Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

30/05/2011

Il était expirant de soif depuis si longtemps !

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=


« Il était expirant de soif depuis si longtemps ! Son incrédule père n’avait pas cru devoir s’opposer à ce semblant d’instruction religieuse que des simulacres de prêtres, empaillés de formules, tordent comme du linge sale de séminaire, sur de jeunes fronts inintéressés. Il avait fait sa première communion sans malice et sans amour. Les deux seules facultés qui parussent vivantes en lui, — les deux seules anses par lesquelles on pût espérer de le saisir, — la mémoire et l’imagination, avaient tout simplement reçu cette vague empreinte littérale du symbolisme chrétien que de sacrilèges entrepreneurs jugent suffisante pour être admis au bachot de l’Eucharistie. Aucun débitant de formules ne s’étant avisé de s’enquérir de son cœur, le pauvre enfant n’avait pu rien garder de ce pain mal cuit, et comme tant d’autres, l’avait revomi presque aussitôt sur ce chemin verdoyant de la quinzième année, où l’on voit rôder le grand lion à tête de porc de la Puberté.

Ce ne fut que beaucoup plus tard – après dix ans d’un impur noviciat dans les latrines de l’examen philosophique, étant déjà sur le point de prononcer de stercoraires vœux, — qu’ayant parcouru, pour la première fois, le Nouveau Testament, durant l’oisive chaufferie de pieds d’une nuit de grand’garde, en 1870, il eut l’aperception immédiate, foudroyante, d’une Révélation divine. Il s’est toujours rappelé le trouble immense, l’ahurissement surhumain de cette minute aux ailes d’aigle qui l’enleva dans un ouragan d’ininterprétables délices. Il s’était dressé dans le sentiment nouveau d’une force inconnue, artères battantes et cœur en flammes ; ivre de certitude, secoué par le roulis d’une espérance mêlée d’angoisse, prêt à toutes les acceptations du martyre. Car cette âme divinatrice et synthétiquement ardente, bondissant au-dessus des intermédiaires leçons de la foi, s’était emportée, du premier coup, au décisif concept de l’immolation. »

Léon BLOY, Le désespéré

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

27/05/2011

Ses anciens admirateurs l'accueillirent aux cris de "Vendu ! Fasciste !"

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Sur les collines qui entourent Woodstock, les villages sont des havres de repos pour les bergers et les paysans du matin, ceux qui descendent vers les vignes, qu'on aperçoit à flanc de coteau.
Le Soleil se lève sur Upper Byrdcliffe. La Maison des Dylan retrouve ses activités quotidiennes. Le jardinier traverse le parc en poussant sa brouette de mauvaises herbes. Les chiens s'étirent au soleil, mais ils ne dorment que d'un oeil.
Bobby s'occupe de sa terre. Il répare la clôture du poulailler, ausculte les vieux arbres malades, traverse la terrasse, s'installe sous les lourdes branches d'un tilleul.
"La seule chose qui m'émeuve vraiment, c'est de me réveiller chaque matin, d'être en vie et de commencer un nouveau jour." Les enfants sont levés depuis longtemps. Jesse galope dans les allées du parc, se prend pour un oiseau, tape dans un ballon, ouvre les bras, imite l'aéroplane, se jette dans les buissons en poussant des cris d'indien, surgit à l'improviste sur la terrasse et se retrouve sur les genoux de son père.
Une vie calme et claire. Sara écoute de la musique dans le salon. Bob reconnaît un vieil air du folklore californien. Albert Grossman apparaît tout à coup dans l'allée, son blouson de toile sur l'épaule. Bob a été prévenu par téléphone. Il attendait la visite de son imprésario. A l'ombre des arbres du parc, la discussion tournera autour des droits d'auteur, des pourcentages, du contrat signé par Dylan pour un livre qu'il n'a plus envie de voir paraître (1), des propositions de la M.G.M. -- un vague projet de film -- et surtout de John Wesley Harding, que Grossman n'aime pas.
"Mon petit vieux, va faire un tour à San Francisco, Berkeley, Sausalito et regarde où ils en sont tous, l'acide, l'expérience cosmique, le rock électrique, un véritable volcan ! C'est du feu qui déferle sur ce putain de pays... et toi tu grattes ta guitare en sourdine pour chanter tes âneries chrétiennes. Ca n'intéresse personne, vieux, personne !"
L'altercation est violente, Grossman demande simplement à Dylan de jeter sa Bible aux orties, d'avaler de la mescaline ou du L.S.D. et de venir faire rugir sa guitare, comme à l'époque de Blonde on Blonde, pour être dans le coup et faire rentrer des dollars.
Bob vient de comprendre qu'il n'a plus rien à faire avec l'empire Grossman, qu'il ne renouvellera pas son contrat.
"Tu es pratique, Grossman, trop pratique pour être heureux un jour. Tu es une marionnette. Rien d'autre qu'une marionnette.
-- Mais, petit, tu as un nom à défendre. Tu étais le meilleur, le plus grand !
-- Le plus grand par rapport à quoi ? Monte au sommet d'une montagne, ou escalade une tour de Manhattan. Tu me vois passer sur le trottoir en bas. Suis-je grand, Grossman, vu de cette hauteur ?
-- Ton nom vaut une fortune.

-- Une fortune ! Craque une allumette, que devient cette fameuse fortune ? On a tout dit, Grossman. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi, mais le jeu s'arrête ici. Toi et moi, on n'ira pas plus loin."
C'est ainsi que Bob Dylan se sépara d'Albert Grossman, son imprésario et protecteur.
Grossman descendit l'allée en maugréant. Là-haut, le ciel ne s'était pas assombri, les arbres jouaient toujours les mêmes jeux d'ombres sur la terrasse, les enfants se poursuivaient de l'autre côté du bassin, Sara écoutait toujours de la musique californienne dans le salon. La discussion des deux hommes n'avait rien changé. Ce qui prouvait qu'elle était sans importance... comme toutes les discussions d'adultes installés dans des rôles.
Pour bien montrer qu'il vivait en marge des modes et des courants musicaux de son époque, Bob Dylan enregitra un nouvel album, Nashville Skyline, avec le chanteur Johnny Cash, bien connu pour ses opinions conservatrices. Les critiques se déchaînèrent : Dylan, dans la peau d'un gentleman farmer, chantait aux côtés de Johnny Cash !
Dylan répondra : "Dans ce disque, je n'ai pas cherché à atteindre autre chose que moi-même." Lui-même, c'est-à-dire le retour à la vie tranquille, le calme des grands espaces, et l'amour de Sara et ses enfants.
Ils apparaissent sur la pochette du disque, en costume, et les cheveux courts, déchaînant l'horreur de ses anciens admirateurs qui l'accueillirent aux cris de "Vendu ! Fasciste !" »

(1) "Tarentula", qui paraîtra en mai 1971.

Jean-Paul Bourre, Bob Dylan, Vivre à plein

« there is no right wing
or left wing...
there is only one up wing
an' down wing »

Bob Dylan, 11 Outlined Epitaphs, 1964

 

18:16 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (3) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

26/05/2011

Obtenir enfin le mutisme du Bourgeois, quel rêve !

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Je commence aujourd’hui, 30 septembre, sous l’invocation de saint Jérôme, auteur de la Vulgate, appariteur de tous les Prophètes, inventoriateur plein de gloire des Lieux Communs éternels.

Est-ce là manquer de respect à cet étonnant docteur que l’Eglise honore du titre de Maximus, et que le Concile de Trente a implicitement déclaré le Notaire de l’Esprit-Saint ? Je ne le crois pas.

De quoi s’agit-il, en effet, sinon d’arracher la langue aux imbéciles, aux redoutables et définitifs idiots de ce siècle, comme saint Jérôme réduisit au silence les Pélagiens ou Lucifériens de son temps ?

Obtenir enfin le mutisme du Bourgeois, quel rêve !

L’entreprise, je le sais bien, doit paraître fort insensée. Cependant je ne désespère pas de la démontrer d’une exécution facile et même agréable.

Le vrai Bourgeois, c'est-à-dire, dans un sens moderne et aussi général que possible, l’homme qui ne fait aucun usage de sa faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, parle besoin de comprendre quoi que ce soit, l’authentique et indiscutable Bourgeois est nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules.

Le répertoire des locutions patrimoniales qui lui suffisent est extrêmement exigu et ne va guère au-delà de quelques centaines. Ah ! si on était assez béni pour lui ravir cet humble trésor, un paradisiaque silence tomberait aussitôt sur notre globe consolé !

Quand un employé d’administration ou un fabricant de tissus fait observer, par exemple : "qu’on ne se refait pas ; qu’on ne peut pas tout avoir ; que les affaires sont les affaires ; que la médecine est un sacerdoce ; que Paris ne s’est pas bâti en un jour ; que les enfants de demandent pas à venir au monde, etc., etc., etc.", qu’arriverait-il si on lui prouvait instantanément que l’un ou l’autre de ces clichés centenaires correspond à quelque Réalité divine, a le pouvoir de faire osciller les mondes et de déchaîner des catastrophes sans merci ?

Quelle ne serait pas la terreur du patron de brasserie ou du quincaillier, de quelles affres le pharmacien et le conducteur des ponts et chaussées ne deviendraient-ils pas la proie, si tout à coup, il leur était évident qu’ils expriment, sans le vouloir, des choses absolument excessives ? que telle parole qu’ils viennent de proférer, après des centaines de millions d’autres acéphales, est réellement dérobée à la Toute-Puissance créatrice et que, si une certaine heure était arrivée, cette parole pourrait très bien faire jaillir un monde ?

Il semble d’ailleurs, qu’un instinct profond les en avertisse. Qui n’a remarqué la prudence cauteleuse, la discrétion solennelle, le morituri sumus de ces braves, léguées par les siècles et qu’ils transmettront à leurs enfants ?

Quand la sage-femme prononce que "l’argent ne fait pas le bonheur" et que le marchand de tripes lui répond avec astuces que, "néanmoins, il y contribue", ces deux augures ont le pressentiment infaillible d’échanger ainsi des secrets précieux, de se dévoiler l’un à l’autre des arcanes de vie éternelle, et leurs attitudes correspondent à l’importance inexprimable de ce négoce.

Il est trop facile de dire ce que paraît être un lieu commun. Mais ce qu’il est, en réalité, qui pourra le dire ?

Pourquoi, autrement, me serais-je recommandé à saint Jérôme ? Ce grand personnage ne fut pas seulement le consignataire pour toujours de la Parole qui ne change pas, des Lieux Communs pleins de foudres de la Très-Sainte Trinité. Il en fut surtout l’interprète, le commentateur inspiré.

