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25/03/2014

La mort n'est rien

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La mort n'est rien,
je suis seulement passé, dans la pièce à côté.

Je suis moi. Vous êtes vous.
Ce que j'étais pour vous, je le suis toujours.

Donnez-moi le nom que vous m'avez toujours donné,
parlez-moi comme vous l'avez toujours fait.
N'employez pas un ton différent,
ne prenez pas un air solennel ou triste.
Continuez à rire de ce qui nous faisait rire ensemble.

Priez, souriez,
pensez à moi,
priez pour moi.

Que mon nom soit prononcé à la maison
comme il l'a toujours été,
sans emphase d'aucune sorte,
sans une trace d'ombre.

La vie signifie tout ce qu'elle a toujours été.
Le fil n'est pas coupé.
Pourquoi serais-je hors de vos pensées,
simplement parce que je suis hors de votre vue ?
Je ne suis pas loin, juste de l'autre côté du chemin.

Charles Péguy

 

Charles Péguy, lieutenant au 276e RI, à Villeroy (Seine-et-Marne) le 5 septembre 1914 et alors qu'il entraînait ses hommes en criant "Tirez, tirez, nom de...", est tué d'une balle en pleine tête. Maurice Barrès écrira à propos de Péguy : "Le voilà entré parmi les héros de la pensée française. Son sacrifice multiplie la valeur de son oeuvre. Honneur au maître Charles Péguy. Il passe devant tous ses émules. Ci-gît la gloire des jeunes lettres françaises. Mais plus qu'une perte, c'est une menace; plus qu'un mort, un exemple, une parole de vie, un ferment. La Renaissance française tirera parti de l'oeuvre de Péguy."

 

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Mensonge historique

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Poitiers en 732

 

« Par un curieux acharnement à travestir le vrai, nos livres pour l’enseignement, des petites classes au lycées, s’appliquent à faire croire que les auteurs de l’antiquité ont tous sombré dans un noir oubli dés la chute de Rome et ne furent à nouveau connus en Occident que par les Arabes qui, eux, prenaient soin de les traduire. Ce n’est qu’au temps de la Renaissance, au réveil d’un sommeil de plus de mille années, que les humanistes, en Italie puis en France puis en Angleterre auraient pris le relais et étudié les textes grecs et romains. Vérité sans appel que toute sorte de romanciers, de polygraphes et de journalistes pour revues d’histoire ou de culture acceptent encore sans chercher à y voir d’un peu plus prés. Pourtant, tout est à revoir. On nous dit : « Sans les arabes, vous n’auriez pas connu Aristote!» C’est inexact, archi faux. Les leçons et les principaux ouvrages des savants, philosophes, poètes, dramaturges de l’Antiquité ne furent jamais, à aucun moment, ignorés des lettrés en Occident. Parler d’ « arabes » n’est pas seulement une facilité de langage mais une grave impropriété qui cache sans doute une mauvaise action, à savoir la volonté de taire la véritable identité des auteurs musulmans les plus féconds et les mieux connus, ceux qui ont le plus écrit en toutes sortes de domaines. C’étaient pour la plupart des Syriens, des Egyptiens ou des Espagnols qui, soumis par la conquête, avaient adopté la langue et l’écriture des maîtres. Les Perses, eux, avaient gardé leur langue.

En tout état de cause, les clercs d’Occident n’ont pas attendu les musulmans. Aristote était connu et étudié à Ravenne au temps du roi des Goths Théodoric et du philosophe Boèce, dans les années 510-520, soit plus d’un siècle avant l’Hégire. Cet enseignement, celui de la logique notamment, n’a jamais cessé dans les écoles cathédrales puis dans les toutes premières universités et l’on se servait alors de traductions latines des textes grecs d’origine que les érudits, les philosophes et les hommes d’Eglise de Constantinople avaient pieusement gardés et largement diffusés. Les traductions du grec en langue arabe et de l’arabe en latin, que l’on attribue généralement à Avicenne, Averroès et à Avicébron, sont apparues relativement tard, pas avant les années 1200, alors que tous les enseignement étaient déjà en place en Occident et que cela faisait plus d’un siècle que la logique, directement inspirée d’Aristote, était reconnue comme l’un des sept arts libéraux du cursus universitaire. (…) Ces traducteurs auxquels nous devrions tant, n’étaient certainement pas des Arabes et, pour la plupart, pas même des musulmans. Les conquérants d’après l’hégire ne portèrent que peu d’intérêt à la philosophie des grecs de l’antiquité dont les populations soumises, en Mésopotamie, en Syrie ou en Chaldée, gardaient pieusement les textes et les enseignements. (…) Pendant plusieurs centaines d’années, les grands centres intellectuels de l’Orient, Ninive, Damas et Edesse, sont restés ceux d’avant la conquête musulmane. La transmission du savoir y était assurée de génération en génération et les nouveaux maîtres n’y pouvaient apporter quoi que ce soit de leur propre. En Espagne, la ville de Tolède et plusieurs autres cités épiscopales ainsi que les grands monastères étaient des centres intellectuels très actifs, tout particulièrement pour les traductions de l’antique, bien avant l’invasion musulmane et la chute des rois Wisigoths. L’école des traducteurs arabes de Tolède est une légende, rien de plus.

En réalité, ces travaux des Chrétiens sous occupation musulmane n’étaient, en aucune façon, l’essentiel. Ils ne présentaient que peu d’intérêt. Les Chrétiens d’Occident allaient aux sources mêmes, là ou ils étaient assurés de trouver des textes authentiques beaucoup plus variés, plus sincères et en bien plus grand nombre. Chacun savait que l’empire Romain vivait toujours, intact, vigoureux sur le plan intellectuel, en Orient. Métropole religieuse, siège du patriarche, Constantinople est demeurée jusqu’à sa chute et sa mort sous les coups des Ottomans de Mehmet II, en 1453, un centre de savoir inégalé partout ailleurs. On n’avait nul besoin d’aller chercher l’héritage grec et latin à Bagdad ou à Cordoue : il survivait, impérieux et impérissable dans cette ville chrétienne, dans ses écoles, ses académies et ses communautés monastiques. Les peintures murales et les sculptures des palais impériaux contaient les exploits d’Achille et d’Alexandre. Les hommes d’église et de pouvoir, les marchands même, fréquentaient régulièrement Constantinople et avaient tout à y apprendre. Nos livres de classe disent qu’ils ont attendu les années 1450 et la chute de Constantinople pour découvrir les savants et les lettrés grecs ! Mais c’est là encore pécher par ignorance ou par volonté de tromper. C’est écrire comme si l’on pouvait tout ignorer des innombrables séjours dans l’Orient, mais dans un Orient chrétien de ces Latins curieux d’un héritage qu’ils ne pouvaient oublier. En comparaison, les pays d’islam n’apportaient rien d’équivalent. »

Jacques Heers, L’histoire assassinée, p. 170, 171. Ed de Paris 2006.

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Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli.

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« Aujourd’hui, dans la plupart des cas, les démocraties semblent favoriser systématiquement l’égalité, avec toutes les limitations que cela suppose pour la liberté individuelle. Le nombre de lois, d’arrêtés, de décrets, de règlements administratifs qui nous ligotent et asphyxient l’Etat et le politique va croissant. Et le fait que tout citoyen européen vive maintenant sous une double subordination, la nationale et l’européenne, multiplie encore ces empiètements vexatoires sur la liberté de l’homme et du citoyen.
En revanche, l’égalité lui est imposée de manière de plus en plus despotique.
Le réactionnaire Flaubert écrivait à la socialiste George Sand : "Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli." En faisant la part de la boutade, il est vrai que, dans ses débuts, la démocratie Française, par exemple celle de la troisième république, avait pour but d’élever le prolétaire au niveau du bourgeois, pour la prospérité et pour la culture. Mais ce n’est plus véritablement le cas. Le but de la démocratie moderne semble être davantage de rabaisser le bourgeois au niveau du prolétaire, le nivellement se faisant systématiquement par le bas, par exemple dans tout ce qui regarde l’éducation nationale : c’est en baissant le niveau du baccalauréat qu’on a réussi à le donner à une majorité de candidats, ce qui ne pouvait avoir qu’un effet démagogique positif, mais culturel négatif, sans parler du tort causé aux étudiants eux-mêmes, systématiquement égarés sur leurs compétence…
Montesquieu, dans l’Esprit des Lois, ne s’y était pas trompé : "L’amour de la démocratie est celui de l’égalité."
C’est pourquoi, la nature humaine étant plus souvent portée à l’envie qu’à la générosité, ce sont généralement les classes les moins favorisées qui recherchent la démocratie, dans l’espoir d’atténuer les différences qui les séparent des classes dites supérieures, tandis que les classes dites supérieures, n’ayant qu’à y perdre, s’efforcent aussi longtemps que possible de préserver le statu quo.
En revanche, dés qu’un certain seuil d’inégalité féconde a été enfreint, l’entropie égalitaire produit des effets moins heureux.
La fermeture progressive de l’éventail des salaires et, sous la pression fiscale, de celui des revenus, est faite pour séduire la masse, mais elle est catastrophique pour l’art de vivre d’une nation ; On ne peut que se réjouir de la disparition progressive d’une certaine misère, mais faut-il se féliciter du même coup de l’appauvrissement des classes fortunées qui, dans le temps, avaient le loisir et les moyens de favoriser les arts, de l’ébénisterie à l’opéra ?
Ne faut-il pas s’inquiéter aussi de la formation d’un Lumpenprolétariat typiquement contemporain et qui trouve son origine dans une égalité obligatoire mais utopique ? Nous avons plus de bacheliers et davantage d’illettrés ; moins de pauvres et plus de chômeurs. D’un autre coté, des abymes séparent un diplômé d’université d’un ancien de grande école. On ne voit pas ce qu’il peut y avoir de sain dans cette évolution. »

Vladimir Volkoff, Pourquoi je suis moyennement démocrate. Ed du Rocher 2002.

 

« Enracinement : l’enracinement, au sens ou l’entendait Simone Weil, est la chose la plus politiquement incorrecte du monde ; Naître enraciné dans une famille, dans une nation, dans une civilisation que l’on n’a pas choisie et pousser la bassesse jusqu’à les assumer, les revendiquer, les faire siennes, rien n’est plus répugnant. L’individu politiquement correct se doit d’être "fils de personne", comme le formulait Montherlant, "voyageur sans bagages", comme l’exprimait Anouilh, "citoyen du monde" ; Les seuls enracinements politiquement corrects sont ceux qui tiennent du hobby, plus que de l’héritage (forcément honni).

Par exemple, il est permis de se vouloir occitan, à condition d’inventer une langue "occitane" qui possède une morphologie et une syntaxe, mais que personne ne parle. En revanche, les véritables habitants du Sud-ouest qui parlent leur patois sont politiquement suspects parce que leur patois les isole tant soi peu de l’influence politiquement correcte. Cependant il est permis de les encourager dans cette voie parce que :
- d’une part, ils ne sont pas vraiment dangereux,
- d’autre part, toute action qui vise, si peu que ce soit, à la dislocation de la nation doit être considéré comme bénéfique.

Droite : en France, il était politiquement incorrect d’être "de droite" tant que la droite pensait différemment de la gauche. Les choses ont tendance à s’arranger.

Culpabilité : notion politiquement incorrecte chaque fois qu’elle est appliquée à l’auteur présumé d’un acte considéré comme regrettable. Si vous égorgez une vieille dame, il y a de fortes chances pour que quelqu’un d’autre que vous soit le coupable :

- le couteau,

- l’institutrice qui vous a donné une claque il y a quarante ans,

- le médecin qui vous a humilié au conseil de révision,

- le patron qui vous a refusé une augmentation,

- la société qui vous a fait grandir dans un milieu ou les couteaux sont en vente libre,

- la vieille dame elle-même qui avait fermé sa porte à double tour, si bien que vous avez été obligé de casser la vitre pour procéder à l’expropriation projetée, ce qui vous a mis en colère.

Trouver autrui coupable de quoi que ce soit est fasciste ; Se trouver soi-même coupable de quoi que ce soit est pathologique.

Civilisation : mot archaïque, impropre, néfaste, outrecuidant, réactionnaire, discriminatoire et politiquement incorrect ; Utiliser plutôt le mot culture.

Fascisme : terme pouvant être avantageusement appliqué à toute doctrine, attitude, façon d'être ou de penser, sans aucun rapport avec l'idéologie Mussolinienne, mais ne satisfaisant pas pleinement à toutes normes du politiquement correct.

Hétérosexualité : politiquement neutre; pour être tolérable et tolérée, elle doit se montrer réservée, modeste hésitante, et afficher une compréhension pleine et entière de l'homosexualité.

Lutte des classes : cette notion, au sens marxiste du terme, c'est à dire celle des bons pauvres contre les mauvais riches, n'est pas, en soi, politiquement correcte parce que trop simpliste; c'est la lutte contre la notion même de classe qui est politiquement correcte. A comparer avec la notion de race: le politiquement correct ne vise pas à la victoire d'une race sur une autre, ni même à l'égalité des races.Il vise à la destruction des races en tant que telles par voie du métissage.

Orthographe : le tsar Nicolas II, à qui on demandait à quoi servait en russe la lettre "iat" (sorte de "e", faisant double emploi avec le "e" ordinaire et compliquant quelque peu l'orthographe), répondit: "A distinguer les lettrés des illetrés." C'est bien pourquoi la notion d'orthographe --comme celle d'orthodoxie-- est politiquement incorrecte. Elle suppose qu'il y a une bonne et une mauvaise façon d'écrire, ce qui est inacceptable ; Tout au plus pourrait-on dire qu'il y a diverses façons d'écrire et que la plus usuelle est celle qui se conforme à l'orthographe reçue.

Le politikman korekt apel de tou sé veu une réform de l'ortograf.»

Vladimir Volkoff. Manuel du politiquement correct, Ed du Rocher, 2001.

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Technè

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"Nous pouvons utiliser les objets techniques et nous en servir normalement mais en même temps, nous en libérer, de sorte qu'à tout moment nous conservions nos distances à leur égard. Nous pouvons faire usage des objets techniques comme il faut qu'on en use. Mais nous pouvons, du même coup, les laisser à eux-mêmes comme ne nous atteignant pas dans ce que nous avons de plus intime et de plus propre. Nous pouvons dire "oui" à l'emploi indispensable des objets techniques et nous pouvons en même temps lui dire "non", en ce sens que nous les empêchions de nous accaparer et ainsi de fausser, brouiller et finalement de vider notre être. Mais si nous disons ainsi à la fois "oui" et "non" aux objets techniques, notre rapport au monde technique ne devient-il pas ambigu et incertain ? Tout au contraire. Notre rapport au monde technique devient, d'une façon merveilleuse, simple et paisible."

Heidegger, Essais et conférences - 1954

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Un homme qui n’a pas traversé l’enfer de ses passions ne les a pas non plus surmontées

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« Je fus frappé par le fait que la spiritualité indienne recevait autant du mal que du bien. Le chrétien aspire au bien et succombe au mal ; l’Indien, au contraire, se sent en dehors du bien et du mal ou cherche à atteindre cet état par la méditation ou le yoga. C’est ici cependant que surgit mon objection : dans une telle attitude, ni le bien, ni le mal n’ont de contours qui leur soient propres et cela entraine une certaine inertie. Nul ne croit vraiment au mal, nul ne croit vraiment au bien. Bien ou mal signifient tout au plus ce qui mon bien ou mon mal, ce qui m’apparaît comme bien ou comme mal. On pourrait dire paradoxalement que la spiritualité indienne est dépourvue à la fois du mal et du bien, ou encore qu’elle est à tel point accablée par les contraires, qu’il lui faut à tout prix le nirdvandva, c’est-à-dire la libération des contrastes et des dix mille choses. Le but que poursuit l’Indien n’est pas d’atteindre la perfection morale, mais d’atteindre par la méditation l’état sans images, l’état de vide. Moi, au contraire, je vise à me maintenir dans la contemplation vivante de la nature et des images psychiques. Je ne veux être débarrassé ni des hommes, ni de moi-même, ni de la nature, car tout cela représente à mes yeux une merveille indescriptible. La nature, l’âme et la vie m’apparaissent comme un épanouissement du divin. Que pourrais-je désirer de plus ? Pour moi, le sens suprême de l’être ne peut consister que dans le fait que cela est et non point dans le fait que cela n’est pas ou que cela n’est plus.
Pour moi, il n’est pas de libération à tout prix. Je ne saurais être débarrassé de quoi que ce soit que je ne possède, que je n’aie ni fait, ni vécu. Une réelle libération n’est possible que si j’ai fait ce que je pouvais faire, si je m’y suis totalement adonné ou y ai pris totalement part. Si je m’arrache à cette participation, j’ampute, en quelque sorte, la partie de mon âme qui y correspond. Certes, il peut arriver que cette participation me paraisse trop pénible et que j’aie de bonnes raisons pour ne pas m’y adonner entièrement. Mais alors, je me vois contraint de confesser un non possumus – nous ne pouvons pas -, de reconnaître que j’ai peut-être omis quelque chose d’essentiel et n’ai pas accompli une tâche. La conscience aiguë de mon incapacité compense l’absence de l’acte positif.
Un homme qui n’a pas traversé l’enfer de ses passions ne les a pas non plus surmontées. Elles habitent alors dans la maison voisine et, sans qu’il y prenne garde, une flamme en peut sortir qui atteindra ainsi sa propre maison. Si nous abandonnons, laissons de côté et, en quelque sorte, oublions à l’excès, nous courrons le danger de voir reparaître avec une violence redoublée tout ce qui a été laissé de côté ou abandonné. »
« Ma vie »
- C. G. Jung

 

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24/03/2014

La pensée-slogan dans le débat sur l'identité française

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Diversité et métissage : un mariage forcé

par Pierre-André Taguieff (1)

La pensée-slogan dans le débat sur l'identité française (2)

 

Périodiquement, lorsqu'on redécouvre que l'identité française a perdu sa valeur d'évidence, on se met à en parler abondamment (3). Phénomène éclairé depuis longtemps par ce célèbre proverbe russe : « On ne parle jamais tant de vodka que lorsqu'il n'y a plus de vodka. » La différence entre l'identité française et la vodka, c'est que celle-ci existe indépendamment de celui qui en boit, alors que celle-là n'existe que pour celui qui y croit. Dans les deux cas, le sentiment d'un tarissement ou d'une disparition prochaine pousse à en dire quelque chose. Et, concernant une identité nationale perçue comme menacée, tout peut s'en dire, selon l'idée qu'on s'en fait. De l'identité française, par exemple, les intellectualistes arrogants et les professionnels de la « pensée critique » ou de la « déconstruction » sans fin annoncent triomphalement qu'elle n'existe pas, qu'elle n'est qu'une « construction » douteuse ou une fiction trompeuse, et par là dangereuse, voire haïssable. Travers ordinaire des intellectuels occidentaux qui s'exercent pieusement à faire disparaître les objets qu'ils n'aiment pas ou qui ne font pas partie de leur paysage mental. La « nation » se réduit pour eux à un chaudron de sorcières, à un conservatoire de « vieux démons » (nationalisme, xénophobie, racisme, colonialisme). En quoi la pensée hypercritique, banalisée à la fin du XXe siècle et ainsi devenue vulgate à l'usage du grand public « culturel », s'avère une pensée aussi paresseuse que phobique. D'autres intellectuels, qui se veulent « patriotes » et « républicains » - dénoncés par les précédents comme « nationalistes » ou « réactionnaires » -, s'emploient naïvement à célébrer ladite « identité française » en sélectionnant ses traits positifs les plus remarquables, censés représenter autant d'« apports », aussi précieux qu'indispensables, à « la civilisation universelle ». Par de tels exercices d'admiration, ces intellectuels se classent parmi les héritiers du vieux progressisme républicain, postulant que, chez les Modernes, « la nation » est le cadre obligé de la démocratie. Une troisième catégorie d'intellectuels est repérable dans les milieux militants de gauche et d'extrême gauche en quête d'une « nouvelle France », d'une France future, refondue, améliorée. Ces intellectuels néo-progressistes, internationalistes ou « altermondialistes, s'engagent sur la voie d'un réformisme radical, impliquant une rupture avec la tradition nationale/républicaine. Ils communient dans une redéfinition politiquement correcte de l'identité française, que résume cette formule sloganique : la « France plurielle et métissée », à l'image du « monde possible » dont ils rêvent. Tel est l'objet métaphorique d'un désir d'avenir fonctionnant déjà comme un cliché.

« L'identité est le diable en personne, et d'une incroyable importance », notait Ludwig Wittgenstein. Sa démonie tient à ce qu'elle est insaisissable, toujours autre qu'elle n'est pour qui la définit. Entité individuée assimilable à un individu collectif, mais supra-individuelle, l'identité collective résiste à toute approche conceptuelle. Il n'y a toujours pas de science de l'individuel, en quoi l'on ne saurait s'étonner du fait que les identités nationales ne soient pas objets de science. En toute identité collective, le « ce qu'elle est » ne cesse de nous échapper. Mais ce n'est pas là une preuve de son inexistence. Le fait qu'elle résiste à la conceptualisation n'implique nullement qu'elle n'existe pas. Indéfinissable en elle-même, inconceptible, une identité collective quelconque existe sur un mode particulier, dans le monde des croyances et des représentations sociales : elle est le nom qu'on donne à la présupposition d'existence de tout groupe humain, dont la singularité échappe à l'analyse conceptuelle. Disons simplement qu'une identité collective, ethnique, culturelle ou nationale, est à la fois existante et ineffable. On pourrait s'en tenir là, et cesser les bavardages pour ou contre. Mais le bruit de fond de l'univers médiatique continue.

Le thème de « l'identité nationale » revenu dans le débat public, les donneurs de leçons se lèvent à gauche, du centre aux extrêmes, pour se lancer dans une nouvelle célébration confuse de la France future, à la fois « plurielle » et « métissée » comme il se doit, grâce aux bienfaits de « l'immigration ». On ne discute pas l'idéal du Nous : on l'affirme vertueusement. Sur le mode d'une prière tournée vers l'avenir. Un éditorialiste bien-pensant, lui-même expression ramassée de la « gauche plurielle », affirme ainsi péremptoirement : « La France est d'ores et déjà plurielle. On ne saurait le nier, à l'heure de l'Europe et de la mondialisation, qui sont par nature mélange et métissage. » Et le sous-entendu normatif va tout autant de soi : la France doit être toujours plus ce qu'elle est déjà, à savoir « plurielle » et « métissée ». On ne sait jamais exactement de quoi l'on parle : du métissage des corps (les croisements dits « ethno-raciaux ») ou du « métissage des cultures » (à travers le « dialogue interculturel »), de la « diversité » ou du « mélange », du « pluriel » ou du « métissé ». La question n'a plus d'importance dans la société de communication : le cliché a été forgé, il est désormais en circulation, il touche un maximum de récepteurs, il est donc légitime. Et la force des clichés est irrésistible, lorsqu'ils se diffusent autant sur Internet que sur les chaînes de radio et de télévision. Le nombre s'accroît donc de ceux qui veulent à la fois une « France plurielle » et une « France métissée » : qu'importe la confusion des désirs, si la diffusion du confus est en marche. Il s'agit de penser et de parler comme tout le monde, donc comme le monde des médias. La voix des médias est la nouvelle voix de Dieu. Tiraillé entre deux projets normatifs, le pluralisme et le mélangiste, le « bobo » grégaire - nouvelle figure du Français moyen - se refuse à choisir : il aspire à la synthèse pour la synthèse, il veut donc les deux, alors même qu'il perçoit vaguement leur incompatibilité de principe.

En construisant une belle image de la France, belle comme une métaphore embrumée, délivrant des éclairs d'équivoque, la bien-pensance nourrit la bonne conscience qui la supporte. Il est si doux de se rêver soi-même comme un sujet « pluriel » et « métissé », qu'il s'agisse de couleur de peau ou d'identité culturelle. Un sujet supposé plus « riche » que son contraire : le nouveau sujet désavantagé, identitairement pauvre, défavorisé. Un « pauvre » Français caractérisé par ce qui lui manque : une « diversité » interne. Un Français très à plaindre, car ni « pluriel », ni « métissé ». En effet, selon la langue molle d'un certain antiracisme, l'idéal humain vers lequel il faut tendre est clair : devenir un sujet « riche de ses différences ». Face à ce nouveau type positif, le Français monoethnique et monoculturel, le Français dit « de souche », apparaît comme un être inférieur, un handicapé, un « souchien », selon l'expression polémique méprisante (« sous-chien ») utilisée par les « Indigènes de la République ». La bonne voie serait celle qui va du mono-ethnique au pluri-ethnique, de l'identité culturelle homogène à l'identité culturelle « hybride ». Toutes ces intuitions vagues et ces aspirations confuses ne font certes pas une pensée. Encore moins une pensée politique, laquelle doit pouvoir être programmatiquement traduite. Il y a là pourtant au plus profond, inassumé, un sentiment qu'il faut bien dire « patriotique » : comment qualifier autrement le souci de projeter dans le monde l'image la plus attrayante possible de la France ? Un tel souci est certainement respectable. Le problème tient au choix des critères de ce qui est jugé attractif. En quoi le « pluriel » et le « métissé » sont-ils plus dignes d'admiration que ce à quoi on les oppose ? Pourquoi préférer la « diversité », source d'inégalité et de conflit, à l'homogénéité ou à l'unité ? Pourquoi prendre le parti du « mélange », promesse d'indifférenciation, contre celui de la distinction ou de la différenciation ? Un second noeud de problèmes surgit, dès lors qu'on érige la « diversité » et le « mélange » en principes normatifs : leurs logiques respectives sont-elles compatibles ? Ne se contredisent-elles pas ? Peut-on marier « diversité » et « métissage » pour en faire le couple fondateur d'un programme politique ? La synthèse est-elle possible ? Et, si oui, est-elle désirable ?

« Faire bouger les lignes » : la métaphore est devenue rituelle dans le langage médiatique « à l'heure de la mondialisation ». Elle y est même devnue ritournelle. Elle y définit la norme positive par excellence, celle du « bougisme », soit le culte du changement pour le changement, l'adoration du mouvement comme tel, supposé intrinsèquement bon. Appliquons-nous à reconstruire l'idéologie médiatiquement dominante, en risquant une plongée dans l'univers indistinctement « diversitaire » et « mélangiste ». Le « faire bouger » s'applique d'abord aux identités collectives, acceptables à la seule condition d'être « évolutives », « dynamiques », en perpétuel changement. Et, à suivre leurs louangeurs, elles ne sont « mises en mouvement » qu'en devenant « plurielles ». Mais le parti pris en faveur du « bouger » s'étend aussi au « métisser ». Les partisans du métissage généralisé ne cachent pas leur désir de « faire bouger les lignes » entre les « couleurs », de transformer les barrières de couleur en fils colorés servant à tisser et retisser les séduisantes « identités plurielles ». Cette vision d'un avenir radieux est fondée sur deux axiomes : le changement est amélioration, le mélange est « enrichissement » (métaphore utilisée aveuglément). Mais ces deux propositions ne font qu'exprimer des croyances, et, ainsi formulées, elles sont l'une comme l'autre fausses : tout changement n'implique pas une amélioration, tout mélange ne constitue pas un « enrichissement ». Comme l'a souvent suggéré Claude Lévi-Strauss, le mélange des cultures risque d'aboutir à un appauvrissement universel et irréversible, à une uniformisation mortelle.

L'idéal bougiste, engagé sur la voie de cet « antiracisme » reformulé, rejoint enfin à la fois l'idéal d'ouverture et celui d'échange illimité : ouvrir les frontières entre les identités collectives, pour que ces dernières échappent à la « crispation » (la fermeture craintive sur soi), se fluidifient et « s'enrichissent » mutuellement dans un libre échange qui, par ses effets d'« hybridation », définirait la globalisation comme étape décisive dans la marche vers la libération ou l'émancipation du genre humain. On retrouve ainsi, sous de nouveaux habits rhétoriques, le dogme central de la vieille « religion du Progrès ». On peut au passage s'étonner d'un paradoxe : les partisans de ce projet normatif d'un « dialogue » universel entre les groupes humains (nations, cultures, civilisations), impliquant un libre échange planétaire des mots et des idées, sont en général des adversaires déclarés du marché globalisé, du libre-échange sans frontières, du libre-échangisme comme idéologie du capitalisme sans entraves. Le propre - ou le travers - de cette rhétorique qui semble réfléchir les présuppositions de la globalisation telle qu'elle est rêvée, la globalisation comme Progrès (la « mondialisation heureuse », disent certains), c'est qu'elle ne comporte nulle interrogation sur la coexistence conflictuelle des normes « diversitaires » et « mélangistes » qu'elle s'applique à promouvoir. Comme si l'aveuglement face au conflit de ses normes fondamentales était une condition de son efficacité symbolique. « La diversité dans le mélange » : c'est ainsi qu'on pourrait définir l'idéal auto-contradictoire dont elle dessine les contours flous.

Ouvrons ici une parenthèse sur l'autre face de cet angélisme impolitique, sa face à la fois sombre et comique : le nihilisme militant des cyniques de la déconstruction sans limites, généralisée jusqu'à l'absurde, ou, comme disaient naguère les grands-mères, « en dépit du bon sens ». On les reconnaît à leur pose : ils se donnent pour de radicaux démystificateurs. Rien ne saurait résister à leur puissance de suspecter et de critiquer les phénomènes sociaux, jusqu'à ce qu'ils disparaissent de leur horizon. Ce qu'ils ont retenu de la leçon unique donnée à la fin du XXe siècle par les gourous de la déconstruction - philosophes, anthropologues, historiens -, suivis par les prolétaires des « sciences sociales » et autres adeptes besogneux de la « sociologie critique », c'est qu'il n'est qu'un péché capital : l'essentialisme. Un programme unique s'est imposé à eux, devenus des adeptes dogmatiques de la déconstruction généralisée : déréaliser, désontologiser, désubstantialiser, fluidifier. La peur de l'essentialisme les a conduits à aller jusqu'au bout du relativisme radical, jusqu'à faire disparaître le réel. Ils se sont ainsi laissés convaincre qu'il fallait surtout ne pas penser les identités collectives comme des entités réelles ou substantielles, que rien dans les entités supra-individuelles mais pourtant individuées n'était fixe, invariable, stable, homogène, etc. Que tout dans les identités collectives était construit et reconstruit en permanence, que tout était fluctuant, passager, éphémère, et, en dernière instance, simple illusion. Car, sous leur regard à qui on ne la fait pas, tout dans la socialité n'est qu'effet produit par des stratégies de pouvoir ou de domination, donc rapportable au pouvoir de tromper inhérent aux dominants. Qu'on ne leur parle surtout pas d'identité nationale : ils ricanent (« ça n'existe pas ») et sortent leurs revolvers, chargés de balles explosives. Chez eux, le plaisir de déconstruire, c'est la joie de détruire, avec un supplément notable : la satisfaction arrogante d'avoir tout compris. Ils ne croient à rien, parce qu'ils ne peuvent croire. Ils ne savent rien, puisque leur activité intellectuelle consiste à déconstruire tous les savoirs. Ils croient néanmoins être les plus malins, persuadés qu'il n'y a rien à savoir en dehors de ce qu'ils croient savoir. Et ils ne peuvent rien espérer, l'espérance ne pouvant être à leurs yeux qu'une variété judéochrétienne de l'illusion religieuse. Ce nihilisme de cyniques tristes et d'arrogants sans charisme se conjugue cependant fort bien avec l'optimisme angélique des nouveaux progressistes, portés par l'espoir d'un salut par la globalisation-hybridation. On rencontre ainsi des êtres mixtes : mi-nihilistes déconstructeurs, mi-utopistes rêveurs. C'est pourquoi tant de déconstructeurs radicaux sont en même temps des militants gauchistes en quête d'un « autre monde possible ». Le monstre « hybride » est parmi nous : les « Bourdieu-Derrida-Chomsky » sont légion.

Considérons plus précisément le projet normatif d'une ouverture totale de l'espace national, en tant que forme radicale de combat « antiraciste ». La différenciation entre « nous » et « les autres » est le présupposé inaperçu autant qu'inassumé de cette argumentation qui se veut à la fois morale et politique. La xénophobie, assurément condamnable, est naïvement inversée en xénophilie, comme si le renversement dans le contraire impliquait un « progrès ». C'est ainsi que, dans l'arène politique, la dénonciation de la « préférence nationale » aboutit à la célébration d'une préférence pour l'étranger ou l'immigré : la xénophilie de style antiraciste se traduit par un programme immigrationniste - l'utopie angélique interdisant toute sélection des candidats à l'immigration -, qui rend impossible la définition d'une politique de l'immigration. L'utopie de la préférence pour l'autre conduit à une impasse, à une paralysie de la capacité de choix des dirigeants politiques, à l'abolition de la souveraineté en matière de politique de la population, bref à l'impolitique. Cette rhétorique impolitique est fondée sur certaines valeurs, le plus souvent implicites, non thématisées comme telles. Ce qui est axiologiquement postulé, c'est d'abord que le rejet de soi est en lui-même respectable, alors que le rejet de l'autre est intrinsèquement intolérable. Le culte de la « diversité » dérive vers celui de l'altérité. L'adoration du « veau d'autre »... Un pas de plus, et la haine de soi devient objet d'éloge, tandis que la haine de l'autre illustre le mal absolu. Comme s'il était bon, dans tous les cas, de se dénigrer jusqu'à se haïr soi-même, et totalement condamnable d'abaisser ou d'exclure, quoi qu'il fasse, un quelconque représentant de la catégorie « les autres ». Nouveau manichéisme, qui surgit chez ceux-là mêmes qui font profession de dénoncer le manichéisme chez leurs ennemis désignés. On notera que la haine de l'autre porte différents noms idéologiques, tous équivalents pour ceux qui les utilisent en tant qu'armes symboliques : intolérance, exclusion, xénophobie, nationalisme, racisme. Il y a une ironie objective à voir les partisans inconditionnels de « la diversité » faire aussi peu de cas de la diversité sémantique, et donner ainsi dans l'amalgame polémique.

Cette confusion sémantique est hautement significative, en ce qu'elle indique obscurément un idéal régulateur : le cosmopolitisme postnational, noyau dur de l'idéologie médiatiquement dominante. Il s'organise autour d'un grand rêve, celui de l'abolition immédiate et définitive de toutes les frontières entre les groupes humains, et, plus avant encore dans l'utopie, celui de l'élimination totale et irréversible de toutes les barrières entre les humains. Rêve lui-même impolitique, qui dérive de la corruption idéologique d'une vision religieuse d'origine monothéiste (tous les hommes unis en Dieu). Disons, en termes soixante-huitards : « La fraternité universelle ici et maintenant ». Le métis nomade à l'identité instable dans un monde sans frontières serait l'image de l'humanité future. L'homme de l'avenir s'incarnerait dans le cosmopolite hybride et mobile. Tel est le bouillon de clichés et de slogans confus qui aujourd'hui tient lieu de pensée politique aux élites pressées et branchées, adeptes de la « pensée nomade ». On peut s'interroger sur l'avenir d'une telle confusion.

Mais, une fois envolées les nuées rhétoriques et dissipées les rêveries endormantes, la vraie question se pose : s'agit-il de défendre les identités ethno-culturelles au nom du « pluriel » ou de prôner leur « mélange » qui tend à les effacer ? Souhaite-t-on le bétonnage des différences ou leur dissolution dans un mélange sans frontières ? Veut-on une France de la « diversité » protégée, ou bien une France du « métissage » généralisé ? Et, plus largement, une humanité respectée dans sa diversité ethnique et culturelle, ou bien une humanité en marche vers son uniformisation ? Entre le respect absolu de la différence ou l'obligation inconditionnelle de métissage, il faut choisir. Or, les nouveaux bien-pensants veulent les deux. Pour ces amateurs de formules creuses, la France de l'avenir ne peut qu'être un mélange de diversité et de métissage, de différence et d'hybridation. Vision confuse d'une synthèse impossible. « Synthèse égale foutaise », disait le philosophe Jean Laporte. Cette « foutaise » synthétique pourrait être correctement dénommée : « divertissage ». Toute occasion est bonne à prendre quand il s'agit d'enrichir le verbiage contemporain. Ironie oblige.

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1 - Philosophe, politologue et historien des idées, directeur de recherche au CNRS, Centre de recherches politiques de Sciences Po (Paris, CEVIPOF).

2 - Article publié, dans une version très abrégée, sous le titre ironique « Le métissage est l'avenir de l'homme », Le Figaro Magazine, 21 novembre 2009, dossier « Pour en finir avec les idées reçues », p. 54.

3 - Dans les années 1980 et 1990, j'ai abordé à plusieurs reprises la question de l'identité, sous des angles différents. Sur la question de l'identité nationale, voir notamment Pierre-André Taguieff, « L'identité française au miroir du racisme différentialiste », in coll., L'Identité française, Paris, Éditions Tierce, 1985, pp. 96-118 ; « L'identité nationale saisie par les logiques de racisation. Aspects, figures et problèmes du racisme différentialiste », Mots, n° 12, mars 1986, pp. 89-126 ; « L'identité nationaliste », Lignes, n° 4, octobre 1988, pp. 14-60 ; « Identité française et idéologie », EspacesTemps, n° 42, automne 1989, pp. 70-82 ; « L'identité nationale : un débat français », Regards sur l'actualité, n° 209-210, mars-avril 1995, Paris, La Documentation française, pp. 13-28 ; « Nationalisme et antinationalisme. Le débat sur l'identité française », in coll., Nations et nationalismes, Paris, Éditions La Découverte, 1995, pp. 127-135 ; La République menacée, Paris, Éditions Textuel, 1996, pp. 77 sq. Dans les années 2000, je suis revenu sur la question dans mon livre La République enlisée. Pluralisme, communautarisme et citoyenneté, Paris, Éditions des Syrtes, 2005.

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Cet article a été publié, dans une version très abrégée, sous le titre ironique « Le métissage est l’avenir de l’homme », dans Le Figaro Magazine, 21 novembre 2009, dossier « Pour en finir avec les idées reçues », p. 54.

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Le prolétariat se servira de sa suprématie politique...

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Pour tous les gauchistes dégarnis du bulbe qui passent leur temps à se lamenter sur le fait que les versions historiques du marxisme qui ont pu être appliquées aux quatre coins du monde n'ont été que de sinistres déformations de ce que Saint Marx et Saint Engels ont théorisé, remettons les points sur les "i", voulez-vous ?

Voici ce que nos valeureux économistes affirment à la fin du Chapitre II de leur "Manifeste du Parti Communiste", le bien nommé "Prolétaires et Communistes".

« Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher peu à peu à la bourgeoisie tout capital, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour aug­menter au plus vite la masse des forces productives.

Cela ne pourra se faire, naturellement, au début, que par une intervention despo­tique dans le droit de propriété et les rapports bourgeois de production, c'est-à-dire par des mesures qui économiquement paraissent insuffisantes et insoutenables, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont inévitables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier.

Ces mesures, bien entendu, seront fort différentes selon les différents pays.

Cependant, pour les pays les plus avancés, les mesures suivantes pourront assez géné­ralement être mises en application :

1-Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de I’État.
2-Impôt fortement progressif.
3-Abolition du droit d'héritage.
4-Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.
5-Centralisation du crédit entre les mains de l’État, par une banque nationale, dont le capital appartiendra à l’État et qui jouira d'un monopole exclusif.
6-Centralisation entre les mains de l’État de tous les moyens de transport.
7-Multiplication des usines nationales et des instruments de production; défri­chement et amélioration des terres selon un plan collectif.
8-Travail obligatoire pour tous; organisation d'armées industrielles, particuliè­rement pour l'agriculture.
9-Coordination de l'activité agricole et industrielle mesures tendant à suppri­mer progressivement l'opposition ville-campagne.
10-Éducation publique et gratuite de tous les enfants abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu'il est pratiqué aujourd'hui. Coordination de l'éducation avec la production matérielle, etc. »

Karl Marx & Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste

 

Comme chacun le sait ces principes n'ont absolument pas été appliqués par Lénine, Staline et leurs successeurs. Non...

Naïveté des utopistes qui ne retiennent que le final langoureux du Chapitre :

« Les différences de classes une fois disparues dans le cours du développement, toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, le pouvoir public perd alors son caractère politique. Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d'une classe pour l'oppression d'une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe, s'il s'érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, abolit par la violence les anciens rapports de production, il abolit en même temps que ces rapports les condi­tions de l'antagonisme des classes, il abolit les classes en général et, par là même, sa propre domination de classe.

A la place de l'ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antago­nis­mes de classes, surgit une association dans laquelle le libre développe­ment de chacun est la condition du libre développement de tous. »

Là aussi, face à cette platitude développée avec la violente verve marxiste que l'on constate on hésite entre le baillement et la consternation, car comme chacun le sait également, ces hauts buts d'accomplissements humanistes ont été atteints dans les sociétés tenues en laisse par le Bloc Soviétique...

J'arrête là mes petits commentaires cyniques.

 

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La Bourgeoisie

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Je donne cet extrait parce qu'il est plaisant de penser contre soi-même et parce qu'il est doux de citer ces extraits qui indiquent la confusion mentale de nos compères marxistes qui manipulent des concepts dont ils n''ont pas une idée très précise, opposant la bourgeoisie à la sentimentalité "petite-bourgeoise", faisant l'éloge de la "féodalité patriarcale et idyllique" face à la bourgeoisie financière montante, parlant de dignité personnelle sans en donner une image nette et précise. Eux qui se veulent révolutionnaires constatent que la bourgeoisie, enfin ce qu'il nomment "bourgeoisie" (parce qu'il y aurait à en dire des choses sur ce terme dans leur bouche ou sous leur plume commune et communiste), est dans une révolution constante... dont ils peinent, au final, à s'inspirer.  

La fin de la citation est sublime, car ce qu'ils condamnent de la bourgeoisie, ils le prônent par leur internationalisme. 

« La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations fédoales, patriacarcles et idylliques. Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite bourgeoise dans les eaux glaçées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent. Par l'exploitation du marché mondial, elle donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. Elle a soumis la campagne à la ville, subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l'Orient à l'Occident.

[…] La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les conditions de la production, c’est-à-dire tous les rapports sociaux ; Tous les rapports sociaux, traditionnels et figés, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés, enfin, d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations ; Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale, Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore tous les jours.

Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production : elle les force à introduire chez elles ce qu’elle appelle civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image. La bourgeoisie supprime de plus en plus l’émiettement des moyens de production, de la propriété et de la population. Elle a aggloméré la population, centralisé la production, et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence fatale de ces changements a été la centralisation politique. Des provinces indépendantes, tout justes fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été réunies en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule loi, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier… »

Karl Marx & Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste

 

 

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Ainsi notre "civilisation" fait-elle le contraire de toutes les grandes civilisations

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« En faisant de l’homme, par un lavage de cerveau édulcoré, le soldat de quelque religion progressiste, on obtient de surcroît, par simple croyance au progrès, par sa foi en la machine, en la production, en l’abondance, qu’il se soumette spontanément et de bonne grâce aux rites, navettes et circuits, qui lui sont ménagés par la société de production et qui correspondent à ce qu’on a défini comme ses besoins. Ainsi, dans la dénaturation progressiste moderne, l’homme est dépouillé d’une façon bien plus subtile, mais non moins complète que dans l’aliénation purement économique que dénonçait Karl Marx, par laquelle le travailleur était privé du produit de son travail, et par conséquent de son aisance et d’une partie de sa vie : il est subrepticement privé de sa vie qu’on transforme en loisirs et distractions préfabriquées, par là étrangères à lui, et, en outre, il est privé de sa personnalité même qu’on lui soutire et qu’on remplace à son insu par un produit incolore et inoffensif qu’il prend pour lui-même.

Le prétexte de cette dénaturation est le bien-être du plus grand nombre. Cette préoccupation existe en effet, elle est sincère. Mais elle est inséparable d’une disposition qui abhorre secrètement, comme contraire au bien-être du plus grand nombre justement, toute image de l’homme nerveuse, originale, volontaire, qui pourrait propager la maladie contagieuse du refus de la médiocrité. Ainsi notre "civilisation" fait-elle le contraire de toutes les grandes civilisations qui se sont proposés comme idéal un type humain supérieur et chez lesquelles cette culture d’une plante humaine réussie était même la justification essentielle. »

Maurice Bardèche, Sparte et les sudistes

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23/03/2014

Le vrai concert est un concert d'orchestre

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« Les différences entre les hommes sont comme les timbres dans les instruments. Il n'y a de vrai concert que celui qui respecte les timbres. Le vrai concert est un concert d'orchestre. On appellerait utilement "universalistes" ceux qui affectionnent l'orchestre, par opposition aux "internationalistes" qui, eux, n'aiment que l'orgue, c'est à dire détestent les timbres, c'est à dire les différences, et ne pensent à rapprocher les hommes qu'en supprimant précisément ce qui fait qu'ils sont des hommes. »

Charles Ferdinand Ramuz, Remarques

 

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Il est consternant de voir qu'on confond continuellement ce qui est masse et ce qui est puissance

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« La vie est incessamment étouffée par la vie ; la vie doit incessamment crever à nouveau la vie qui retombe sur elle à l'état de cendre et forme croûte. Cette cendre, c'est la quantité. La qualité, c'est la vie même, qui doit se faire jour au travers. Il est consternant de voir qu'on confond continuellement ce qui est masse et ce qui est puissance, ce qui est mû d'ailleurs et ce qui se meut de soi-même, et c'est-à-dire encore la quantité et la qualité. »

Charles Ferdinand Ramuz, Remarques

 

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22/03/2014

Le poète est à la fois le plus solitaire et le moins solitaire des hommes

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« Il n'y a plus de solitude, là où est la poésie. C'est ainsi que le poète est à la fois le plus solitaire et le moins solitaire des hommes. Il monte et il descend au dedans de lui-même, connaissant tour à tour l'union la plus parfaite qui soit possible dans le monde créé et le pire état de séparation. Par un seul être intimement rejoint, il communie un instant avec tous les êtres ; - disjoint d'un seul, il les quitte tous. C'est, hélas ! que le poète ne rejoint l'être que par l'image. L'image n'est qu'un fil ; le fil casse. Il faudrait toucher à l'Être, non aux êtres. »

Charles Ferdinand Ramuz, Remarques

 

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Le saint est seul, mais il n'est pas solitaire

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« Où est la vraie communication ? se demande cet homme, et où est la vraie possession ? car il ne communique désormais avec rien, ni ne possède rien, ce qui s'appelle posséder ; de sorte qu'il est isolé complètement, étant le plus entouré qui se puisse, et est, en même que dans la plus grande richesse, dans la plus grande pauvreté. Le sage, lui aussi, est seul, à ce qu'on dit ; mais est-ce d'une même solitude ? Et le saint lui aussi est seul, mais il n'est pas solitaire ; même, pour le saint, c'est tout le contraire qui arrive ; car le saint, pense cet homme, est d'autant moins solitaire qu'il semble d'être d'avantage, et, au sommet de sa colonne, dans le désert, le stylite, qui n'a plus rien, a tout, ayant Dieu. »

Charles Ferdinand Ramuz, Remarques

 

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Ce solitaire est un homme comblé

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« Ce qu'il y a de tragique dans cette solitude est qu'elle ne vous prive apparemment de rien. Beaucoup de gens ne distinguent pas qu'elle est en vous ; souvent, personne. Vous êtes pour eux ce qu'il y a de plus au monde dans l'instant même où vous vous dites comme Rimbaud : "Je ne suis pas au monde." Vous riez, en effet, et on vous voit rire, et avec plaisir, car votre rire n'est pas faux : vous vous êtes oublié en lui ; seulement il n'est déjà plus, parce que vous vous êtes retrouvé vous-même. Il est, puis cesse d'être et, dés qu'il cesse d'être, c'est comme s'il n'avait pas été. Vous êtes un solitaire parmi les hommes. Ce solitaire est d'une espèce particulière, car il peut arriver qu'il ne soit un solitaire pour personne, sauf pour lui-même. Ce solitaire-là n'est pas un mécontent, ce solitaire n'est pas un misanthrope ; ce solitaire est un homme comblé. Mais, en même temps, voyez bien qu'il est d'autant plus solitaire qu'il a tout ou du moins qu'il a plus de choses : chacune de ces choses n'étant pour lui que l'occasion de lui faire constater que, tout en l'ayant, il ne l'a pas. »

Charles Ferdinand Ramuz, Remarques

 

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Il y a trois degrés de solitude

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« Il y a trois degrés de solitude. Il y a d'abord la solitude de fait, tout occasionnelle et momentanée ; et elle ne compte pas, à vrai dire, bien qu'elle soit déjà insupportable à beaucoup d'hommes. Les hasards d'une voyage vous ont fait échouer dans une ville où vous ne connaissez personne, par exemple, mais le même voyage vous en arrachera demain. C'est la solitude du premier degré, dont la cause est extérieure. Celle du second degré a déjà plus d'importance, parce que sa cause est en nous. C'est celle où met le caractère, celle à laquelle certains d'entre les hommes se trouvent peu à peu réduits par les réactions mêmes de leur sensibilité : ainsi beaucoup de misanthropes, de faux bourrus et de gens dits sauvages, parce qu'ils ont l'air de fuir la compagnie de leur prochain, mais cette compagnie en même temps leur fait besoin : c'est-à-dire qu'ils ont été vers leurs semblables et que l'accueil qu'ils en ont reçu les a blessés. La solitude est pour eux un refuge et un refuge obligatoire. Pourtant cette solitude-là ne compte pas vraiment encore, n'étant pas sans remède. Elle n'est que sociale et n'empêche pas toute relation avec les êtres et les choses ; non seulement elle ne supprime pas les amitiés, mais le plus souvent elle les renforce et les multiplie ; elle ne supprime pas l'amour qu'elle contribue au contraire à faire briller avec plus d'éclat quand il se déclare. La vraie solitude, et c'est son troisième degré, est la solitude métaphysique. Elle est, à le bien prendre, la seule solitude véritable. »

Charles Ferdinand Ramuz, Remarques

 

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21/03/2014

J'ai vu l'histoire rédigée non pas conformément à ce qui s'était réellement passé, mais à ce qui était censé s'être passé selon les diverses “lignes de parti”

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« Tôt dans ma vie, j'ai remarqué qu'aucun événement n'avait jamais été relaté avec exactitude dans les journaux ; mais en Espagne, pour la première fois, j'ai lu des articles de journaux qui n'avaient aucun rapport avec les faits, ni même l'allure d'un mensonge ordinaire. J'ai vu l'histoire rédigée non pas conformément à ce qui s'était réellement passé, mais à ce qui était censé s'être passé selon les diverses “lignes de parti”. Ce genre de choses me terrifie, parce qu'il me donne l'impression que la notion même de vérité objective est en train de disparaître de ce monde. »

« Nous étions dans un fossé, mais derrière nous s’étendaient cent cinquante mètres de terrain plat, si dénudé qu’un lapin aurait eu du mal à s’y cacher (…). Un homme sauta hors de la tranchée [ennemie] et courut le long du parapet, complètement à découvert. Il était à moitié vêtu et soutenait son pantalon à deux mains tout en courant. Je me retins de lui tirer dessus, en partie à cause de ce détail de pantalon. J’étais venu ici pour tirer sur des "fascistes",mais un homme qui est en train de perdre son pantalon n’est pas un "fasciste", c’est manifestement une créature comme vous et moi, appartenant à la même espèce – et on ne se sent plus la moindre envie de l’abattre. »

George Orwell, Réflexions sur la guerre d'Espagne, Œuvres complètes II

 

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L'expression parfaite de la nostalgie

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« 78 - Au-delà des monts.

- Plus que tout autre conte de fées, Blanche-Neige est l'expression parfaite de la nostalgie. La parfaite représentation en est la reine qui voit la neige de sa fenêtre et désire une fille belle comme la beauté inerte et pourtant vivante des flocons, aux cheveux noirs comme le noir de deuil de l'encadrement de sa fenêtre et aux lèvres rouges comme le sang que fait couler la piqûre de l'aiguille ; puis elle meurt en donnant le jour à l'enfant. Même l'heureux dénouement n'efface rien de cette première impression. L'accomplissement du voeu n'est rien d'autre que la mort, et le salut n'est lui-même qu'une illusion. Car une perception plus profonde de la part du lecteur ne lui permet pas de croire que fût effectivement réveillée celle qui semblait dormir dans le cerceuil de verre. Le trognon de pomme empoisonnée que le choc reçu pendant le trajet fait tomber dans son gosier n'est-il pas, plutôt que l'instrument du meurtre, le résidu de sa vie manquée, la trace de son bannissement, et sa guérison ne survient-elle pas juste à l'instant où il n'y a plus de fausses messagères pour la séduire ? De plus, que d'ambiguïté dans le bonheur résumé ainsi : "Alors Blanche-Neige l'aima et le suivit." Quel démenti vient lui infliger la méchante victoire sur la méchanceté. Ainsi, au moment où nous espérons le salut, une voix vient-elle nous dire qu'il est vain d'espérer, c'est pourtant l'espoir, impuissant, qui seul nous permet encore de respirer. Et la plus profonde des méditations et des spéculations ne nous permet guère de faire plus que de retracer les figures ou esquisses toujours nouvelles de l'ambiguïté de la nostalgie. La vérité est inséparable de l'illusion qui nous fait croire qu'un jour pourtant, mine de rien, la salut surgira des figures de l'apparence. »

Theodor W. Adorno, Minima Moralia

 

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Athènes, Jérusalem, Rome... EUROPE !

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« Eh bien, je considérerai comme européens tous les peuples qui ont subi au cours de l’histoire les influences que je vais dire.

    La première est celle de Rome. Partout où l’Empire romain a dominé, et partout où sa puissance s’est fait sentir; et même partout où l’Empire a été l’objet de crainte, d’admiration et d’envie; partout où le poids du glaive romain s’est fait sentir, partout où la majesté des institutions et des lois, où l’appareil et la dignité de la magistrature ont été reconnus, copiés, parfois même bizarrement singés, – là est quelque chose d’européen. Rome est le modèle éternel de la puissance organisée et stable.

    Je ne sais pas les raisons de ce grand triomphe, il est inutile de les rechercher maintenant, comme il est oiseux de se demander ce que l’Europe fût devenue si elle ne fût devenue romaine.

    Mais le fait nous importe seul, le fait de l’empreinte  étonnamment durable qu’a laissée, sur tant de races et de générations, ce pouvoir superstitieux et raisonné, ce pouvoir curieusement imprégné d’esprit juridique, d’esprit militaire, d’esprit religieux, d’esprit formaliste, qui a le premier imposé aux peuples conquis les bienfaits de la tolérance et de la bonne administration.

    Vint ensuite le christianisme. Vous savez comme il s’est peu à peu répandu dans l’espace même de la conquête romaine. Si l’on excepte le Nouveau Monde qui n’a pas été christianisé, tant que peuplé par des chrétiens ; si l’on excepte la Russie, qui a ignoré dans sa plus grande partie la loi romaine et l’empire de César on voit que l’étendue de la religion du Christ coïncide encore aujourd’hui presque exactement avec celle du domaine de l’autorité impériale. Ces deux conquêtes si différentes, ont cependant une sorte de ressemblance entre elles, et cette ressemblance nous importe. La politique des Romains, qui s’est faite toujours plus souple et plus ingénieuse, et de qui la souplesse et la facilité croissaient avec la faiblesse du pouvoir central, c’est-à-dire avec la surface et l’hétérogénéité de l’Empire, a introduit dans le système de domination des peuples par un peuple une nouveauté très remarquable.

    De même que la Ville par excellence finit par admettre dans son sein presque toutes les croyances, par naturaliser les dieux les plus éloignés et les plus hétéroclites, et les cultes les plus divers, – le gouvernement impérial conscient du prestige qui s’attachait au nom romain, ne craignit pas de conférer la cité romaine, le titre et les privilèges du civis romanus, à des hommes de toutes races et de toutes langues. Ainsi, par le fait de la même Rome, les dieux cessent d’être attachés à une tribu, à une localité, à une montagne, à un temple ou à une ville, pour devenir universels, et en quelque sorte communs; – et d’autre part, la race, la langue et la qualité de vainqueur ou de vaincu, de conquérant ou de conquis, le cèdent à une condition juridique et politique uniforme qui n’est inaccessible à personne. L’empereur lui-même peut être un Gaulois, un Sarmate, un Syrien, et il peut sacrifier à des dieux très étrangers. C’est une immense nouveauté politique.

    Mais le christianisme, à la parole de saint Pierre, quoique l’une des très rares religions qui fussent mal vues à Rome, le christianisme, issu de la nation juive, s’étend de son côté aux gentils de toute race ; il leur confère par le baptême la dignité nouvelle de chrétien comme Rome conférait à ses ennemis de la veille la cité romaine. Il s’étend peu à peu dans le lit de la puissance latine, il épouse les formes de l’empire. Il en adopte même les divisions administratives (civitas au V°siècle désigne la ville épiscopale). Il prend tout ce qu’il peut à Rome, il y fixe sa capitale et non point à Jérusalem. Il lui emprunte son langage. Un même homme né à Bordeaux peut être citoyen romain et même magistrat, il peut être évêque de la religion nouvelle. Le même Gaulois, qui est préfet impérial, écrit en pur latin de belles hymnes à la gloire du fils de Dieu qui est né juif et sujet d’Hérode, Voici déjà un Européen presque achevé. Un droit commun, un dieu commun; le même droit et le même dieu; un seul juge pour le temps, un seul Juge dans l’éternité.

    Mais, tandis que la conquête romaine n’avait saisi que l’homme politique et n’avait régi les esprits que dans leurs habitudes extérieures, la conquête chrétienne vise et atteint progressivement le profond de la conscience.

    Je ne veux même pas essayer de mesurer les modifications extraordinaires que la religion du Christ a imposées à cette conscience qu’il fallait rendre universelle. Je ne veux même pas tenter de vous exposer comment la formation de l’Européen en a été singulièrement influencée. Je suis contraint de ne me mouvoir qu’à la surface des choses, et d’ailleurs les effets du christianisme sont bien connus.

        Je vous rappelle seulement quelques-uns des caractères extraordinaires de son action ; et d’abord il apporte une morale subjective, et surtout il impose l’unification de la morale. Cette nouvelle unité se juxtapose à l’unité juridique que le droit romain avait apportée ; l’analyse, des deux côtés, tente à unifier les prescriptions.

    Allons plus avant.

    La nouvelle religion exige l’examen de soi-même. On peut dire qu’elle fait connaître aux hommes de l’Occident cette vie intérieure que les Indous pratiquent à leur manière depuis des siècles déjà; que les mystiques d’Alexandrie avaient aussi, à leur manière, reconnue, ressentie et approfondie.     Le christianisme propose à l’esprit les problèmes les plus subtils, les plus importants et même les plus féconds. Qu’il s’agisse de la valeur des témoignages; de la critique des textes, des sources et des garanties de la connaissance ; qu’il s’agisse de la distinction de la raison ou de la foi,  de l’opposition qui se déclare entre elles, de l’antagonisme entre la foi et les actes et les oeuvres; qu’il s’agisse de la liberté, de la servitude, de la grâce; qu’il s’agisse des pouvoirs spirituel et matériel et de leur mutuel conflit, de l’égalité des hommes, des conditions des femmes, – que sais-je encore? – le christianisme éduque, excite, fait agir et réagir des millions d’esprits pendant une suite de siècles.

        Toutefois nous ne sommes pas encore des Européens accomplis. Il manque quelque chose à notre figure; il y manque cette merveilleuse modification à laquelle nous devons non point le sentiment de l’ordre public et le culte de la cité et de la justice temporelle; et non point la profondeur de nos âmes, l’idéalité absolue et le sens d’une éternelle justice; mais il nous manque cette action subtile et puissante à quoi nous devons le meilleur de notre intelligence, la finesse, la solidité de notre savoir,- comme nous lui devons la netteté, la pureté et la distinction de nos arts et de notre littérature; c’est de la Grèce que nous vinrent ces vertus.

    Il faut encore admirer à cette occasion le rôle de l’Empire romain. Il a conquis pour être conquis. Pénétré par la Grèce, pénétré par le christianisme, il leur a offert un champ immense, pacifié et organisé; il a préparé l’emplacement et modelé le moule dans lequel l’idée chrétienne et la pensée grecque devaient se couler et se combiner si curieusement entre elles.

    Ce que nous devons à la Grèce est peut-être ce qui nous a distingués le plus profondément du reste de l’humanité. Nous lui devons la discipline de l’Esprit, l’exemple extraordinaire de la perfection dans tous les ordres. Nous lui devons une méthode de penser qui tend à rapporter toutes choses à l’homme, à l’homme complet; l’homme devient à soi-même le système de référence  auquel toutes choses doivent enfin pouvoir s’appliquer. Il doit donc développer toutes les parties de son être et les maintenir dans une harmonie aussi claire, et même aussi apparente qu’il est possible. Il doit développer son corps et son esprit. Quant à l’esprit même, il se défendra de ses excès, de ses rêveries, de sa production vague et purement imaginaire, par une critique et une analyse minutieuses de ses jugements, par une division rationnelle de ses fonctions, par la régulation des formes.

    De cette discipline la science devait sortir. Notre science, c’est-à-dire le produit le plus caractéristique, la gloire la plus certaine et la plus personnelle de notre esprit. L’Europe est avant tout la créatrice de la science. Il y a eu des arts de tous pays, il n’y eut de véritables sciences que d’Europe.

   Sans doute, il existait, avant la Grèce, en Egypte et en Chaldée, une sorte de science dont certains résultats peuvent sembler encore remarquables; mais c’était une science impure qui se confondait tantôt avec la technique de quelque métier, qui comportait d’autres fois des préoccupations infiniment peu scientifiques. L’observation a toujours existé. Le raisonnement a toujours été employé. Mais ces éléments essentiels n’ont de prix et n’obtiennent de succès régulier que si d’autres facteurs ne viennent pas en vicier l’usage. Pour construire notre science il a fallu qu’un modèle relativement parfait lui fût proposé, qu’une première oeuvre lui fût offerte comme Idéal, qui présentât toutes les précisions, toutes les garanties, toutes les beautés, toutes les solidités, qui définit une fois pour toutes le concept même de science comme construction pure et séparée de tout souci autre que celui de l’édifice lui-même.

      La géométrie grecque a été ce modèle incorruptible, non seulement modèle proposé à toute connaissance qui vise à son état parfait, mais encore modèle incomparable des qualités les plus typiques de l’intellect européen. Je ne pense jamais à l’art classique que je ne prenne invinciblement pour exemple le monument de la géométrie grecque. La construction de ce monument a demandé les dons les plus rares et les plus ordinairement incompatibles. Les hommes qui l’ont bâti étaient de durs et pénétrants ouvriers, des penseurs profonds, mais des artistes d’une finesse et d’un sentiment exquis de la perfection.

    Songez à la subtilité et à la volonté qu’il leur a fallu pour accomplir l’ajustement si délicat, si improbable, du langage commun au raisonnement précis; songez aux analyses qu’ils ont faites d’opérations motrices et visuelles très composées; et comme ils ont bien réussi dans la correspondance nette de ces opérations avec les propriétés linguistiques et grammaticales, Ils se sont fiés à la parole et à ses combinaisons pour les conduire sûrement dans l’espace. Sans doute, cet espace est devenu une pluralité d’espaces; sans doute s’est-il singulièrement enrichi, et sans doute cette géométrie, qui semblait si rigoureuse jadis, a laissé voir bien des défauts dans son cristal. Nous l’avons examinée de si près que là où Grecs voyaient un axiome, nous en comptons une douzaine.

    À chacun de ces postulats qu’ils avaient introduits,  nous savons qu’on en peut substituer quelques autres, et obtenir une géométrie cohérente et parfois physiquement utilisable.

    Mais songez à la nouveauté que fut cette forme presque solennelle et qui est dans son dessin général si belle et si pure. Songez à cette magnifique division des moments de l’Esprit, à cet ordre merveilleux où chaque acte de la raison est nettement placé, nettement séparé des autres; cela fait penser à la structure des temples, machine statique dont les éléments sont tous visibles et dont tous déclarent leur fonction.

    L’oeil considère la charge, le soutien de la charge, les parties de la charge, le tas et ses moyens d’équilibre, l’œil divise et régit sans effort ces masses bien dressées dont la taille même et la vigueur sont appropriées à leur rôle et à leur volume. Ces colonnes, ces chapiteaux, ces architraves, ces entablements et leurs subdivisions, et les ornements qui s’en déduisent sans jamais déborder de leurs places et de leur appropriation, me font songer à ces membres de la science pure, comme les Grecs l’avaient conçue : définitions, axiomes, lemmes, théorèmes, corollaires, porismes, problèmes… c’est-à-dire la machine de l’esprit rendue visible, l’architecture même de l’intelligence entièrement dessinée, – le temple érigé à l’Espace par la Parole, mais un temple qui peut s’élever à l’infini.

        Telles m’apparaissent les trois conditions essentielles qui me semblent définir un véritable Européen, un homme en qui l’esprit européen peut habiter dans sa plénitude. Partout où les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, là est l’Europe. Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne.

    On en trouve qui n’ont reçu qu’une ou deux de ces empreintes.

    Il y a donc quelque trait bien distinct de la race, de la langue même et de la nationalité, qui unit et assimile les pays de l’Occident et du centre de l’Europe. Le nombre des notions et des manières de penser qui leur sont communes, est bien plus grand que le nombre des notions que nous avons de communes avec un Arabe ou un Chinois,...

    En résumé, il existe une région du globe qui se distingue profondément de toutes les autres au point de vue humain. Dans l’ordre de la puissance, et dans l’ordre de la connaissance précise, l’Europe pèse encore aujourd’hui beaucoup plus que le reste du globe. Je me trompe, ce n’est pas l’Europe qui l’emporte, c’est l’Esprit européen dont l’Amérique est une création formidable.

   Partout où l’Esprit européen domine, on voit apparaître le maximum de besoins, le maximum de travail, le maximum de capital, le maximum de rendement, le maximum d’ambition, le maximum de puissance, le maximum de modification de la nature extérieure, le maximum de relations et d’échanges.

    Cet ensemble de maxima est Europe, ou image de l’Europe.

    D’autre part, les conditions de cette formation, et de cette inégalité étonnante, tiennent évidemment à la qualité des individus, à la qualité moyenne de l’Homo europœus. Il est remarquable que l’homme d’Europe n’est pas défini par la race, ni par la langue, ni par les coutumes, mais par les désirs et par l’amplitude de la volonté… Etc. »

Paul Valéry, La Crise de l’Esprit. 1919. La Pléiade.T1

 

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Akhilleus fut troublé en voyant le divin Priamos

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« Et le grand Priamos entra sans être vu d'eux, et, s'approchant, il entoura de ses bras les genoux d'Akhilleus, et il baisa les mains terribles et meurtrières qui lui avaient tué tant de fils.

Quand un homme a encouru une grande peine, ayant tué quelqu'un dans sa patrie, et quand, exilé chez un peuple étranger, il entre dans une riche demeure, tous ceux qui le voient restent stupéfaits. Ainsi Akhilleus fut troublé en voyant le divin Priamos ; et les autres, pleins d'étonnement, se regardaient entre eux. Et Priainos dit ces paroles suppliantes :

- Souviens-toi de ton père, ô Akhilleus égal aux Dieux ! Il est de mon âge et sur le seuil fatal de la vieillesse. Ses voisins l'oppriment peut-être en ton absence, et il n'a personne qui écarte loin de lui l'outrage et le malheur; mais, au moins, il sait que tu es vivant, et il s'en réjouit dans son coeur, et il espère tous les jours qu'il verra son fils bien-aimé de retour d'Ilios. Mais, moi, malheureux ! qui ai engendré des fils irréprochables dans la grande Troiè, je ne sais s'il m'en reste un seul. J'en avais cinquante quand les Akhaiens arrivèrent. Dix-neuf étaient sortis du même sein, et plusieurs femmes avaient enfanté les autres dans mes demeures. L'impétueux Arès a rompu les genoux du plus grand nombre. Un seul défendait ma ville et mes peuples, Hektôr, que tu viens de tuer tandis qu'il combattait pour sa patrie. Et c'est pour lui que je viens aux nefs des Akhaiens ; et je t'apporte, afin de le racheter, des présents infinis. Respecte les Dieux, Akhilleus, et, te souvenant de ton père, aie pitié de moi qui suis plus malheureux que lui, car j'ai pu, ce qu'aucun homme n'a encore fait sur la terre, approcher de ma bouche les mains de celui qui a tué mes enfants !

Il parla ainsi, et il remplit Akhilleus du regret de son père. Et le Pèlèiade, prenant le vieillard par la main, le repoussa doucement. Et ils se souvenaient tous deux ; et Priamos, prosterné aux pieds d'Akhilleus, pleurait de toutes ses larmes le tueur d'hommes Hektôr ; et Akhilleus pleurait son père et Patroklos, et leurs gémissements retentissaient sous la tente. Puis, le divin Akhilleus, s'étant rassasié de larmes, sentit sa douleur s'apaiser dans sa poitrine, et il se leva de son siège ; et plein de pitié pour cette tête et cette barbe blanche, il releva le vieillard de sa main et lui dit ces paroles ailées :

- Ah ! malheureux ! Certes, tu as subi des peines sans nombre dans ton coeur. Comment as-tu osé venir seul vers les nefs des Akhaiens et soutenir la vue de l'homme qui t'a tué tant de braves enfants ? Ton coeur est de fer. Mais prends ce siège, et, bien qu'affligés, laissons nos douleurs s'apaiser, car le deuil ne nous rend rien. Les Dieux ont destiné les misérables mortels à vivre pleins de tristesse, et, seuls, ils n'ont point de soucis. Deux tonneaux sont au seuil de Zeus, et l'un contient les maux, et l'autre les biens. Et le foudroyant Zeus, mêlant ce qu'il donne, envoie tantôt le mal et tantôt le bien. Et celui qui n'a reçu que des dons malheureux est en proie à l'outrage, et la mauvaise faim le ronge sur la terre féconde, et il va çà et là, non honoré des Dieux ni des hommes. Ainsi les Dieux firent à Pèleus des dons illustres dès sa naissance, et plus que tous les autres hommes il fut comblé de félicités et de richesses, et il commanda aux Myrmidones, et, mortel, il fut uni à une Déesse. Mais les Dieux le frappèrent d'un mal : il fut privé d'une postérité héritière de sa puissance, et il n'engendra qu'un fils qui doit bientôt mourir et qui ne soignera point sa vieillesse ; car, loin de ma patrie, je reste devant Troiè, pour ton affliction et celle de tes enfants. Et toi-même, vieillard, nous avons appris que tu étais heureux autrefois, et que sur toute 1a terre qui va jusqu'à Lesbos de Makar, et, vers le nord, jusqu'à la Phrygiè et le large Hellespontos, tu étais illustre ô vieillard, par tes richesses et par tes enfants. Et voici que les Dieux t'ont frappé d'une calamité, et, depuis la guerre et le carnage, des guerriers environnent ta ville. Sois ferme, et ne te lamente point dans ton coeur sur l'inévitable destinée. Tu ne feras point revivre ton fils par tes gémissements. Crains plutôt de subir d'autres maux.

Et le vieux et divin Priamos lui répondit :

- Ne me dis point de me reposer, ô nourrisson de Zeus, tant que Hektôr est couché sans sépulture devant tes tentes. Rends-le-moi promptement, afin je le voie de mes yeux, et reçois les présents nombreux que nous te portons. Puisses-tu en jouir et retourner dans la terre de ta patrie, puisque tu m'as laissé vivre et voir la lumière de Hélios. Et Akhilleus aux pied rapides, le regardant d'un oeil sombre, lui répondit :

- Vieillard, ne m'irrite pas davantage. Je sais que je dois te rendre Hektôr. La mère qui m'a enfanté, la fille du Vieillard de la mer, m'a été envoyée par Zeus. Et je sais aussi, Priamos, et tu n'as pu me cacher, qu'un des Dieux l'a conduit aux nefs rapides des Akhaiens. Aucun homme, bien que jeune et brave, n'eût osé venir jusqu'au camp. Il n'eût point échappé aux gardes, ni soulevé aisément les barrières de nos portes. Ne réveille donc point les douleurs de mon âme. Bien que je t'aie reçu, vieillard, comme un suppliant sous mes tentes, crains que je viole les ordres de Zeus et que je te tue. Il parla ainsi, et le vieillard trembla et obéit. Et le Pèléide sauta comme un lion hors de la tente. Et il n' était point seul, et deux serviteurs le suivirent, le héros Automédôn et Alkimos. Et Akhilleus les honorait entre tous ses compagnons depuis la mort de Patroklos. Et ils dételèrent les chevaux et les mulets, et ils firent entrer le héraut Priamos et lui donnèrent un siège. Puis ils enlevèrent lu beau char les présents infinis qui rachetaient Hektôr ; mais ils y laissèrent deux manteaux et une riche tunique pour envelopper le cadavre qu'on allait emporter dans Ilios.

Et Akhilleus, appelant les femmes, leur ordonna de laver le cadavre et de le parfumer à l'écart, afin que Priamos ne vît point son fils, et de peur qu'en le voyant, le père ne pût contenir sa colère dans son coeur irrité, et qu' Akhilleus, furieux, le tuât, en violant les ordres de Zeus. Et après que les femmes, ayant lavé et parfumé le cadavre, l'eurent enveloppé du beau manteau et de la tunique, Akhilleus le souleva lui-même du lit funèbre, et, avec l'aide de ses compagnons, il le plaça sur le beau char. Puis, il appela en gémissant son cher compagnon :

- Ne t'irrite point contre moi, Patroklos, si tu apprends, chez Aidès, que j'ai rendu le divin Hektôr à son père bien-aimé ; car il m'a fait des présents honorables, dont je te réserve, comme il est juste, une part égale. »

Homère, L'Iliade, Chant XXIV

 

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Désir douloureux, parce que je le sentais irréalisable

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« Si nous pensions que les yeux d’une telle fille ne sont qu’une brillante rondelle de mica, nous ne serions pas avides de connaître et d’unir à nous sa vie. Mais nous sentons que ce qui luit dans ce disque réfléchissant n’est pas dû uniquement à sa composition matérielle ; que ce sont, inconnues de nous, les noires ombres des idées que cet être se fait, relativement aux gens et aux lieux qu’il connaît — pelouses des hippodromes, sable des chemins où, pédalant à travers champs et bois, m’eût entraîné cette petite péri, plus séduisante pour moi que celle du paradis persan, — les ombres aussi de la maison où elle va rentrer, des projets qu’elle forme ou qu’on a formés pour elle ; et surtout que c’est elle, avec ses désirs, ses sympathies, ses répulsions, son obscure et incessante volonté. Je savais que je ne posséderais pas cette jeune cycliste si je ne possédais aussi ce qu’il y avait dans ses yeux. Et c’était par conséquent toute sa vie qui m’inspirait du désir ; désir douloureux, parce que je le sentais irréalisable, mais enivrant, parce que ce qui avait été jusque-là ma vie ayant brusquement cessé d’être ma vie totale, n’étant plus qu’une petite partie de l’espace étendu devant moi que je brûlais de couvrir, et qui était fait de la vie de ces jeunes filles, m’offrait ce prolongement, cette multiplication possible de soi-même, qui est le bonheur. Et, sans doute, qu’il n’y eût entre nous aucune habitude — comme aucune idée — communes, devait me rendre plus difficile de me lier avec elles et de leur plaire. Mais peut-être aussi c’était grâce à ces différences, à la conscience qu’il n’entrait pas, dans la composition de la nature et des actions de ces filles, un seul élément que je connusse ou possédasse, que venait en moi de succéder à la satiété, la soif — pareille à celle dont brûle une terre altérée — d’une vie que mon âme, parce qu’elle n’en avait jamais reçu jusqu’ici une seule goutte, absorberait d’autant plus avidement, à longs traits, dans une plus parfaite imbibition. »

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur

 

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20/03/2014

Je vous embrasse de toutes mes forces

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« Cher Monsieur Germain,

J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’en ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur. Mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève.

Je vous embrasse de toutes mes forces. »

Albert Camus, Lettre d’Albert Camus à son instituteur d’antan, Monsieur Germain, le 19 novembre 1957, après avoir appris que le Prix Nobel de littérature lui avait été décerné

 

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Le soir venu, je retourne à la maison et j'entre dans mon étude...

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« Je me lève le matin avec le soleil, et je m’en vais dans un de mes bois que je me fais couper, où je reste deux heures à revoir le travail fait la veille et passer le temps avec les bûcherons qui ont toujours quelque dispute en cours, entre eux ou avec les voisins (…). Quittant le bois, je m’en vais à une fontaine, et de là à un de mes affûts d’oiseleur. J’ai sur moi le livre, ou Dante ou Pétrarque, ou un de ces poètes mineurs, comme Tibulle, Ovide et autres. Je lis les récits de leurs passions amoureuses et de leurs amours ; je me rappelle les miennes ; je me complais un bout de temps à y penser. Puis je me transporte sur la route, à l’auberge : je parle avec ceux qui passent, je leur demande des nouvelles de leur pays, j’entends diverses choses, note la variété des goûts et la diversité des humeurs des hommes. Arrive sur ces entrefaites l’heure du déjeuner, où, avec mes proches, je mange de ces nourritures que me permettent mon pauvre domaine et mon maigre patrimoine. Après le repas, je retourne à l’auberge ; il y a là l’aubergiste et, d’ordinaire, un boucher, un meunier et deux chaufourniers. Avec eux je m’encanaille tout le restant de la journée à jouer aux cartes, au trictrac, et de ces jeux naissent mille contestations et d’innombrables disputes ponctuées de paroles injurieuses ; la plupart du temps, on se bat pour un sou, et pourtant, on nous entend crier jusqu’à San Casciano. C’est ainsi, vautré dans cette pouillerie, que je me dérouille la cervelle et que je laisse s’épancher la malignité de mon sort, acceptant qu’il me piétine de la sorte pour voir s’il ne finira pas par rougir.

Le soir venu, je retourne à la maison et j'entre dans mon étude : à l'entrée, j'enlève mes vêtements de tous les jours, pleins de fange et de boue, et je mets mes habits de cour royale et pontificale. Et, vêtu décemment, j'entre dans les cours anciennes des hommes anciens où, reçu aimablement par eux, je me repais de cette nourriture qui seule est la mienne et pour laquelle je suis né : je n'ai pas honte de parler avec eux et de leur demander les raisons de leurs actions et, à cause de leur humilité, ils me répondent. Pendant quatre heures de temps, je ne sens aucun ennui, j'oublie tout mon chagrin, je ne crains pas la pauvreté, la mort ne m'apeure pas ; je me transfère totalement en eux. »

Nicolas Machiavel, lettre à Francesco Vettori, 10 décembre 1513

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Il prêtait à toute chose créée un caractère indestructible

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« Un homme de génie, mélancolique, misanthrope, et voulant se venger de l’injustice de son siècle, jette un jour au feu toutes ses œuvres encore manuscrites. Et comme on lui reprochait cet effroyable holocauste fait à la haine, qui, d’ailleurs, était le sacrifice de toutes ses propres espérances, il répondit : "Qu’importe ? ce qui était important, c’était que ces choses fussent créées ; elles ont été créées, donc elles sont." Il prêtait à toute chose créée un caractère indestructible. Combien cette idée s’applique plus évidemment encore à toutes nos pensées, à toutes nos actions, bonnes ou mauvaises ! Et si dans cette croyance il y a quelque chose d’infiniment consolant, dans le cas où notre esprit se tourne vers cette partie de nous-mêmes que nous pouvons considérer avec complaisance, n’y a-t-il pas aussi quelque chose d’infiniment terrible, dans le cas futur, inévitable, où notre esprit se tournera vers cette partie de nous-mêmes que nous ne pouvons affronter qu’avec horreur ? Dans le spirituel non plus que dans le matériel, rien ne se perd. De même que toute action, lancée dans le tourbillon de l’action universelle, est en soi irrévocable et irréparable, abstraction faite de ses résultats possibles, de même toute pensée est ineffaçable. Le palimpseste de la mémoire est indestructible.

"Oui, lecteur, innombrables sont les poëmes de joie ou de chagrin qui se sont gravés successivement sur le palimpseste de votre cerveau, et comme les feuilles des forêts vierges, comme les neiges indissolubles de l’Himalaya, comme la lumière qui tombe sur la lumière, leurs couches incessantes se sont accumulées et se sont, chacune à son tour, recouvertes d’oubli. Mais à l’heure de la mort, ou bien dans la fièvre, ou par les recherches de l’opium, tous ces poëmes peuvent reprendre de la vie et de la force. Ils ne sont pas morts, ils dorment. On croit que la tragédie grecque a été chassée et remplacée par la légende du moine, la légende du moine par le roman de chevalerie ; mais cela n’est pas. À mesure que l’être humain avance dans la vie, le roman qui, jeune homme, l’éblouissait, la légende fabuleuse qui, enfant, le séduisait, se fanent et s’obscurcissent d’eux-mêmes. Mais les profondes tragédies de l’enfance, — bras d’enfants arrachés à tout jamais du cou de leurs mères, lèvres d’enfants séparées à jamais des baisers de leurs sœurs, — vivent toujours cachées, sous les autres légendes du palimpseste. La passion et la maladie n’ont pas de chimie assez puissante pour brûler ces immortelles empreintes." »

Charles Baudelaire, Un Mangeur d'Opium in Les paradis Artificiels

 


Thomas de Quincey

 

 

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Palimpseste

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« "Qu’est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? Mon cerveau est un palimpseste et le vôtre aussi, lecteur. Des couches innombrables d’idées, d’images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi doucement que la lumière. Il a semblé que chacune ensevelissait la précédente. Mais aucune en réalité n’a péri." Toutefois, entre le palimpseste qui porte, superposées l’une sur l’autre, une tragédie grecque, une légende monacale et une histoire de chevalerie, et le palimpseste divin créé par Dieu, qui est notre incommensurable mémoire, se présente cette différence, que dans le premier il y a comme un chaos fantastique, grotesque, une collision entre des éléments hétérogènes ; tandis que dans le second la fatalité du tempérament met forcément une harmonie parmi les éléments les plus disparates. Quelque incohérente que soit une existence, l’unité humaine n’en est pas troublée. Tous les échos de la mémoire, si on pouvait les réveiller simultanément, formeraient un concert, agréable ou douloureux, mais logique et sans dissonances. »

Charles Baudelaire, Un Mangeur d'Opium in Les paradis Artificiels

 


Thomas de Quincey

 

 

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L’abîme inaccessible qui donne le vertige

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« Bien entendu, cette vérité des impressions premières, et purement physiques, retrouvée à chaque fois auprès de mes amies, ne concernait pas seulement les traits de leur visage, puisqu’on a vu que j’étais aussi sensible à leur voix, plus troublante peut-être (car elle n’offre pas seulement les mêmes surfaces singulières et sensuelles que lui, elle fait partie de l’abîme inaccessible qui donne le vertige des baisers sans espoir), leur voix pareille au son unique  d’un petit instrument où chacune se mettait toute entière et qui n’était qu’à elle. »

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleur

 

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