des individus, mais son démon a reconnu en eux, sous leur écorce terrestre, des frères, des êtres démoniaques comme lui. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Johnny Winter : Highway 61 Revisited

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Johnny Winter reprend la légendaire chanson "Highway 61 Revisitedde Bob Dylan avec une gouaille unique...

 

 

Johnny Winter

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03/11/2013

Ceci n'est plus une femme...

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Voluptueusement il poussait ses rêves et ses personnages jusqu’aux dernières limites du possible

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« Jamais Kleist ne put se décider à prêter, comme Goethe, "de la valeur au monde", et c’est pourquoi il ne lui fut pas donné "de jouir de sa valeur". Tous ses héros périssent de sa propre insatisfaction de l’univers : enfants tragiques d’un vrai poète tragique, sans cesse ils veulent se dépasser et se brisent la tête contre les portes de fer de la destinée. L’esprit conciliateur de Goethe, qui s’accommodait de la vie avec une sage résignation, devait forcément se communiquer à ses personnages, à ses conflits, qui, pour cette raison, n’atteignirent jamais à la grandeur antique, même quand ils empruntaient la toge et le cothurne. Faust comme le Tasse finissent par se calmer et s’apaiser, à échapper à leur moi dangereux. Il connaissait, il redoutait et l’avouait, le sage parmi les sages, la force destructrice du vrai tragique. De son regard d’aigle il apercevait toute la profondeur de son propre abîme, mais sa prudence et sa sagesse l’empêchaient de s’y précipiter. Kleist, par contre, fut téméraire et imprudent : voluptueusement il poussait ses rêves et ses personnages jusqu’aux dernières limites du possible, sachant bien qu’ils l’entraîneraient dans l’abîme. Il voyait l’univers comme une tragédie, il fit donc des tragédies avec son univers et la plus belle, la plus grande de toutes ce fut sa propre vie. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Joe Bonamassa & Eric Clapton : "Further on Up the Road"

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Further on Up the Road

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02/11/2013

C'est pas paske...

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Tant qu’il la maîtrise, sa langue est virile et forte, mais quand l’émotion devient passion, le verbe lui échappe et se perd dans un chaos d’images

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« Cette force supérieure asservissant sa volonté se manifeste également dans la langue dramatique de Kleist ; elle est comme le souffle d’un nerveux, tantôt agitée, écumante, débordante, tantôt brève et hachée : un simple cri ou un soupir. Son style va sans cesse d’un extrême à l’autre : parfois merveilleusement plastique dans son laconisme, ramassé, frappé comme une médaille, il passe sous l’effet de l’exaltation à un hyperbolisme sans frein. Kleist a souvent des réussites uniques, resplendissantes de vigueur, pleines de sève, d’autres fois l’émotion à peine éclose se brise avec emphase. Tant qu’il la maîtrise, sa langue est virile et forte, mais quand l’émotion devient passion, le verbe lui échappe et se perd dans un chaos d’images. Jamais Kleist ne domine tout à fait son discours ; cependant il est toujours maître du détail. Ses vers ne coulent pas harmonieusement, ils jaillissent, fusent, giclent dans un bouillonnement de passions ; de même que ses personnages, quand il leur inocule sa fièvre, n’arrivent plus à refréner leur exaltation, lui ne parvient pas à discipliner ses mots : quand Kleist s’abandonne à sa spontanéité, libérant ainsi son moi le plus profond, il est vaincu par sa démesure. Aussi, à part sa Litanie funèbre – véritable incantation –, aucun poème ne lui réussit, parce que l’alternance de barrages et de chutes, qui ne produit que des remous, est incapable de donner au cours du fleuve une allure paisible et régulière. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Chaque fois il met en jeu son être total, sa vie spirituelle entière

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« Mais il n’échappera pas à son démon en le recouvrant de livres et de recueils. Subitement, en l’espace d’une nuit, d’une heure, le premier plan de vie de Kleist est détruit, c’en est fini de sa religion de la raison, de sa croyance en la science. Il a lu Kant, l’ennemi juré de tous les poètes allemands, leur séducteur et leur destructeur, et cette lumière froide, trop claire, éblouit son regard. Il se voit obligé de reconnaître la faillite de ses chères convictions, d’abjurer sa foi en la vertu de la culture, en la possibilité de connaître la vérité : "Nous ne pouvons pas déterminer si ce que nous appelons la vérité est vraiment la vérité ou si cela ne nous apparaît que comme tel." La "pointe de cette pensée le transperce au plus intime, au plus sacré de son être" et, profondément ébranlé, il s’écrie : "Mon but suprême et unique s’est effondré, me voilà sans objectif." Son plan de vie a croulé, Kleist est de nouveau seul avec lui-même, avec ce moi terrible, pesant, mystérieux, qu’il ne sait comment dompter. Et ce qui rend ses effondrements si atroces et si redoutables, c’est que chaque fois il met en jeu son être total, sa vie spirituelle entière. Quand Kleist perd sa foi ou sa passion, il perd tout ; ce qui fait son tragique et sa grandeur, c’est qu’il se donne toujours complètement et sans réserve à un sentiment, sans possibilité de revenir en arrière : jamais il ne peut se libérer autrement que par l’explosion et la destruction. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Mais qu’il se sentît inférieur à lui-même c’est ce qui brisait sans cesse sa fierté

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« Cette dualité entre ce qu’il était et ce qu’il eût voulu être, cette perpétuelle lutte entre l’instinct et ce qui le contrarie, firent son malheur. C’était un homme à l’imagination enflammée, démesuré comme un Russe, sanglé dans l’uniforme d’un soldat prussien : il avait d’immenses désirs auxquels une conscience rigoureuse et impérative lui interdisait de céder. Son esprit avait besoin d’idéalisme, mais il ne l’exigeait pas du monde, comme Hölderlin, cet autre tragique de l’esprit : Kleist voulait être pur, mais ne réclamait pas d’autrui la pureté. Que personne parmi ses amis, parmi les femmes qu’il rencontra, parmi l’humanité ne l’eût satisfait, cela n’eût pu l’abattre. Mais qu’il se sentît inférieur à lui-même, aux désirs mauvais qui bouillonnaient en lui, qu’il n’arrivât pas, si ardent qu’il fût, à se façonner comme il l’entendait, c’est ce qui brisait sans cesse sa fierté : d’où ce ton accusateur dans ses lettres, ce mépris et ce dégoût de lui-même, ce sentiment de culpabilité qui l’accablait. Toujours il est en train de faire son procès, toujours il se juge, et avec inflexibilité, car si « son ambiance était sévère », c’est en lui que régnait la plus grande sévérité. Quand Kleist s’examinait intérieurement – et il avait le courage de regarder jusqu’au tréfonds de son coeur – la stupeur le glaçait. Il se voyait tout autre qu’il l’eût voulu, lui d’une exigence sans pareille envers soi. Car on vit rarement homme ayant d’aussi grandes prétentions morales vis-à-vis de lui-même et ce avec une telle incapacité de réaliser l’idéal qu’il s’était imposé. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Seul le démon lui reste fidèle

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« La plupart de ceux qui le rencontraient ne le remarquaient pas ou l’évitaient avec une gêne mêlée d’effroi. Ceux qui le connaissaient l’aimaient, et ils l’aimaient avec passion : mais une secrète angoisse les faisait frissonner, eux aussi, en sa présence et leur paralysait le coeur et la main. Quand cet être fermé s’ouvrait à quelqu’un, il laissait voir toute sa profondeur ; mais on s’apercevait aussitôt que cette profondeur était un abîme. Personne n’est heureux à ses côtés, et cependant il exerce sur ses proches un attrait magique. Aucun de ceux qui l’ont connu ne le délaisse complètement, et pourtant personne ne peut rester longtemps près de lui : impossible de supporter son atmosphère écrasante, la chaleur de ses passions, ses exigences exagérées (il demande presque à tous de mourir avec lui !). On veut aller vers lui, mais on appréhende son démon ; on se rend compte qu’il n’est qu’à deux doigts de la mort. Un soir, à Paris, que Pfühl ne le trouve pas chez lui, il se précipite à la Morgue. Marie von Kleist n’ayant pas de ses nouvelles depuis une semaine lance son fils à sa poursuite pour qu’il empêche un malheur. Ceux qui ne le connaissent pas le croient froid et indifférent ; ceux qui le connaissent tressaillent de frayeur devant le feu sombre qui le dévore. Ainsi, personne ne peut vivre à son contact et le soutenir ; pour les uns il est trop froid, pour les autres trop ardent. Seul le démon lui reste fidèle. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Howlin' Wolf : Shake For Me

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Howlin' Wolf

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01/11/2013

Ceci n'est plus une femme...

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Ainsi j’éprouve toujours une sorte d’effroi quand je dois découvrir à quelqu’un le plus intime de moi-même.

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« Kleist a reconnu de façon émouvante dans une lettre cette incapacité de parler, l’existence de ce sceau sur ses lèvres. "Il manque aux hommes, écrit-il, un moyen d’expression. La parole, le seul que nous connaissions, ne convient pas ; elle ne saurait peindre l’âme, elle n’en donne que des lambeaux. Ainsi j’éprouve toujours une sorte d’effroi quand je dois découvrir à quelqu’un le plus intime de moi-même." Il restait donc muet, non par inertie ou paresse, mais par un sentiment de pudeur excessif, et ce silence méditatif, morne et lourd qu’il gardait pendant des heures au milieu de ses compagnons était la seule chose en lui qui, outre son air absent, frappât les hommes. Quand il prenait la parole, il lui arrivait de s’arrêter soudain et de regarder fixement devant lui (toujours dans les profondeurs du gouffre invisible) ; Wieland raconte qu’à table il marmottait souvent entre ses dents avec lui-même, ayant l’air d’un homme qui se croit seul, dont les pensées sont ailleurs. Il ne savait pas être naturel dans la conversation, son mépris des conventions, son manque de courtoisie étaient tels que tandis que les uns soupçonnaient avec malaise "quelque chose de sombre et d’étrange" dans cet hôte de pierre, les autres étaient révoltés par sa causticité, son cynisme, sa brutale franchise, quand, irrité par son propre silence, il lui arrivait de sortir violemment de lui-même. Autour de lui ne soufflait pas la douce brise d’une agréable causerie, de sa parole, de son être n’émanait aucun rayonnement de sympathie. Celle qui, de tous, le comprenait le mieux, Rahel Varnhagen, a dit fort justement que "son ambiance était sévère". Elle-même, qui s’entendait si bien à décrire et à raconter, ne le montre que du dedans, elle ne nous donne que son atmosphère, non son portrait physique. Il reste donc, pour nous, l’invisible, "l’inexprimable". »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Il tenait tout renfermé en lui-même

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« Kleist sait depuis le début que cette force le conduit à l’abîme, mais il ne se rend pas toujours compte s’il le fuit ou s’il y court. Parfois ses mains semblent cramponnées à la vie, enfoncées dans la dernière motte de terre qui puisse arrêter sa chute. Il cherche alors un appui contre la puissante attraction du gouffre, il veut s’enchaîner à sa sœur, à des femmes, à des amis, pour ne pas y tomber. D’autres fois, au contraire, il éprouve le désir languide de s’y précipiter. Il en a toujours conscience, mais il ne sait pas s’il est devant lui ou derrière lui, s’il est la vie ou la mort. L’abîme de Kleist est en lui, c’est pourquoi il ne peut pas l’éviter. Il le porte avec lui comme son ombre. »

« Cela vient de ce que son écorce était trop dure (et c’est bien là, au fond, le drame de son existence). Il tenait tout renfermé en lui-même. Son regard ne trahissait pas le frémissement de ses passions. Ses mots s’arrêtaient sur ses lèvres avant même de commencer à parler, peut-être par pudeur, peut-être parce qu’il n’avait pas la langue déliée, sans doute aussi parce qu’il ne se sentait pas libre, parce qu’il éprouvait une violente contrainte intérieure. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Il veut échapper à lui-même, fuir à tout prix quelque chose qui est en lui

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« On a parlé de missions secrètes : cela pourrait être exact dans l’un ou l’autre cas, mais non pour l’éternelle fuite de sa vie. En vérité, Kleist n’a jamais de but dans ses voyages. Il n’a pas de but, pas de projet, il ne vise pas une ville, un pays : il s’y lance comme une flèche projetée par l’arc hypertendu de son moi. Il veut échapper à lui-même, fuir à tout prix quelque chose qui est en lui, il change de ville « comme un fiévreux d’oreillers » (ainsi que dit Lenau – si proche de lui – dans un de ses poèmes mélancoliques). Partout, il espère trouver le calme, la guérison : mais aucun toit ne se dresse, aucun foyer ne fume pour celui que traque le démon. C’est dans ce même état d’esprit que Rimbaud court d’un pays à l’autre, que Nietzsche change perpétuellement de ville et Beethoven d’appartement, que Lenau va de continent en continent : tous sont fouettés par une effroyable inquiétude qui fait l’instabilité tragique de leur vie. Tous sont pourchassés par une force inconnue à laquelle ils ne sauraient échapper, une force qui s’agite fiévreusement dans leur sang, qui commande leur cerveau. Il faut qu’ils se détruisent, pour détruire l’ennemi qui est en eux, leur maître : le démon. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Le démon exige un coeur héroïque et offre de magnifiques victoires spirituelles

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« Qu’il prenne la forme de l’abandon passionné de soi jusqu’à la dissolution dans l’élémentaire ou de l’effort infatigable pour la conservation et le développement de la personnalité, le combat avec le démon exige un coeur héroïque et offre de magnifiques victoires spirituelles. Si nous avons opposé ici le caractère des deux formes ce n’est que pour faire ressortir par le symbole la beauté de chacune, non pour que l’on se prononce en faveur de l’une ou de l’autre et moins encore pour appuyer la banale interprétation clinique toujours courante selon laquelle Goethe représenterait le normal et ceux-là le pathologique, l’un la santé et les autres la maladie. Car la maladie qui crée des valeurs immortelles n’est plus de la maladie mais une forme de l’excès de santé, de la santé suprême. Et si même le démoniaque se trouve à l’extrême limite de la vie et se penche déjà au-dessus de l’inaccessible, de l’infini, il n’en fait pas moins partie de l’humain et ne jure pas avec la nature. Car elle aussi est parfois tragique, elle aussi, prototype de toutes les lois, a ses moments d’exaltation, où elle tend redoutablement ses forces et cause sa propre destruction. Elle aussi interrompt quelquefois sa marche tranquille, mais ce n’est qu’à ces heures-là, dans sa démesure, que nous prenons conscience de sa mesure. Seul l’extraordinaire nous élargit l’esprit, seul le frisson devant des forces nouvelles accroît notre sensibilité. C’est pourquoi l’exceptionnel est toujours la mesure de toute grandeur. Et l’élément créateur reste, même dans ses créations les plus troublantes et les plus dangereuses, valeur au-dessus de toutes les valeurs, esprit au-dessus de nos esprits. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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