Avec une autorité beaucoup plus qu’humaine, il enseigna que Dieu a toujours parlé de Lui-même exclusivement, sous les formes symboliques, paraboliques ou similitudinaires de la Révélation par l’Ecriture, et qu’il a toujours dit la même chose de milles manières.

J’espère que ce Docteur sublime daignera favoriser de son assistance un pamphlétaire de bonne volonté qui serait si heureux de mécontenter, une fois de plus, la populace de Ninive, éternellement "incapable de distinguer sa droite de sa gauche", - et de la mécontenter à un tel point que des colères inconnues se déchaînassent.

Ce résultat serait obtenu, sans doute, si la céleste douceur ne m’était pas refusée d’établir, en l’irréfutable argumentation d’une dialectique de bronze, que les plus inanes bourgeois sont, à leur insu, d’effrayants prophètes, qu’ils ne peuvent pas ouvrir la bouche sans secouer les étoiles, et que les abîmes de la Lumières sont immédiatement invoqués par les gouffres de leur Sottise. »

Léon BLOY, Exégèse des Lieux Communs, Préface, 1913

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (3) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

24/05/2011

Philippe Sollers, l'Isolé Absolu

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

Méprisez-le si ça vous chante, mais voici une occasion pour vous de le découvrir...

Filmé à l'île de Ré, à Venise et à New York, Philippe Sollers poursuit avec André S. Labarthe un dialogue inattendu où l'écrivain montre une facette très différente de sa personnalité, mieux connue comme figure du milieu littéraire parisien. Centré sur l'écriture, dans des lieux de solitude, ce portrait dégage une image insolite de l'écrivain.

Tandis que sont rappelées en voix off les oeuvres principales, au fil du dialogue, Philippe Sollers lit quelques textes et feuillette ses manuscrits. Sa prédilection pour le XVIIIème siècle est évoquée à Venise, magnifiquement filmée par le réalisateur.

« Avec Sollers, l'isolé absolu, André S. Labarthe a approché au plus juste "le plus reconnu et le plus combattu, le plus sollicité et le plus secrètement haï, le plus turbulent et le plus gênant, le plus incontrôlable et donc le plus intolérable, bref, le moins localisable des écrivains contemporains." Un Sollers inédit, délibérément filé hors les murs et à contre-courant. Loin de l'imagerie convenue, pléthorique, de la scène parisienne et spectaculaire, inépuisable terrain d'observation sociale. Peu d'éléments d'archives, hormis quelques photos et deux extraits significatifs où Philippe Sollers déploie son Paradis saisi frontalement par Jean-Paul Fargier en 1983.
L'écriture, la littérature, le style sont au centre du propos de ce film inscrit dans la fluidité d'une triade lumineuse entre Sud-Ouest, Ouest et Sud. Constante mentale où l'œuvre de Sollers prend sa respiration, géographie intime et lieux d'intimes convictions - "Nager dans l'encre... être à la mesure de l'eau ; lorsque le souffle, et le poignet, et la main, le vent et l'eau sont à égalité". L'île de Ré, ancrage familial ; New-York, fréquentée depuis plus de vingt-cinq ans, où le temps dérive "en particules accélérées" ; Venise enfin, cette cité "toute entière conversation sacrée" où Sollers a débarqué à l'automne 1963.
Une rencontre musicale, joueuse, éveillée, émargée de silences communs. Complice à bonne distance, Labarthe y campe "le type au chapeau", trimballant en fil rouge une vache contrapuntique (symbole de l'anecdotique, de l'artifice participant du spectacle). Tout au long du tournage (de juillet à décembre 1997), à l'écart du travail filmique, Patrick Messina s'est lové dans les replis de cet échange " avec une souplesse assez étrange", relèvera Sollers. "Je ne me suis jamais fait photographier comme Messina l'a fait. Avec André, avec Patrick, on s'est mis ensemble dans la situation d'une expérience clandestine et on a pris tout le temps nécessaire." Illustration de cette équipée singulière à travers son inventaire photographique ; scandé par les dialogues, extraits ou en marge du film entre l'écrivain et le cinéaste. »

Valérie Cadet in "Bataille, Sollers, Artaud" Filigranes Editions 2002


Philippe Sollers - 1/2


Philippe Sollers - 2/2

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

23/05/2011

... de la merde !

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Mais n'avez-vous pas remarqué que depuis 1930, avec quelques exeptions qui confirment la règle, tout ce qui se dit artiste est de la merde... Pensez-vous donc que ceux qui croient à quelque chose puissent seulement envisager d'être subventionnés par un État et, réciproquement, qu'un État puisse envisager sérieusement de subventionner ceux qui croient en quelque chose ? Vous croyez-vous toujours au temps de Louis II de Bavière ? N'avez-vous pas remarqué que depuis 1930 toutes les formes classiques de l'art sont usées et que c'est la seule raison de l'absence de jeunes talents là ? Que voulez-vous qu'un jeune talent aille faire là ? N'avez-vous pas remarqué que lorsque notre époque enfante une individualité indiscutable par le style, c'est un Besse ou un Mesrine... [ou de nos sombres jours un Durn ou un John Hinckley Jr] ? N'avez-vous pas remarqué qu'il y a des raisons historiques qui ressortissent à l'histoire de l'art moderne pour cela ? Ignorez-vous que vers 1930 une dizaine de jeunes hommes dans la force de l'âge en sont morts volontairement après avoir porté leur suicide à la boutonnière ? Ignorez-vous que l'on n'écrit pas impunément après Joyce, que l'on ne peint pas impunément après Malévitch, que l'on n'écrit pas impunément de musique après Schoenberg, que l'on ne peut se dire impunément artiste après Dada, à moins justement de signer un pacte avec le diable ? Croyez-vous donc que de tels artistes aient tant souffert seulement pour permettre à des petits merdeux stipendiés de faire leur petit caca littéraire ou leur petit pipi pictural ? »

Jean-Pierre Voyer, Lettre au pédé mondain Hocquenghem

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

22/05/2011

Le dévergondage toujours croissant de ses conversations saugrenues ou niaises

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Tel qu'un ermite, il était mûr pour l'isolement, harassé par la vie, n'attendant plus rien d'elle; tel qu'un moine aussi il était accablé d'une lassitude immense, d'un besoin de recueillement, d'un désir de ne plus rien avoir de commun avec les profanes qui étaient, pour lui, les utilitaires et les imbéciles.
En résumé, bien qu'il n'éprouvât aucune vocation pour l'état de grâce, il se sentait une réelle sympathie pour ces gens enfermés dans des monastères, persécutés par une haineuse société qui ne leur pardonne ni le juste mépris qu'ils ont pour elle, ni la volonté qu'ils affirment de racheter, d'expier, par un long silence, le dévergondage toujours croissant de ses conversations saugrenues ou niaises. »

Joris-Karl Huysmans, À rebours

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

21/05/2011

L'ordre ?

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« La droite qui professe souvent une conception "organique" de la société, déploie beaucoup d'énergie à faire l'apologie de l'ordre, sans voir que c'est une notion qui, par son exigence meme, recèle une forte part de mécanicisme -de normalisation artificielle. L'organique contient toujours une part de désordre; il est certes harmonie, mais sans cette homogénéisation qu'entraine le plus souvent l'instauration volontaire, extérieure de l'ordre. Ajoutons que les plus chauds partisans de l'ordre sont en général incapables de mettre de l'ordre en eux-memes. A titre de compensation, et pour se rassurer, ils veulent voir régner autour d'eux, à l'extérieur d'eux-memes, un ordre dont ils ne sont pas capables d'etre le lieu. Un peu comme ces ménagères qui, lorsqu'elles ont des problemes d'existence, se mettent invariablement à faire du rangement. »

Alain de Benoist, Dernière année

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

20/05/2011

Et maintenant que la raison économique a tout subjugué

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Et maintenant que la raison économique a tout subjugué ; si rien n'existe plus qu'en raison de ses objectivités, de son industrie et de ses laboratoires ; si elle a fait disparaître de la surface du globe tout ce qui ne rentrait pas au format dans ses ordinateurs et si c'est elle l'inventeur et le fabricateur de tout ce qu'on voit ; si tout ce qui existe, et même les pensées au moyen de quoi on s'efforcerait de la concevoir, et même les ouvrages avec l'explication que cela finirait comme ça, si tout lui est "interne" ; c'est elle toute entière, en conséquence, quoi qu'on veuille en considérer, qu'il faudrait élucider. Et c'est pourquoi cela s'avère inextricable presque sur le champ à essayer de la démonter sur la table pour trouver logiquement ce qui ne va pas : il n'y a rien par où commencer ni finir ; le règne universel de l'économie est semblable à une sphère infiniment close sur elle-même : la périphérie en est partout et le centre nulle part, il n'existe aucun dehors d'où la considérer. »

Baudouin de Bodinat, La vie sur terre, Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

19/05/2011

Ecrire comme un cochon

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Il me tardait d'y arriver. Cette parole d'usage fréquent est surtout recommandable par son extrême noblesse. Etre dans le commerce cela veut dire, chez les bourgeois, être assis dans de larges trônes d'or pour juger le monde. Aristocratie auprès de laquelle toutes les aristocraties sont un peu moins que de la crotte. Les prairies et les grandesses devraient s'honorer de la servir très humblement, si les choses étaient à leur place. Pour ce qui est des artistes et des derniers misérables qui font encore usage de leur faculté de penser, qui dira les bas emplois où il les faudrait colloquer? Mais patience.
Etre dans le commerce! Voilà ce qui répond à tout, voilà ce qui englobe tout les privilèges, toutes les faveurs disponibles, toutes les dispenses imaginables, toutes les amnisties. Ce qui n'est permis à personne et dans aucun cas devient licite, et même professionnel, quand on est dans le commerce. La parole fameuse du grand roi d'Esther: "La loi qui est faite pour tous n'est pas pour toi", paraît avoir été dite à l'intention des personnes qui sont dans le commerce, indistinctement.
Peu importe ce qui est vendu. Que ce soit du fromage, du vin, des chevaux, de la bijouterie, de la quincaillerie, des couronnes de mariées, de la charogne, de la raclure de n'importe quoi, il suffit que cela se vende ou même que cela soit à vendre sans aucune chance d'être vendu et qu'il y ait des livres de commerce derrière, avec un comptoir ajouré d'une petite galerie faite au tour.
Le mensonge, le vol, l'empoisonnement, le maquerellage et le putanat, la trahison, le sacrilège et l'apostasie sont honorables, quand on est dans le commerce. "A plat ventre devant le client", disait un jour devant moi une patronne de café à un de ses garçons, "toujours à plat ventre, quand on est dans le commerce." Cette recommandation, que dis-je? ce précepte qui, dans d'autres circonstances eût été le plus bas étage de l'ignominie, avait là quelque chose d'augural et ressemblait à une vaticination. J'ai vu peu de gestes aussi majestueux que celui de cette caissière gonflée d'enthousiasme et la trompe en l'air, montrant impérieusement le sol, l'index tendu, dans l'attitude picturale d'une Elisabeth Tudor désignant le billot de Marie Stuart. Ce jour-là j'entrevis, comme en un éclair, la beauté mystérieuse et irrévélable du Commerce. Suivez-moi bien. Une chose se vend ou peut se vendre, selon qu'il y a preneur ou qu'il n'y a pas immédiatement preneur. Cette chose est une salade, un médicament, un couteau à virole, une fille à soldats, peu importe. Le vendeur est toujours un homme prodigieux, un thaumaturge ayant le pouvoir de donner à Dieu le Père ce qui appartient au Saint-Esprit, c'est à dire de faire passer l'Amour dans la Foi et le Feu dans l'Eau, ce qui peut à peine être compris.
C'est pourtant bien simple. L'Argent, par quoi s'opère cette translation, est le Rédempteur ou, si on veut, l'image du Rédempteur. Mais voilà! Les commerçants, hermétiques de leur nature, se foutent également du Rédempteur, de la Rédemption, des Trois Vertus théologales et des Trois Personnes divines, et, en général, de tout ce qui peut être conçu par l'entendement humain.
Combien de fois n'ai-je pas reçu le conseil de "faire du commerce", c'est à dire d'écrire comme un cochon pour devenir riche - hélas! »

Léon BLOY, Exégèse des Lieux Communs

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

18/05/2011

La passion orgiaque n’est que le revers de l’ennui quotidien. Elle ne le dépasse pas, mais le perpétue et le justifie...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=


Jan Patočka

« Dans ses Essais hérétiques, le phénoménologue tchèque Patočka (mort torturé par la police communiste en 1977) écrit :

"L’une des conséquences [de la société industrielle moderne], c’est l’ennui qui s’annonce d’abord imperceptiblement, puis de façon de plus en plus pressante. L’ennui n’est pas une quantité négligeable, une simple humeur, une disposition privée, mais le statut ontologique de l’humanité qui a entièrement subordonné sa vie au quotidien et à son impersonnalité." (Essais hérétiques, p. 145).

Commentaire : Cet ennui aux "proportions gigantesque" (ibid., p. 147) ne signifie rien d’autre que l’effet nihiliste de l’infiltration de la technique au cœur de la vie quotidienne, le devenir routinier de l’existence. C’est l’humeur nihiliste par excellence, l’humeur désabusée du désintérêt pour le monde. Or, cet ennui ne se présente pas seulement "sous les formes raffinées de l’esthétique et des protestations romantiques", comme c’était encore le cas au XIXè siècle où, sous l’aspect du spleen, il exprimait le désarroi de l’aristocratie littéraire jetée dans le monde vil de la marchandise bourgeoise, mais "aussi sous les espèces de la société de consommation", c'est-à-dire pour tout un chacun en tant qu’il est devenu membre de la société industrielle du travail aliénant et du "divertissement obligatoire" (ibid., p. 145). L’ennui, c’est le fond gris de l’existence, la tonalité affective fondamentale du monde industrialisé.

Mais la société industrielle ne se contente pas de réduire la vie quotidienne à un désert mécanique, elle produit aussi son alternative factice. Avec une fureur sans pareil, elle investit également le domaine de l’orgiaque. Contre l’ennui, se dresse le délire :

"La chute sous la coupe des choses, de la préoccupation quotidienne et de l’enchainement à la vie, entraîne comme pendant nécessaire une nouvelle vague de la crue orgiaque" (ibid., p. 130).

La encore, la première action de la civilisation industrielle consiste à imposer ses règles : rationalisation et développement technique. L’orgiaque moderne n’a certainement plus grand-chose de commun avec la fête démonique des sociétés traditionnelles, avec le ravissement sacré et la perte de soi, il est passé entièrement sous le contrôle de la technique et de sa mobilisation totale de l’étant. [...] la civilisation technique fabrique son faux complément intense et extraordinaire. Elle siphonne la quotidienneté de toute vitalité pour ensuite la fétichiser dans les images orgiaques du déchainement techno-industriel. Le vécu aliéné se donne en spectacle dans les (fausses) bacchanales modernes. Faute de vivre sa vie, l’homme ordinaire la brûle intensément dans les extases momentanées. Il répond à l’aliénation subie de sa vie quotidienne par l’aliénation voulue dans le tout autre. L’ennui et le délire deviennent les deux seules expériences que l’homme contemporain peut encore éprouver. [...]

Cela n’est pas très étonnant si l’on tient compte du fait que, comme le dit Patočka, "la quotidienneté et l’orgiasme sont organisées par une seule et même main" (ibid., p. 146). A l’âge moderne, l’ennui quotidien et le défoulement démonique vont de pair ; ce sont les deux faces d’une même pièce : la domination technique. Le système qui produit l’ennui mondial est le même que celui qui fabrique les pseudo-événements orgiaques censés le surpasser. Rien d’autre n’existe désormais. Le démonique met ainsi fin à la monotonie quotidienne en reproduisant ses conditions de production. Autant dire qu’il poursuit la même mécanisation de la vie en donnant l’impression de rendre à cette dernière sa spontanéité sauvage. Car s’il transcende l’existence médiocre dans l’expérience extatique d’affects déchainés, c’est avec les moyens mêmes de son appauvrissement quotidien.

La passion orgiaque n’est que le revers de l’ennui quotidien. Elle ne le dépasse pas, mais le perpétue et le justifie. »

Bruce Bégout commentant Jan Patočka, dans Surcivilisation et nihilisme - Le philosophe et son ombre


Bruce Bégout

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

17/05/2011

Un Européen d'Honneur

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=


Ernst Jünger, blessé 14 fois lors de la première guerre mondiale, décoré de la Croix pour le Mérite

« Jean-Louis Foncine –Vous avez abondamment évoqué dans vos Journaux Parisiens les amitiés que vous avez pu nouer avec de nombreux écrivains et artistes à Paris durant la guerre. Pouvez-vous nous fournir quelques précisions sur cette époque ?

Ernst Jünger – On a bien sur parlé de mes rencontres, soit individuelles, soit aux fameux « Jeudi » de Florence Gould, avenue Malakoff, avec Sacha Guitry, Drieu La Rochelle, Montherlant, Cocteau, Léautaud, Paul Morand. J’ai visité dans leur atelier Braque et Picasso. J’aimais aller voir Georges Poupet, chez Plon, rue Garancière, dans cette vieille maison d’édition si belle et si riche en souvenirs. Ma plus grande sympathie allait à Marcel Jouhandeau et à Elise. Nous portions la même attention aux animaux, aux insectes et aux hommes. Avec Drieu, qui avait été volontaire en 1914, comme moi-même, nous avons découvert non sans stupéfaction que nous avions entendu le même son de cloche de la même église sonner pour la veillée de Noel. Nous étions dans des secteurs de front opposés, bien entendu, et nous entendions le même appel de cloche »

Entretien avec Ernst Jünger. 17 mars 1985, La Nouvelle Revue de Paris, Paris, vol. 3, p. 14

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

16/05/2011

La terre nous résiste

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« La terre nous en apprend plus long sur nous que les livres. Parce qu’elle nous résiste. L’homme se découvre quand il se mesure avec l’obstacle. Mais, pour l’atteindre, il lui faut un outil. Il lui faut un rabot, ou une charrue. Le paysan, dans son labour, arrache peu à peu quelques secrets à la nature, et la vérité qu’il dégage est universelle. De même l’avion, l’outil des lignes aériennes, mêle l’homme à tous les vieux problèmes.

J’ai toujours, devant les yeux, l’image de ma première nuit de vol en Argentine, une nuit sombre où scintillaient seules, comme des étoiles, les rares lumières éparses dans la plaine.

Chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle d’une conscience. Dans ce foyer, on lisait, on réfléchissait, on poursuivait des confidences. Dans cet autre, peut-être, on cherchait à sonder l’espace, on s’usait en calculs sur la nébuleuse d’Andromède. Là on aimait. De loin en loin luisaient ces feux dans la campagne qui réclamaient leur nourriture. Jusqu’aux plus discrets, celui du poète, de l’instituteur, du charpentier. Mais parmi ces étoiles vivantes, combien de fenêtres fermées, combien d’étoiles éteintes, combien d’hommes endormis...

Il faut bien tenter de se rejoindre. Il faut bien essayer de communiquer avec quelques-uns de ces feux qui brûlent de loin en loin dans la campagne. »

Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

15/05/2011

Les bénéfices d’un hold-up

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Notre projet doit être la destruction du travail, projet dont l’aspect essentiel est la créativité poussée au maximum. Qu’est-ce que nous ferons avec l’argent de toutes les banques que nous pourrons dévaliser si ensuite la seule chose que nous sachions faire est de nous acheter une grosse voiture, avoir une belle maison, aller en boîte de nuit, nous remplir de besoins inutiles et nous ennuyer à mort jusqu’au prochain hold-up. Ce sont des choses que font de façon systématique beaucoup de bandits que j’ai connus en prison. Si tous les copains qui n’ont jamais eu d’argent dans leur vie pensent que c’est là la voie pour satisfaire leurs caprices, qu’ils le fassent ; ils trouveront les mêmes désillusions que dans n’importe quel autre travail, peut-être moins rentable à court terme, mais certainement moins dangereux à long terme.

Considérer le refus du travail comme l’acceptation apathique de la non-activité est une conséquence de l’idée erronée que tous les esclaves du travail se font de ceux qui n’ont jamais travaillé dans leur vie. Ces derniers, c’est-à-dire les soi-disant privilégiés de naissance, les héritiers des grands patrimoines, sont presque toujours des travailleurs acharnés qui engagent leurs forces et leur talent pour exploiter les autres et accumuler encore plus de richesses et plus de prestige. Même si l’on se limitait aux nombreux exemples de dissipateurs de patrimoines dont la presse de boulevard ne fait pas défaut, nous devrions quand même admettre que cette méprisable engeance entretient des relations sociales ennuyeuses et alimente sa peur d’être victime d’agressions et d’enlèvements. Là aussi il s’agit d’un vrai travail réalisé selon des règles imposées, où l’exploiteur de ces exploiteurs est chaque fois sa propre libido et sa propre peur.

Mais je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup qui considèrent le refus du travail comme l’acceptation de l’ennui mortel, de la non-activité, qui sont en permanence sur la défensive pour éviter les pièges de ceux qui pourraient les solliciter à faire quelque chose même si ce n’est pas par nécessité, mais au nom de l’idéal, de l’amour, de l’amitié ou de toute autre diablerie capable de nuire à cet état de satisfaction totale. Une situation de ce genre n’a aucun sens.

Au contraire, je pense que le refus du travail peut être identifié avant tout au désir de faire ce que l’on aime le plus, transformer de façon qualitative l’activité imposée en activité libre, en action. Mais la condition d’activité libre n’est pas réalisée une fois pour toutes. Elle ne peut jamais être liée à une situation externe, comme l’annonce d’un grand héritage ou les bénéfices d’un hold-up. Ces faits peuvent être l’occasion, l’accident plus ou moins recherché, plus ou moins voulu, qui peuvent aider ou perfectionner un projet en cours, et non pas la condition déterminante pour son achèvement. »

Alfredo M. Bonanno, "Distruggiamo il lavoro", insert du n.73, mai 1994, de "Anarchismo"

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

14/05/2011

Un sens

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Le fait que les Hébreux vivaient pour adorer Dieu, et que nous, nous vivons pour augmenter le produit national, ça ne découle ni de la nature, ni de l’économie, ni de la sexualité… Ce sont des positions imaginaires premières, fondamentales, qui donnent un sens à la vie. »

Cornélius Castoriadis, Une société à la dérive

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

12/05/2011

Un Corps de Chair

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

Je propose aujourd'hui un long extrait du dernier livre de Jean-Claude Guillebaud dans lequel l'auteur donne d'autres pistes concernant le Corps tel qu'il est perçu par le Christianisme et qui pousse à croire que ça n'est pas Dieu qui a un problème avec la chair, mais bien plutôt l'église au terme de multiples influences qui ne puisent pas leurs origine dans le Message du Christ.

C'est moi qui souligne certains passages pour en indiquer la force.

----------------------------

Le Christianisme oublieux de lui-même

(…) Nous sommes tellement accoutumés à l’insistante pudibonderie catholique dans le domaine sexuel que nous ne comprenons plus ce qu’elle a de paradoxal, eu égard à une partie notable de la tradition. Depuis la Contre-Réforme du XVIIe siècle, mais surtout depuis le XIXe siècle, le discours catholique procède de ce que l’évêque de Poitiers, Albert Rouet, appelle lui-même (pour le condamner) le « jansénisme moral ». Le même évêque, avec une belle insolence, ironise sur la frilosité puritaine qui a poussé l’institution à « corriger » la traduction d’un vers du Te Deum, dont l’origine remontait au Ve siècle. Dans sa littérarité, le texte latin disait « Tu n’as pas eu horreur de l’utérus d’une vierge » (Non horruisti Virginis uterum). Au fil des siècles, la traduction pudique est devenue : « Tu n’a pas dédaigné le sein d’une Vierge 1. » À lui seul, l’aménagement du texte est significatif.
Faisant écho à ces remarques navrées, le théologien Robert Scholtus parle quant à lui du « pas lourd » du catholicisme. De fait, depuis plusieurs siècles, le dogme catholique n’en finit pas de condamner les « débordements de la chair », et in fine le corps lui-même. Dans son Histoire de la sexualité, Michel Foucault a montré qu’en durcissant son « jansénisme moral » au XIXe siècle, le catholicisme se ralliait pour une bonne part à « l’esprit bourgeois », et à une pruderie d’inspiration scientiste. Ce fut le cas au sujet de la masturbation, que les médecins athées comme le docteur Tissot (grand ami de Voltaire) diabolisèrent délibérément en y voyant une pathologie à soigner énergiquement.
Depuis lors, le moralisme ecclésial — effrayant dans les années 1950 — se retrouve dans une proximité (délétère) avec la gnose dualiste dont on a vu qu’elle réapparaissait aujourd’hui sous d’autres habits chez les « nouveaux pudibonds » du cyberespace. Ce dualisme désincarné, certains Pères de l’Église des premiers siècles l’avaient pourtant ardemment combattu. Que s’est-il passé au fil des siècles pour que finissent par prévaloir une vision aussi étroite, un discours de mortification, un parfum aigre de sacristie dont plusieurs générations eurent à subir la pesanteur ? Pourquoi l’Église n’a-t-elle pas compris qu’en cédant à un jansénisme aussi outré, en se faisant « scrutatrice des consciences, voire investigatrice, soupçonneuse, sourcilleuse2 », elle détournait de la foi des générations entières et contribuait ainsi à la sécularisation qu’elle déplore aujourd’hui ?
Le discours abusivement rigoriste de l’Église en matière sexuelle s’inscrit en réalité dans une longue histoire qui, depuis l’origine, a divisé le christianisme dans son entier. La Gnose n’est pas seule en cause. Le courant ascétique fut très actif durant les premiers siècles, à l’intérieur même du christianisme canonique, et s’est perpétué par la suite, en s’appuyant notamment sur une interprétation contestable des Épîtres de Paul, puis des textes d’Augustin, pour aboutir au jansénisme de Port-Royal, puis à la pruderie cléricale du XXe siècle. Ce courant, désigné sous le nom d’encratisme (du grec enkrateia, « continence »), réunissait en lui plusieurs influences dont celle de la secte juive des Esséniens, mais aussi un dualisme venu de Platon et du stoïcisme grec. Plusieurs auteurs chrétiens des premiers siècles, comme Justin ou Tatien, en furent les ardents — et ténébreux — défenseurs.
En revanche, un autre courant, plus accommodant et plus riant, se manifesta dès les deux premiers siècles de notre ère. Il était surtout représenté par la patristique grecque. Clément d’Alexandrie (vers 140-vers 220), auteur des Stromates, en fut le meilleur exemple. Très sévère à l’endroit des encratites, Clément faisait l’éloge de l’union entre homme et femme, et assurait même — contre le rigorisme essénien — que la vie sexuelle n’impliquait aucune espèce d’impureté. Ce courant est resté présent au sein du christianisme. Les jésuites, pour ne citer qu’eux, en furent les lointains héritiers. Cela signifie que le balancement entre les deux sensibilités n’a jamais cessé depuis deux mille ans.
Certaines périodes chrétiennes furent d’ailleurs moins rigoristes qu’on ne l’imagine. Sur des questions comme l’homosexualité ou le « plaisir solitaire », il est arrivé que l’institution catholique se montre paradoxalement plus indulgente que les pouvoirs temporels. Le péché dit de « mollesse » (l’onanisme) n’était que modérément puni dans les « pénitentiels » de l’époque médiévale, ces guides pratiques censés guider les prêtres dans la confession de leurs fidèles3. Quant à l’homosexualité, un historien gay américain de l’université de Yale, John Boswell, mort du sida en 1994, avait montré qu’elle fut moins systématiquement condamnée par l’Église qu’on ne le croit, et cela jusqu’à l’époque médiévale. Dans sa magistrale étude, il citait même le cas d’un pape prenant la défense d’un « inverti » persécuté par le pouvoir temporel. « On peut difficilement soutenir, écrivait-il, que l’attitude relativement indulgente adoptée par d’éminents hommes d’Église du haut Moyen Âge envers l’homosexualité soit due à l’ignorance. En effet, l’homosexualité n’est pas ignorée : elle est traitée comme une faute mineure4. »
Il n’en alla pas toujours ainsi, on le sait bien, dans l’histoire de l’Église, et c’est tout le problème. Bien qu’il fût condamné, depuis la fin du IVe siècle, par plusieurs décrets de l’empereur (chrétien) Théodose Ier, le courant encratite demeura influent pendant de longs siècles. À certaines époques il reprit indirectement le dessus. Ce va-et-vient incessant entre ascétisme et bienveillance tisse toute l’histoire du christianisme. Il permet de comprendre la subite convergence, à partir de la fin du XVIIIe siècle, entre le rigorisme très laïc de l’ « esprit bourgeois » et le discours officiel du catholicisme. La pudibonderie, revendiquée alors par une classe bourgeoise ascendante, soucieuse d’afficher sa « vertu » contre la « dépravation » de l’aristocratie, se trouva en harmonie avec l’un des deux versants du catholicisme, le plus abrupt évidemment. L’Église apporta ainsi à l’esprit bourgeois le renfort solennel de son moralisme, de sa liturgie et de ses encycliques. Une singulière « alliance puribonde » se perpétua aux XIXe et XXe siècles. Elle fut encore renforcée par l’effroi démographique engendré par la défaite de Sedan en 1870. (« Les Allemands font plus d’enfants que nous ! ») Cette panique démographique incita les Français (républicains et catholiques confondus) à privilégier la procréation plutôt que le « plaisir ». C’est contre ce moralisme civique et religieux que les jeunesses européennes se révoltèrent soudainement en 1968.
Pareille hostilité à la chair du discours ecclésial revenait à désavouer tout un pan de la tradition évangélique. On le comprend mieux maintenant. Le christianisme est la seule religion monothéiste à placer au cœur de son message le thème de l’incarnation, c’est-à-dire une glorification de la chair, voire une mystique de la chair. En choisissant, au moment de sa conversion — au tournant des XIIe et XIIIe siècles — de prêcher un matin, sans le moindre vêtement, dans la chaire de la cathédrale d’Assise, François entendait rappeler à tous son souci de « suivre nu, le Christ nu ». À ses yeux, le corps ne pouvait être négativement perçu.
On peut comprendre les réflexions acerbes d’Emmanuel Mounier (dont il sera question plus loin) au sujet des condamnations antichrétiennes de Nietzsche, lequel reprochait au christianisme d’avoir toujours « diffamé » le corps. Mounier assurait que si Nietzsche avait consacré la même énergie à étudier les premiers siècles chrétiens que celle qu’il réserva à l’Antiquité païenne, il eût raisonné différemment. L’héritage que s’employa à combattre l’auteur de L’Antéchrist n’était pas le christianisme, mais sa dénaturation cléricale. Remarquons que les auteurs contemporains qui se réclament de Nietzsche sont redevables du même reproche. La « moraline » chrétienne qu’ils combattent n’est jamais qu’une régression cléricale. Pour le reste, hormis le souci de la procréation qui est lié à l’histoire, l’éthique évangélique en matière de sexe n’est pas si différente de celle de Michel Onfray. Dans les Évangiles, Jésus ne condamne pas la femme adultère mais la sauve de la lapidation. L’interdit majeur de la morale chrétienne, la « limite » absolue du désir physique, c’est le non-désir de l’autre. Le « non » de l’autre ne peut en aucun cas être contourné, ignoré, violenté ou manipulé. En d’autres termes, le respect de l’autre vient nécessairement borner mon hédonisme.
Or, dans sa Théorie du corps amoureux, Onfray plaide pour une « érotique solaire », et même un « solipsisme du plaisir ». Reprenant Nietzsche, il fulmine évidemment contre la « névrose » biblique. Cela étant, il refuse d’être barbare ou tortionnaire façon Sade. Pas question, écrit-il, de « succomber à la violence ». Il réintroduit donc in fine le principe d’un « contrat hédoniste » entre les partenaires sexuels, et légitime du même coup l’obligation de respecter l’autre. Cette obligation procède, selon lui, d’une « éthique de la douceur » et du « respect de la parole5 ». Au-delà des proclamations antireligieuses, dans les faits, la distance n’est pas si grande entre cette « éthique de la douceur » et une éthique chrétienne éclairée. Michel Onfray s’en rend-il compte ? Une chose est sûre : si l’on peut accepter sa condamnation de la pudiponderie cléricale, il est difficile d’admettre que le christianisme tout entier soit impliqué dans ce réquisitoire. On va voir pourquoi.
À propos de crispation cléricale, on note aujourd’hui quelques évolutions dans le discours officiel de l’institution. L’encyclique Deus caritas est de 2006 reconnaissait la place éminente de l’eros. Le pape Benoît XVI lui-même, dans un livre d’entretiens publié à l’automne 2010, condamnait explicitement — et pour la première fois — le « jansénisme » sexuel. Faisant cela, il ne « rompait » pas, comme on l’a dit, avec la tradition chrétienne, il opérait un rééquilibrage en faveur d’un courant qui n’a jamais cessé d’être présent. Reste que cet infléchissement arrive bien tard et qu’il faudra beaucoup de temps avant que la nouvelle approche soit mise en pratique par la hiérarchie catholique. Même condamné par le pape, le « jansénisme » sexuel y reste solidement implanté.

Contre un « christianisme fade »

Voilà plusieurs décennies, en tout cas, que d’innombrables chrétiens avouent leur désarroi, voire leur « sainte colère » à ce sujet. Les protestations de certains d’entre eux contre la pudibonderie catholique ne le cèdent en rien à celles de Nietzsche ou de ses héritiers comme Michel Onfray, même si leur perspective n’est pas la même. On trouve parfois sous leur plume des réquisitoires plus sévères encore que ceux des nietzschéens patentés. Cela peut paraître étrange mais c’est ainsi.
Charles Péguy accordait une grande importance à l’incarnation de Jésus « fait homme », incarnation acceptée jusqu’à la crucifixion, et qui faisait entrer le Christ dans « les conditions organiques de la mémoire des hommes » ; faute de cela, ajoute-t-il, « l’incarnation n’eût pas été intégrale et loyale6 ». Georges Bernanos ironisait sans indulgence sur les « républicains cléricaux » du XIXe siècle, « que l’on voyait ruminer, entre des mandibules flétries, leurs vieux rêves d’une république sacristaine, administrée par les prêtres, qui mettait au service de la seule humanité — bien pensante — une gendarmerie céleste et supplémentaire, les dispensant ici-bas de tout souci national, en leur assurant la gloire et les projets de l’autre monde7 ».
Quantité d’intellectuels ou de romanciers chrétiens ont partagé la déception et la colère de Bernanos face aux frilosités moralisatrices de l’Église. On pense à l’auteur rare et subtil que fut Pierre Boudot, chrétien passionné par l’histoire de l’abbaye de Cluny, qui, après huit siècles de rayonnement, fut vandalisée puis détruite entre 1798 et 1823. Dans cette lente « évaporation » de l’édifice, il voyait un fort symbole des errements de l’Église. « Quand l’être physique est identifié au mal, au graveleux, au salace, à l’anormal (comparé à ce qui est "normé" pour le péché) aucun discours n’est plus possible. L’Église crée ainsi le vide dont la chute du plus ancien de ses monuments sera le symbole8. »
Mais c’est sûrement Emmanuel Mounier (1905-1950) qui, dans L’Affrontement chrétien, pamphlet publié en 1945 (il y a soixante-quinze ans !), a été le plus fougueux sur ce sujet. Il stigmatisait le « contresens » qui aboutit à faire du christianisme l’adversaire de « l’instinct », c’est-à-dire de la chair. Ce contresens donna naissance à ce qu’il appelait un « christianisme fade » : « Si la chair du corps était radicalement viciée dans la filiation humaine, écrit-il, comment oserait-il appeler la chair du Christ une chair sainte, notre corps le temple du Saint-Esprit ? » Contre les « petits bourgeois chrétiens […] très petits, très arrondis, très ennuyeux », il en appelle à un « christianisme de grand air ». Seul celui-ci, ajoute-t-il, serait capable de retrouver la vitalité joyeuse du christianisme médiéval.
Dans un superbe passage, il exprime sa nostalgie pour la chrétienté médiévale, et célèbre « ces siècles drus où la gauloiserie grimpait aux chapiteaux des églises pour grimacer par-dessus les prières, où le seigneur usait sous lui son cheval à la chasse ou à la guerre, avant d’aller l’abattre avec son orgueil au pied d’un ermitage, où le moine maniait le timon dans la tempête et la hache dans la forêt, où les hommes savaient, quand ils péchaient, pécher fortement, et quand ils aimaient, aimer totalement9 ».

L’âpre saveur de la vie

L’hommage rendu par Mounier à cette longue période de l’histoire européenne que le XIXe siècle a injustement diabolisée en la baptisant « Moyen Âge » mérite qu’on s’y arrête. Au sujet du rapport à la chair et à la vie vivante, on a tort de minimiser la verdeur des fabliaux érotiques, l’ambivalence très sensuelle du Roman de la Rose (XIIIe siècle) ou la paillardise roborative d’un ancien moine — mais « bon chrétien » — comme Rabelais (1483-1553). Pétri d’évangélisme, le héros rabelaisien entend « réhabiliter le chrétien dans sa liberté » et partage avec ses contemporains Érasme (1467-1536) et Montaigne (1533-1592) le goût d’un humanisme à la fois gourmand, sensuel et optimiste. En cela, il est plus en accord avec la postérité de Clément d’Alexandrie qu’avec celle des encratites.
Avec le recul, la culture médiévale nous apparaît comme riche d’enseignements de toute nature. L’intelligence de la période médiévale consista à « gérer » la contradiction qui, depuis l’origine, habite le discours catholique. Les deux sensibilités décrites ci-dessus s’y trouvèrent non point exclues l’une par l’autre, mais habilement conjuguées. L’historien Jacques Le Goff, spécialiste du Moyen Âge, décrit parfaitement ce qu’on pourrait appeler le subtil « usage » médiéval du message évangélique, une subtilité très « humaine » dont Mounier déplorait qu’elle fût oubliée au tournant de la Contre-Réforme puis des Lumières.
L’esprit médiéval parvenait de la sorte à rendre habitable la tension qui écartèle, en profondeur, le discours chrétien au sujet du corps. D’un côté, ce dernier est « l’abominable vêtement de l’âme », comme le disait le pape Grégoire le Grand (540-604), et ses débordements sont endigués par l’idéologie plutôt anticorporelle de l’institution. D’un autre côté, la magnificence de la chair est glorifiée et le corps est désigné comme le « tabernacle du Saint-Esprit ». Le clergé, note Le Goff, est ainsi conduit à réprimer les pratiques corporelles, tout en les glorifiant. On n’est plus dans l’ambivalence mais dans la contradiction. Elle sera prise en compte et habilement intégrée à la culture populaire grâce à la complémentarité facétieuse entre Carême et Carnaval. « D’un côté le maigre, de l’autre le gras. D’un côté jeûne et abstinence, de l’autre ripaille et gourmandise. Ce balancement tient sans doute à la place centrale que le corps occupe dans l’imaginaire et la réalité du Moyen Âge10. » La mitoyenneté bondissante entre Carême et Carnaval a été immortalisée par le peintre Pieter Bruegel dans son prodigieux tableau de 1559, Le Combat de Carnaval et de Carême.
En conciliant les deux, en ritualisant la confrontation pacifique entre Carême et Carnaval afin qu’ils deviennent constitutifs, à part égale, de l’habitus populaire, la chrétienté médiévale témoignait d’une compréhension intuitive de la condition humaine. La subtilité de cette transaction, quotidiennement vécue et assumée, permettait de sauvegarder « l’âpre saveur de la vie ». J’emprunte cette expression à l’auteur d’un des meilleurs livres — peut-être le meilleur — jamais écrits sur la vie médiévale, l’historien néerlandais Johan Huizinga. Il publia en 1919 son maître livre, L’Automne du Moyen Âge11. Traduit dans le monde entier, constamment réédité depuis près d’un siècle, cet épais volume n’est pas seulement une somme érudite, il emmène son lecteur dans un voyage très charnel au cœur de la quotidienneté médiévale.
Au fil des pages, on y découvre un univers où la plus extrême brutalité cohabite avec un goût marqué pour les plaisirs du corps et une émotivité qui s’affiche sans retenue. Nous la jugerions contradictoire et puérile. À l’époque, elle donne aux rapports que l’on entretiens avec la mort une étrange vérité. Huizinga cite la décapitation à la hache, en 1411, pendant la terreur bourguignonne, d’un Armagnac, messire Mansart du Bois. Avant de mourir, celui-ci avait pris soin d’absoudre par avance, et même d’embrasser, son bourreau qui l’implorait de le faire. Au vu du spectacle, note un chroniqueur, « foison de peuple y avait, qui quasi tous pleurait à chaudes larmes ». Dans d’autres cas, les supplices infligés à certains auteurs de crimes atroces — écartèlement, banc de torture, bûchers — suscitaient dans l’assistance une joie barbare. Ainsi en 1488, à Mons, où le peuple avait « acheté » un brigand afin d’être sûr qu’il fût écartelé. La chose étant accomplie, « le peuple fust plus joyeulx que si un nouveau sainct estoit ressuscité12 ».
L’historien néerlandais évoque les mille façons dont la société médiévale très chrétienne s’emploie à conjuguer la « violence débordante de la passion » et le raffinement toujours plus exigeant des idéaux courtois. Cette harmonisation n’est jamais achevée, toujours imparfaite. L’idéal chevaleresque dédaigne sciemment le calcul en termes d’utilité militaire, car il est hors de question de sacrifier les droits de l’esthétique à ceux de la stratégie. Il en fut ainsi, au prix de quelques désastres, au moment des croisades. « Les expéditions, qui auraient nécessité surtout des calculs précis et de patients préparatifs, étaient au contraire projetés au milieu d’une excitation d’esprit qui ornait de couleur romanesque un projet vain ou fatal13. »
Qu’il s’agisse du combat ou de l’amour physique, la violence qui habite le corps exige d’être reconnue et stylisée. Cela veut dire que les normes doivent parfois céder le pas à leur propre transgression. La culture courtoise dont se réclamait l’aristocratie avait ainsi intériorisé ses limites, et savait mettre ce « jeu » (au sens mécanique du terme) à profit. « Dans la réalité, écrit Huinzinga, la vie sexuelle des hautes classes demeurait d’une rudesse étonnante. »

Le « scandale » de l’incarnation

À ce stade de l’analyse, rappelons que le « commerce » entretenu par les humains avec leur corps ne se réduit pas à la sexualité. La « mystique de la chair » évoquée plus haut n’a rien à voir avec la permissivité érotique,  telle que nous l’entendons maintenant. L’incarnation, au sens propre du terme, n’équivaut pas à la licence amoureuse. Sa portée est plus ample, plus subversive, plus radicale. Elle consiste en une acceptation apaisée de la chair qui nous constitue en tant qu’humain. Ce consentement charnel interdit toute dévalorisation ou chosification du corps. Elle refuse tout dualisme, qui ferait du corps une simple enveloppe, une mécanique ou une prison de l’esprit. En cela, elle s’accorde avec la tradition phénoménologique d’un Edmund Husserl (1859-1938) ou d’un Merleau-Ponty. Nous n’avons pas un corps, nous sommes notre corps.
Michel Henry, déjà cité dans ces pages, illustrait une « rencontre » nouvelle, à propos de l’incarnation, entre la phénoménologie et la tradition chrétienne. La convergence suscita d’ailleurs d’âpres débats. Plusieurs philosophes — dont le regretté Dominique Janicaud — firent reproche à Michel Henry d’avoir « christianisé la phénoménologie ». Ce dernier, loin de s’en émouvoir, s’expliqua longuement et brillamment sur cet aspect de sa réflexion.
Aujourd’hui, devant la montée en puissance d’une pudibonderie d’un autre ordre, celle des technoprophètes, la thématique de l’incarnation retrouve tout son sens et son utilité. Les choses se passent en effet comme si, au bout du compte, la perspective s’inversait. Hier encore accusé de dédaigner le corps, le discours chrétien pourrait en devenir demain le meilleur défenseur. Face à une technoscience fascinée par l’immatériel et irrésistiblement conduite à rejeter le corps, il redeviendrait l’avocat de la vie vivante. Il est armé pour cela. Il faudrait simplement qu’il renoue de manière claire et déterminée avec une part de l’héritage évangélique trop longtemps négligé ou répudié de facto par l’institution.
Durant les dernières décennies, plusieurs auteurs plus ou moins marqués par la culture chrétienne ont écrit qu’ils formaient des vœux pour qu’un tel renversement advînt, et fût compris. Un proche ami d’André Gorz, le juif converti et ancien jésuite Ivan Illich fut du nombre. Dans son dernier livre (posthume), il regrettait que l’Église catholique n’eût pas été capable de reformuler, en le réactualisant, le thème de l’incarnation. Il est vrai qu’Illich — durement critiqué par le Vatican — ne mâchait pas ses mots à l’adresse du cléricalisme en général. Sur le terrain politique, par exemple, il accusait l’institution catholique de légitimer un système capitaliste et productiviste impitoyable aux pauvres. Il haussait même le ton : « Recourir aux Évangiles pour conforter un système social ou politique est un blasphème. »
Au sujet de la chair, il avait très tôt pressenti, comme son ami André Gorz, l’horreur que représentait « l’éviction du corps » par la pensée cybernétique. « De son point de vue chrétien fondé sur l’Incarnation, écrit son biographe, c’est en tant que corps que nous voyons la vérité venir à notre rencontre, et c’est seulement à travers notre corps que nous pouvons la connaître14. »
Afin de mesurer la portée universelle de l’incarnation, il faut comprendre ce qu’elle eut de révolutionnaire dans le contexte des premiers siècles, largement dominés par la pensée grecque. L’affirmation contenue dans l’Évangile de Jean — « le Verbe s’est fait chair » — était considérée comme insensée par les philosophes grecs. Elle ne signifiait pas, comme on le croit parfois, que Dieu avait provisoirement emprunté les attributs corporels d’un humain — si tel était le cas, il n’y aurait eu ni rupture ni subversion. Les dieux de la mythologie grecque, y compris Zeus lui-même, revêtent souvent un corps d’emprunt, avant de l’abandonner pour retourner sur l’Olympe. Le « scandale » chrétien porté par le message johannique signifiait bien autre chose : le Dieu biblique ne s’incarne pas afin d’effectuer un petit tout sur terre ; le corps qu’il revêt n’est pas destiné à servir de truchement, de passerelle ontologique entre le divin et l’humain. L’expression le Verbe s’est fait chair signifie que la chair humaine change de statut. Elle donne lieu à l’existence. Elle est le moyen d’une émergence bouleversante, qui est celle de la vie avec sa profusion et sa capacité de s’éprouver elle-même dans son « auto-affection ».
Michel Henry évoque à juste titre le caractère abyssal de l’affirmation de Jean, qui introduit d’ailleurs un distinguo entre la chair et le corps. Par elle, s’énonce en effet une définition de l’homme entièrement nouvelle, définition qui fondera pour une bonne part la culture occidentale. « Car notre chair, écrit-il, n’est rien d’autre que cela qui, s’éprouvant, se subissant et se supportant soi-même et ainsi jouissant de soi selon des impressions toujours renaissantes, se trouve, pour cette raison, susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur, de le toucher aussi bien que d’être touché par lui. » La parole johannique s’approche ainsi au plus près de la vie vivante qui, dans la chair, s’autorévèle en nous. C’est parce qu’il est chair lui-même que l’homme est en mesure de rencontrer la chair du monde et d’en jouir. « Il perçoit chacune de ses qualités, il voit les couleurs, entend les sons, respire une odeur, mesure du pied la dureté d’un sol, de la main la douceur d’une étoffe15. » En ce sens, l’incarnation rompt scandaleusement, en effet, autant avec la pensée grecque qu’avec le judaïsme. Elle est bien folie pour les païens et scandale pour les juifs. À ce titre, elle est fondatrice.
Dans la Grèce antique, la chair définissait l’animalité. C’est précisément parce qu’il est Logos, avant d’être chair, que l’homme se distinguait de l’animal. Pour Alcibiade (450-404 av. J.-C.), compagnon de Socrate, « l’homme n’est rien en dehors de son âme ». Se faire chair, c’est-à-dire devenir en soi-même chair (Michel Henry) revenait donc, pour les Grecs, à détruire la condition humaine et à régresser vers la pure animalité, ce qui est « folie ». On comprend mieux la scène décrite dans les Actes des Apôtres. Lorsque Paul évoque l’incarnation et la résurrection des corps devant les philosophes réunis sur l’Aréopage d’Athènes, ces derniers éclatent de rire et le congédient aussitôt : « Là-dessus, nous t’entendrons une autre fois. » (Actes 17,32.)
Pour la pensée juive, l’incarnation relève du blasphème. Qu’un simple humain, de chair et de sang comme Jésus, puisse prétendre incarner Dieu, avant de subir, comme un esclave, le supplice d’une crucifixion ignominieuse, voilà qui dépasse l’entendement. Pareil blasphème mérite la mort. Le refus horrifié des prêtres du Temple et des pharisiens est donc aussi absolu que celui des philosophes grecs, même si ce n’est pas pour les mêmes raisons. Les dernières paroles du Christ — « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ! » — expriment pourtant une incarnation acceptée jusqu’au bout, jusqu’à la souffrance du corps et à la morsure spécifiquement humaine du sentiment d’abandon.
Le corps, ainsi glorifié par le « scandale » de l’incarnation, est le lieu où tout se noue. Il n’est pas un simple amas de cellules ou de gènes, ni une « illusion » dont il faudrait se déprendre, il est une réalité à la fois souffrante et heureuse, hors de laquelle rien n’advient. L’humain est inscrit dans un corps de chair, au cœur du monde, et de cette chair sourd du désir, s’expriment du manque et un appel à l’altérité. Un professeur de théologie à l’université de Lausanne exprime bien cette centralité admirable du corps. « La chair dit, à sa manière, une vérité hors du monde ; elle a partie liée très concrètement avec ce qui, dans le monde et les corps vibre d’un ailleurs16. » On doit comprendre cet « ailleurs » non point comme une vague désignation du divin ou de la vie éternelle, mais comme une description précise de la vie elle-même, dans son immanence et sa surabondance. La Vie, ainsi comprise et nantie d’une majuscule, est une émergence profuse, une réalité océanique. Elle est la mystérieuse nappe phréatique où s’abreuvent « nos » vies.
De façon troublante, une féministe comme Judith Butler rejoint sans s’en rendre compte cette désignation heureuse de la vie vivante quand elle décrit cette dernière comme un « processus calme ». « Les vies déterminées, ajoute-t-elle, viennent à l’être et disparaissent mais la "Vie" semble être le nom du mouvement infini qui confère la forme et la dissout en général. Aucune vie déterminées n’épuise la Vie16. »
On ne saurait mieux dire. De cette vie vivante, en revanche, la science contemporaine n’a pas grand-chose à dire, et la technoscience encore moins. Ce n’est point parce qu’elle manque d’intelligence ou de cohérence, mais, tout simplement, parce que ce n’est pas son objet. Le grand biologiste qu’est le Prix Nobel François Jacob avait eu la modestie — et le courage — de le reconnaître dans un livre, La Logique du vivant, publié en 1972 : « On n’interroge plus la vie aujourd’hui dans les laboratoires. »
L’incarnation, qui n’appartient pas aux seuls chrétiens, redevient donc plus « scandaleuse » que jamais, au sens combatif du terme.

Jean-Claude Guillebaud, La vie vivante, contre les nouveaux moribonds.
Les Arênes, 2011

Chapitre 8 : La chair du monde

 

Notes

1. Albert Rouet, J’aimerais vous dire. Entretien avec Dennis Gira, Bayard, 2009, p. 107.
2. J’ai longuement développé ce débat théologique dans La Tyrannie du plaisir, op. cit.
3. John Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité. Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l’ère chrétienne au XIVe siècle, Gallimard
4. Michel Onfray, Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaire, Grasset, 2000 ; rééd. Le Livre de Poche, 2001.
5. Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes, in Œuvres en prose complètes, III, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 1400.
6. Georges Bernanos, La Grande Peur des bien-pensants, Le Livre de Poche, 1998 [préface de Bernard Frank], p. 96.
7. Pierre Boudot, Au commencement était le Verbe, Grasset, 1980, p. 85.
8. Emmanuel Mounier, L’Affrontement chrétien, op.cit., p. 57.
9. Jacques Le Goff et Nicolas Truong, Une histoire du corps au Moyen Âge, Liana Lévi, 2006, p. 40.
10. Johan Huizinga, L’Automne du Moyen Âge [Harlem, 1919], trad. du hollandais par J. Bastin, © 1989, Éditions Payot, © 2002, Éditions Payot & Rivages, « Petite bibliothèque Payot », 2006.
11. Ibid., p. 49.
12. Ibid., p. 151.
13. David Cayley, « Présentation » in Ivan Illich et David Cayley, La Corruption du meilleur engendre le pire, Actes Sud, 2007, p. 75.
14. Michel Henry, Incarnation, Seuil, 2000, p. 8-9.
15. Pierre Gisel (dir.), Le Corps, lieu de ce qui nous arrive. Approches anthropologiques, philosophiques, théologiques, Labor et Fidès, 2008, p. 10.
16. Judith Butler, « Le corps de Hegel est-il en forme : quelle forme ? », in Judith Butler et Catherine Malabou, Sois mon corps, op. cit., p. 70.
 

----------------------------

00:26 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

11/05/2011

Joli mois de Mai

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Le rappel de Mai 68 fait remonter à ma mémoire d'autres mois de mai.

Mai 40. Mon père s'évanouit en apprenant les nouvelles terribles de l'avancée allemande. Les premiers réfugiés arrivent. La valse des voitures officielles commence. Le gouvernement se replie sur Bordeaux. C'est l'affolement. Le monde de nos parents s'effondre. Tout ce qui paraissait établi, solide, solennel, respectueux, implose en quelques semaines. Nous avons dix-huit ans et nous apprenons que le pouvoir est mortel et que les puissants sont fragiles !

Mai 45. Dans une baraque d'un camp de concentration, j'agonise parmi les cadavres. Une villageoise allemande entre, puis recule devant le spectacle du charnier. Des insultes l'accueillent. Elle me regarde avec pitié et peut-être une forme d'amour. Je sombre dans le coma. Trois semaines plus tard, je suis autorisé à sortir de l'hôpital pour la première fois. La ville de Magdebourg est défoncée par les bombardements. Cauchemar, étonnement… Sur notre convoi de mille déportés, nous sommes une poignée de rescapés. Où sont les mois de mai de notre enfance, insouciants et gorgés de sève ? Nous avons vingt ans et nous portons déjà trop de morts.

Mai 54. Avec mes camarades, nous suivons avec douleur et colère la chute de Diên Biên Phu. Derrière chaque article, nous voyons un visage, un ami, des souvenirs de parachutage ou d'embuscades à la frontière de la Chine. Je reviens au Tonkin. L'avion atterrit à Hanoï, le temps d'une escale. Je dois prendre le commandement de ce qui reste du 1er BEP. Je marche une soirée et une nuit dans cette ville tant aimée, suspendue entre deux mondes, plus belle encore que dans mon souvenir. C'est la nuit du Vietnam, envoûtante, bruissante, faite de frôlements et de chants murmurés. Une part de nous-mêmes restera là, toujours, je le sais.

Mai 58. Dans le palais du gouverneur à Alger mis à sac par les insurgés, je vois mon patron, le général Massu tenter de contenir la foule. La passion est palpable. La IVe République est à bout de souffle. L'armée est prise dans un terrible engrenage. Je suis inquiet. Le 16 mai, encouragée par les militaires, une manifestation de musulmans s'avance vers le Forum. Des pieds-noirs les attendent. Lorsque les deux cortèges se rencontrent, des clameurs s'élèvent, des accolades sont rendues. Les martinets volent haut dans le ciel pur d'Alger. Je pleure de bonheur. La Résistance, la déportation, trois séjours en Indochine, l'Algérie, Suez… Les épreuves de notre génération semblent soudain justifiées.

Mai 61. Dans une cellule de la prison de la Santé, je prépare mon procès. Lors du putsch d'Alger, j'ai suivi le général Challe et je suis devenu un officier rebelle. Dans les jours suivants, je peux être fusillé ou lourdement condamné. Je ne cesse de faire et refaire l'engrenage des événements, des rencontres et des engagements imbriqués qui m'ont conduit entre ces murs. Alors j'écris, je lis, je fixe des heures durant le mur lépreux, je pense à ces hommes que j'ai entraînés dans la révolte. C'est un mois de mai lourd et sombre. La beauté et le ciel appartiennent à d'autres.

Mai 68. Responsable du personnel de plusieurs usines dans la région lyonnaise, je porte un costume civil après cinq ans et demi de détention criminelle. L'usine est en grève. Comme à Alger dix ans plus tôt, l'esprit de révolution souffle sur les hommes. J'en connais les dangers et les illusions. Mais je comprends en partie cette jeunesse qui porte l'espérance d'un monde meilleur. Les mois de mai se confondent désormais dans ma mémoire. Comme tous ceux qui ont eu vingt ans, il y a si longtemps, je vois chaque année à cette époque renaître les souvenirs entremêlés. Des ombres nous accompagnent : espérances fracassées, camarades oubliés, engagements incompris, souffrance du corps usé. Mais le chant du monde est là, étranger à la lâcheté et à la cruauté des hommes. La beauté est fragile et mystérieuse. Des enfants passent dans la rue, courent dans le jardin. Tout leur est offert. Qu'en restera-t-il ? Tout nous a été donné. Qu'en reste-t-il ? Peut-être simplement le besoin de la contemplation. C'est l'éblouissement et l'espérance des derniers mois de mai. »

Hélie de Saint-Marc, Le Figaro (Mai 2008)

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

10/05/2011

Les "französichs"

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Puisqu'il faut que quelqu'un se dévoue... quitte à me faire quelques nouveaux amis... je vais me répéter : il n'y a pas eu dans toute l'Europe occupée, de citoyens plus enclins au "balançage" que les französichs. Délateurs, anonymographes, faisant la queue dès potron-minet aux guichets des Kommandantur, dénonçant les tapeurs de faux tiquets, les fraudeurs d'étoiles jaunes ou tout simplement le voisin de palier qui venait de recevoir du jambon d'Auvergne, ou la petite blonde d'en face qui "ne voulait rien savoir". Il paraît qu'à la fin, les fritz ne décachetaient même plus les enveloppes. Les services étaient saturés.

Tout ça n'est pas bien grave. Des remarques, c'est tout. Je ne règle pas de comptes. J'en veux à personne. Je pardonne tout. Pour que tout soit bien net, j'ajouterais même ceci : je préfère les lâches aux héros. Les premiers sont fragiles, friables, inquiêts, en final assez démunis. Les seconds me font franchement peur. Ils ont presque toujours un pistolet chargé dans la tête, un meurtre qui mijote au bain-marie quelque part dans leur cerveau plein de rêves d'exploits.

Le héros d'alors était ce genre de type qui vous flinguait un soldat allemand dans le métro. Bravo, bravo ! Mais le lendemain une affiche rouge informait la population que cinquante hotages avaient été fusillés contre le mur de la Santé. Vous auriez pu être un de ces otages. Pensez-y avant d'applaudir. On peut échapper aux mouchards, beaucoup plus rarement aux héros. Personnellement, je me souviens d'avoir toujours fait très gaffe aux uns comme aux autres. Pas causant. Au bistrot, par exemple, ou dans la queue devant l'épicier, lorsqu'un de mes bouillants compatriotes exhaltait les succès militaires de la Wermarcht, je ne me serais jamais avisé de le contredire, approuvant au contraire quitte à « en remettre ». Les lieux publics étaient pleins, comme ça, de provocateurs qui passaient par là, vous glissaient un petit mot, guettaient la réponse et vous envoyaient au poteau. Beaucoup sont morts, des gens bien innocents d'avoir répondu étourdiment à leur concierge. La Résistance aurait-elle fait plus de mal que de bien ? Question à ne pas poser même trente-cinq ans après. Mais j'ai toujours eu un sens inné de ce qu'il ne faut pas écrire. Ca dérange les "paranoïaques".

Des années plus tard, on peut toujours raconter qu'on a abrité des parachutistes anglais, zigouillé des feldwebel, niqué des "souris grises", rendu Himler maboul à force de malice. Mais lorsqu'on est dans la mouise, il y va un peu différemment. Et nous y étions ! Pour subsister, nous autres (je parle des enfants du quartier) n'ayant pas le privilège d'opérer dans le marché noir, d'exporter des métaux non ferreux, ni de construire le mur de l'Atlantique, ni de diner chez les Abetz, on volait des vélos. Combien ? J'ai oublié. Des cycles pas toujours pimpants qu'on échangeait chez les commerçants "honnêtes" contre de la margarine, quelques litres de pinard trafiqué, ou mieux encore, de ces boissons bizarres, qui s'appelaient des trucs comme "Kina roc", des elixirs qui vous dégringolaient tout droit dans les godasses, parfois aussi contre des Gauloises piquées par des types qui travaillaient à la Régie. Tout le monde volait un petit peu. Fallait bien. »

Michel Audiard, Paris-Match n° 1525, 18 août 1975

10:34 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Ou ça se terminera très mal par un étripage général et des effondrements de gratte-ciel

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Cousteau - L’Amérique a mis le doigt dans un drôle d’engrenage. La voilà lancée à plein dans la Weltpolitik… Impossible de savoir comment cette entreprise se terminera. Ça se terminera peut-être très bien, par l’établissement sur cette planète d’une sorte de pax americana, à base de Coca-Cola, de bulletins de vote et de télévision. Ou ça se terminera très mal par un étripage général et des effondrements de gratte-ciel. Je n’en sais rien. Et je ne me risque plus à faire aucune prévision. Les chances sont pourtant pour le grand bordel, parce que l’URSS ne cédera pas aux bonnes paroles et que tant que l’URSS existera, l’hégémonie américaine ne sera pas complète… »

Pierre-Antoine Cousteau et Lucien Rebatet, Dialogue de vaincus (1950)

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

09/05/2011

Il pouvait y avoir du bonheur

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Bruno par contre, il le savait, dissipait son âge mûr à la poursuite d'incertaines Lolitas aux seins gonflés, aux fesses rondes, à la bouche accueillante ; Dieu merci il avait un statut de fonctionnaire. Mais il ne vivait pas dans un monde absurde : il vivait dans un monde mélodramatique peuplé de canons et de boudins, de mecs top et de blaireaux ; c'était le monde dans lequel vivait Bruno. De son côté Michel vivait dans un monde précis, historiquement faible mais cependant rythmé par certaines cérémonies commerciales - le tournoi de Roland Garros, Noel, le 31 décembre, le rendez-vous bisannuel des catalogues 3 suisses. Homosexuel, il aurait pu prendre part au Sidathon ou à la Gay pride. Libertin, il se serait enthousiasmé pour le salon de l'érotisme. Plus sportif, il vivrait à cette même minute une étape pyrénnéene du tour de France. Consommateur sans caractéristiques, il accueillait cependant avec joie le retour des quinzaines italiennes dans son Monoprix de quartier. Tout cela était bien organisé, organisé de manière humaine ; dans tout cela, il pouvait y avoir du bonheur ; aurait-il voulu faire mieux, qu'il n'aurait su comment s'y prendre. »

Michel Houellebecq, Les particules élémentaires

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

08/05/2011

L'identité des peuples

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=


« (...) Les partis politiques spécialisés dans la dénonciation anti-immigrés ne sont rien d'autre que des partis démagogiques petits-bourgeois, qui essaient de capitaliser sur les peurs et les misères du monde actuel en pratiquant la politique du bouc émissaire. L'expérience historique nous a montré vers quoi conduisent de pareils joueurs de flûte ! Il faut ici distinguer l'immigration et les immigrés. L'immigration est un phénomène négatif, puisqu'elle est elle-même le fruit de la misère et de la nécessité, et les sérieux problèmes qu'elle pose sont bien connus. Il est donc nécessaire de chercher, sinon à la supprimer, du moins à lui enlever le caractère trop rapide et trop massif qui la caractérise actuellement. Il est bien évident qu'on ne résoudra pas les problèmes du Tiers-monde en conviant ses populations à venir en masse s'installer dans les pays occidentaux ! En même temps, il faut avoir une vue plus globale des problèmes. Croire que c'est l'immigration qui porte principalement atteinte à l'identité collective des pays d'accueil est une erreur. Ce qui porte atteinte aux identités collectives, c'est d'abord la forme d'existence qui prévaut aujourd'hui dans les pays occidentaux et qui menace de s'étendre progressivement au monde entier. Ce n'est pas la faute des immigrés si les Européens ne sont plus capables de donner au monde l'exemple d'un mode de vie qui leur soit propre ! L'immigration, de ce point de vue, est une conséquence avant d'être une cause : elle constitue un problème parce que, face à des immigrés qui ont souvent su conserver leurs traditions, les Occidentaux ont déjà choisi de renoncer aux leurs. L'américanisation du monde, l'homogénéité des modes de production et de consommation, le règne de la marchandise, l'extension du marché planétaire, l'érosion systématique des cultures sous l'effet de la mondialisation entament l'identité des peuples beaucoup plus encore que l'immigration. (...) »

Alain de Benoist, C'est-à-dire


07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

07/05/2011

Nous paierons cela...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Des dizaines de revues colorées et au papier riche, accrochées aux pinces de kiosque ou étalées à l'éventaire, et bourrées de photos pornographiques. Du poil, du vagin, de l'étreinte homo ou hétérosexuelle en veux-tu en voilà. Des jambes écartées découvrant lèvres et clitoris. De la viande laquée ,bronzée, colorée, vendue pour que le regard impuisant s'en repaisse. Et l'ignoble jouissance feinte, yeux mi-clos, bouche ouverte, lèvres humides de ces steaks aux pamoisons photograhiées. Comment ne pas comprendre le barbare si un jour il prend ça au sérieux, dans sa simple cervelle et s'il viole tout ça sauvagement et à la chaîne ? Cris des donzelles dont la viande en papier deviendra chair à torture! L'Occident lui offre ce spectacle. C'est lui l'homo aux yeux mi-clos, fardé, le muscle gonflé au "body-building" et que l'on sodomise. (Dans certaines revues, le sodomisateur est très souvent un énorme noir...). C'est lui, la fille aux cuisses ouvertes et dont le sexe bée en appelant la pénétration, la fille à quatre pattes et qui propose son arrière train. C'est lui qui se masturbe, qui partouze, qui étale sa nudité sure le divan ou l'écartèle sur la fourure. C'est lui, l'Occident vautré dans le luxe, éclairé avec force sophistication d'une chambre ou d'un paysage et qui gémit sa soumission. Cette viande défaite et bonne à être écrasée, elle est la nôtre. Nous paierons cela. »

Jean CauContre-attaques

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

06/05/2011

Implosion du sens...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Implosion du sens dans les médias. "Nous sommes dans un univers où il y a de plus en plus d’information, et de moins en moins de sens". les médias sont devenus "une gigantesque force de neutralisation, d’annulation du sens". L’information, contrairement à ce que l’on croit, est une sorte de trou noir, "c’est une forme d’absorption de l’événement". Implosion du social dans les masses. Les sociétés occidentales sont d’abord passés de la caste à la classe, puis de la classe à la masse. Aujourd’hui les masses ne sont pas aliénées, mais opaques : recherchant le spectacle plus que le sens, elles se transforment en "majorités silencieuses" qui absorbent l’énergie sociale sans la réfléchir ou la restituer, qui avalent tous les signes et les font disparaître elles aussi dans un "trou noir". L’homme devient lui-même un "pur écran" qui absorbe tout ce que distillent les réseaux. La machine, autrefois, aliénait l’homme. Avec l’écran interactif, l’homme n’est plus aliéné, mais devient lui-même partie d’un réseau intégré. "Nous sommes dans l’écran mondial. Notre présent se confond avec le flux des images et des signes, notre esprit se dissout dans la surinformation et l’accumulation d’une actualité permanente qui digère le présent lui-même". L’homme virtuel est un "handicapé moteur, et sans doute aussi cérébral". "L’écran interactif", explique Baudrillard, "transforme le processus de communication, de relation de l’un à l’autre, en processus de communication, c'est-à-dire de réversibilité du même au même. Le secret de l’Interface, c’est que l’Autre y est virtuellement le Même […]. On est passé de l’enfer des autres à l’extase du même, du purgatoire de l’altérité aux paradis artificiels de l’identité". "L’image de l’homme assis et contemplant, un jour de grève, son écran de télévision vide, vaudra un jour comme une des plus belles images de l’anthropologie du XXème siècle". »

Alain de Benoist, citant Jean Baudrillard, dans son article Jean Baudrillard, sociologue de la séduction, in Nouvelle Ecole, n°: 57 - 2007

10:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

05/05/2011

Je suis d'une naissance trop haute pour appartenir à quelqu'un

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« La masse des hommes servent l'Etat non comme des hommes, mais comme des machines, avec leurs corps. Ils sont l'armée permanente, et la milice, et les geôliers, et les constables, la force publique. Il n'y a plus ici exercice libre du jugement ou du sens moral. Peut-être pourrait-on en fabriquer qui fonctionneraient aussi bien. Ces hommes-là s'élèvent à la dignité d'un épouvantail en torchis ou d'un tas de boue. Cependant de tels hommes sont généralement considérés comme de bons citoyens. D'autres, - comme les législateurs, les politiciens, les hommes de loi, les ministres, les fonctionnaires, - mettent, eux, leur intelligence au service de l'Etat, et comme il est rare qu'ils soient capables de faire quelque distinction morale, ils sont bien aussi propres à servir le diable qu'à servir Dieu. Un très petit nombre, tels les héros, les patriotes, les martyrs, les réformateurs, dans le grand sens du mot, et les hommes, servent aussi l'Etat, mais avec leurs consciences. Nécessairement ils résistent : et l'Etat les traite en ennemis. Un sage voudra être utilisé comme homme; il ne consentira pas à être de "l'argile" avec quoi "boucher un trou pour arrêter le vent". Il laisse cet office à ses cendres.

Je suis d'une naissance trop haute pour appartenir à quelqu'un,
Pour être soumis à un contrôle
Ou pour être l'utile serviteur et l'instrument
De n'importe quel maître au monde. »

Henry David Thoreau, De la désobéissance civile

23:13 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (2) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Faire semblant... refouler...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« On pourrait surtout rendre compte par là de ce mal des entreprises dans lequel il faut reconnaître, même en ces temps lourds de tant d'autres angoisses, une souffrance très grave: le sentiment poignant de faire semblant. Ce mal, tout dans notre société le refoule et le nie. Haro sur les travailleurs du service public qui osent s'en dire atteints ! Souffrance interdite, non prévue par le code, et tolérable seulement chez ceux qui n'ont pas les moyens de s'exprimer ! Pourtant qui contemple les gens des entreprises d'un œil non habitué sent à quel point elle leur colle à la peau. Quelque chose empêche la vie d'entrer dans ces lieux, une ombre qui flotte, le soir, dans les bureaux déserts, dans les ateliers soudain inquiétants. Quelque chose fêle les rires, les relations, les amitiés. La vie n'habite pas ici. Elle n'y a pas sa place. On veut la lui donner, on amène des photos d'enfants, des bouquets, des confidences. Ou on prend des mines, on feint de s'exalter sur des chiffres. Mais la vie reste aux portes de l'Entreprise, aux portes des cœurs de ceux qui y travaillent, aux portes de notre société. Elle est comme une puissante mendiante qui erre et tourne, on entend son souffle et l'absence de ce souffle révèle et creuse est effrayante. Si l'on est si résigné dans les entreprises, ce n'est pas tant qu'on manque de courage, c'est peut-être qu'on préfère de repérables, de familières souffrances à la vérité de ce qui manque. »

Jean Sur, Une alternative au management

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

04/05/2011

Car je vis et je connus l’essence de toute essence (de tout être), l’abîme et le fondement

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

Merci à l'ami Restif pour m'avoir communiqué l'extrait qui suit...

« Je n’ai jamais cherché à connaître quelque chose du mystère divin ; je savais encore moins comment je devais le chercher ou le trouver. Et aussi je n’en savais rien, comme c’est le cas des simples laïcs. J’ai uniquement cherché le cœur de Jésus-Christ, pour m’y réfugier devant la colère terrible de Dieu et les assauts du diable ; et je priais Dieu ardemment pour qu’il m’envoie son Esprit et sa grâce, et je lui demandais de me bénir, et de me conduire, et de m’enlever ce qui me détournait de Lui, et de me rendre complètement à Lui, pour que vécût non point ma volonté, mais bien la sienne, et je lui demandais que ce fût Lui seul qui me dirigeât, pour que je devinsse son enfant, dans son Fils Jésus-Christ. Et dans cette recherche intense (où j’ai subi des attaques sévères, mais que je ne voulais point abandonner, dussé-je y laisser ma vie), dans mon désir ardent enfin la porte s’ouvrit devant moi et j’ai plus vu et connu en un quart d’heure que si j’étais resté de longues années dans une Université. Ce dont je m’étonnais grandement, [car je] ne savais ce qui se passait en moi, et mon cœur se tourna vers la louange de Dieu. Car je vis et je connus l’essence de toute essence (de tout être), l’abîme et le fondement. Ensuite, la naissance de la Sainte Trinité et l’origine et le fondement de ce monde et de toutes les créatures dans la Sagesse divine. Et je connus et je vis en moi-même les trois mondes, c’est-à-dire : le monde divin, angélique ou paradisiaque, le monde des ténèbres, fondement de la nature ignée, et ce monde extérieur et visible comme une créature engendrée ou bien exprimée par les deux autres mondes spirituels. Je vis et je connus toute l’essence, dans le bien et le mal, et comment l’un est fondé sur l’autre et en provient... ce qui, non seulement m’étonna, mais aussi me réjouit grandement ! »

Jakob Böhme, Epistolae theosophicae, XII, 8 - Lettre à Caspar Lindner (1624)


21:50 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook