Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

10/06/2011

Au cœur des démocratie européennes existe un processus de déshumanisation et de désagrégation

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« L’interprétation économiste et totalitaire des maux des sociétés démocratiques se trompe d’époque et reste bloquée sur des schémas qui entretiennent la confusion. La diabolisation des marchés et des médias constitue l’exact contrepoint de l’idéologie libérale, l’autre face d’un économisme et d’un technicisme qui continuent de régner en maîtres dans le décryptage des mutations des sociétés. Erigée en nouvelle vulgate, l’explication par la dictature des marchés et des medias peut en arriver à confondre la cause et l’effet, jouer le rôle de dérivatif face à un affaissement de la politique et de la culture qu’il s’agit d’affronter si l’on entend s’opposer efficacement à l’envahissement du modèle marchand. Bien plus cette nouvelle vulgate peut servir de succédané à une révolte désorientée qui a perdu ses repères antérieurs. Elle verse alors dans la dénonciation victimaire et le ressentiment, participant ainsi à cet affaissement. Le problème n’est pas celui de Big Brother nous conditionnant, nous manipulant, contrôlant nos moindres faits et gestes pour mieux assurer sa domination, mais celui de la fascination morbide que peut exercer l’image éclatée d’une société et d’individus repliée sur eux-mêmes et confrontés à leur propre impuissance face à un monde en désarroi. Au cœur des démocratie européennes existe un processus de déshumanisation et de désagrégation, phénomène post-totalitaire qui constitue comme un point aveugle des démocraties. C’est dans ce cadre qu’il convient de restituer le mal-être existentiel et social et le fonctionnement dominant des médias. »

Jean-Pierre LE GOFF, La démocratie post-totalitaire

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

09/06/2011

Enfermer la société dans des cadres figés

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« La liberté a toujours été odieuse à tous les dogmatistes, à tous les intellectualistes, à tous ceux qui rêvent d'enfermer la société dans des cadres figés et qui ne tolèrent d'autre liberté que celle du bien – le bien décrété par leur "despotisme éclairé". Tous ces gens, fanatiques d'unité, supportent mal l'inévitable variété des êtres et des choses; ils voudraient tout résorber dans l'Un. Pourquoi, en effet, des patries ? Pourquoi des langues diverses ? Pourquoi des classes ? Pourquoi des sexes ? Pourquoi pas une seule humanité, une seule langue, un seul sexe, une association unique, sans guerres, sans antagonismes, sans luttes, dans la bienheureuse paix d'une idylle éternelle ? Tout devrait être interchangeable, les races, les patries, les classes, les sexes. Mais voilà, il y a la liberté, c'est-à-dire la capacité à inventer du nouveau, de frayer hors des chemins battus, d'ouvrir de nouveaux horizons, d'errer aussi, de tomber, de trébucher, comme de monter et de marcher droit. Si nous ne parlons pas tous encore espéranto, c'est que nous sommes, malheureusement, des êtres libres, et qu'étant libres, il nous faut ces langues diverses où s'exprime la diversité de nos âmes nationales. Si nous ne formons pas encore une seule humanité, c'est encore et toujours parce que nous sommes libres et que les patries, comme les a très bien définies Georges Valois, ce sont "les formes diverses de l'expérience humaine". Si nous ne voulons pas nous laisser absorber tous par l'Etat, c'est encore et toujours parce que nous sommes libres, et qu'étant libres, nous formons des classes diverses invincibles à l'uniformité étatique. Si même il y a deux sexes, et si cette dualité est invincible à tous les féminismes du monde, c'est encore que nous sommes libres et que la diversité sexuelle était nécessaire à la formation du couple conjugal, organe de la Justice. Donc, partout et toujours, la liberté, "ce grand Juge et ce souverain Arbitre des destinées humaines", comme l'apelle Proudhon. »

Edouard Berth, Les méfaits des intellectuels

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

08/06/2011

Ce siècle en son entier est à penser "en tant que guerre"

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« L’onde de choc des régimes totalitaires se ressent durant tout le vingtième siècle et elle parvient jusqu’à nous, parce que ce siècle en son entier est à penser, comme l’écrit le philosophe tchèque Jan Patocka, "en tant que guerre". Même là où la paix semble instaurée et restaurée, là où il n’y a plus de fronts, la guerre, sous d’autres formes, continue, un peu à la manière dont, dans tel ou tel magasin en chantier, la vente continue. L’on peut évidemment objecter que les sociétés européennes n’ont jamais été aussi riches que depuis "l’après-guerre" qui a accompli une oeuvre sociale et éducative sans précédent, a entrepris l’émancipation des femmes d’Europe et a parachevé le triomphe de l’industrie. Ceci est exact. D’ailleurs, l’abondance des biens à consommer n’a jamais été aussi diversifiée ni aussi impressionnante, ce qui semble un signe de la paix. Pourtant ce signe, comme tous les signes, est équivoque. L’abondance des biens, tout d’abord, ne va pas nécessairement de pair avec l’absence d’anonymat. Le besoin de manifester hors de soi, quelque chose de soi est le gage très profond de l’aptitude de l’homme à réussir d’ordinaire à faire du monde ambiant, son monde. Habiter dépend de cette possibilité. Or, l’offre de produits que la civilisation industrielle fournit, prive bien souvent de la présence de vraies choses. Les objets, les artefacts industriels qui nous entourent ou plutôt nous circonviennent, ne nous laissent pas le temps de nous apprivoiser à eux, à peine en sommes-nous les usagers confiants que, les voilà périmés et dépassés, supplantés par une jolie cohorte de brillantes nouveautés qui nous soufflent à l’oreille que ce qui nous était pourtant si commode, ne vaut plus rien, n’est rien. Parfois le visage de la pacotille est réjouissant, il suffit que nous retrouvions notre regard d’enfant mais nous n’ignorons pas pour autant qu’elle fera bientôt partie des jouets cassés. »

Ingrid Auriol, Est-il encore aujourd'hui possible d'habiter ici ?



Ingrid Auriol

07:01 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

07/06/2011

"Noces à Tipasa", Albert Camus

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

------------------------------

Albert Camus est un immense écrivain, effacé par Sartre et par les somnambules qui l'ont admiré et l'admirent encore. Ici, en parlant de Tipasa en Algérie, il ne parle pas seulement d'une France qui n'est plus, mais, par-delà, il évoque cette "Mare Nostrum", cercle fondateur de la Civilisation Occidentale. Les ruines romaines de Tipasa l'attestent.

Il célèbre ici une beauté païenne, une énergie vive, un soleil qui accroît les forces. Au temps d'Albert Camus un écrivain se réclamant de la Gauche pouvait encore avoir lu Maurice Barrès sans honte aucune en en retenant l'essentiel : la mémoire d'une terre porteuse d'un souffle et d'un esprit qui nourrit l'âme et, Nietzsche aidant, le corps, "cette raison supérieure".

------------------------------

Noces à Tipasa

Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. À certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L'odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. À peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s'ébranle d'un rythme sûr et pesant pour aller s'accroupir dans la mer.

Nous arrivons par le village qui s'ouvre déjà sur la baie. Nous en-trons dans un monde jaune et bleu où nous accueille le soupir odorant et âcre de la terre d'été en Algérie. Partout, des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas ; dans les jardins, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses thé épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus. Toutes les pierres sont chaudes. À l'heure où nous descendons de l'autobus couleur de bouton d'or, les bouchers dans leurs voitures rouges font leur tournée matinale et les sonneries de leurs trompettes appellent les habitants.

