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29/03/2014

Oisiveté

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« J’honore l’homme d’action, mais quand même il ne faudrait pas en faire pulluler l’espèce et encore faudrait-il lui laisser le temps de penser un petit peu à ce qu’il va faire. Je trouve que depuis quelque temps le monde est assez encombré de gens débordés de travail et incapables de trouver seulement une petite heure de temps en temps pour penser tranquillement à leur travail ou, mieux encore, à autre chose. Esclave de son travail, quelle affligeante, quelle misérable formule quand les sots en tirent vanité. Si encore il s’agissait d’un travail digne de ce nom. Pour calculer la surface d’un triangle on pourrait croire que le plus gros du travail est fait quand on a multiplié la base par la hauteur ; travail honnête, loyal, sans arrière-pensée, suffisant et nécessaire. Erreur. Le plus gros du travail consiste à réunir les mille conditions légales administratives, sociales, politiques et fiscales qui vous donnent droit à solliciter les trente-six demandes d’autorisation exigées par les différents offices et organismes de contrôle relatifs au calcul superficiel des triangles. Sans parler du comité d’épuration des triangles. Telle est la déchéance diabolique du travail.

Ce qui paraît un très mauvais signe c’est de voir les oisifs entraînés malgré eux dans cette activité fanatique et cette démence universelle de production ; l’équilibre est rompu, la terre n’a plus son compte de fainéants et, même au printemps, trop de bancs publics sont délaissés le long des avenues pleines de gens pressés. Pire encore : vous avez pu noter que, depuis quelques temps, on fait arracher un grand nombre de bancs jadis plantés en hommage aux précieux oisifs. Et je suis sûr que la vitesse moyenne du citadin à pied a augmenté sinistrement en l’espace d’un siècle, même à Paris. Ils ont tous « un travail fou » et finissent par vénérer la folie de leur travail. Voilà ce que c’est d’avoir proclamé à l’étourdie la sainteté du travail au lieu de s’en tenir tout bonnement à la sainteté du dimanche. Peut-être y eut-il un temps, une société où, dans une certaine mesure, le travail pouvait, à la rigueur, être tenu pour honorable et même, dans certains cas exceptionnels, pour sanctifiant. C’est bien fini. La notion de travail commence à sentir fortement le soufre. Et nous voyons clairement aujourd’hui, à la faveur des monstrueuses mystiques d’action et de production, que la vraie dignité de l’homme, c’est l’oisiveté. »

Jacques Perret , La République et ses Peaux-Rouges : chroniques d'Aspects de la France, T.1, 1948-1952 (15 décembre 1950, "Méditons")

 

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28/03/2014

Derrière le Guichet

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« La barricade n’est plus aujourd’hui le grand instrument social et politique, le grand appareil de gouvernement ou de révolution, le grand appareil de discernement Ce n’est plus la barricade aujourd’hui qui discerne, qui sépare en deux le bon peuple de France, les populations du royaume. C’est un beaucoup plus petit appareil, mais infiniment plus répandu, surtout aujourd’hui, qu’on nomme le guichet. Quelques cadres de bois, plus ou moins mobiles, un grillage métallique, plus ou moins fixé, font tous les frais d’un guichet. C’est pourtant avec cela, c’est avec ce peu que l’on gouverne la France très bien. Format bon ordinaire. Au lieu qu’il fallait des tonneaux, et même des barriques, et si j’ai bonne mémoire des omnibus, presque des immeubles, pour faire une barricade. C’est même sans doute pour cette raison que finalement, c’est du moins une des raisons pour lesquelles vraisemblablement il est finalement venu au monde beaucoup plus de guichets qu’il n’y était jamais poussé de barricades.

C’est que c’était peut-être plus facile à faire. Il suffit d’avoir été soi-même acheter des timbres ou payer ses impôts, que nous nommons contributions, et de comprendre un peu, de savoir un peu lire ce que l’on fait, pour avoir soi-même découvert cette vérité de fait élémentaire. Nous n’avons plus aujourd’hui la barricade discriminante. Nous avons le guichet discriminant. Il y a celui qui est derrière le guichet, et celui qui est devant. Celui qui est assis derrière, et ceux qui sont debout devant, ceux qui défilent, devant, comme à la parade, en on ne sait quelle grotesque parade de servitude librement consentie. Là est la grande, la vraie séparation du peuple de France. Et c’est pour cela que les grands débats politiques de ces dernières années et de cette présente ne parviennent point à me passionner. [...]

Tous ces hommes, tous ces partis qui se battent ou qui font semblant de se battre, je les reconnais aisément pour ce qu’ils sont, je les connais depuis longtemps pour un grand, pour un immense, pour un seul parti. Tous ils appartiennent au même grand et unique parti, qui est le parti de ceux qui sont de l’autre côté du guichet, du bon côté, selon eux. Tous ils appartiennent au même grand et seul parti de la bureaucratie. Ceux qui y sont y tiennent. Ceux qui n’y sont plus ne demandent qu’une chose, qui est d’y revenir. Ceux qui n’y sont pas encore ne demandent qu’une chose, qui est d’y venir. [...]

Bureaucrates sur et contre quiconque est de la menue populace : électeurs, ou simplement inscrits, dans l’ordre politique. et, dans l’ordre économique, imposés, nommés contribuables, ouvriers en révolte ou ouvriers résignés, graine d’électeurs, graine de grévistes, et toujours graine de sacrifiés.

 

Ils se battent, entre eux, mais ils ne se battent que derrière le guichet. On ne se battra jamais à travers le guichet, parce qu’alors, ce serait sérieux. »

Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, De la situation faite au parti intellectuel, 6 octobre 1907 

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Homme-Masse étranger à lui-même...

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« Il n'y a pas de liberté sans enracinement et sans volonté.
L'homme libre : tel est l'idéal unique qu'exalte tradionnellement la culture européenne, les poèmes celtes, les légendes germaniques.
Autonome dans ses choix, responsable de ses actes, l'homme libre est le produit des vertus du génie européen.
Or, c'est lui précisément, qui est menacé par la marche des despotismes extérieurs.
Mais aussi, à l'intérieur, par ce que Konrad Lorenz nomme la contagion de l'endoctrinement et Raymond Ruyer la pollution idéologique.
Egalitarisme, uniformisation des modes de vie, bureaucratisation accélérée, économisme totalitaire, sont en train de changer l'homme libre européen en homme-masse étranger à lui-même. »

Louis Pauwels, Le Figaro-Magazine, 8 octobre 1977

 

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Être Jeune

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« La jeunesse n'est pas une période de la vie,
Elle est un état d'esprit, un effet de la volonté,
Une qualité de l'imagination, une intensité émotive,
Une victoire du courage sur la timidité,
Du goût de l'aventure sur l'amour du confort.
On ne devient pas vieux pour avoir vécu un certain nombre d'années :
On devient vieux parce qu'on a déserté son idéal.
Les années rident la peau ; renoncer à son idéal ride l'âme.
Les préoccupations, les doutes, les craintes et les désespoirs sont les ennemis qui, lentement,
nous font pencher vers la terre et devenir poussière avant la mort.
Jeune est celui qui s'étonne et s'émerveille.

Il demande comme l'enfant insatiable : Et après ?

Il défie les événements et trouve de la joie au jeu de la vie.
Vous êtes aussi jeune que votre foi. Aussi vieux que votre doute.
Aussi jeune que votre confiance en vous-même.
Aussi jeune que votre espoir.

Aussi vieux que votre abattement.
Vous resterez jeune tant que vous resterez réceptif.
Réceptif à ce qui est beau, bon et grand.

Réceptif aux messages de la nature, de l'homme et de l'infini.
Si un jour, votre cœur allait être mordu par le pessimisme et rongé par le cynisme, puisse Dieu
avoir pitié de votre âme de vieillard. »

Samuel Ullman

 

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27/03/2014

Junky

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"A mesure qu'on s'intoxique, tout le reste perd de son importance. La vie se résume à peu de chose : la piqûre, l'attente de la suivante, la cachette, l'ordonnance, la seringue et le compte-gouttes. Le camé lui-même croit souvent qu'il mène une vie normale et que la drogue n'est qu'un accident de parcours. Il ne voit pas que tout ce qu'il fait à part de se droguer est machinal. Ce n'est que lorsqu'il a épuisé son stock qu'il prend conscience de ce que la drogue représente pour lui."

 "J'allai à la salle de bain pour me piquer. Je mis beaucoup de temps à trouver une veine. L'aiguille se boucha deux fois et le sang coula le long de mon bras. La came se répandit dans mon corps comme une injonction de mort. Le rêve s'était envolé. Je regardai le sang qui coulait de mon coude au poignet. J'eus soudain pitié de ces veines et de cette chair violée. J'essuyai délicatement le sang sur mon bras."

  William S. Burroughs, Junky

 

 

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Applanissement et mise en esclavage

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"Quand est ce que tout ça a commencé, vous m’avez demandé, ce boulot qu’on fait, comment c’est venu, où, quand ? Et bien, je dirais que le point de départ remonte à un truc appelé la Guerre Civile. Même si le manuel prétend que notre corporation a été fondée plus tôt. Le fait est que nous avons pris de l’importance qu’avec l’apparition de la photographie. Puis du cinéma, au début du vingtième siècle. Radio. Télévision. On a commencé à avoir là des phénomènes de « masse »[…] Et parce que c’étaient des phénomènes de masse, ils se sont simplifiés, poursuivit Beatty. Autrefois les livres n’intéressaient que quelques personnes ici et là, un peu partout. Ils pouvaient se permettre d’être différents. Le monde était vaste ; Mais voilà qui se remplit d’yeux, de coudes, de bouches. Le cinéma et la radio, les magazines, les livres se sont nivelés par le bas, normalisés en une vaste soupe. Vous me suivez ? […]
Imaginez le tableau. L’homme du dix-neuvième siècle avec ses chevaux, ses chiens, ses charrettes : un film au ralenti. Puis au vingtième siècle, on passe en accéléré, livres raccourcis. Condensés, Digest ; Abrégés. Tout est réduit au gag, à la chute[…] Les classiques ramenés à des émissions de radio d’un quart d’heure, puis coupés de nouveau pour ternir en un compte rendu de deux minutes, avant de finir en un résumé de dictionnaire de dix à douze lignes. J’exagère bien sûr. Les dictionnaires servaient de référence. Mais pour bien des gens, Hamlet[…] n’était qu’un digest d’une page dans un ouvrage proclamant : « enfin tous les classiques à votre portée ; ne soyez plus en reste avec vos voisins. » Vous voyez ? De la maternelle à l’université et retour à la maternelle. Vous avez là le parcours intellectuel des cinq derniers siècles ou à peu près.[…] La scolarité est écourtée, la discipline se relâche, la philosophie, l’histoire, les langues sont abandonnées, l’anglais et l’orthographe de plus en plus négligés, et finalement presque ignorés. On vit dans l’immédiat, seul le travail compte, le plaisir c’est pour après. Pourquoi apprendre quoi que ce soit quand il suffit d’appuyer sur des boutons, de faire fonctionner des commutateurs, de serrer des vis et des écrous ?
[…] Le système scolaire produisant de plus en plus de coureurs, sauteurs, pilotes de course, bricoleurs, escamoteurs, aviateurs, nageurs, au lieu de chercheurs, de critiques, de savants, de créateurs, le mot « intellectuel » est bien entendu, devenu l’injure qu’il méritait d’être. On a toujours peur de l’inconnu. Vous vous rappelez sûrement le gosse qui, dans votre classe, était exceptionnellement « brillant », savait toujours bien ses leçons et répondait toujours le premier tandis que les autres, assis là comme des potiches, le haïssaient. Et n’était-ce pas ce brillant sujet que vous choisissiez à la sortie pour vos brimades et vos tortures ? Bien sûr que si. On doit tous être pareils. Nous ne naissons pas libres et égaux, comme le proclame la constitution, on nous rend égaux. Chaque homme doit être l’image de l’autre, comme ça tout le monde est content ; plus de montagnes pour les intimider, leur donner un point de comparaison. Conclusion ! Un livre est un fusil chargé dans la maison d’à côté. Brûlons-le. Déchargeons l’arme[…]
Si vous ne voulez pas qu’un homme se rende malheureux avec de la politique, n’allez pas lui casser la tête en lui proposant deux points de vue sur une question ; proposez-lui-en un seul. Mieux encore, ne lui en proposez aucun. Qu’il oublie jusqu’à l’existence de la guerre. Si le gouvernement est inefficace, pesant, gourmand en matière d’impôt, cela vaut mieux que d’embêter les gens avec ça. La paix, Montag. Proposez des concours où l’on gagne en se souvenant des paroles d’une chanson populaire, du nom de la capitale de tel ou tel état ou de la quantité de maïs récoltée dans l’Iowa l’année précédente. Bourrez les gens de données combustibles, gorgez les de « faits », qu’ils se sentent gavés, mais absolument « brillants » côté information. Ils auront l’impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du sur-place. Et ils seront heureux parce que de tels faits ne changent pas. Ne les engagez pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie pour relier les choses entre elles. C’est la porte ouverte à la mélancolie. Tout homme capable de démonter un télécran mural et de le remonter, et la plupart des hommes en sont aujourd’hui capables, est plus heureux que celui qui essaie de jouer de la règle à calcul, de mesurer, de mettre l’univers en équations, ce qui ne peut se faire sans que l’homme se sente solitaire et ravalé au rang de la bête. Je le sais, j’ai essayé. Au diable tout ça. Alors place aux clubs et aux soirées entre amis, aux acrobates et aux prestidigitateurs, aux casse-cou, jet cars, motogyres, au sexe et à l’héroïne, à tout ce qui ne suppose que des réflexes automatiques."

Ray Bradbury, Fahrenheit 451

 

 

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Les médias veillent, dormez citoyens

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"La presse aujourd'hui est une armée avec des armes soigneusement choisies, les journalistes ses officiers, les lecteurs ses soldats. Mais, comme dans chaque armée, le soldat obéit aveuglément, et l'objectif de la guerre et les plans d'action changent sans qu'il le sache. Le lecteur ne sait ni n'est censé savoir les buts pour lesquels il est employé, et le rôle qu'il a à jouer. Il n'y a aucune caricature plus effroyable de la liberté de penser. Autrefois, il n'était pas permis de penser librement ; maintenant c'est permis, mais personne n'est plus capable de cela. Maintenant les gens veulent penser seulement ce qu'ils sont censés vouloir penser, et ils considèrent ceci comme la liberté."

Oswald Spengler, Le Déclin de l'Occident

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Un âne à deux pattes

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« - Dieu est grand ! répondit le mendiant. Mais qu’importe les affaires. Il y a tant de joie dans l’existence. Tu ne connais pas l’histoire des élections ?
- Non, je ne lis jamais les journaux.
- Celle-là n’était pas dans les journaux. C’est quelqu’un qui me l’a racontée.
- Alors je t’écoute.
- Eh bien ! Cela s’est passé il y a quelque temps dans un petit village de Basse-Égypte, pendant les élections pour le maire. Quand les employés du gouvernement ouvrirent les ruines, ils s’aperçurent que la majorité des bulletins de vote portaient le nom de Barghout. Les employés du gouvernement ne connaissaient pas ce nom-là ; il n’était sur la liste d’aucun parti. Affolés, ils allèrent aux renseignements et furent sidérés d’apprendre que Barghout était le nom d’un âne très estimé pour sa sagesse dans tout le village. Presque tous les habitants avaient voté pour lui. Qu’est-ce que tu penses de cette histoire ?

Gohar respira avec allégresse ; il était ravi. "Ils sont ignorants et illettrés, pensa-t-il, pourtant ils viennent de faire la chose la plus intelligente que le monde ait connue depuis qu’il y a des élections." Le comportement de ces paysans perdus au fond de leur village était le témoignage réconfortant sans lequel la vie deviendrait impossible. Gohar était anéanti d’admiration. La nature de sa joie était si pénétrante qu’il resta un moment épouvanté à regarder le mendiant. Un milan vint se poser sur la chaussée, à quelques pas d’eux, fureta du bec à la recherche de quelque pourriture, ne trouva rien et reprit son vol.

- Admirable ! s’exclama Gohar. Et comment se termine l’histoire ?
- Certainement il ne fut pas élu. Tu penses bien, un âne à quatre pattes ! Ce qu’ils voulaient, en haut lieu, c’était un âne à deux pattes. »

Albert Cossery, Mendiants et orgueilleux

 

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26/03/2014

La Cage du "divertissement"

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« Parce que le divertissement est une terreur.

Pourquoi est-il terreur ?

Parce qu’il nous désarme totalement. L’absence de sérieux avec lequel la terreur entre en scène fait que nous nous ouvrons imprudemment à elle et nous livrons pieds et poings liés bien plus facilement qu’à la terreur habituelle, celle qui, en uniforme, nous accule et nous fait trembler ; que nous perdons l’envie de résister avant même d’être terrorisés ; que nous assimilons ce qu’on nous a fait ingurgiter avant même de pressentir ce que nous avons ingurgité – et tout cela signifie que nous pouvons être vaincus par le divertissement avant même de commencer à le combattre.

Il n’y a pas que ce qui refuse d’écouter nos prière qui est sans pitié et, partant terroriste ; c’est aussi le cas (tout particulièrement aujourd’hui) de ce qui se présente de façon si anodine et si confortable, de ce qui formule son offre de façon si douce qu’il ne nous vient même plus à l’idée de dire non, d’opposer une résistance ou de demander pitié. Les systèmes dictatoriaux qui dépendent encore de la matraque ou de menaces de liquidation sont lamentablement archaïques ; ils sont en tous cas incomparablement moins néfastes que ceux qui peuvent déjà compter sur le divertissement, ne serait-ce même que sur des chansons sentimentales. Plus aucune des puissances qui nous forment et nous déforment aujourd’hui n’est assez forte pour entrer en concurrence avec le divertissement. La façon dont nous rions, marchons, aimons, parlons, pensons ou ne pensons pas aujourd’hui, la façon dont nous sommes prêts à être victime aujourd’hui, nous l’avons apprise que pour une part des plus insignifiantes de nos parents, de l’école ou de l’Eglise, et presque exclusivement de la radio, des magazines, des films ou de la télévision – bref, du divertissement. Si, à ses débuts, ce dernier n’é été qu’une force concourant à l’éducation parmi d’autres et certainement pas une des plus efficaces, il est rapidement monté en grade et occupe désormais une position monopolistique.

La responsabilité de cette ascension n’est bien sur pas à imputer à notre absence de résistance, mais – je parle ici de façon figurée – à l’absence de résistance du monde. Je veux dire par là qu’aucun des contenus que l’industrie du divertissement souhaite transformer n’a la force de se défendre contre sa transformation en matériau de divertissement reproduit à des millions d’exemplaires.

A cela s’ajoute le fait que cette industrie ressemble à une bête omnivore qui ne fait pas de choix, à un animal qui n’a pas seulement l’appétit de tout, mais aussi le don d’avaler tout cru tout contenu et, après une digestion des plus rapides, de le restituer sous la forme d’un doux excrément. Qu’il s’agisse d’obsèques nationales ou de chimpanzés qui fument, d’un sinistre maritime ou de l’inauguration d’une passerelle, d’une base construite en une nuit ou d’une ville détruite en une nuit, non seulement cette bête de ne heurte jamais à la moindre résistance, mais rien d ce qu’elle mange ne la rend malade. Elle n’a jamais entendu parler de tabous. Tant qu’elle peut avaler, transformer ce qu’elle a avalé, l’excréter et nous proposer ses excréments, peu lui importe ce qui lui tombe dans la gueule. Tout le monde sait que cette industrie ne recule pas devant la possibilité d’avaler une seconde fois ses propres produits et de les éliminer une seconde fois : elle laisse ainsi des romans finir sous forme de pièces radiophoniques et tout un flux de chansons couler éternellement d’elle.

Nous sommes donc désormais soumis à ces livraisons et écoulements permanents. Car, ce que l’animal excrète nous est destiné. Cela est destiné à notre consommation permanente. Pour l’instant, nous avons vu

1. que nous nous tenons ingénument à la disposition de tout ce qui affirme n’être que "divertissement" et

2. qu’il n’y a plus rien qu’on ne puisse nous offrir comme "divertissement".

Ce qui a pour conséquence – et à vrai dire pour conséquence inéluctable – que nous devenons des êtres qui avalent tout et excrètent tout. Du fait qu’elle est lisse et passe bien, nous ne sentons plus la bouchée que nous avalons. Nous ne sentons d’ailleurs même plus que nous avalons. Puisque nous avalons de façon reflexe, nous achevons cette transformation en un clin d’œil. Les temps où ceux qui n’avaient rien à avaler étaient considérés comme de "pauvres diables" sont depuis longtemps révolus. Aujourd’hui, au contraire, les "pauvres diables" sont ceux qui ne peuvent opposer aucune résistance au gavage terroriste, ceux qui, à chaque bouchée qu’ils avalent, doivent également avaler le fait qu’on leur dérobe un peu de leur liberté. Qui ne consomme pas librement consomme de la non-liberté.

Application :

Ceux qui ont décidés à nous soumettre (dans notre cas ceux qui s’intéressent à la technique ou la technique elle-même en tant qu’elle s’intéresse à nous) souhaitent que les victimes qu’ils ont en vue soient aussi peu résistantes et aussi réceptives que possible. Puisque cette "élite au pouvoir" sait maintenant

1. que notre résistance n’est minimale et notre réception optimale que si l’on nous livre des divertissements.

2. qu’il n’y a pas de contenu en mesure de défendre, c'est-à-dire pas de contenu qui ne peut être transformé en matériau de divertissement et nous être servi ainsi, elle commence par camoufler en "divertissement" tout contenu qu’elle souhaite nous voir assimiler. Le "divertissement" est donc l’art à thèse du pouvoir. Il est même son art d’avant-garde à thèse (puisque, grâce à lui, les victimes prévues pour demain et après-demain sont soumises dès aujourd’hui et que la victoire est ainsi assurée avant la lettre). »

Günther ANDERS, L’obsolescence de l’homme

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L'Enfer est pavé de bonnes intentions

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Gilbert Keith Chesterton a dit : « Le pire tyran n'est pas l'homme qui gouverne par la terreur. Le pire est celui qui gouverne par l'amour et en joue comme d'une harpe. »

Gilbert Keith Chesterton était un homme sage et un prophète quand on voit ce qui fait tourner le monde comme il tourne aujourd'hui.

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« Le monde moderne n’est pas méchant ; sous certains aspects, le monde moderne est beaucoup trop bon. Il est plein de vertus désordonnées et décrépites. Quand un certain ordre religieux est ébranlé (comme le fut le christianisme à la Réforme), ce ne sont pas seulement les vices que l’ont met en liberté. Les vices, une fois lâchés, errent à l’aventure et ravagent le monde. Mais les vertus, elles aussi, brisent leur chaînes, et le vagabondage des vertus n’est pas moins forcené et les ruines qu’elles causent sont plus terribles. Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles. Elles sont devenues folles, parce qu’isolées l’une de l’autre et parce qu’elles vagabondent toutes seules. C’est ainsi que nous voyons des savants épris de vérité, mais dont la vérité est impitoyable ; des humanitaires éperdus de pitié mais dont la pitié (je regrette de le dire) est souvent un mensonge. Mr Blatchford attaque le christianisme parce que Mr Blatchford a la monomanie d’une seule vertu chrétienne, d’une charité purement mystique et presque irrationnelle. Il a une idée étrange : c’est qu’il rendra plus facile le pardon des péchés en disant qu’il n’y a pas de péchés. (...)

Or il est un cas beaucoup plus remarquable que cet antagonisme de la vérité et de la pitié, c’est celui de la déformation de l’humilité. (...)

Ce dont nous souffrons aujourd’hui, c’est d’un déplacement vicieux de l’humilité. La modestie a cessé tout rapport avec l’ambition pour entrer en contact intime avec la conviction, ce qui n’aurait jamais du se produire. Un homme peut douter de lui-même, mais non de la vérité, et c’est exactement le contraire qui s’est produit. Aujourd’hui, ce qu’un homme affirme, c’est exactement ce qu’il ne doit pas affirmer, c’est-à-dire lui-même ! Ce dont il doute est précisément ce dont il ne doit pas douter : la Raison Divine. (...)

Le nouveau sceptique est si humble qu’il doute de pouvoir apprendre. Ainsi nous aurions tort de nous presser de dire qu’il n’y a pas d’humilité propre à notre époque. Le vérité est qu’il en existe une, très réelle, mais pratiquement plus morbide que les farouches humiliations de l’ascète. L’ancienne humilité était un aiguillon qui empêchait l’homme de s’arrêter et non pas un clou dans la chaussure qui l’empêche d’avancer, car l’ancienne humilité faisait qu’un homme doutait de son effort et cela le poussait à travailler avec encore plus d’ardeur. Mais la nouvelle humilité fait que l’homme doute de son but, ce qui l’arrête tout à fait.

A tous les coins de rue nous sommes exposés à rencontrer un homme qui profère cette assertion frénétique et blasphématoire : "Je puis me tromper". Chaque jour vous croisez quelqu’un qui vous dit : "Bien entendu, mon opinion n’est peut-être pas la bonne". Or son opinion doit être la bonne, sinon, elle n’est pas son opinion. Nous sommes en train de créer une race d’homme d’une tournure d’esprit trop modeste pour croire à la table de multiplication ! Le danger est de voir des philosophes qui doutent de la pesanteur comme d’une simple fantaisie de leur cerveau. Les railleurs d’autrefois étaient trop orgueilleux pour être convaincus, mais ceux-ci sont trop humbles pour l’être. Les doux posséderont la terre mais les sceptiques modernes ont tant de douceur qu’ils ne veulent même plus réclamer leur héritage. (...)

Le péril, c’est que l’intelligence humaine est libre de se détruire elle-même. De même qu’une génération pourrait empêcher l’existence même de la génération suivante, si tous ceux qui la composent entraient au couvent ou se jetaient dans la mer, ainsi, un petit nombre de penseur peut, jusqu’à un certain point, faire obstacle à la pensée dans l’avenir en enseignant à la génération suivante qu’il n’y a rien de valide dans aucune pensée humaine.

Il est vain de parler de l’antagonisme de la raison et de la foi. La raison est elle même un sujet de foi. C’est un acte de foi de prétendre que nos pensées ont une relation quelconque avec une réalité quelle qu’elle soit. Si vous êtes vraiment un sceptique, vous devrez tôt ou tard vous poser la question : "Pourquoi y aurait-il quelque chose d’exact, même l’observation et la déduction ? Pourquoi la bonne logique ne serait-elle pas aussi trompeuse que la mauvaise ? L’une et l’autre ne sont que des mouvements dans le cerveau d’un singe halluciné ?". Le jeune sceptique dit : "J’ai le droit de penser par moi-même". Mais le vieux sceptique, le sceptique complet dit : "Je n’ai pas le droit de penser par moi-même. Je n’ai pas le droit de penser du tout."

Il y a une pensée qui arrête la pensée, et c’est à celle là qu’il faut faire obstacle. C’est le mal suprême contre lequel toute autorité religieuse a lutté. Ce mal n’apparaît qu’à la fin d’époques décadentes comme la notre...
Car nous pouvons entendre le scepticisme brisant le vieil anneau des autorités et voir au même moment la raison chanceler sur son trône. Si la religion s’en va, la raison s’en va en même temps. Car elles sont toutes les deux de la même espèce primitive et pleine d’autorité. Elles sont toutes les deux des méthodes de preuves qui ne peuvent elles-mêmes être prouvées. Et en détruisant l’idée de l’autorité divine, nous avons presque entièrement détruit l’idée de cette autorité humaine par laquelle nous pouvons résoudre un problème de mathématiques. Avec une corde longue et résistante, nous avons essayé d’enlever sa mitre (la religion) à l’homme pontife et la tête (la raison) a suivi la mitre. 
»

Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxie

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Un vieil adage affirme que l'Enfer est pavé de bonnes intentions... ce qui explique que nos chrétiens post-modernes, ou nos drouâdlômistes effarouchés, ne devinent pas que le pire se cache derrière le mieux et attend, patiemment, mais avec détermination, son heure. Le Diable aime se servir du Christ pour parvenir à ses fins.

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1. Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés.
2. Car on vous jugera du jugement dont vous jugez, et l'on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez.
3. Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l'oeil de ton frère, et n'aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton oeil ?
4. Ou comment peux-tu dire à ton frère: Laisse-moi ôter une paille de ton oeil, toi qui as une poutre dans le tien ?
5. Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton oeil, et alors tu verras comment ôter la paille de l'oeil de ton frère.
6. Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds, ne se retournent et ne vous déchirent.
7. Demandez, et l'on vous donnera; cherchez, et vous trouverez; frappez, et l'on vous ouvrira.
8. Car quiconque demande reçoit, celui qui cherche trouve, et l'on ouvre à celui qui frappe.
9. Lequel de vous donnera une pierre à son fils, s'il lui demande du pain ?
10. Ou, s'il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent ?
11. Si donc, méchants comme vous l'êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui les lui demandent.
12. Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux, car c'est la loi et les prophètes.
13. Entrez par la porte étroite. Car large est la porte, spacieux est le chemin qui mènent à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par là.
14. Mais étroite est la porte, resserré le chemin qui mènent à la vie, et il y en a peu qui les trouvent.
15. Gardez-vous des faux prophètes. Ils viennent à vous en vêtements de brebis, mais au dedans ce sont des loups ravisseurs.
16. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des chardons ?
17. Tout bon arbre porte de bons fruits, mais le mauvais arbre porte de mauvais fruits.
18. Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre porter de bons fruits.
19. Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits est coupé et jeté au feu.
20. C'est donc à leurs fruits que vous les reconnaîtrez.
21. Ceux qui me disent: Seigneur, Seigneur! n'entreront pas tous dans le royaume des cieux, mais celui-là seul qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux.
22. Plusieurs me diront en ce jour-là: Seigneur, Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé par ton nom ? n'avons-nous pas chassé des démons par ton nom? et n'avons-nous pas fait beaucoup de miracles par ton nom ?
23. Alors je leur dirai ouvertement: Je ne vous ai jamais connus, retirez-vous de moi, vous qui commettez l'iniquité.
24.
C'est pourquoi, quiconque entend ces paroles que je dis et les met en pratique, sera semblable à un homme prudent qui a bâti sa maison sur le roc.
25. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont jetés contre cette maison: elle n'est point tombée, parce qu'elle était fondée sur le roc.
26. Mais quiconque entend ces paroles que je dis, et ne les met pas en pratique, sera semblable à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable.
27. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et ont battu cette maison: elle est tombée, et sa ruine a été grande.
28. Après que Jésus eut achevé ces discours, la foule fut frappée de sa doctrine ; 29. car il enseignait comme ayant autorité, et non pas comme leurs scribes.

Sainte Bible, Matthieu - Chapitre 7

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Le Désir

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« Le désir ? Tout le monde, désormais, se propose de m’y inciter, de m’y adapter, de me l’expliquer. Je suis harcelé quotidiennement de conseils, d’injonctions, de slogans, d’images, de bribes médicales ou chimiques, de suggestions surréalistes ou psychanalytiques reprises en publicité. Dans quelle situation suis-je ? À quoi correspond mon sexe ? Est-il normal, déviant, conformiste, audacieux, bien réglé ? Connaît-il vraiment son objet ? N’a-t-il pas l’intention, à mon insu, d’en changer ? Comment l’employer, le soutenir, l’encourager, l’acclimater, l’économiser, l’investir, le dépenser ? La Société du Spectacle a réponse à tout. Journaux, magazines, revues spécialisées, cinéma, télévision, radio, essais bâclés, romans vendus d’avance, c’est incessant, c’est direct, ça cogne. Le désir est une marchandise, c’est même la marchandise des marchandises, vous devez désirer ! Le désir et la science ? Soit. Nos statistiques sont là, nos laboratoires, nos sondages in vitro, versant masculin, versant féminin. Dieu, ce méchant, s’oppose-t-il au désir ? Colloque. Le désir est-il transformé par l’argent ? On ose le dire. Désir et Pouvoir ? Débat du siècle. Désirer avec Freud, sans lui, malgré lui ? Nous en parlons tous les jours. Apprenez à désirer, perfectionnez vos désirs, éclairez davantage cet obscur souci du désir, entrainez-vous au dur désir de durer, voici notre enquête, villes, villages, vacances, voyages organisés, banlieues. Lisez vite nos propos rapportés, nos synthèses philosophiques, nos confidences de stars et de spécialistes. Le désir s’analyse selon l’âge, la profession, les différences affirmées, les perspectives culinaires, l’environnement culturel. L’homme idéal rencontre la femme idéale ? Étrangement, ce couple de l’année est chaque fois formé des deux présentateurs-vedettes de la télévision du soir. Trois sportifs et deux sportives célèbres rassureront d’ailleurs le public sur le bon état dynamique des corps.

Quelqu’un qui, aux deux questions suivantes : Qu’espérez-vous ? Que désirez-vous ? répondrait : « rien », commettrait un délit grave ou passerait pour fou. Le désir ou la dépression, il faut choisir. Désirez ! Délirez ! Voilà l’ordre. « C’est bien ainsi que se présente désormais la vulgarité de la planète spectaculaire. » (Debord)
Le narrateur de La Fête à Venise dit à un moment : « Pour que les esclaves modernes acceptent, et même revendiquent, leur condition, il faut les droguer d’images et de racontars en permanence… Ça ne jouit plus, ou le moins possible : trop dangereux pour l’installation irradiée. Sans cesse excité, sans fin déprimé, tel sera le spectateur du spectacle. Il, ou elle, est une reproduction. Il, ou elle, sera utilisé comme reproduction de reproduction. »

Cette automatisation anonyme et programmée du désir, lequel est, par définition, toujours désir d’autre chose (d’une autre marchandise plus convaincante, plus comblante), fait étrangement de Pavlov le penseur le plus actuel. Stimulus ? Réponse ! L’originalité, ici, sera bannie, de même que l’invention atypique, tordue, vicieuse, joueuse. Tout devant être socialisé à l’extrême, et à chaque instant, la moindre trace de distance, de réflexion, d’incrédulité, d’ironie sera sévèrement jugée. D’interdit, le sexe devient obligatoire, ce qui revient à l’empêcher bien plus efficacement qu’en l’assimilant à l’enfer. Si tout le monde touche à la sexualité, la sexualité se dissout. Si chacun est homosexuel, plus personne ne l’est. Si l’on désire à la fois la loi et la transgression, il n’y a plus ni loi, ni transgression. Si la perversion est la norme, plus de perversion. On entre dans ce que j’ai appelé une perversation généralisée (comme on dit malversation). Ce qui touche au désir devient une valeur d’échange, l’usage est immédiatement rabattu sur l’échange, le désir manifesté ici ou là est donc, tout au plus, un information. Les retardataires du désir doivent le savoir : ils campent sur des positions minées d’avance. Non, il n’y aura pas de retour à la morale, à la religion, à la famille, à l’identité, à l’ordre musclé. Ce qui n’empêche pas qu’il faut toujours les faire craindre, pour accélérer la mise en place du dispositif nouveau. Attention, fascisme ! (Pêle-mêle : le pape, les intégrismes, les nationalismes, les racismes, etc.) La vérité est, d’ailleurs, que les anciennes figures du refoulement peuvent très bien s’accommoder de la surexposition du désir-marchandise, et même encourager ce dernier en en tirant les plus grands profits. Une seule règle : montrer sans relâche à quel point le désir est élémentaire, tout-puissant, naturel, épanouissant, partagé, constant. Cette pseudo-démocratie du désir le rend bête et laid ? Eh oui, sans doute, mais c’est bien la preuve d’un problème en voie de résolution (la pornographie doit être la plus moche et la plus idiote possible, il n’est pas question qu’elle s’exerce aux frontières de la conscience de soi : le sexe n’a pas à rendre intelligent ou à renseigner sur la beauté, il vous rappelle simplement que vous êtes comme les autres). Un magazine branché publiait récemment ma définition : « S., écrivain érotomane. » Ce qui veut dire : on vous pardonne d’être écrivain parce que vous êtes érotomane (et surtout restez-le, on vous a à l’œil). Le contrôle des stéréotypies sexuelles est un impératif du marché des choses comme des corps. Ne vous a-t-on pas déjà dit, autrefois, que vous étiez des « machines désirantes » ? Eh bien, ce que la machine veut, la Technique le peut. Non seulement pour vous, mais pour tous, et dans tous les sens.

Il est donc logique que l’inadmissible soit, de plus en plus, l’expression strictement individuelle du désir. Pour qui vous prenez-vous pour affirmer une singularité dans cette grande unanimité ? Vous êtes bien dans la classe des ceci, des cela ? Vous êtes bien un homme ? Ou une femme ? Ou un peu des deux ? Nous avons les réponses à vos questions, d’ailleurs inutiles. Soyez ce que vous voudrez mais pas vous. L’anesthésie du désir est prévue par son simulacre de satisfaction (les sondages ne sauraient porter sur les variations de jouissance, cela demanderait une élaboration verbale, et c’est l’aphasie qui est recherchée). Là encore, les attardés du vieux monde auront tort de parler de « décadence » (mollesse, désordre, ignorance, affaissement des valeurs). La décadence est depuis longtemps passée, nous vivons au contraire la construction énergique, inlassable, percutante, d’une nouvelle Tyrannie d’ensemble. Son but, qu’il ne faut pas une oreille bien fine pour entendre, est de populariser le désir de mort. Que reste-t-il à vouloir, pour un être humain convaincu de n’être qu’une reproduction de reproduction, sinon s’efface ? Pour lui en donner le goût et la détermination, il conviendra de le maintenir en état constant d’énervement et de frustration. Comme le drogué, on lui révélera son désir pour le transformer en besoin, le tout finissant dans la plus banale des disparitions acceptées comme un soulagement nécessaire. Il y aura donc les Maîtres et les Esclaves, et c’est sans doute la raison pour laquelle on n’a jamais tant parlé de démocratie. D’un côté, la maîtrise des reproductions artificielles ; de l’autre, les numéros artificiellement reproduits. Cette nouvelle donne — qui fait déjà les beaux jours de la biologie — est particulièrement sensible dans le trafic d’art, comme dans l’organisation générale de l’analphabétisme et de l’amnésie historique. Quelqu’un qui ne sait pas lire (ou qui en a été dégoûté) ne peut plus, c’est l’évidence, atteindre son propre désir. Voyant toujours la même scène à la télévision ou au cinéma (dans un feuilleton américain, par exemple, il est rare qu’un baiser ne soit pas immédiatement suivi d’une discussion financière ou d’un coup de revolver), il aura l’impression que désir signifie punition ou dette. En effet, rien de gratuit. Le bien social par excellence sera d’ailleurs, au moment opportun, représenté par l’enfant qui ne peut pas ne pas découler de toute cette intrigue. Argent-Mort-Enfant : telle est la plaisante trinité d’acier de la religion tyrannique. On peut s’amuser, si l’on veut, en remarquant que cela fait AME. Argent, Mort, Enfant. Et, de nouveau : Argent, Mort, Enfant. Le sexe dans ce scénario ? Simple hameçon, voyons.

Supposons que j’apporte à un éditeur d’aujourd’hui le manuscrit d’À la recherche du temps perdu. Il y discernera d’abord, confusément, une pathologie du désir asocial, donc suspect. Outre qu’un tel livre n’est pas susceptible d’atteindre d’emblée une place de choix dans la liste des best-sellers (ce qui, après tout, est la seule façon de prouver son existence), sa volonté manifeste de s’arrêter sur des détails insignifiants, des évènements infimes, des comportements obliques et codés lui donnera une désagréable impression d’anomalie. Les désirs de la narration, inutilement compliqués, s’attachant à des gestes, des parfums, des couleurs, des intonations, lui sembleront, à juste titre, l’expression d’un esprit réfractaire au choc pathétique ou publicitaire. Il est possible que le livre finisse par être publié, mais sans conséquences (ou alors, miracle : il a le Goncourt, tout le monde l’achète et personne ne le lit). Vous me dites que les œuvres de Sade sont en « Pléiade » et que, par conséquent, chacun peut y découvrir, quand il veut, les fondements vertigineux du désir ? Mais du temps que Sade était le Diable, on pouvait encore en parler avec cent amateurs. Aujourd’hui, deux, au grand maximum. Voilà ce qu’on peut appeler le devenir mort de la lettre. La lettre morte est le degré zéro du désir.
Eh oui, le désir humain est du langage, encore du langage, toujours du langage. Sans conversation, équivoques, phrases à double entente, variétés de registre et de vocabulaire, mélange trouble des significations, contrariétés, simulations, allusions, pas de désir, simple fonctionnement. On ne trouvera pas trace de désir (pas plus que de Dieu, d’ailleurs) dans le sous-sol ou le fond des mers, dans les galaxies ou les protons, dans la physique, la chimie, la paléontologie, la gynécologie, la statistique, la sociologie. En revanche, les bibliothèques en sont pleines, les musées en regorgent, la musique ne s’en lasse pas. Et c’est précisément pour cela qu’il est question de confisquer la lecture, la perception distincte, le sens de cette grande Archive. On ne brûle pas les livres, les tableaux, les disques, les partitions ? Non, on les met entre parenthèses, et le blanc se passe directement dans les cerveaux. Tout est disponible, presque rien n’est accessible. Le désir, c’est du langage chargé, potentiel, qui reçoit, ou non, sa réponse. La coïncidence de fantasmes conscients entre deux personnes est aussi improbable, aussi hasardeuse, que l’apparition ou la disparition, il y a des millions d’années, d’une espèce animale à la surface du globe. Le désir est une tentative de littérature (les mots y sont essentiels). Même mal écrite, instinctive, pauvrement obscène, elle vise à s’étendre, à se ramifier, à se complexifier, c’est-à-dire à vaincre l’inhibition comme la censure. On lutte contre son désir parce qu’on ne sait pas le dire. On lui en veut ou on le hait parce qu’il vous met en défaut de formulation. On va même jusqu’à s’en venger parce qu’il ironise sur la lourdeur de celui ou de celle qui l’éprouve. Montre-moi comment tu parles, je te dirai comment tu désires. Si tu ne trouves personne à qui parler (actes compris) le divan t’attend (c’est toujours mieux que le suicide ou la dépression brutale, tellement à la mode). Le désir est un projet de contre-société permanent. Ils sont peut-être en cours d’organisation, les nouveaux acteurs de ce terrible blasphème : rien pour la Société, tout pour nous. Ils passeront entre eux des contrats bizarres. Ils auront leurs signes de reconnaissance, leurs discrétions, leurs fausses indiscrétions. Des romans les décrivent peut-être déjà, qui échappent, comme par magie, à la police du Spectacle. Ils sont plus proches de la logique impeccable de l’amour courtois que des clichés indéfiniment ressassés de l’AME. Ils se désirent parce qu’ils se parlent tout en se touchant, dans une langue incompréhensible ou qui ferait dresser les cheveux sur la tête des fonctionnaires de l’illusion. Ils ne sont pas achetables, pas récupérables. De telles sociétés de plaisir ont, paraît-il, existé au dix-huitième siècle : l’Empire les pourchassa sans trêve, on n’a sur elles que peu de renseignements. Il semble qu’en ce temps-là les femmes n’hésitaient pas à exister pour elles-mêmes, avant de devenir la population privilégiée de la grande manipulation économique de masse. L’une de ces sociétés mystérieusement antisociales s’appelait : Société du Moment. C’est la grâce que je me souhaite. »

Philippe Sollers, La Guerre du Goût (1994)

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Casanova intégral

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Enfin ! Enfin une édition en un seul volume des deux mille pages des Mémoires de Casanova, l’équivalent d’À la recherche du temps perdu, huit millions de signes, et quels signes ! Enfin un seul bloc de féerie qui méritait d’être aménagé, soit, mais pas censuré ! L’affaire est complexe, mais finalement assez simple. Casanova (mort en 1798) écrivait un français souvent maladroit. Le manuscrit se retrouve en Allemagne, il est d’abord traduit en allemand. Puis, en 1826, publication en « bon français » mais avec atténuations, voilages, additions intempestives. Le manuscrit original, lui, attend 1960 ( !) pour être connu. D’où, maintenant, nécessité d’adopter un principe unique d’édition : lisibilité de la mise au point grammaticale, et intercalation entre crochets, dans le récit, des points de censure. Voilà qui est fait, et bien fait. Le résultat est proprement fabuleux.
Jean Laforgue, le professeur français qui a « mis en forme » les Mémoires, ou plutôt l’Histoire de ma vie, est un excellent exemple de goût scrupuleux et de refoulement laïque. C’est tout le dix-neuvième siècle qui s’exprime à travers lui et qui vient ainsi, fasciné, sérieux, s’allonger avec ferveur sur le divan de Casanova. Laforgue connaît bien sa langue, mais il ne faudrait pas qu’en se dévoilant beaucoup grâce à un autre elle en dise trop. Voici sa première intervention : « Quant aux femmes, j’ai toujours trouvé suave l’odeur de celles que j’ai aimées. » Casanova, pourtant, a écrit : « J’ai toujours trouvé que celle que j’aimais sentait bon, et plus sa transpiration était forte, plus elle me semblait suave. » Cette répression de la transpiration est tout un programme. De même, pour la nourriture. Casanova ne cache pas ce qu’il appelle ses « gros goûts » : gibier, rougets, foie d’anguille, crabes, huîtres, fromage décomposés, le tout arrosé de champagne, de bourgognes, de graves. Laforgue préférera le plus souvent parler de « soupers délicieux ». Casanova se décrit-il en mouvement, pieds nus, la nuit, pour ne pas faire de bruit ? Laforgue, immédiatement, prend froid, et met à son héros des « pantoufles légères ». Nous assistons ainsi, par petites touches, ou parfois par paragraphes entiers, à l’habillage supportable du corps qui hante les imaginations coupables et déprimées depuis la disparition du dix-huitième siècle. Le corps trop cru, trop présent, trop en relief, voilà le danger. L’aventure d’un corps singulier, non collectivisable, ses gestes, ses initiatives, ses postures, déclenchent une inquiétude permanente (Baudelaire et Flaubert en ont su quelque chose, sans parler des péripéties souterraines du texte de Sade). Certes, Laforgue est globalement honnête : il sait qu’il participe à un explosif littéraire (succès garanti), il aime son modèle, il l’admire. Mais il ne peut s’empêcher d’intervenir, et c’est cela qui est pour nous si passionnant. Car Laforgue est un bien-pensant toujours actuel. Le mot « jésuite », par exemple, le fait frémir, il en rajoute dans le sarcasme, là où Casanova se contente de l’ironie. Le souvenir de la monarchie est une blessure ouverte. Comment concilier le fait que Casanova est ouvertement hostile à la Terreur et regrette, après tout, l’Ancien Régime, avec ses aventures subversives qui, donc, devaient aller dans le bon sens, celui de l’histoire ? On laissera passer l’apologie de Louis XV(« Louis XV avait la plus belle tête qu’il soit possible de voir, et il la portait avec autant de grâce que de majesté »), mais on supprimera la diatribe contre le peuple français qui a massacré sa noblesse, ce peuple qui, comme l’a dit Voltaire, est « le plus abominable de tous » et qui ressemble à un « caméléon qui prend toutes les couleurs et est susceptible de tout ce qu’un chef peut lui faire faire en bon ou en mauvais ». Les odeurs, la nourriture, les opinions politiques : cela se surveille. Si Casanova écrit le « bas peuple de Paris », on lui fera dire le « bon peuple ». Mais ce sont évidemment les précisions de désir sexuel qui sont les plus épineuses. À propos d’une femme qui vient de tomber, Laforgue écrit que Casanova « répare d’une main chaste le désordre que la chute avait occasionné à sa toilette ». Qu’en termes galants ces choses-là sont dites. Casanova, lui, est allé « baisser vite ses jupes qui avaient étalé à ma vue toutes ses merveilles secrètes ». Pas de main chaste, on le voit, mais un prompt regard. Laforgue « craint le mariage comme le feu ». Est-ce pour ne pas choquer Mme Laforgue qu’il ne reproduit pas la phrase de Casanova : « Je crains le mariage plus que la mort » ? Plus abruptement, il ne faut pas montrer deux des principales héroïnes, M.M. et C.C. (les deux amies de l’une des périodes les plus heureuses de la vie de Casanova, dans son casino de Venise) dans une séquence comme celle-ci : « Elles commencèrent leurs travaux avec une fureur pareille à celle de deux tigresses qui paraissaient vouloir se dévorer. » En tout cas, pas question d’imprimer ceci : « Nous nous sommes trouvés tous les trois du même sexe dans tous les trios que nous exécutâmes. » Après une orgie, il paraît naturel à Laforgue de faire ressentir à Casanova du « dégoût ». Rien de tel. Si Casanova écrit : « Sûr d’une pleine jouissance à la fin du jour, je me livrai à toute ma gaieté naturelle », Laforgue corrige : « Sûr d’être heureux... »
Une femme, pour Laforgue, ne saurait être représentée couchée sur le dos en train de se « manuéliser ». Non : elle sera « dans l’acte de se faire illusion ». Voilà, en effet, comment une main reste chaste. De même on dira « onanisme » là où Casanova emploie ce mot merveilleux : « manustupration ». On évitera des notations sur le « féroce viscère qui […] donne des convulsions à celle-ci, fait devenir folle celle-là, fait devenir l’autre dévote ». Casanova aime les femmes : il les décrit comme il les aime. Laforgue les respecte : c’est un féministe qui les craint. Pas question non plus que Casanova parle de taches suspectes sur sa culotte : on lui nettoie ça. En revanche, on le dotera, de temps en temps, de formules morales. La correction en arrive parfois au ravissement. M.M (« cette femme religieuse, esprit fort, libertine et joueuse, admirable en tout ce qu’elle faisait ») envoie une lettre d’amour à son Casanova. Version Laforgue : « Je lance mille baisers qui se perdent dans l’air. » Casanova (et c’est tellement plus beau) : « Je baise l’air, croyant que tu y es. »
D’où vient, cependant, l’enchantement constant à lire, même dans la version Laforgue, ces Mille et Une Nuits d’Occident ? C’est qu’il s’agit simplement d’un des plus beaux romans de tous les temps, racontant une performance alchimique dont chacun rêve mais que peu atteignent : faire de sa vie un roman. Si les romans servent à imaginer les vies qu’on n’a pas eues, Casanova, lui, peut affirmer tranquillement : « Ma vie est ma matière, ma matière est ma vie. » Et quelle matière ! « En me rappelant les plaisirs que j’ai eus, je les renouvelle, j’en jouis une seconde fois, et je ris de peines que j’ai endurées et que je ne sens plus. Membre de l’univers, je parle à l’air, et je me figure rendre compte de ma gestion, come un maître d’hôtel le rend à son maître avant de disparaître. » (Notez que Casanova ne dit pas que le maître doit disparaître.) Il s’est organisé une fête de tous les instants, rien ne l’empêche, rien ne le contraint, ses maladies mêmes et ses fiascos l’intéressent ou l’amusent ; et toujours, partout, à l’improviste, des femmes sont là pour rentrer dans son tourbillon magnétique. Comme par hasard, ce sont souvent des sœurs, des amies, quand cela ne va pas jusqu’à la mère et la fille. « Je n’ai jamais pu concevoir comment un père pouvait aimer tendrement sa charmante fille sans avoir du moins une fois couché avec elle. Cette impuissance de conception m’a toujours convaincu, et me convainc encore avec plus de force aujourd’hui, que mon esprit et ma matière ne font qu’une seule substance. » Formidable déclaration d’inceste revendiqué (et d’ailleurs pratiqué et raconté, lors d’une nuit fameuse, à Naples). Il faut insister : « Les incestes, sujets éternels des tragédies grecques, au lieu de me faire pleurer, me font rire. » Voilà de quoi troubler ou scandaliser à jamais toutes les sociétés, quelles qu’elles soient. Les aventures de Casanova, l’aimantation qu’elles dégagent, viennent sans doute de cette « substance » qui le constitue. À cause d’elle, et de la détestation de la mort qu’elle entraine, les portes s’ouvrent, les ennemis disparaissent, les hasards heureux se multiplient, les évasions de prison sont possibles, les parties de jeu tournent bien, la folie est utilisée et vaincue, la raison (ou du moins une certaine raison supérieure) triomphe. L’histoire « magique » avec la marquise d’Urfé (qui attend de Casanova, super-sorcier, d’être transformée en homme) est une des plus ahurissantes jamais vécues. Charlatan, Casanova ? Sans doute, quand il le faut, mais charlatan qui s’avoue, précisant chaque fois la vraie cause des crédulités (comme Freud, au fond, mais en plus comique).

Il rencontre des stars ? Pas de problèmes. Voltaire ? On lui récite l’Arioste, on le fait pleurer. Rousseau ? Manque de charme, ne sait pas rire. Frédéric de Prusse ? Saute d’un sujet à un autre, n’écoute pas les réponses qu’on lui fait. Catherine de Russie ? On voyage avec elle. Le cardinal de Bernis ? C’est un ami de débauche, à Venise. Le pape ? Il vous donne la même décoration qu’à Mozart, en passant. À propos de pape, la métaphysique de Casanova a encore de quoi surprendre. Il commence ainsi l’Histoire de ma vie : « La doctrine des stoïciens et de toute autre secte sur la force du destin est une chimère de l’imagination qui tient à l’athéisme. Je suis non seulement monothéiste, mais chrétien fortifié par la philosophie, qui n’a jamais rien gâté. » La Providence, dit-il encore, l’a toujours exaucé dans ses prières. « Le désespoir tue ; la prière le fait disparaître et, quand l’homme a prié, il éprouve de la confiance et il agit. » Casanova en train de prier : quel tableau ! Étonnante profession de foi, en tout cas, pour l’homme qui jette en même temps à la face de ses semblables cette phrase destinée à être comprise par ceux qui « à force de demeurer dans le feu sont devenus salamandres » : « Rien ne pourra faire que je ne me sois amusé. »

Casanova est présent. C’est nous qui avons dérivé loin de lui et, de toute évidence, dans une impasse fatale. Un jour, à Paris, il est à l’Opéra, dans une loge voisine de celle de Mme de Pompadour. La bonne société s’amuse de son français approximatif, par exemple qu’il dise ne pas avoir froid chez lui parce que ses fenêtres sont bien « calfoutrées ». Il intrigue, on lui demande d’où il vient : « de Venise ». Mme de Pompadour : « De Venise ? Vous venez vraiment de là-bas ? » Casanova : « Venise n’est pas là-bas, madame, mais là-haut. » Cette réflexion insolente frappe les spectateurs. Le soir même, Paris est à lui.

Philippe Sollers, La Guerre du Goût (1994)

 

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25/03/2014

La mort n'est rien

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La mort n'est rien,
je suis seulement passé, dans la pièce à côté.

Je suis moi. Vous êtes vous.
Ce que j'étais pour vous, je le suis toujours.

Donnez-moi le nom que vous m'avez toujours donné,
parlez-moi comme vous l'avez toujours fait.
N'employez pas un ton différent,
ne prenez pas un air solennel ou triste.
Continuez à rire de ce qui nous faisait rire ensemble.

Priez, souriez,
pensez à moi,
priez pour moi.

Que mon nom soit prononcé à la maison
comme il l'a toujours été,
sans emphase d'aucune sorte,
sans une trace d'ombre.

La vie signifie tout ce qu'elle a toujours été.
Le fil n'est pas coupé.
Pourquoi serais-je hors de vos pensées,
simplement parce que je suis hors de votre vue ?
Je ne suis pas loin, juste de l'autre côté du chemin.

Charles Péguy

 

Charles Péguy, lieutenant au 276e RI, à Villeroy (Seine-et-Marne) le 5 septembre 1914 et alors qu'il entraînait ses hommes en criant "Tirez, tirez, nom de...", est tué d'une balle en pleine tête. Maurice Barrès écrira à propos de Péguy : "Le voilà entré parmi les héros de la pensée française. Son sacrifice multiplie la valeur de son oeuvre. Honneur au maître Charles Péguy. Il passe devant tous ses émules. Ci-gît la gloire des jeunes lettres françaises. Mais plus qu'une perte, c'est une menace; plus qu'un mort, un exemple, une parole de vie, un ferment. La Renaissance française tirera parti de l'oeuvre de Péguy."

 

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Mensonge historique

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Poitiers en 732

 

« Par un curieux acharnement à travestir le vrai, nos livres pour l’enseignement, des petites classes au lycées, s’appliquent à faire croire que les auteurs de l’antiquité ont tous sombré dans un noir oubli dés la chute de Rome et ne furent à nouveau connus en Occident que par les Arabes qui, eux, prenaient soin de les traduire. Ce n’est qu’au temps de la Renaissance, au réveil d’un sommeil de plus de mille années, que les humanistes, en Italie puis en France puis en Angleterre auraient pris le relais et étudié les textes grecs et romains. Vérité sans appel que toute sorte de romanciers, de polygraphes et de journalistes pour revues d’histoire ou de culture acceptent encore sans chercher à y voir d’un peu plus prés. Pourtant, tout est à revoir. On nous dit : « Sans les arabes, vous n’auriez pas connu Aristote!» C’est inexact, archi faux. Les leçons et les principaux ouvrages des savants, philosophes, poètes, dramaturges de l’Antiquité ne furent jamais, à aucun moment, ignorés des lettrés en Occident. Parler d’ « arabes » n’est pas seulement une facilité de langage mais une grave impropriété qui cache sans doute une mauvaise action, à savoir la volonté de taire la véritable identité des auteurs musulmans les plus féconds et les mieux connus, ceux qui ont le plus écrit en toutes sortes de domaines. C’étaient pour la plupart des Syriens, des Egyptiens ou des Espagnols qui, soumis par la conquête, avaient adopté la langue et l’écriture des maîtres. Les Perses, eux, avaient gardé leur langue.

En tout état de cause, les clercs d’Occident n’ont pas attendu les musulmans. Aristote était connu et étudié à Ravenne au temps du roi des Goths Théodoric et du philosophe Boèce, dans les années 510-520, soit plus d’un siècle avant l’Hégire. Cet enseignement, celui de la logique notamment, n’a jamais cessé dans les écoles cathédrales puis dans les toutes premières universités et l’on se servait alors de traductions latines des textes grecs d’origine que les érudits, les philosophes et les hommes d’Eglise de Constantinople avaient pieusement gardés et largement diffusés. Les traductions du grec en langue arabe et de l’arabe en latin, que l’on attribue généralement à Avicenne, Averroès et à Avicébron, sont apparues relativement tard, pas avant les années 1200, alors que tous les enseignement étaient déjà en place en Occident et que cela faisait plus d’un siècle que la logique, directement inspirée d’Aristote, était reconnue comme l’un des sept arts libéraux du cursus universitaire. (…) Ces traducteurs auxquels nous devrions tant, n’étaient certainement pas des Arabes et, pour la plupart, pas même des musulmans. Les conquérants d’après l’hégire ne portèrent que peu d’intérêt à la philosophie des grecs de l’antiquité dont les populations soumises, en Mésopotamie, en Syrie ou en Chaldée, gardaient pieusement les textes et les enseignements. (…) Pendant plusieurs centaines d’années, les grands centres intellectuels de l’Orient, Ninive, Damas et Edesse, sont restés ceux d’avant la conquête musulmane. La transmission du savoir y était assurée de génération en génération et les nouveaux maîtres n’y pouvaient apporter quoi que ce soit de leur propre. En Espagne, la ville de Tolède et plusieurs autres cités épiscopales ainsi que les grands monastères étaient des centres intellectuels très actifs, tout particulièrement pour les traductions de l’antique, bien avant l’invasion musulmane et la chute des rois Wisigoths. L’école des traducteurs arabes de Tolède est une légende, rien de plus.

En réalité, ces travaux des Chrétiens sous occupation musulmane n’étaient, en aucune façon, l’essentiel. Ils ne présentaient que peu d’intérêt. Les Chrétiens d’Occident allaient aux sources mêmes, là ou ils étaient assurés de trouver des textes authentiques beaucoup plus variés, plus sincères et en bien plus grand nombre. Chacun savait que l’empire Romain vivait toujours, intact, vigoureux sur le plan intellectuel, en Orient. Métropole religieuse, siège du patriarche, Constantinople est demeurée jusqu’à sa chute et sa mort sous les coups des Ottomans de Mehmet II, en 1453, un centre de savoir inégalé partout ailleurs. On n’avait nul besoin d’aller chercher l’héritage grec et latin à Bagdad ou à Cordoue : il survivait, impérieux et impérissable dans cette ville chrétienne, dans ses écoles, ses académies et ses communautés monastiques. Les peintures murales et les sculptures des palais impériaux contaient les exploits d’Achille et d’Alexandre. Les hommes d’église et de pouvoir, les marchands même, fréquentaient régulièrement Constantinople et avaient tout à y apprendre. Nos livres de classe disent qu’ils ont attendu les années 1450 et la chute de Constantinople pour découvrir les savants et les lettrés grecs ! Mais c’est là encore pécher par ignorance ou par volonté de tromper. C’est écrire comme si l’on pouvait tout ignorer des innombrables séjours dans l’Orient, mais dans un Orient chrétien de ces Latins curieux d’un héritage qu’ils ne pouvaient oublier. En comparaison, les pays d’islam n’apportaient rien d’équivalent. »

Jacques Heers, L’histoire assassinée, p. 170, 171. Ed de Paris 2006.

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Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli.

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« Aujourd’hui, dans la plupart des cas, les démocraties semblent favoriser systématiquement l’égalité, avec toutes les limitations que cela suppose pour la liberté individuelle. Le nombre de lois, d’arrêtés, de décrets, de règlements administratifs qui nous ligotent et asphyxient l’Etat et le politique va croissant. Et le fait que tout citoyen européen vive maintenant sous une double subordination, la nationale et l’européenne, multiplie encore ces empiètements vexatoires sur la liberté de l’homme et du citoyen.
En revanche, l’égalité lui est imposée de manière de plus en plus despotique.
Le réactionnaire Flaubert écrivait à la socialiste George Sand : "Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli." En faisant la part de la boutade, il est vrai que, dans ses débuts, la démocratie Française, par exemple celle de la troisième république, avait pour but d’élever le prolétaire au niveau du bourgeois, pour la prospérité et pour la culture. Mais ce n’est plus véritablement le cas. Le but de la démocratie moderne semble être davantage de rabaisser le bourgeois au niveau du prolétaire, le nivellement se faisant systématiquement par le bas, par exemple dans tout ce qui regarde l’éducation nationale : c’est en baissant le niveau du baccalauréat qu’on a réussi à le donner à une majorité de candidats, ce qui ne pouvait avoir qu’un effet démagogique positif, mais culturel négatif, sans parler du tort causé aux étudiants eux-mêmes, systématiquement égarés sur leurs compétence…
Montesquieu, dans l’Esprit des Lois, ne s’y était pas trompé : "L’amour de la démocratie est celui de l’égalité."
C’est pourquoi, la nature humaine étant plus souvent portée à l’envie qu’à la générosité, ce sont généralement les classes les moins favorisées qui recherchent la démocratie, dans l’espoir d’atténuer les différences qui les séparent des classes dites supérieures, tandis que les classes dites supérieures, n’ayant qu’à y perdre, s’efforcent aussi longtemps que possible de préserver le statu quo.
En revanche, dés qu’un certain seuil d’inégalité féconde a été enfreint, l’entropie égalitaire produit des effets moins heureux.
La fermeture progressive de l’éventail des salaires et, sous la pression fiscale, de celui des revenus, est faite pour séduire la masse, mais elle est catastrophique pour l’art de vivre d’une nation ; On ne peut que se réjouir de la disparition progressive d’une certaine misère, mais faut-il se féliciter du même coup de l’appauvrissement des classes fortunées qui, dans le temps, avaient le loisir et les moyens de favoriser les arts, de l’ébénisterie à l’opéra ?
Ne faut-il pas s’inquiéter aussi de la formation d’un Lumpenprolétariat typiquement contemporain et qui trouve son origine dans une égalité obligatoire mais utopique ? Nous avons plus de bacheliers et davantage d’illettrés ; moins de pauvres et plus de chômeurs. D’un autre coté, des abymes séparent un diplômé d’université d’un ancien de grande école. On ne voit pas ce qu’il peut y avoir de sain dans cette évolution. »

Vladimir Volkoff, Pourquoi je suis moyennement démocrate. Ed du Rocher 2002.

 

« Enracinement : l’enracinement, au sens ou l’entendait Simone Weil, est la chose la plus politiquement incorrecte du monde ; Naître enraciné dans une famille, dans une nation, dans une civilisation que l’on n’a pas choisie et pousser la bassesse jusqu’à les assumer, les revendiquer, les faire siennes, rien n’est plus répugnant. L’individu politiquement correct se doit d’être "fils de personne", comme le formulait Montherlant, "voyageur sans bagages", comme l’exprimait Anouilh, "citoyen du monde" ; Les seuls enracinements politiquement corrects sont ceux qui tiennent du hobby, plus que de l’héritage (forcément honni).

Par exemple, il est permis de se vouloir occitan, à condition d’inventer une langue "occitane" qui possède une morphologie et une syntaxe, mais que personne ne parle. En revanche, les véritables habitants du Sud-ouest qui parlent leur patois sont politiquement suspects parce que leur patois les isole tant soi peu de l’influence politiquement correcte. Cependant il est permis de les encourager dans cette voie parce que :
- d’une part, ils ne sont pas vraiment dangereux,
- d’autre part, toute action qui vise, si peu que ce soit, à la dislocation de la nation doit être considéré comme bénéfique.

Droite : en France, il était politiquement incorrect d’être "de droite" tant que la droite pensait différemment de la gauche. Les choses ont tendance à s’arranger.

Culpabilité : notion politiquement incorrecte chaque fois qu’elle est appliquée à l’auteur présumé d’un acte considéré comme regrettable. Si vous égorgez une vieille dame, il y a de fortes chances pour que quelqu’un d’autre que vous soit le coupable :

- le couteau,

- l’institutrice qui vous a donné une claque il y a quarante ans,

- le médecin qui vous a humilié au conseil de révision,

- le patron qui vous a refusé une augmentation,

- la société qui vous a fait grandir dans un milieu ou les couteaux sont en vente libre,

- la vieille dame elle-même qui avait fermé sa porte à double tour, si bien que vous avez été obligé de casser la vitre pour procéder à l’expropriation projetée, ce qui vous a mis en colère.

Trouver autrui coupable de quoi que ce soit est fasciste ; Se trouver soi-même coupable de quoi que ce soit est pathologique.

Civilisation : mot archaïque, impropre, néfaste, outrecuidant, réactionnaire, discriminatoire et politiquement incorrect ; Utiliser plutôt le mot culture.

Fascisme : terme pouvant être avantageusement appliqué à toute doctrine, attitude, façon d'être ou de penser, sans aucun rapport avec l'idéologie Mussolinienne, mais ne satisfaisant pas pleinement à toutes normes du politiquement correct.

Hétérosexualité : politiquement neutre; pour être tolérable et tolérée, elle doit se montrer réservée, modeste hésitante, et afficher une compréhension pleine et entière de l'homosexualité.

Lutte des classes : cette notion, au sens marxiste du terme, c'est à dire celle des bons pauvres contre les mauvais riches, n'est pas, en soi, politiquement correcte parce que trop simpliste; c'est la lutte contre la notion même de classe qui est politiquement correcte. A comparer avec la notion de race: le politiquement correct ne vise pas à la victoire d'une race sur une autre, ni même à l'égalité des races.Il vise à la destruction des races en tant que telles par voie du métissage.

Orthographe : le tsar Nicolas II, à qui on demandait à quoi servait en russe la lettre "iat" (sorte de "e", faisant double emploi avec le "e" ordinaire et compliquant quelque peu l'orthographe), répondit: "A distinguer les lettrés des illetrés." C'est bien pourquoi la notion d'orthographe --comme celle d'orthodoxie-- est politiquement incorrecte. Elle suppose qu'il y a une bonne et une mauvaise façon d'écrire, ce qui est inacceptable ; Tout au plus pourrait-on dire qu'il y a diverses façons d'écrire et que la plus usuelle est celle qui se conforme à l'orthographe reçue.

Le politikman korekt apel de tou sé veu une réform de l'ortograf.»

Vladimir Volkoff. Manuel du politiquement correct, Ed du Rocher, 2001.

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Technè

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"Nous pouvons utiliser les objets techniques et nous en servir normalement mais en même temps, nous en libérer, de sorte qu'à tout moment nous conservions nos distances à leur égard. Nous pouvons faire usage des objets techniques comme il faut qu'on en use. Mais nous pouvons, du même coup, les laisser à eux-mêmes comme ne nous atteignant pas dans ce que nous avons de plus intime et de plus propre. Nous pouvons dire "oui" à l'emploi indispensable des objets techniques et nous pouvons en même temps lui dire "non", en ce sens que nous les empêchions de nous accaparer et ainsi de fausser, brouiller et finalement de vider notre être. Mais si nous disons ainsi à la fois "oui" et "non" aux objets techniques, notre rapport au monde technique ne devient-il pas ambigu et incertain ? Tout au contraire. Notre rapport au monde technique devient, d'une façon merveilleuse, simple et paisible."

Heidegger, Essais et conférences - 1954

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Un homme qui n’a pas traversé l’enfer de ses passions ne les a pas non plus surmontées

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« Je fus frappé par le fait que la spiritualité indienne recevait autant du mal que du bien. Le chrétien aspire au bien et succombe au mal ; l’Indien, au contraire, se sent en dehors du bien et du mal ou cherche à atteindre cet état par la méditation ou le yoga. C’est ici cependant que surgit mon objection : dans une telle attitude, ni le bien, ni le mal n’ont de contours qui leur soient propres et cela entraine une certaine inertie. Nul ne croit vraiment au mal, nul ne croit vraiment au bien. Bien ou mal signifient tout au plus ce qui mon bien ou mon mal, ce qui m’apparaît comme bien ou comme mal. On pourrait dire paradoxalement que la spiritualité indienne est dépourvue à la fois du mal et du bien, ou encore qu’elle est à tel point accablée par les contraires, qu’il lui faut à tout prix le nirdvandva, c’est-à-dire la libération des contrastes et des dix mille choses. Le but que poursuit l’Indien n’est pas d’atteindre la perfection morale, mais d’atteindre par la méditation l’état sans images, l’état de vide. Moi, au contraire, je vise à me maintenir dans la contemplation vivante de la nature et des images psychiques. Je ne veux être débarrassé ni des hommes, ni de moi-même, ni de la nature, car tout cela représente à mes yeux une merveille indescriptible. La nature, l’âme et la vie m’apparaissent comme un épanouissement du divin. Que pourrais-je désirer de plus ? Pour moi, le sens suprême de l’être ne peut consister que dans le fait que cela est et non point dans le fait que cela n’est pas ou que cela n’est plus.
Pour moi, il n’est pas de libération à tout prix. Je ne saurais être débarrassé de quoi que ce soit que je ne possède, que je n’aie ni fait, ni vécu. Une réelle libération n’est possible que si j’ai fait ce que je pouvais faire, si je m’y suis totalement adonné ou y ai pris totalement part. Si je m’arrache à cette participation, j’ampute, en quelque sorte, la partie de mon âme qui y correspond. Certes, il peut arriver que cette participation me paraisse trop pénible et que j’aie de bonnes raisons pour ne pas m’y adonner entièrement. Mais alors, je me vois contraint de confesser un non possumus – nous ne pouvons pas -, de reconnaître que j’ai peut-être omis quelque chose d’essentiel et n’ai pas accompli une tâche. La conscience aiguë de mon incapacité compense l’absence de l’acte positif.
Un homme qui n’a pas traversé l’enfer de ses passions ne les a pas non plus surmontées. Elles habitent alors dans la maison voisine et, sans qu’il y prenne garde, une flamme en peut sortir qui atteindra ainsi sa propre maison. Si nous abandonnons, laissons de côté et, en quelque sorte, oublions à l’excès, nous courrons le danger de voir reparaître avec une violence redoublée tout ce qui a été laissé de côté ou abandonné. »
« Ma vie »
- C. G. Jung

 

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24/03/2014

La pensée-slogan dans le débat sur l'identité française

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Diversité et métissage : un mariage forcé

par Pierre-André Taguieff (1)

La pensée-slogan dans le débat sur l'identité française (2)

 

Périodiquement, lorsqu'on redécouvre que l'identité française a perdu sa valeur d'évidence, on se met à en parler abondamment (3). Phénomène éclairé depuis longtemps par ce célèbre proverbe russe : « On ne parle jamais tant de vodka que lorsqu'il n'y a plus de vodka. » La différence entre l'identité française et la vodka, c'est que celle-ci existe indépendamment de celui qui en boit, alors que celle-là n'existe que pour celui qui y croit. Dans les deux cas, le sentiment d'un tarissement ou d'une disparition prochaine pousse à en dire quelque chose. Et, concernant une identité nationale perçue comme menacée, tout peut s'en dire, selon l'idée qu'on s'en fait. De l'identité française, par exemple, les intellectualistes arrogants et les professionnels de la « pensée critique » ou de la « déconstruction » sans fin annoncent triomphalement qu'elle n'existe pas, qu'elle n'est qu'une « construction » douteuse ou une fiction trompeuse, et par là dangereuse, voire haïssable. Travers ordinaire des intellectuels occidentaux qui s'exercent pieusement à faire disparaître les objets qu'ils n'aiment pas ou qui ne font pas partie de leur paysage mental. La « nation » se réduit pour eux à un chaudron de sorcières, à un conservatoire de « vieux démons » (nationalisme, xénophobie, racisme, colonialisme). En quoi la pensée hypercritique, banalisée à la fin du XXe siècle et ainsi devenue vulgate à l'usage du grand public « culturel », s'avère une pensée aussi paresseuse que phobique. D'autres intellectuels, qui se veulent « patriotes » et « républicains » - dénoncés par les précédents comme « nationalistes » ou « réactionnaires » -, s'emploient naïvement à célébrer ladite « identité française » en sélectionnant ses traits positifs les plus remarquables, censés représenter autant d'« apports », aussi précieux qu'indispensables, à « la civilisation universelle ». Par de tels exercices d'admiration, ces intellectuels se classent parmi les héritiers du vieux progressisme républicain, postulant que, chez les Modernes, « la nation » est le cadre obligé de la démocratie. Une troisième catégorie d'intellectuels est repérable dans les milieux militants de gauche et d'extrême gauche en quête d'une « nouvelle France », d'une France future, refondue, améliorée. Ces intellectuels néo-progressistes, internationalistes ou « altermondialistes, s'engagent sur la voie d'un réformisme radical, impliquant une rupture avec la tradition nationale/républicaine. Ils communient dans une redéfinition politiquement correcte de l'identité française, que résume cette formule sloganique : la « France plurielle et métissée », à l'image du « monde possible » dont ils rêvent. Tel est l'objet métaphorique d'un désir d'avenir fonctionnant déjà comme un cliché.

« L'identité est le diable en personne, et d'une incroyable importance », notait Ludwig Wittgenstein. Sa démonie tient à ce qu'elle est insaisissable, toujours autre qu'elle n'est pour qui la définit. Entité individuée assimilable à un individu collectif, mais supra-individuelle, l'identité collective résiste à toute approche conceptuelle. Il n'y a toujours pas de science de l'individuel, en quoi l'on ne saurait s'étonner du fait que les identités nationales ne soient pas objets de science. En toute identité collective, le « ce qu'elle est » ne cesse de nous échapper. Mais ce n'est pas là une preuve de son inexistence. Le fait qu'elle résiste à la conceptualisation n'implique nullement qu'elle n'existe pas. Indéfinissable en elle-même, inconceptible, une identité collective quelconque existe sur un mode particulier, dans le monde des croyances et des représentations sociales : elle est le nom qu'on donne à la présupposition d'existence de tout groupe humain, dont la singularité échappe à l'analyse conceptuelle. Disons simplement qu'une identité collective, ethnique, culturelle ou nationale, est à la fois existante et ineffable. On pourrait s'en tenir là, et cesser les bavardages pour ou contre. Mais le bruit de fond de l'univers médiatique continue.

Le thème de « l'identité nationale » revenu dans le débat public, les donneurs de leçons se lèvent à gauche, du centre aux extrêmes, pour se lancer dans une nouvelle célébration confuse de la France future, à la fois « plurielle » et « métissée » comme il se doit, grâce aux bienfaits de « l'immigration ». On ne discute pas l'idéal du Nous : on l'affirme vertueusement. Sur le mode d'une prière tournée vers l'avenir. Un éditorialiste bien-pensant, lui-même expression ramassée de la « gauche plurielle », affirme ainsi péremptoirement : « La France est d'ores et déjà plurielle. On ne saurait le nier, à l'heure de l'Europe et de la mondialisation, qui sont par nature mélange et métissage. » Et le sous-entendu normatif va tout autant de soi : la France doit être toujours plus ce qu'elle est déjà, à savoir « plurielle » et « métissée ». On ne sait jamais exactement de quoi l'on parle : du métissage des corps (les croisements dits « ethno-raciaux ») ou du « métissage des cultures » (à travers le « dialogue interculturel »), de la « diversité » ou du « mélange », du « pluriel » ou du « métissé ». La question n'a plus d'importance dans la société de communication : le cliché a été forgé, il est désormais en circulation, il touche un maximum de récepteurs, il est donc légitime. Et la force des clichés est irrésistible, lorsqu'ils se diffusent autant sur Internet que sur les chaînes de radio et de télévision. Le nombre s'accroît donc de ceux qui veulent à la fois une « France plurielle » et une « France métissée » : qu'importe la confusion des désirs, si la diffusion du confus est en marche. Il s'agit de penser et de parler comme tout le monde, donc comme le monde des médias. La voix des médias est la nouvelle voix de Dieu. Tiraillé entre deux projets normatifs, le pluralisme et le mélangiste, le « bobo » grégaire - nouvelle figure du Français moyen - se refuse à choisir : il aspire à la synthèse pour la synthèse, il veut donc les deux, alors même qu'il perçoit vaguement leur incompatibilité de principe.

En construisant une belle image de la France, belle comme une métaphore embrumée, délivrant des éclairs d'équivoque, la bien-pensance nourrit la bonne conscience qui la supporte. Il est si doux de se rêver soi-même comme un sujet « pluriel » et « métissé », qu'il s'agisse de couleur de peau ou d'identité culturelle. Un sujet supposé plus « riche » que son contraire : le nouveau sujet désavantagé, identitairement pauvre, défavorisé. Un « pauvre » Français caractérisé par ce qui lui manque : une « diversité » interne. Un Français très à plaindre, car ni « pluriel », ni « métissé ». En effet, selon la langue molle d'un certain antiracisme, l'idéal humain vers lequel il faut tendre est clair : devenir un sujet « riche de ses différences ». Face à ce nouveau type positif, le Français monoethnique et monoculturel, le Français dit « de souche », apparaît comme un être inférieur, un handicapé, un « souchien », selon l'expression polémique méprisante (« sous-chien ») utilisée par les « Indigènes de la République ». La bonne voie serait celle qui va du mono-ethnique au pluri-ethnique, de l'identité culturelle homogène à l'identité culturelle « hybride ». Toutes ces intuitions vagues et ces aspirations confuses ne font certes pas une pensée. Encore moins une pensée politique, laquelle doit pouvoir être programmatiquement traduite. Il y a là pourtant au plus profond, inassumé, un sentiment qu'il faut bien dire « patriotique » : comment qualifier autrement le souci de projeter dans le monde l'image la plus attrayante possible de la France ? Un tel souci est certainement respectable. Le problème tient au choix des critères de ce qui est jugé attractif. En quoi le « pluriel » et le « métissé » sont-ils plus dignes d'admiration que ce à quoi on les oppose ? Pourquoi préférer la « diversité », source d'inégalité et de conflit, à l'homogénéité ou à l'unité ? Pourquoi prendre le parti du « mélange », promesse d'indifférenciation, contre celui de la distinction ou de la différenciation ? Un second noeud de problèmes surgit, dès lors qu'on érige la « diversité » et le « mélange » en principes normatifs : leurs logiques respectives sont-elles compatibles ? Ne se contredisent-elles pas ? Peut-on marier « diversité » et « métissage » pour en faire le couple fondateur d'un programme politique ? La synthèse est-elle possible ? Et, si oui, est-elle désirable ?

« Faire bouger les lignes » : la métaphore est devenue rituelle dans le langage médiatique « à l'heure de la mondialisation ». Elle y est même devnue ritournelle. Elle y définit la norme positive par excellence, celle du « bougisme », soit le culte du changement pour le changement, l'adoration du mouvement comme tel, supposé intrinsèquement bon. Appliquons-nous à reconstruire l'idéologie médiatiquement dominante, en risquant une plongée dans l'univers indistinctement « diversitaire » et « mélangiste ». Le « faire bouger » s'applique d'abord aux identités collectives, acceptables à la seule condition d'être « évolutives », « dynamiques », en perpétuel changement. Et, à suivre leurs louangeurs, elles ne sont « mises en mouvement » qu'en devenant « plurielles ». Mais le parti pris en faveur du « bouger » s'étend aussi au « métisser ». Les partisans du métissage généralisé ne cachent pas leur désir de « faire bouger les lignes » entre les « couleurs », de transformer les barrières de couleur en fils colorés servant à tisser et retisser les séduisantes « identités plurielles ». Cette vision d'un avenir radieux est fondée sur deux axiomes : le changement est amélioration, le mélange est « enrichissement » (métaphore utilisée aveuglément). Mais ces deux propositions ne font qu'exprimer des croyances, et, ainsi formulées, elles sont l'une comme l'autre fausses : tout changement n'implique pas une amélioration, tout mélange ne constitue pas un « enrichissement ». Comme l'a souvent suggéré Claude Lévi-Strauss, le mélange des cultures risque d'aboutir à un appauvrissement universel et irréversible, à une uniformisation mortelle.

L'idéal bougiste, engagé sur la voie de cet « antiracisme » reformulé, rejoint enfin à la fois l'idéal d'ouverture et celui d'échange illimité : ouvrir les frontières entre les identités collectives, pour que ces dernières échappent à la « crispation » (la fermeture craintive sur soi), se fluidifient et « s'enrichissent » mutuellement dans un libre échange qui, par ses effets d'« hybridation », définirait la globalisation comme étape décisive dans la marche vers la libération ou l'émancipation du genre humain. On retrouve ainsi, sous de nouveaux habits rhétoriques, le dogme central de la vieille « religion du Progrès ». On peut au passage s'étonner d'un paradoxe : les partisans de ce projet normatif d'un « dialogue » universel entre les groupes humains (nations, cultures, civilisations), impliquant un libre échange planétaire des mots et des idées, sont en général des adversaires déclarés du marché globalisé, du libre-échange sans frontières, du libre-échangisme comme idéologie du capitalisme sans entraves. Le propre - ou le travers - de cette rhétorique qui semble réfléchir les présuppositions de la globalisation telle qu'elle est rêvée, la globalisation comme Progrès (la « mondialisation heureuse », disent certains), c'est qu'elle ne comporte nulle interrogation sur la coexistence conflictuelle des normes « diversitaires » et « mélangistes » qu'elle s'applique à promouvoir. Comme si l'aveuglement face au conflit de ses normes fondamentales était une condition de son efficacité symbolique. « La diversité dans le mélange » : c'est ainsi qu'on pourrait définir l'idéal auto-contradictoire dont elle dessine les contours flous.

Ouvrons ici une parenthèse sur l'autre face de cet angélisme impolitique, sa face à la fois sombre et comique : le nihilisme militant des cyniques de la déconstruction sans limites, généralisée jusqu'à l'absurde, ou, comme disaient naguère les grands-mères, « en dépit du bon sens ». On les reconnaît à leur pose : ils se donnent pour de radicaux démystificateurs. Rien ne saurait résister à leur puissance de suspecter et de critiquer les phénomènes sociaux, jusqu'à ce qu'ils disparaissent de leur horizon. Ce qu'ils ont retenu de la leçon unique donnée à la fin du XXe siècle par les gourous de la déconstruction - philosophes, anthropologues, historiens -, suivis par les prolétaires des « sciences sociales » et autres adeptes besogneux de la « sociologie critique », c'est qu'il n'est qu'un péché capital : l'essentialisme. Un programme unique s'est imposé à eux, devenus des adeptes dogmatiques de la déconstruction généralisée : déréaliser, désontologiser, désubstantialiser, fluidifier. La peur de l'essentialisme les a conduits à aller jusqu'au bout du relativisme radical, jusqu'à faire disparaître le réel. Ils se sont ainsi laissés convaincre qu'il fallait surtout ne pas penser les identités collectives comme des entités réelles ou substantielles, que rien dans les entités supra-individuelles mais pourtant individuées n'était fixe, invariable, stable, homogène, etc. Que tout dans les identités collectives était construit et reconstruit en permanence, que tout était fluctuant, passager, éphémère, et, en dernière instance, simple illusion. Car, sous leur regard à qui on ne la fait pas, tout dans la socialité n'est qu'effet produit par des stratégies de pouvoir ou de domination, donc rapportable au pouvoir de tromper inhérent aux dominants. Qu'on ne leur parle surtout pas d'identité nationale : ils ricanent (« ça n'existe pas ») et sortent leurs revolvers, chargés de balles explosives. Chez eux, le plaisir de déconstruire, c'est la joie de détruire, avec un supplément notable : la satisfaction arrogante d'avoir tout compris. Ils ne croient à rien, parce qu'ils ne peuvent croire. Ils ne savent rien, puisque leur activité intellectuelle consiste à déconstruire tous les savoirs. Ils croient néanmoins être les plus malins, persuadés qu'il n'y a rien à savoir en dehors de ce qu'ils croient savoir. Et ils ne peuvent rien espérer, l'espérance ne pouvant être à leurs yeux qu'une variété judéochrétienne de l'illusion religieuse. Ce nihilisme de cyniques tristes et d'arrogants sans charisme se conjugue cependant fort bien avec l'optimisme angélique des nouveaux progressistes, portés par l'espoir d'un salut par la globalisation-hybridation. On rencontre ainsi des êtres mixtes : mi-nihilistes déconstructeurs, mi-utopistes rêveurs. C'est pourquoi tant de déconstructeurs radicaux sont en même temps des militants gauchistes en quête d'un « autre monde possible ». Le monstre « hybride » est parmi nous : les « Bourdieu-Derrida-Chomsky » sont légion.

Considérons plus précisément le projet normatif d'une ouverture totale de l'espace national, en tant que forme radicale de combat « antiraciste ». La différenciation entre « nous » et « les autres » est le présupposé inaperçu autant qu'inassumé de cette argumentation qui se veut à la fois morale et politique. La xénophobie, assurément condamnable, est naïvement inversée en xénophilie, comme si le renversement dans le contraire impliquait un « progrès ». C'est ainsi que, dans l'arène politique, la dénonciation de la « préférence nationale » aboutit à la célébration d'une préférence pour l'étranger ou l'immigré : la xénophilie de style antiraciste se traduit par un programme immigrationniste - l'utopie angélique interdisant toute sélection des candidats à l'immigration -, qui rend impossible la définition d'une politique de l'immigration. L'utopie de la préférence pour l'autre conduit à une impasse, à une paralysie de la capacité de choix des dirigeants politiques, à l'abolition de la souveraineté en matière de politique de la population, bref à l'impolitique. Cette rhétorique impolitique est fondée sur certaines valeurs, le plus souvent implicites, non thématisées comme telles. Ce qui est axiologiquement postulé, c'est d'abord que le rejet de soi est en lui-même respectable, alors que le rejet de l'autre est intrinsèquement intolérable. Le culte de la « diversité » dérive vers celui de l'altérité. L'adoration du « veau d'autre »... Un pas de plus, et la haine de soi devient objet d'éloge, tandis que la haine de l'autre illustre le mal absolu. Comme s'il était bon, dans tous les cas, de se dénigrer jusqu'à se haïr soi-même, et totalement condamnable d'abaisser ou d'exclure, quoi qu'il fasse, un quelconque représentant de la catégorie « les autres ». Nouveau manichéisme, qui surgit chez ceux-là mêmes qui font profession de dénoncer le manichéisme chez leurs ennemis désignés. On notera que la haine de l'autre porte différents noms idéologiques, tous équivalents pour ceux qui les utilisent en tant qu'armes symboliques : intolérance, exclusion, xénophobie, nationalisme, racisme. Il y a une ironie objective à voir les partisans inconditionnels de « la diversité » faire aussi peu de cas de la diversité sémantique, et donner ainsi dans l'amalgame polémique.

Cette confusion sémantique est hautement significative, en ce qu'elle indique obscurément un idéal régulateur : le cosmopolitisme postnational, noyau dur de l'idéologie médiatiquement dominante. Il s'organise autour d'un grand rêve, celui de l'abolition immédiate et définitive de toutes les frontières entre les groupes humains, et, plus avant encore dans l'utopie, celui de l'élimination totale et irréversible de toutes les barrières entre les humains. Rêve lui-même impolitique, qui dérive de la corruption idéologique d'une vision religieuse d'origine monothéiste (tous les hommes unis en Dieu). Disons, en termes soixante-huitards : « La fraternité universelle ici et maintenant ». Le métis nomade à l'identité instable dans un monde sans frontières serait l'image de l'humanité future. L'homme de l'avenir s'incarnerait dans le cosmopolite hybride et mobile. Tel est le bouillon de clichés et de slogans confus qui aujourd'hui tient lieu de pensée politique aux élites pressées et branchées, adeptes de la « pensée nomade ». On peut s'interroger sur l'avenir d'une telle confusion.

Mais, une fois envolées les nuées rhétoriques et dissipées les rêveries endormantes, la vraie question se pose : s'agit-il de défendre les identités ethno-culturelles au nom du « pluriel » ou de prôner leur « mélange » qui tend à les effacer ? Souhaite-t-on le bétonnage des différences ou leur dissolution dans un mélange sans frontières ? Veut-on une France de la « diversité » protégée, ou bien une France du « métissage » généralisé ? Et, plus largement, une humanité respectée dans sa diversité ethnique et culturelle, ou bien une humanité en marche vers son uniformisation ? Entre le respect absolu de la différence ou l'obligation inconditionnelle de métissage, il faut choisir. Or, les nouveaux bien-pensants veulent les deux. Pour ces amateurs de formules creuses, la France de l'avenir ne peut qu'être un mélange de diversité et de métissage, de différence et d'hybridation. Vision confuse d'une synthèse impossible. « Synthèse égale foutaise », disait le philosophe Jean Laporte. Cette « foutaise » synthétique pourrait être correctement dénommée : « divertissage ». Toute occasion est bonne à prendre quand il s'agit d'enrichir le verbiage contemporain. Ironie oblige.

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1 - Philosophe, politologue et historien des idées, directeur de recherche au CNRS, Centre de recherches politiques de Sciences Po (Paris, CEVIPOF).

2 - Article publié, dans une version très abrégée, sous le titre ironique « Le métissage est l'avenir de l'homme », Le Figaro Magazine, 21 novembre 2009, dossier « Pour en finir avec les idées reçues », p. 54.

3 - Dans les années 1980 et 1990, j'ai abordé à plusieurs reprises la question de l'identité, sous des angles différents. Sur la question de l'identité nationale, voir notamment Pierre-André Taguieff, « L'identité française au miroir du racisme différentialiste », in coll., L'Identité française, Paris, Éditions Tierce, 1985, pp. 96-118 ; « L'identité nationale saisie par les logiques de racisation. Aspects, figures et problèmes du racisme différentialiste », Mots, n° 12, mars 1986, pp. 89-126 ; « L'identité nationaliste », Lignes, n° 4, octobre 1988, pp. 14-60 ; « Identité française et idéologie », EspacesTemps, n° 42, automne 1989, pp. 70-82 ; « L'identité nationale : un débat français », Regards sur l'actualité, n° 209-210, mars-avril 1995, Paris, La Documentation française, pp. 13-28 ; « Nationalisme et antinationalisme. Le débat sur l'identité française », in coll., Nations et nationalismes, Paris, Éditions La Découverte, 1995, pp. 127-135 ; La République menacée, Paris, Éditions Textuel, 1996, pp. 77 sq. Dans les années 2000, je suis revenu sur la question dans mon livre La République enlisée. Pluralisme, communautarisme et citoyenneté, Paris, Éditions des Syrtes, 2005.

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Cet article a été publié, dans une version très abrégée, sous le titre ironique « Le métissage est l’avenir de l’homme », dans Le Figaro Magazine, 21 novembre 2009, dossier « Pour en finir avec les idées reçues », p. 54.

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Le prolétariat se servira de sa suprématie politique...

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Pour tous les gauchistes dégarnis du bulbe qui passent leur temps à se lamenter sur le fait que les versions historiques du marxisme qui ont pu être appliquées aux quatre coins du monde n'ont été que de sinistres déformations de ce que Saint Marx et Saint Engels ont théorisé, remettons les points sur les "i", voulez-vous ?

Voici ce que nos valeureux économistes affirment à la fin du Chapitre II de leur "Manifeste du Parti Communiste", le bien nommé "Prolétaires et Communistes".

« Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher peu à peu à la bourgeoisie tout capital, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour aug­menter au plus vite la masse des forces productives.

Cela ne pourra se faire, naturellement, au début, que par une intervention despo­tique dans le droit de propriété et les rapports bourgeois de production, c'est-à-dire par des mesures qui économiquement paraissent insuffisantes et insoutenables, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont inévitables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier.

Ces mesures, bien entendu, seront fort différentes selon les différents pays.

Cependant, pour les pays les plus avancés, les mesures suivantes pourront assez géné­ralement être mises en application :

1-Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de I’État.
2-Impôt fortement progressif.
3-Abolition du droit d'héritage.
4-Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.
5-Centralisation du crédit entre les mains de l’État, par une banque nationale, dont le capital appartiendra à l’État et qui jouira d'un monopole exclusif.
6-Centralisation entre les mains de l’État de tous les moyens de transport.
7-Multiplication des usines nationales et des instruments de production; défri­chement et amélioration des terres selon un plan collectif.
8-Travail obligatoire pour tous; organisation d'armées industrielles, particuliè­rement pour l'agriculture.
9-Coordination de l'activité agricole et industrielle mesures tendant à suppri­mer progressivement l'opposition ville-campagne.
10-Éducation publique et gratuite de tous les enfants abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu'il est pratiqué aujourd'hui. Coordination de l'éducation avec la production matérielle, etc. »

Karl Marx & Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste

 

Comme chacun le sait ces principes n'ont absolument pas été appliqués par Lénine, Staline et leurs successeurs. Non...

Naïveté des utopistes qui ne retiennent que le final langoureux du Chapitre :

« Les différences de classes une fois disparues dans le cours du développement, toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, le pouvoir public perd alors son caractère politique. Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d'une classe pour l'oppression d'une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe, s'il s'érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, abolit par la violence les anciens rapports de production, il abolit en même temps que ces rapports les condi­tions de l'antagonisme des classes, il abolit les classes en général et, par là même, sa propre domination de classe.

A la place de l'ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antago­nis­mes de classes, surgit une association dans laquelle le libre développe­ment de chacun est la condition du libre développement de tous. »

Là aussi, face à cette platitude développée avec la violente verve marxiste que l'on constate on hésite entre le baillement et la consternation, car comme chacun le sait également, ces hauts buts d'accomplissements humanistes ont été atteints dans les sociétés tenues en laisse par le Bloc Soviétique...

J'arrête là mes petits commentaires cyniques.

 

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La Bourgeoisie

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Je donne cet extrait parce qu'il est plaisant de penser contre soi-même et parce qu'il est doux de citer ces extraits qui indiquent la confusion mentale de nos compères marxistes qui manipulent des concepts dont ils n''ont pas une idée très précise, opposant la bourgeoisie à la sentimentalité "petite-bourgeoise", faisant l'éloge de la "féodalité patriarcale et idyllique" face à la bourgeoisie financière montante, parlant de dignité personnelle sans en donner une image nette et précise. Eux qui se veulent révolutionnaires constatent que la bourgeoisie, enfin ce qu'il nomment "bourgeoisie" (parce qu'il y aurait à en dire des choses sur ce terme dans leur bouche ou sous leur plume commune et communiste), est dans une révolution constante... dont ils peinent, au final, à s'inspirer.  

La fin de la citation est sublime, car ce qu'ils condamnent de la bourgeoisie, ils le prônent par leur internationalisme. 

« La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations fédoales, patriacarcles et idylliques. Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite bourgeoise dans les eaux glaçées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent. Par l'exploitation du marché mondial, elle donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. Elle a soumis la campagne à la ville, subordonné les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l'Orient à l'Occident.

[…] La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les conditions de la production, c’est-à-dire tous les rapports sociaux ; Tous les rapports sociaux, traditionnels et figés, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés, enfin, d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations ; Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale, Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore tous les jours.

Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production : elle les force à introduire chez elles ce qu’elle appelle civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image. La bourgeoisie supprime de plus en plus l’émiettement des moyens de production, de la propriété et de la population. Elle a aggloméré la population, centralisé la production, et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence fatale de ces changements a été la centralisation politique. Des provinces indépendantes, tout justes fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été réunies en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule loi, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier… »

Karl Marx & Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste

 

 

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Ainsi notre "civilisation" fait-elle le contraire de toutes les grandes civilisations

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« En faisant de l’homme, par un lavage de cerveau édulcoré, le soldat de quelque religion progressiste, on obtient de surcroît, par simple croyance au progrès, par sa foi en la machine, en la production, en l’abondance, qu’il se soumette spontanément et de bonne grâce aux rites, navettes et circuits, qui lui sont ménagés par la société de production et qui correspondent à ce qu’on a défini comme ses besoins. Ainsi, dans la dénaturation progressiste moderne, l’homme est dépouillé d’une façon bien plus subtile, mais non moins complète que dans l’aliénation purement économique que dénonçait Karl Marx, par laquelle le travailleur était privé du produit de son travail, et par conséquent de son aisance et d’une partie de sa vie : il est subrepticement privé de sa vie qu’on transforme en loisirs et distractions préfabriquées, par là étrangères à lui, et, en outre, il est privé de sa personnalité même qu’on lui soutire et qu’on remplace à son insu par un produit incolore et inoffensif qu’il prend pour lui-même.

Le prétexte de cette dénaturation est le bien-être du plus grand nombre. Cette préoccupation existe en effet, elle est sincère. Mais elle est inséparable d’une disposition qui abhorre secrètement, comme contraire au bien-être du plus grand nombre justement, toute image de l’homme nerveuse, originale, volontaire, qui pourrait propager la maladie contagieuse du refus de la médiocrité. Ainsi notre "civilisation" fait-elle le contraire de toutes les grandes civilisations qui se sont proposés comme idéal un type humain supérieur et chez lesquelles cette culture d’une plante humaine réussie était même la justification essentielle. »

Maurice Bardèche, Sparte et les sudistes

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23/03/2014

Le vrai concert est un concert d'orchestre

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« Les différences entre les hommes sont comme les timbres dans les instruments. Il n'y a de vrai concert que celui qui respecte les timbres. Le vrai concert est un concert d'orchestre. On appellerait utilement "universalistes" ceux qui affectionnent l'orchestre, par opposition aux "internationalistes" qui, eux, n'aiment que l'orgue, c'est à dire détestent les timbres, c'est à dire les différences, et ne pensent à rapprocher les hommes qu'en supprimant précisément ce qui fait qu'ils sont des hommes. »

Charles Ferdinand Ramuz, Remarques

 

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Il est consternant de voir qu'on confond continuellement ce qui est masse et ce qui est puissance

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« La vie est incessamment étouffée par la vie ; la vie doit incessamment crever à nouveau la vie qui retombe sur elle à l'état de cendre et forme croûte. Cette cendre, c'est la quantité. La qualité, c'est la vie même, qui doit se faire jour au travers. Il est consternant de voir qu'on confond continuellement ce qui est masse et ce qui est puissance, ce qui est mû d'ailleurs et ce qui se meut de soi-même, et c'est-à-dire encore la quantité et la qualité. »

Charles Ferdinand Ramuz, Remarques

 

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22/03/2014

Le poète est à la fois le plus solitaire et le moins solitaire des hommes

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« Il n'y a plus de solitude, là où est la poésie. C'est ainsi que le poète est à la fois le plus solitaire et le moins solitaire des hommes. Il monte et il descend au dedans de lui-même, connaissant tour à tour l'union la plus parfaite qui soit possible dans le monde créé et le pire état de séparation. Par un seul être intimement rejoint, il communie un instant avec tous les êtres ; - disjoint d'un seul, il les quitte tous. C'est, hélas ! que le poète ne rejoint l'être que par l'image. L'image n'est qu'un fil ; le fil casse. Il faudrait toucher à l'Être, non aux êtres. »

Charles Ferdinand Ramuz, Remarques

 

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Le saint est seul, mais il n'est pas solitaire

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« Où est la vraie communication ? se demande cet homme, et où est la vraie possession ? car il ne communique désormais avec rien, ni ne possède rien, ce qui s'appelle posséder ; de sorte qu'il est isolé complètement, étant le plus entouré qui se puisse, et est, en même que dans la plus grande richesse, dans la plus grande pauvreté. Le sage, lui aussi, est seul, à ce qu'on dit ; mais est-ce d'une même solitude ? Et le saint lui aussi est seul, mais il n'est pas solitaire ; même, pour le saint, c'est tout le contraire qui arrive ; car le saint, pense cet homme, est d'autant moins solitaire qu'il semble d'être d'avantage, et, au sommet de sa colonne, dans le désert, le stylite, qui n'a plus rien, a tout, ayant Dieu. »

Charles Ferdinand Ramuz, Remarques

 

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