À gauche du port, un escalier de pierres sèches mène aux ruines, parmi les lentisques et les genêts. Le chemin passe devant un petit phare pour plonger ensuite en pleine campagne. Déjà, au pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rou-ges, descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un seul côté du visage, nous regardons la lumière descendre du ciel, la mer sans une ride, et le sourire de ses dents éclatantes. Avant d'entrer dans le royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs.

Au bout de quelques pas, les absinthes nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre les ruines à perte de vue. Leur essence fermente sous la chaleur, et de la terre au soleil monte sur toute l'étendue du monde un alcool généreux qui fait vaciller le ciel. Nous marchons à la rencontre de l'amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l'amère philosophie qu'on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. Pour moi, je ne cherche pas à y être seul. J'y suis souvent allé avec ceux que j'aimais et je lisais sur leurs traits le clair sourire qu'y prenait le visage de l'amour. Ici, je laisse à d'autres l'ordre et la mesure. C'est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m'accapare tout entier. Dans ce mariage des ruines et du printemps, les ruines sont redevenues pierres, et perdant le poli imposé par l'homme, sont rentrées dans la nature. Pour le retour de ces filles prodigues, la natu-re a prodigué les fleurs. Entre les dalles du forum, l'héliotrope pousse sa tète ronde et blanche, et les géraniums rouges versent leur sang sur ce qui fut maisons, temples et places publiques. Comme ces hom-mes que beaucoup de science ramène à Dieu, beaucoup d'années ont ramené les ruines à la maison de leur mère. Aujourd'hui enfin leur pas-sé les quitte, et rien ne les distrait de cette force profonde qui les ramène au centre des choses qui tombent.

Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'in-sectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon coeur à la grandeur insou-tenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder l'échine solide du Chenoua, mon coeur se calmait d'une étrange certi-tude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais l'un après l'autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d'où l'on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes. Comme aussi cette basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un grand rayon autour d'elle s'alignent des sarcophages exhumés, pour la plupart à peine issus de la terre dont ils participent encore. Ils ont contenu des morts ; pour le moment il y pousse des sauges et des ravenelles. La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace.

Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux ser-vent de lits ou de repères dans la course des journées. Je décris et je dis : "Voici qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs." Et qu'ai-je besoin de parler de Dionysos pour dire que j'aime écraser les boules de lentisques sous mon nez ? Est-il même à Déméter ce vieil hymne à quoi plus tard je songerai sans contrainte : "Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces cho-ses. " Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux mystères d'Ëleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m'approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour la-quelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l'eau, c'est le saisissement, la montée d'une glu froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère - la nage, les bras vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles ; la course de l'eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes - et l'absence d'horizon. Sur le rivage, c'est la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d'os, abruti de soleil, avec, de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent, avec le glissement de l'eau, le duvet blond et la poussière de sel.

Je, comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans me-sure. Il n'y a qu'un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l'heure, quand je me jetterai dans les ab-sinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j'aurai cons-cience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c'est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J'aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté : elle me donne l'orgueil de ma condition d'homme. Pour-tant, on me l'a souvent dit : il n'y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil, cette mer, mon coeur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l'immense décor où la tendresse et la gloi-re se rencontrent dans le jaune et le bleu. C'est à conquérir cela qu'il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me laisse in-tact, je n'abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque : il me suffit d'apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir-vivre.

Un peu avant midi, nous revenions par les ruines vers un petit café au bord du port. La tête retentissante des cymbales du soleil et des couleurs, quelle fraîche bienvenue que celle de la salle pleine d'ombre, du grand verre de menthe verte et glacée ! Au-dehors, c'est la mer et la route ardente de poussière. Assis devant la table, je tente de saisir entre mes cils battants l'éblouissement multicolore du ciel blanc de chaleur. Le visage mouillé de sueur, mais le corps frais dans la légère toile qui nous habille, nous étalons tous l'heureuse lassitude d'un jour de noces avec le monde.

On mange mal dans ce café, mais il y a beaucoup de fruits - surtout des pêches qu'on mange en y mordant, de sorte que le jus en coule sur le menton. Les dents refermées sur la pêche, j'écoute les grands coups de mon sang monter jusqu'aux oreilles, je regarde de tous mes yeux. Sur la mer, c'est le silence énorme de midi. Tout être beau a l'orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd'hui laisse son or-gueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierais-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la joie de vivre ? Il n'y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd'hui l'imbécile est roi, et j'appelle imbécile celui qui a peur de jouir. On nous a tellement parlé de l'orgueil : vous savez, c'est le péché de Satan. Méfiance, criait-on, vous vous perdrez, et vos forces vives. Depuis, j'ai appris en effet qu'un certain orgueil... Mais à d'autres moments, je ne peux m'empê-cher de revendiquer l'orgueil de vivre que le monde tout entier conspi-re à me donner. A Tipasa, je vois équivaut à je crois, et je ne m'obsti-ne pas à nier ce que ma main peut toucher et mes lèvres caresser. Je n'éprouve pas le besoin d'en faire une oeuvre d'art, mais de raconter ce qui est différent. Tipasa m'apparaît comme ces personnages qu'on décrit pour signifier indirectement un point de vue sur le monde. Com-me eux, elle témoigne, et virilement. Elle est aujourd'hui mon person-nage et il me semble qu'à le caresser et le décrire, mon ivresse n'aura plus de fin. Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. Il y a aussi un temps pour créer, ce qui est moins naturel. Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon coeur. Vivre Tipasa, témoigner et l'oeuvre d'art viendra ensuite. Il y a là une liberté.

Jamais je ne restais plus d'une journée à Tipasa. Il vient toujours un moment où l'on a trop vu un paysage, de même qu'il faut longtemps avant qu'on l'ait assez vu. Les montagnes, le ciel, la mer sont comme des visages dont on découvre l'aridité ou la splendeur, à force de re-garder au lieu de voir. Mais tout visage, pour être éloquent, doit subir un certain renouvellement. Et l'on se plaint d'être trop rapidement lassé quand il faudrait admirer que le monde nous paraisse nouveau pour avoir été seulement oublié.

Vers le soir, je regagnais une partie du pare plus ordonnée, arran-gée en jardin, au bord de la route nationale. Au sortir du tumulte des parfums et du soleil, dans l'air maintenant rafraîchi par le soir, l'es-prit s'y calmait, le corps détendu goûtait le silence intérieur qui naît de l'amour satisfait. Je m'étais assis sur un banc. Je regardais la campagne s'arrondir avec le jour. J'étais repu. Au-dessus de moi, un grenadier laissait pendre les boutons de ses fleurs, clos et côte-lés comme de petits poings fermés qui contiendraient tout l'espoir du printemps. Il y avait du romarin derrière moi et j'en percevais seule-ment le parfum d'alcool. Des collines s'encadraient entre les arbres et, plus loin encore, un liséré de mer au-dessus duquel le ciel, comme une voile en panne, reposait de toute sa tendresse. J'avais au coeur une joie étrange, celle-là même qui naît d'une conscience tranquille. Il y a un sentiment que connaissent les acteurs lorsqu'ils ont conscience d'avoir bien rempli leur rôle, c'est-à-dire, au sens le plus précis, d'avoir fait coïncider leurs gestes et ceux du personnage idéal qu'ils incarnent, d'être entrés en quelque sorte dans un dessin fait à l'avan-ce et qu'ils ont d'un coup fait vivre et battre avec leur propre coeur. C'était précisément cela que je ressentais : j'avais bien joué mon rôle. J'avais fait mon métier d'homme et d'avoir connu la joie tout un long jour ne me semblait pas une réussite exceptionnelle, mais l'accomplissement ému d'une condition qui, en certaines circonstances, nous fait un devoir d'être heureux. Nous retrouvons alors une solitude, mais cette fois dans la satisfaction.

Maintenant, les arbres s'étaient peuplés d'oiseaux. La terre soupirait lentement avant d'entrer dans l'ombre. Tout à l'heure, avec la première étoile, la nuit tombera sur la scène du monde. Les dieux éclatants du jour retourneront à leur mort quotidienne. Mais d'autres dieux viendront. Et pour être plus sombres, leurs faces ravagées se-ront nées cependant dans le coeur de la terre.

À présent du moins, l'incessante éclosion des vagues sur le sable me parvenait à travers tout un espace où dansait un pollen doré. Mer, campagne, silence, parfums de cette terre, je m'emplissais d'une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. Non, ce n'était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l'accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l'amour. Amour que je n'avais pas la faiblesse de revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute une race, née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages, adresse son sourire complice au sourire éclatant de ses ciels.

------------------------------

------------------------------

Convoquons notre grand et immense philosophe de service, j'ai nommé le censeur BHL. Que pense-t-il à la lecture de ces lignes ? De Camus il dit :

« Quand on se proclame ainsi l’ami du monde, des choses du soleil, quand on ne se reconnaît plus d’autre loi que celle de la fidélité à la sainte loi de la nature et de ses harmonies spontanées (...)
N’y-a-t-il pas là, mine de rien, une autre matrice du pire ? n’est-elle pas, cette foi aveugle dans la nature, l’autre grande source, après l’ubris ou avant elle, du totalitarisme et, en tout cas, du meurtre ? »

Le Siècle de Sartre (2000)

Connard !

------------------------------

23:40 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (2) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

La Haine

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« L’attitude la plus basse, et qui va s’abaissant sans cesse elle-même, c’est la haine : absence parfaite de liberté, qui se donne avec ostentation des airs de supériorité. »

Martin Heidegger, Edition Integrale, Vol. 13, p. 113

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

06/06/2011

Stalinisme mon cul ! Communisme tout court !

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Le stalinisme n'a existé ni en théorie ni en pratique : on ne peut parler ni de phénomène stalinien, ni d'époque stalinienne, ces concepts ont été fabriqués après 1956 par la pensée occidentale de gauche pour garder les idéaux communistes. »

Alexandre Soljenitsyne, L'erreur de l'Occident

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

05/06/2011

Une déstructuration quotidienne et incessante de l’esprit affolé

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« L’automatisme n’est en soi qu’une déviation technique, mais il ouvre sur l’univers entier du délire fonctionnel. Autrement dit, tout le champ des objets fabriqués où joue la complication irrationnelle, l’obsession du détail.
Si nous soumettons les objets qui nous entourent à cette interrogation : qu’est-ce qui est structurel en eux, qu’est-ce qui est astructurel ? qu’est-ce qui est technique en eux, qu’est-ce qui est accessoire, gadget, indice formel, nous nous apercevrons que nous vivons en plein milieu néo-technique, dans une ambiance très largement rhétorique et allégorique.
A ce niveau, l’équilibre technique de l’objet est rompu : trop de fonctions accessoires se développent où l’objet n’obéit plus qu’à la nécessité de fonctionner, à la superstition fonctionnelle : pour n’importe quelle opération, il y a, il doit y avoir un objet possible : s’il n’existe pas, il faut l’inventer. C’est toute la bricole du concours Lépine qui, sans jamais innover et par simple combinatoire de stéréotypes techniques, met au point des objets d’une fonction extraordinairement spécifiée et parfaitement inutile. La fonction visée est si précise qu’elle ne peut être qu’un prétexte : en fait ces objets sont subjectivement fonctionnels, c'est-à-dire obsessionnels. Et la démarche inverse, « esthétique », qui omet la fonction pour exalter la beauté du mécanisme pur, revient au même. Car, pour l’inventeur du concours Lépine, le fait d’arriver à décapsuler des œufs par utilisation de l’énergie solaire, ou tel autre aboutissement dérisoire n’est qu’un alibi à la manipulation et à la contemplation obsessionnelles.
Du bricolage dominical au super gadget à la James Bond se déploie tout le musée de l’accessoire miraculeux pour aboutir au gigantesque effort industriel de production d’objets et de gadgets, de machins quotidiens qui ne le cèdent en rien dans leur spécialisation maniaque à la bonne vieille imagination baroque des bricoleurs. Car que dire des machines à laver la vaisselle par ultrasons qui décollent la crasse sans qu’on y touche, du grille-pain qui permet d’obtenir neuf degrés différents de brunissage et de la cuillère mécanique à agiter les cocktails ? Ce qui était jadis qu’excentricité charmante et névrose individuelle devient, au stade sériel et industriel, une déstructuration quotidienne et incessante de l’esprit affolé ou exalté par les détails. »

Jean Baudrillard, Le système des objets, 1968

07:02 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (3) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

04/06/2011

Ne penser à rien, oublier la souffrance même là où elle est montrée

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=



Theodor W. Adorno


« Plus les positions de l’industrie culturelle se renforcent, plus elle peut agir brutalement envers les besoins des consommateurs, les susciter, les orienter, les discipliner, et aller jusqu’à abolir l’amusement : aucune limite n’est plus imposée à un progrès culturel de ce genre. Mais la tendance est immanente au principe même de l’amusement "éclairé" et bourgeois.

Si le besoin d’amusement a été produit dans une large mesure par l’industrie qui utilisait l’image du pudding pour vendre de la poudre de pudding, l’amusement, lui, a toujours révélé combien il dépendait de la manipulation commerciale, du baratin du vendeur, du bonimenteur des foires. Mais l’affinité existaient déjà à l’origine entre les affaires et l’amusement apparaît dans les objectifs qui lui sont assignés : faire l’apologie de la société. S’amuser signifie être d’accord. Cela n’est possible que si on isole l’amusement de l’ensemble du processus social, si on l’abêtit en sacrifiant au départ la prétention qu’a toute œuvre, même la plus insignifiante, de refléter le tout dans ses modestes limites.

S’amuser signifie toujours : ne penser à rien, oublier la souffrance même là où elle est montrée. C’est effectivement une fuite mais, pas comme on le prétend, une fuite devant la triste réalité ; c’est au contraire une fuite devant la dernière volonté de résistance que cette réalité peut avoir encore laisser subsister en chacun. La libération promise par l’amusement est la libération du penser en tant que négation.

L’impudence de cette question, qui est de pure rhétorique : "que croyez vous que les gens réclament ?" réside dans le fait qu’elle en appelle à ces gens même en tant que sujets pensants qu’elle pour tâche spécifique de priver progressivement de leur subjectivité. Même lorsqu’il arrive que le public se révolte contre l’industrie culturelle, il n’est capable que d’une très faible rébellion, puisqu’il est le jouet passif de cette industrie. »

Theodor W. Adorno & Max Horkheimer, Dialectique de la raison, 1944



Max Horkheimer

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

03/06/2011

Les chasseurs-cueilleurs anthropoïdes errant de nos jours dans la jungle des villes

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Les indigènes mélanésiens étaient ravis par les avions qui passaient dans le ciel. Mais jamais ces objets ne descendaient vers eux. Les Blancs, eux, réussissaient à les capter. Et cela parce qu'ils disposaient au sol, sur certains espaces, d'objets semblables qui attiraient les avions volants. Sur quoi les indigènes se mirent à construire un simulacre d'avion avec des branches et des lianes, délimitèrent un terrain qu'ils éclairaient soigneusement de nuit et se mirent à attendre patiemment que les vrais avions s'y posent.

Sans taxer de primitivisme (et pourquoi pas ?) les chasseurs-cueilleurs anthropoïdes errant de nos jours dans la jungle des villes, on pourrait voir là un apologue sur la société de consommation. Le miraculé de la consommation lui aussi met en place tout un dispositif d'objets simulacres, de signes caractéristiques du bonheur, et attend ensuite (désespérément, dirait un moraliste) que le bonheur se pose. »

Jean Baudrillard, La société de consommation


07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

02/06/2011

DSK, prophétisé par Georges Sorel

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Les deux méthodes du socialisme officiel supposent une même donnée historique. Sur la dégénérescence de l’économie capitaliste se greffe l’idéologie d’une classe bourgeoise timorée, humanitaire et prétendant affranchir sa pensée des conditions de son existence ; la race des chefs audacieux qui avaient fait la grandeur de l’industrie moderne disparaît pour faire place à une aristocratie ultra-policée, qui demande à vivre en paix. Cette dégénérescence comble de joie nos socialistes parlementaires. Leur rôle serait nul s’ils avaient devant eux une bourgeoisie qui serait lancée, avec énergie, dans les voies du progrès capitaliste, qui regarderait comme une honte la timidité et qui se flatterait de penser à ses intérêts de classe. Leur puissance est énorme en présence d’une bourgeoisie devenue à peu près aussi bête que la noblesse du 18ème siècle. Si l’abrutissement de la haute bourgeoisie continue à progresser d’une manière régulière, à l’allure qu’il a prise depuis quelques années, nos socialistes officiels peuvent raisonnablement espérer atteindre le but de leurs rêves et coucher dans des hôtels somptueux. »

Georges Sorel, Réflexions sur la violence

17:40 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

L'impératif de jouir en consumériste

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Une des meilleures preuves que le principe et la finalité de la consommation n'est pas la jouissance est que celle-ci est aujourd'hui contrainte et institutionnalisée non pas comme droit ou comme plaisir mais comme devoir du citoyen.
Le puritain se considérait lui-même, considérait sa propre personne comme une entreprise à faire fructifier pour la plus grande gloire de Dieu. Ses qualités "personnelles", son "caractère", à la production desquels il passait sa vie, étaient pour lui un capital à investir opportunément, à gérer sans spéculation ni gaspillage.
A l'inverse, mais de la même façon, l'homme-consommateur se considère comme devant-jouir, comme une entreprise de jouissance et de satisfaction. Comme devant-être-heureux, amoureux, adulant/adulé, séduisant/séduit, participant, euphorique et dynamique.
C'est le principe de maximisation de l'existence par multiplication de signes, d'objets, par l'exploitation systématique de toutes les virtualités de jouissance.
Il n'est pas question pour le consommateur, pour le citoyen moderne, de se dérober à cette contrainte de bonheur et de jouissance, qui estl'équivalent dans la nouvelle éthique de la contrainte traditionnelle de travail et de production. L'homme moderne passe de moins en moins de sa vie à la production dans le travail mais de plus en plus à la production et innovation continuelle de ses propres besoins et de son bien être. Il doitveiller à mobiliser constamment toutes ses virtualités, toutes ses capacités consommatives. S'il l'oublie, on lui rappelera gentiment et instamment qu'il n'a pas le droit de ne pas être heureux. Il n'est donc pas vrai qu'il soit passif: c'est une activité continuelle qu'il déploie, qu'il doit déployer. Sinon, il courrait le risque de se contenter de ce qu'il a et de devenir asocial.
D'où la reviviscence d'une curiosité universelle (concept à explorer) en matière de cuisine, de culture, de science, de religion,de sexualité, etc. "Try Jesus!" dit un slogan américain. "Essayez donc (avec) Jésus!". Il faut tout essayer: car l'homme de la consommation est hanté par la peur de "rater" quelque chose, une jouissance quelle qu'elle soit. On ne sait jamais si tel ou tel contact, telle ou telle expérience (Noël aux Canaries, l'anguille au whisky, le Prado, le LSD, l'amour à la japonaise...) ne tirera pas de vous une "sensation".
Ce n'est plus le désir, ni même le"goût" ou l'inclination spécifique qui sont en jeu, c'est une curiosité généralisée mue par une hantise diffuse - c'est la "fun-morality", où l'impératif de s'amuser, d'exploiter à fond toutes les possibilités de se faire vibrer, jouir ou gratifier. »

Jean Baudrillard, La société de consommation

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

01/06/2011

Uniformisation

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Tout aujourd’hui dans l’Etat tend à cette uniformisation dans l’abstrait. Une centralisation, qui a paru longtemps nécessité et dont on commence seulement à soupçonner le péril, qui est le gigantisme, aboutit à nier les différences fondamentales, celles que les traditions, les influences régionales, les résurgences ethniques et les fidélités de métier enracinent au cœur de l’homme. L’idéal pour tous les régime actuels, c’est l’uniformité : le Breton et le Provençal mêlés dans l’anonymat faubourien, fondus peu à peu dans le creuset d’où sort le misérable métal du citoyen prolétaire.
Cette pente qui conduit une civilisation tout entière à se soumettre aux puissances exclusives de l’Etat, c’est au cœur même de l’homme moderne qu’il faut en trouver le point d’origine. Inconscient de sa grandeur véritable, d’ailleurs abruti, au sens plein du terme, par le rythme de vie, voué au seul culte de la production, asservi au désir d’argent et de confort, et pour le reste, encombré d’un vide immense, l’homme moderne ne veut plus de responsabilité, il ne veut plus de risque, il démissionne. »

Henri Petiot, dit Daniel-Rops, Ordre nouveau, n°1, mai 1933

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

31/05/2011

Jean-Paul Bourre : Ca' Dario

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

Interrogé, ici, par ma douce Irina, pour Les Belles Lettres, Jean-Paul bourre nous livre quelques pistes à propos de son dernier livre, "Ca' Dario"... pour en savoir plus, achetez le livre.

 


07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

30/05/2011

Il était expirant de soif depuis si longtemps !

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=


« Il était expirant de soif depuis si longtemps ! Son incrédule père n’avait pas cru devoir s’opposer à ce semblant d’instruction religieuse que des simulacres de prêtres, empaillés de formules, tordent comme du linge sale de séminaire, sur de jeunes fronts inintéressés. Il avait fait sa première communion sans malice et sans amour. Les deux seules facultés qui parussent vivantes en lui, — les deux seules anses par lesquelles on pût espérer de le saisir, — la mémoire et l’imagination, avaient tout simplement reçu cette vague empreinte littérale du symbolisme chrétien que de sacrilèges entrepreneurs jugent suffisante pour être admis au bachot de l’Eucharistie. Aucun débitant de formules ne s’étant avisé de s’enquérir de son cœur, le pauvre enfant n’avait pu rien garder de ce pain mal cuit, et comme tant d’autres, l’avait revomi presque aussitôt sur ce chemin verdoyant de la quinzième année, où l’on voit rôder le grand lion à tête de porc de la Puberté.

Ce ne fut que beaucoup plus tard – après dix ans d’un impur noviciat dans les latrines de l’examen philosophique, étant déjà sur le point de prononcer de stercoraires vœux, — qu’ayant parcouru, pour la première fois, le Nouveau Testament, durant l’oisive chaufferie de pieds d’une nuit de grand’garde, en 1870, il eut l’aperception immédiate, foudroyante, d’une Révélation divine. Il s’est toujours rappelé le trouble immense, l’ahurissement surhumain de cette minute aux ailes d’aigle qui l’enleva dans un ouragan d’ininterprétables délices. Il s’était dressé dans le sentiment nouveau d’une force inconnue, artères battantes et cœur en flammes ; ivre de certitude, secoué par le roulis d’une espérance mêlée d’angoisse, prêt à toutes les acceptations du martyre. Car cette âme divinatrice et synthétiquement ardente, bondissant au-dessus des intermédiaires leçons de la foi, s’était emportée, du premier coup, au décisif concept de l’immolation. »

Léon BLOY, Le désespéré

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

27/05/2011

Ses anciens admirateurs l'accueillirent aux cris de "Vendu ! Fasciste !"

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

« Sur les collines qui entourent Woodstock, les villages sont des havres de repos pour les bergers et les paysans du matin, ceux qui descendent vers les vignes, qu'on aperçoit à flanc de coteau.
Le Soleil se lève sur Upper Byrdcliffe. La Maison des Dylan retrouve ses activités quotidiennes. Le jardinier traverse le parc en poussant sa brouette de mauvaises herbes. Les chiens s'étirent au soleil, mais ils ne dorment que d'un oeil.
Bobby s'occupe de sa terre. Il répare la clôture du poulailler, ausculte les vieux arbres malades, traverse la terrasse, s'installe sous les lourdes branches d'un tilleul.
"La seule chose qui m'émeuve vraiment, c'est de me réveiller chaque matin, d'être en vie et de commencer un nouveau jour." Les enfants sont levés depuis longtemps. Jesse galope dans les allées du parc, se prend pour un oiseau, tape dans un ballon, ouvre les bras, imite l'aéroplane, se jette dans les buissons en poussant des cris d'indien, surgit à l'improviste sur la terrasse et se retrouve sur les genoux de son père.
Une vie calme et claire. Sara écoute de la musique dans le salon. Bob reconnaît un vieil air du folklore californien. Albert Grossman apparaît tout à coup dans l'allée, son blouson de toile sur l'épaule. Bob a été prévenu par téléphone. Il attendait la visite de son imprésario. A l'ombre des arbres du parc, la discussion tournera autour des droits d'auteur, des pourcentages, du contrat signé par Dylan pour un livre qu'il n'a plus envie de voir paraître (1), des propositions de la M.G.M. -- un vague projet de film -- et surtout de John Wesley Harding, que Grossman n'aime pas.
"Mon petit vieux, va faire un tour à San Francisco, Berkeley, Sausalito et regarde où ils en sont tous, l'acide, l'expérience cosmique, le rock électrique, un véritable volcan ! C'est du feu qui déferle sur ce putain de pays... et toi tu grattes ta guitare en sourdine pour chanter tes âneries chrétiennes. Ca n'intéresse personne, vieux, personne !"
L'altercation est violente, Grossman demande simplement à Dylan de jeter sa Bible aux orties, d'avaler de la mescaline ou du L.S.D. et de venir faire rugir sa guitare, comme à l'époque de Blonde on Blonde, pour être dans le coup et faire rentrer des dollars.
Bob vient de comprendre qu'il n'a plus rien à faire avec l'empire Grossman, qu'il ne renouvellera pas son contrat.
"Tu es pratique, Grossman, trop pratique pour être heureux un jour. Tu es une marionnette. Rien d'autre qu'une marionnette.
-- Mais, petit, tu as un nom à défendre. Tu étais le meilleur, le plus grand !
-- Le plus grand par rapport à quoi ? Monte au sommet d'une montagne, ou escalade une tour de Manhattan. Tu me vois passer sur le trottoir en bas. Suis-je grand, Grossman, vu de cette hauteur ?
-- Ton nom vaut une fortune.

-- Une fortune ! Craque une allumette, que devient cette fameuse fortune ? On a tout dit, Grossman. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi, mais le jeu s'arrête ici. Toi et moi, on n'ira pas plus loin."
C'est ainsi que Bob Dylan se sépara d'Albert Grossman, son imprésario et protecteur.
Grossman descendit l'allée en maugréant. Là-haut, le ciel ne s'était pas assombri, les arbres jouaient toujours les mêmes jeux d'ombres sur la terrasse, les enfants se poursuivaient de l'autre côté du bassin, Sara écoutait toujours de la musique californienne dans le salon. La discussion des deux hommes n'avait rien changé. Ce qui prouvait qu'elle était sans importance... comme toutes les discussions d'adultes installés dans des rôles.
Pour bien montrer qu'il vivait en marge des modes et des courants musicaux de son époque, Bob Dylan enregitra un nouvel album, Nashville Skyline, avec le chanteur Johnny Cash, bien connu pour ses opinions conservatrices. Les critiques se déchaînèrent : Dylan, dans la peau d'un gentleman farmer, chantait aux côtés de Johnny Cash !
Dylan répondra : "Dans ce disque, je n'ai pas cherché à atteindre autre chose que moi-même." Lui-même, c'est-à-dire le retour à la vie tranquille, le calme des grands espaces, et l'amour de Sara et ses enfants.
Ils apparaissent sur la pochette du disque, en costume, et les cheveux courts, déchaînant l'horreur de ses anciens admirateurs qui l'accueillirent aux cris de "Vendu ! Fasciste !" »

(1) "Tarentula", qui paraîtra en mai 1971.

Jean-Paul Bourre, Bob Dylan, Vivre à plein

« there is no right wing
or left wing...
there is only one up wing
an' down wing »

Bob Dylan, 11 Outlined Epitaphs, 1964

 

18:16 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (3) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

26/05/2011

Obtenir enfin le mutisme du Bourgeois, quel rêve !

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Je commence aujourd’hui, 30 septembre, sous l’invocation de saint Jérôme, auteur de la Vulgate, appariteur de tous les Prophètes, inventoriateur plein de gloire des Lieux Communs éternels.

Est-ce là manquer de respect à cet étonnant docteur que l’Eglise honore du titre de Maximus, et que le Concile de Trente a implicitement déclaré le Notaire de l’Esprit-Saint ? Je ne le crois pas.

De quoi s’agit-il, en effet, sinon d’arracher la langue aux imbéciles, aux redoutables et définitifs idiots de ce siècle, comme saint Jérôme réduisit au silence les Pélagiens ou Lucifériens de son temps ?

Obtenir enfin le mutisme du Bourgeois, quel rêve !

L’entreprise, je le sais bien, doit paraître fort insensée. Cependant je ne désespère pas de la démontrer d’une exécution facile et même agréable.

Le vrai Bourgeois, c'est-à-dire, dans un sens moderne et aussi général que possible, l’homme qui ne fait aucun usage de sa faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, parle besoin de comprendre quoi que ce soit, l’authentique et indiscutable Bourgeois est nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules.

Le répertoire des locutions patrimoniales qui lui suffisent est extrêmement exigu et ne va guère au-delà de quelques centaines. Ah ! si on était assez béni pour lui ravir cet humble trésor, un paradisiaque silence tomberait aussitôt sur notre globe consolé !

Quand un employé d’administration ou un fabricant de tissus fait observer, par exemple : "qu’on ne se refait pas ; qu’on ne peut pas tout avoir ; que les affaires sont les affaires ; que la médecine est un sacerdoce ; que Paris ne s’est pas bâti en un jour ; que les enfants de demandent pas à venir au monde, etc., etc., etc.", qu’arriverait-il si on lui prouvait instantanément que l’un ou l’autre de ces clichés centenaires correspond à quelque Réalité divine, a le pouvoir de faire osciller les mondes et de déchaîner des catastrophes sans merci ?

Quelle ne serait pas la terreur du patron de brasserie ou du quincaillier, de quelles affres le pharmacien et le conducteur des ponts et chaussées ne deviendraient-ils pas la proie, si tout à coup, il leur était évident qu’ils expriment, sans le vouloir, des choses absolument excessives ? que telle parole qu’ils viennent de proférer, après des centaines de millions d’autres acéphales, est réellement dérobée à la Toute-Puissance créatrice et que, si une certaine heure était arrivée, cette parole pourrait très bien faire jaillir un monde ?

Il semble d’ailleurs, qu’un instinct profond les en avertisse. Qui n’a remarqué la prudence cauteleuse, la discrétion solennelle, le morituri sumus de ces braves, léguées par les siècles et qu’ils transmettront à leurs enfants ?

Quand la sage-femme prononce que "l’argent ne fait pas le bonheur" et que le marchand de tripes lui répond avec astuces que, "néanmoins, il y contribue", ces deux augures ont le pressentiment infaillible d’échanger ainsi des secrets précieux, de se dévoiler l’un à l’autre des arcanes de vie éternelle, et leurs attitudes correspondent à l’importance inexprimable de ce négoce.

Il est trop facile de dire ce que paraît être un lieu commun. Mais ce qu’il est, en réalité, qui pourra le dire ?

Pourquoi, autrement, me serais-je recommandé à saint Jérôme ? Ce grand personnage ne fut pas seulement le consignataire pour toujours de la Parole qui ne change pas, des Lieux Communs pleins de foudres de la Très-Sainte Trinité. Il en fut surtout l’interprète, le commentateur inspiré.

Avec une autorité beaucoup plus qu’humaine, il enseigna que Dieu a toujours parlé de Lui-même exclusivement, sous les formes symboliques, paraboliques ou similitudinaires de la Révélation par l’Ecriture, et qu’il a toujours dit la même chose de milles manières.

J’espère que ce Docteur sublime daignera favoriser de son assistance un pamphlétaire de bonne volonté qui serait si heureux de mécontenter, une fois de plus, la populace de Ninive, éternellement "incapable de distinguer sa droite de sa gauche", - et de la mécontenter à un tel point que des colères inconnues se déchaînassent.

Ce résultat serait obtenu, sans doute, si la céleste douceur ne m’était pas refusée d’établir, en l’irréfutable argumentation d’une dialectique de bronze, que les plus inanes bourgeois sont, à leur insu, d’effrayants prophètes, qu’ils ne peuvent pas ouvrir la bouche sans secouer les étoiles, et que les abîmes de la Lumières sont immédiatement invoqués par les gouffres de leur Sottise. »

Léon BLOY, Exégèse des Lieux Communs, Préface, 1913

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (3) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

24/05/2011

Philippe Sollers, l'Isolé Absolu

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

Méprisez-le si ça vous chante, mais voici une occasion pour vous de le découvrir...

Filmé à l'île de Ré, à Venise et à New York, Philippe Sollers poursuit avec André S. Labarthe un dialogue inattendu où l'écrivain montre une facette très différente de sa personnalité, mieux connue comme figure du milieu littéraire parisien. Centré sur l'écriture, dans des lieux de solitude, ce portrait dégage une image insolite de l'écrivain.

Tandis que sont rappelées en voix off les oeuvres principales, au fil du dialogue, Philippe Sollers lit quelques textes et feuillette ses manuscrits. Sa prédilection pour le XVIIIème siècle est évoquée à Venise, magnifiquement filmée par le réalisateur.

« Avec Sollers, l'isolé absolu, André S. Labarthe a approché au plus juste "le plus reconnu et le plus combattu, le plus sollicité et le plus secrètement haï, le plus turbulent et le plus gênant, le plus incontrôlable et donc le plus intolérable, bref, le moins localisable des écrivains contemporains." Un Sollers inédit, délibérément filé hors les murs et à contre-courant. Loin de l'imagerie convenue, pléthorique, de la scène parisienne et spectaculaire, inépuisable terrain d'observation sociale. Peu d'éléments d'archives, hormis quelques photos et deux extraits significatifs où Philippe Sollers déploie son Paradis saisi frontalement par Jean-Paul Fargier en 1983.
L'écriture, la littérature, le style sont au centre du propos de ce film inscrit dans la fluidité d'une triade lumineuse entre Sud-Ouest, Ouest et Sud. Constante mentale où l'œuvre de Sollers prend sa respiration, géographie intime et lieux d'intimes convictions - "Nager dans l'encre... être à la mesure de l'eau ; lorsque le souffle, et le poignet, et la main, le vent et l'eau sont à égalité". L'île de Ré, ancrage familial ; New-York, fréquentée depuis plus de vingt-cinq ans, où le temps dérive "en particules accélérées" ; Venise enfin, cette cité "toute entière conversation sacrée" où Sollers a débarqué à l'automne 1963.
Une rencontre musicale, joueuse, éveillée, émargée de silences communs. Complice à bonne distance, Labarthe y campe "le type au chapeau", trimballant en fil rouge une vache contrapuntique (symbole de l'anecdotique, de l'artifice participant du spectacle). Tout au long du tournage (de juillet à décembre 1997), à l'écart du travail filmique, Patrick Messina s'est lové dans les replis de cet échange " avec une souplesse assez étrange", relèvera Sollers. "Je ne me suis jamais fait photographier comme Messina l'a fait. Avec André, avec Patrick, on s'est mis ensemble dans la situation d'une expérience clandestine et on a pris tout le temps nécessaire." Illustration de cette équipée singulière à travers son inventaire photographique ; scandé par les dialogues, extraits ou en marge du film entre l'écrivain et le cinéaste. »

Valérie Cadet in "Bataille, Sollers, Artaud" Filigranes Editions 2002


Philippe Sollers - 1/2


Philippe Sollers - 2/2

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

23/05/2011

... de la merde !

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Mais n'avez-vous pas remarqué que depuis 1930, avec quelques exeptions qui confirment la règle, tout ce qui se dit artiste est de la merde... Pensez-vous donc que ceux qui croient à quelque chose puissent seulement envisager d'être subventionnés par un État et, réciproquement, qu'un État puisse envisager sérieusement de subventionner ceux qui croient en quelque chose ? Vous croyez-vous toujours au temps de Louis II de Bavière ? N'avez-vous pas remarqué que depuis 1930 toutes les formes classiques de l'art sont usées et que c'est la seule raison de l'absence de jeunes talents là ? Que voulez-vous qu'un jeune talent aille faire là ? N'avez-vous pas remarqué que lorsque notre époque enfante une individualité indiscutable par le style, c'est un Besse ou un Mesrine... [ou de nos sombres jours un Durn ou un John Hinckley Jr] ? N'avez-vous pas remarqué qu'il y a des raisons historiques qui ressortissent à l'histoire de l'art moderne pour cela ? Ignorez-vous que vers 1930 une dizaine de jeunes hommes dans la force de l'âge en sont morts volontairement après avoir porté leur suicide à la boutonnière ? Ignorez-vous que l'on n'écrit pas impunément après Joyce, que l'on ne peint pas impunément après Malévitch, que l'on n'écrit pas impunément de musique après Schoenberg, que l'on ne peut se dire impunément artiste après Dada, à moins justement de signer un pacte avec le diable ? Croyez-vous donc que de tels artistes aient tant souffert seulement pour permettre à des petits merdeux stipendiés de faire leur petit caca littéraire ou leur petit pipi pictural ? »

Jean-Pierre Voyer, Lettre au pédé mondain Hocquenghem

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

22/05/2011

Le dévergondage toujours croissant de ses conversations saugrenues ou niaises

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Tel qu'un ermite, il était mûr pour l'isolement, harassé par la vie, n'attendant plus rien d'elle; tel qu'un moine aussi il était accablé d'une lassitude immense, d'un besoin de recueillement, d'un désir de ne plus rien avoir de commun avec les profanes qui étaient, pour lui, les utilitaires et les imbéciles.
En résumé, bien qu'il n'éprouvât aucune vocation pour l'état de grâce, il se sentait une réelle sympathie pour ces gens enfermés dans des monastères, persécutés par une haineuse société qui ne leur pardonne ni le juste mépris qu'ils ont pour elle, ni la volonté qu'ils affirment de racheter, d'expier, par un long silence, le dévergondage toujours croissant de ses conversations saugrenues ou niaises. »

Joris-Karl Huysmans, À rebours

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

21/05/2011

L'ordre ?

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« La droite qui professe souvent une conception "organique" de la société, déploie beaucoup d'énergie à faire l'apologie de l'ordre, sans voir que c'est une notion qui, par son exigence meme, recèle une forte part de mécanicisme -de normalisation artificielle. L'organique contient toujours une part de désordre; il est certes harmonie, mais sans cette homogénéisation qu'entraine le plus souvent l'instauration volontaire, extérieure de l'ordre. Ajoutons que les plus chauds partisans de l'ordre sont en général incapables de mettre de l'ordre en eux-memes. A titre de compensation, et pour se rassurer, ils veulent voir régner autour d'eux, à l'extérieur d'eux-memes, un ordre dont ils ne sont pas capables d'etre le lieu. Un peu comme ces ménagères qui, lorsqu'elles ont des problemes d'existence, se mettent invariablement à faire du rangement. »

Alain de Benoist, Dernière année

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

20/05/2011

Et maintenant que la raison économique a tout subjugué

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Et maintenant que la raison économique a tout subjugué ; si rien n'existe plus qu'en raison de ses objectivités, de son industrie et de ses laboratoires ; si elle a fait disparaître de la surface du globe tout ce qui ne rentrait pas au format dans ses ordinateurs et si c'est elle l'inventeur et le fabricateur de tout ce qu'on voit ; si tout ce qui existe, et même les pensées au moyen de quoi on s'efforcerait de la concevoir, et même les ouvrages avec l'explication que cela finirait comme ça, si tout lui est "interne" ; c'est elle toute entière, en conséquence, quoi qu'on veuille en considérer, qu'il faudrait élucider. Et c'est pourquoi cela s'avère inextricable presque sur le champ à essayer de la démonter sur la table pour trouver logiquement ce qui ne va pas : il n'y a rien par où commencer ni finir ; le règne universel de l'économie est semblable à une sphère infiniment close sur elle-même : la périphérie en est partout et le centre nulle part, il n'existe aucun dehors d'où la considérer. »

Baudouin de Bodinat, La vie sur terre, Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

19/05/2011

Ecrire comme un cochon

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Il me tardait d'y arriver. Cette parole d'usage fréquent est surtout recommandable par son extrême noblesse. Etre dans le commerce cela veut dire, chez les bourgeois, être assis dans de larges trônes d'or pour juger le monde. Aristocratie auprès de laquelle toutes les aristocraties sont un peu moins que de la crotte. Les prairies et les grandesses devraient s'honorer de la servir très humblement, si les choses étaient à leur place. Pour ce qui est des artistes et des derniers misérables qui font encore usage de leur faculté de penser, qui dira les bas emplois où il les faudrait colloquer? Mais patience.
Etre dans le commerce! Voilà ce qui répond à tout, voilà ce qui englobe tout les privilèges, toutes les faveurs disponibles, toutes les dispenses imaginables, toutes les amnisties. Ce qui n'est permis à personne et dans aucun cas devient licite, et même professionnel, quand on est dans le commerce. La parole fameuse du grand roi d'Esther: "La loi qui est faite pour tous n'est pas pour toi", paraît avoir été dite à l'intention des personnes qui sont dans le commerce, indistinctement.
Peu importe ce qui est vendu. Que ce soit du fromage, du vin, des chevaux, de la bijouterie, de la quincaillerie, des couronnes de mariées, de la charogne, de la raclure de n'importe quoi, il suffit que cela se vende ou même que cela soit à vendre sans aucune chance d'être vendu et qu'il y ait des livres de commerce derrière, avec un comptoir ajouré d'une petite galerie faite au tour.
Le mensonge, le vol, l'empoisonnement, le maquerellage et le putanat, la trahison, le sacrilège et l'apostasie sont honorables, quand on est dans le commerce. "A plat ventre devant le client", disait un jour devant moi une patronne de café à un de ses garçons, "toujours à plat ventre, quand on est dans le commerce." Cette recommandation, que dis-je? ce précepte qui, dans d'autres circonstances eût été le plus bas étage de l'ignominie, avait là quelque chose d'augural et ressemblait à une vaticination. J'ai vu peu de gestes aussi majestueux que celui de cette caissière gonflée d'enthousiasme et la trompe en l'air, montrant impérieusement le sol, l'index tendu, dans l'attitude picturale d'une Elisabeth Tudor désignant le billot de Marie Stuart. Ce jour-là j'entrevis, comme en un éclair, la beauté mystérieuse et irrévélable du Commerce. Suivez-moi bien. Une chose se vend ou peut se vendre, selon qu'il y a preneur ou qu'il n'y a pas immédiatement preneur. Cette chose est une salade, un médicament, un couteau à virole, une fille à soldats, peu importe. Le vendeur est toujours un homme prodigieux, un thaumaturge ayant le pouvoir de donner à Dieu le Père ce qui appartient au Saint-Esprit, c'est à dire de faire passer l'Amour dans la Foi et le Feu dans l'Eau, ce qui peut à peine être compris.
C'est pourtant bien simple. L'Argent, par quoi s'opère cette translation, est le Rédempteur ou, si on veut, l'image du Rédempteur. Mais voilà! Les commerçants, hermétiques de leur nature, se foutent également du Rédempteur, de la Rédemption, des Trois Vertus théologales et des Trois Personnes divines, et, en général, de tout ce qui peut être conçu par l'entendement humain.
Combien de fois n'ai-je pas reçu le conseil de "faire du commerce", c'est à dire d'écrire comme un cochon pour devenir riche - hélas! »

Léon BLOY, Exégèse des Lieux Communs

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

18/05/2011

La passion orgiaque n’est que le revers de l’ennui quotidien. Elle ne le dépasse pas, mais le perpétue et le justifie...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=


Jan Patočka

« Dans ses Essais hérétiques, le phénoménologue tchèque Patočka (mort torturé par la police communiste en 1977) écrit :

"L’une des conséquences [de la société industrielle moderne], c’est l’ennui qui s’annonce d’abord imperceptiblement, puis de façon de plus en plus pressante. L’ennui n’est pas une quantité négligeable, une simple humeur, une disposition privée, mais le statut ontologique de l’humanité qui a entièrement subordonné sa vie au quotidien et à son impersonnalité." (Essais hérétiques, p. 145).

Commentaire : Cet ennui aux "proportions gigantesque" (ibid., p. 147) ne signifie rien d’autre que l’effet nihiliste de l’infiltration de la technique au cœur de la vie quotidienne, le devenir routinier de l’existence. C’est l’humeur nihiliste par excellence, l’humeur désabusée du désintérêt pour le monde. Or, cet ennui ne se présente pas seulement "sous les formes raffinées de l’esthétique et des protestations romantiques", comme c’était encore le cas au XIXè siècle où, sous l’aspect du spleen, il exprimait le désarroi de l’aristocratie littéraire jetée dans le monde vil de la marchandise bourgeoise, mais "aussi sous les espèces de la société de consommation", c'est-à-dire pour tout un chacun en tant qu’il est devenu membre de la société industrielle du travail aliénant et du "divertissement obligatoire" (ibid., p. 145). L’ennui, c’est le fond gris de l’existence, la tonalité affective fondamentale du monde industrialisé.

Mais la société industrielle ne se contente pas de réduire la vie quotidienne à un désert mécanique, elle produit aussi son alternative factice. Avec une fureur sans pareil, elle investit également le domaine de l’orgiaque. Contre l’ennui, se dresse le délire :

"La chute sous la coupe des choses, de la préoccupation quotidienne et de l’enchainement à la vie, entraîne comme pendant nécessaire une nouvelle vague de la crue orgiaque" (ibid., p. 130).

La encore, la première action de la civilisation industrielle consiste à imposer ses règles : rationalisation et développement technique. L’orgiaque moderne n’a certainement plus grand-chose de commun avec la fête démonique des sociétés traditionnelles, avec le ravissement sacré et la perte de soi, il est passé entièrement sous le contrôle de la technique et de sa mobilisation totale de l’étant. [...] la civilisation technique fabrique son faux complément intense et extraordinaire. Elle siphonne la quotidienneté de toute vitalité pour ensuite la fétichiser dans les images orgiaques du déchainement techno-industriel. Le vécu aliéné se donne en spectacle dans les (fausses) bacchanales modernes. Faute de vivre sa vie, l’homme ordinaire la brûle intensément dans les extases momentanées. Il répond à l’aliénation subie de sa vie quotidienne par l’aliénation voulue dans le tout autre. L’ennui et le délire deviennent les deux seules expériences que l’homme contemporain peut encore éprouver. [...]

Cela n’est pas très étonnant si l’on tient compte du fait que, comme le dit Patočka, "la quotidienneté et l’orgiasme sont organisées par une seule et même main" (ibid., p. 146). A l’âge moderne, l’ennui quotidien et le défoulement démonique vont de pair ; ce sont les deux faces d’une même pièce : la domination technique. Le système qui produit l’ennui mondial est le même que celui qui fabrique les pseudo-événements orgiaques censés le surpasser. Rien d’autre n’existe désormais. Le démonique met ainsi fin à la monotonie quotidienne en reproduisant ses conditions de production. Autant dire qu’il poursuit la même mécanisation de la vie en donnant l’impression de rendre à cette dernière sa spontanéité sauvage. Car s’il transcende l’existence médiocre dans l’expérience extatique d’affects déchainés, c’est avec les moyens mêmes de son appauvrissement quotidien.

La passion orgiaque n’est que le revers de l’ennui quotidien. Elle ne le dépasse pas, mais le perpétue et le justifie. »

Bruce Bégout commentant Jan Patočka, dans Surcivilisation et nihilisme - Le philosophe et son ombre


Bruce Bégout

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

17/05/2011

Un Européen d'Honneur

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=


Ernst Jünger, blessé 14 fois lors de la première guerre mondiale, décoré de la Croix pour le Mérite

« Jean-Louis Foncine –Vous avez abondamment évoqué dans vos Journaux Parisiens les amitiés que vous avez pu nouer avec de nombreux écrivains et artistes à Paris durant la guerre. Pouvez-vous nous fournir quelques précisions sur cette époque ?

Ernst Jünger – On a bien sur parlé de mes rencontres, soit individuelles, soit aux fameux « Jeudi » de Florence Gould, avenue Malakoff, avec Sacha Guitry, Drieu La Rochelle, Montherlant, Cocteau, Léautaud, Paul Morand. J’ai visité dans leur atelier Braque et Picasso. J’aimais aller voir Georges Poupet, chez Plon, rue Garancière, dans cette vieille maison d’édition si belle et si riche en souvenirs. Ma plus grande sympathie allait à Marcel Jouhandeau et à Elise. Nous portions la même attention aux animaux, aux insectes et aux hommes. Avec Drieu, qui avait été volontaire en 1914, comme moi-même, nous avons découvert non sans stupéfaction que nous avions entendu le même son de cloche de la même église sonner pour la veillée de Noel. Nous étions dans des secteurs de front opposés, bien entendu, et nous entendions le même appel de cloche »

Entretien avec Ernst Jünger. 17 mars 1985, La Nouvelle Revue de Paris, Paris, vol. 3, p. 14

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

16/05/2011

La terre nous résiste

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« La terre nous en apprend plus long sur nous que les livres. Parce qu’elle nous résiste. L’homme se découvre quand il se mesure avec l’obstacle. Mais, pour l’atteindre, il lui faut un outil. Il lui faut un rabot, ou une charrue. Le paysan, dans son labour, arrache peu à peu quelques secrets à la nature, et la vérité qu’il dégage est universelle. De même l’avion, l’outil des lignes aériennes, mêle l’homme à tous les vieux problèmes.

J’ai toujours, devant les yeux, l’image de ma première nuit de vol en Argentine, une nuit sombre où scintillaient seules, comme des étoiles, les rares lumières éparses dans la plaine.

Chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle d’une conscience. Dans ce foyer, on lisait, on réfléchissait, on poursuivait des confidences. Dans cet autre, peut-être, on cherchait à sonder l’espace, on s’usait en calculs sur la nébuleuse d’Andromède. Là on aimait. De loin en loin luisaient ces feux dans la campagne qui réclamaient leur nourriture. Jusqu’aux plus discrets, celui du poète, de l’instituteur, du charpentier. Mais parmi ces étoiles vivantes, combien de fenêtres fermées, combien d’étoiles éteintes, combien d’hommes endormis...

Il faut bien tenter de se rejoindre. Il faut bien essayer de communiquer avec quelques-uns de ces feux qui brûlent de loin en loin dans la campagne. »

Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes

07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook