15/05/2011
Les bénéfices d’un hold-up
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« Notre projet doit être la destruction du travail, projet dont l’aspect essentiel est la créativité poussée au maximum. Qu’est-ce que nous ferons avec l’argent de toutes les banques que nous pourrons dévaliser si ensuite la seule chose que nous sachions faire est de nous acheter une grosse voiture, avoir une belle maison, aller en boîte de nuit, nous remplir de besoins inutiles et nous ennuyer à mort jusqu’au prochain hold-up. Ce sont des choses que font de façon systématique beaucoup de bandits que j’ai connus en prison. Si tous les copains qui n’ont jamais eu d’argent dans leur vie pensent que c’est là la voie pour satisfaire leurs caprices, qu’ils le fassent ; ils trouveront les mêmes désillusions que dans n’importe quel autre travail, peut-être moins rentable à court terme, mais certainement moins dangereux à long terme.
Considérer le refus du travail comme l’acceptation apathique de la non-activité est une conséquence de l’idée erronée que tous les esclaves du travail se font de ceux qui n’ont jamais travaillé dans leur vie. Ces derniers, c’est-à-dire les soi-disant privilégiés de naissance, les héritiers des grands patrimoines, sont presque toujours des travailleurs acharnés qui engagent leurs forces et leur talent pour exploiter les autres et accumuler encore plus de richesses et plus de prestige. Même si l’on se limitait aux nombreux exemples de dissipateurs de patrimoines dont la presse de boulevard ne fait pas défaut, nous devrions quand même admettre que cette méprisable engeance entretient des relations sociales ennuyeuses et alimente sa peur d’être victime d’agressions et d’enlèvements. Là aussi il s’agit d’un vrai travail réalisé selon des règles imposées, où l’exploiteur de ces exploiteurs est chaque fois sa propre libido et sa propre peur.
Mais je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup qui considèrent le refus du travail comme l’acceptation de l’ennui mortel, de la non-activité, qui sont en permanence sur la défensive pour éviter les pièges de ceux qui pourraient les solliciter à faire quelque chose même si ce n’est pas par nécessité, mais au nom de l’idéal, de l’amour, de l’amitié ou de toute autre diablerie capable de nuire à cet état de satisfaction totale. Une situation de ce genre n’a aucun sens.
Au contraire, je pense que le refus du travail peut être identifié avant tout au désir de faire ce que l’on aime le plus, transformer de façon qualitative l’activité imposée en activité libre, en action. Mais la condition d’activité libre n’est pas réalisée une fois pour toutes. Elle ne peut jamais être liée à une situation externe, comme l’annonce d’un grand héritage ou les bénéfices d’un hold-up. Ces faits peuvent être l’occasion, l’accident plus ou moins recherché, plus ou moins voulu, qui peuvent aider ou perfectionner un projet en cours, et non pas la condition déterminante pour son achèvement. »
Alfredo M. Bonanno, "Distruggiamo il lavoro", insert du n.73, mai 1994, de "Anarchismo"
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14/05/2011
Un sens
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« Le fait que les Hébreux vivaient pour adorer Dieu, et que nous, nous vivons pour augmenter le produit national, ça ne découle ni de la nature, ni de l’économie, ni de la sexualité… Ce sont des positions imaginaires premières, fondamentales, qui donnent un sens à la vie. »
Cornélius Castoriadis, Une société à la dérive
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12/05/2011
Un Corps de Chair
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Je propose aujourd'hui un long extrait du dernier livre de Jean-Claude Guillebaud dans lequel l'auteur donne d'autres pistes concernant le Corps tel qu'il est perçu par le Christianisme et qui pousse à croire que ça n'est pas Dieu qui a un problème avec la chair, mais bien plutôt l'église au terme de multiples influences qui ne puisent pas leurs origine dans le Message du Christ.
C'est moi qui souligne certains passages pour en indiquer la force.
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Le Christianisme oublieux de lui-même
(…) Nous sommes tellement accoutumés à l’insistante pudibonderie catholique dans le domaine sexuel que nous ne comprenons plus ce qu’elle a de paradoxal, eu égard à une partie notable de la tradition. Depuis la Contre-Réforme du XVIIe siècle, mais surtout depuis le XIXe siècle, le discours catholique procède de ce que l’évêque de Poitiers, Albert Rouet, appelle lui-même (pour le condamner) le « jansénisme moral ». Le même évêque, avec une belle insolence, ironise sur la frilosité puritaine qui a poussé l’institution à « corriger » la traduction d’un vers du Te Deum, dont l’origine remontait au Ve siècle. Dans sa littérarité, le texte latin disait « Tu n’as pas eu horreur de l’utérus d’une vierge » (Non horruisti Virginis uterum). Au fil des siècles, la traduction pudique est devenue : « Tu n’a pas dédaigné le sein d’une Vierge 1. » À lui seul, l’aménagement du texte est significatif.
Faisant écho à ces remarques navrées, le théologien Robert Scholtus parle quant à lui du « pas lourd » du catholicisme. De fait, depuis plusieurs siècles, le dogme catholique n’en finit pas de condamner les « débordements de la chair », et in fine le corps lui-même. Dans son Histoire de la sexualité, Michel Foucault a montré qu’en durcissant son « jansénisme moral » au XIXe siècle, le catholicisme se ralliait pour une bonne part à « l’esprit bourgeois », et à une pruderie d’inspiration scientiste. Ce fut le cas au sujet de la masturbation, que les médecins athées comme le docteur Tissot (grand ami de Voltaire) diabolisèrent délibérément en y voyant une pathologie à soigner énergiquement.
Depuis lors, le moralisme ecclésial — effrayant dans les années 1950 — se retrouve dans une proximité (délétère) avec la gnose dualiste dont on a vu qu’elle réapparaissait aujourd’hui sous d’autres habits chez les « nouveaux pudibonds » du cyberespace. Ce dualisme désincarné, certains Pères de l’Église des premiers siècles l’avaient pourtant ardemment combattu. Que s’est-il passé au fil des siècles pour que finissent par prévaloir une vision aussi étroite, un discours de mortification, un parfum aigre de sacristie dont plusieurs générations eurent à subir la pesanteur ? Pourquoi l’Église n’a-t-elle pas compris qu’en cédant à un jansénisme aussi outré, en se faisant « scrutatrice des consciences, voire investigatrice, soupçonneuse, sourcilleuse2 », elle détournait de la foi des générations entières et contribuait ainsi à la sécularisation qu’elle déplore aujourd’hui ?
Le discours abusivement rigoriste de l’Église en matière sexuelle s’inscrit en réalité dans une longue histoire qui, depuis l’origine, a divisé le christianisme dans son entier. La Gnose n’est pas seule en cause. Le courant ascétique fut très actif durant les premiers siècles, à l’intérieur même du christianisme canonique, et s’est perpétué par la suite, en s’appuyant notamment sur une interprétation contestable des Épîtres de Paul, puis des textes d’Augustin, pour aboutir au jansénisme de Port-Royal, puis à la pruderie cléricale du XXe siècle. Ce courant, désigné sous le nom d’encratisme (du grec enkrateia, « continence »), réunissait en lui plusieurs influences dont celle de la secte juive des Esséniens, mais aussi un dualisme venu de Platon et du stoïcisme grec. Plusieurs auteurs chrétiens des premiers siècles, comme Justin ou Tatien, en furent les ardents — et ténébreux — défenseurs.
En revanche, un autre courant, plus accommodant et plus riant, se manifesta dès les deux premiers siècles de notre ère. Il était surtout représenté par la patristique grecque. Clément d’Alexandrie (vers 140-vers 220), auteur des Stromates, en fut le meilleur exemple. Très sévère à l’endroit des encratites, Clément faisait l’éloge de l’union entre homme et femme, et assurait même — contre le rigorisme essénien — que la vie sexuelle n’impliquait aucune espèce d’impureté. Ce courant est resté présent au sein du christianisme. Les jésuites, pour ne citer qu’eux, en furent les lointains héritiers. Cela signifie que le balancement entre les deux sensibilités n’a jamais cessé depuis deux mille ans.
Certaines périodes chrétiennes furent d’ailleurs moins rigoristes qu’on ne l’imagine. Sur des questions comme l’homosexualité ou le « plaisir solitaire », il est arrivé que l’institution catholique se montre paradoxalement plus indulgente que les pouvoirs temporels. Le péché dit de « mollesse » (l’onanisme) n’était que modérément puni dans les « pénitentiels » de l’époque médiévale, ces guides pratiques censés guider les prêtres dans la confession de leurs fidèles3. Quant à l’homosexualité, un historien gay américain de l’université de Yale, John Boswell, mort du sida en 1994, avait montré qu’elle fut moins systématiquement condamnée par l’Église qu’on ne le croit, et cela jusqu’à l’époque médiévale. Dans sa magistrale étude, il citait même le cas d’un pape prenant la défense d’un « inverti » persécuté par le pouvoir temporel. « On peut difficilement soutenir, écrivait-il, que l’attitude relativement indulgente adoptée par d’éminents hommes d’Église du haut Moyen Âge envers l’homosexualité soit due à l’ignorance. En effet, l’homosexualité n’est pas ignorée : elle est traitée comme une faute mineure4. »
Il n’en alla pas toujours ainsi, on le sait bien, dans l’histoire de l’Église, et c’est tout le problème. Bien qu’il fût condamné, depuis la fin du IVe siècle, par plusieurs décrets de l’empereur (chrétien) Théodose Ier, le courant encratite demeura influent pendant de longs siècles. À certaines époques il reprit indirectement le dessus. Ce va-et-vient incessant entre ascétisme et bienveillance tisse toute l’histoire du christianisme. Il permet de comprendre la subite convergence, à partir de la fin du XVIIIe siècle, entre le rigorisme très laïc de l’ « esprit bourgeois » et le discours officiel du catholicisme. La pudibonderie, revendiquée alors par une classe bourgeoise ascendante, soucieuse d’afficher sa « vertu » contre la « dépravation » de l’aristocratie, se trouva en harmonie avec l’un des deux versants du catholicisme, le plus abrupt évidemment. L’Église apporta ainsi à l’esprit bourgeois le renfort solennel de son moralisme, de sa liturgie et de ses encycliques. Une singulière « alliance puribonde » se perpétua aux XIXe et XXe siècles. Elle fut encore renforcée par l’effroi démographique engendré par la défaite de Sedan en 1870. (« Les Allemands font plus d’enfants que nous ! ») Cette panique démographique incita les Français (républicains et catholiques confondus) à privilégier la procréation plutôt que le « plaisir ». C’est contre ce moralisme civique et religieux que les jeunesses européennes se révoltèrent soudainement en 1968.
Pareille hostilité à la chair du discours ecclésial revenait à désavouer tout un pan de la tradition évangélique. On le comprend mieux maintenant. Le christianisme est la seule religion monothéiste à placer au cœur de son message le thème de l’incarnation, c’est-à-dire une glorification de la chair, voire une mystique de la chair. En choisissant, au moment de sa conversion — au tournant des XIIe et XIIIe siècles — de prêcher un matin, sans le moindre vêtement, dans la chaire de la cathédrale d’Assise, François entendait rappeler à tous son souci de « suivre nu, le Christ nu ». À ses yeux, le corps ne pouvait être négativement perçu.
On peut comprendre les réflexions acerbes d’Emmanuel Mounier (dont il sera question plus loin) au sujet des condamnations antichrétiennes de Nietzsche, lequel reprochait au christianisme d’avoir toujours « diffamé » le corps. Mounier assurait que si Nietzsche avait consacré la même énergie à étudier les premiers siècles chrétiens que celle qu’il réserva à l’Antiquité païenne, il eût raisonné différemment. L’héritage que s’employa à combattre l’auteur de L’Antéchrist n’était pas le christianisme, mais sa dénaturation cléricale. Remarquons que les auteurs contemporains qui se réclament de Nietzsche sont redevables du même reproche. La « moraline » chrétienne qu’ils combattent n’est jamais qu’une régression cléricale. Pour le reste, hormis le souci de la procréation qui est lié à l’histoire, l’éthique évangélique en matière de sexe n’est pas si différente de celle de Michel Onfray. Dans les Évangiles, Jésus ne condamne pas la femme adultère mais la sauve de la lapidation. L’interdit majeur de la morale chrétienne, la « limite » absolue du désir physique, c’est le non-désir de l’autre. Le « non » de l’autre ne peut en aucun cas être contourné, ignoré, violenté ou manipulé. En d’autres termes, le respect de l’autre vient nécessairement borner mon hédonisme.
Or, dans sa Théorie du corps amoureux, Onfray plaide pour une « érotique solaire », et même un « solipsisme du plaisir ». Reprenant Nietzsche, il fulmine évidemment contre la « névrose » biblique. Cela étant, il refuse d’être barbare ou tortionnaire façon Sade. Pas question, écrit-il, de « succomber à la violence ». Il réintroduit donc in fine le principe d’un « contrat hédoniste » entre les partenaires sexuels, et légitime du même coup l’obligation de respecter l’autre. Cette obligation procède, selon lui, d’une « éthique de la douceur » et du « respect de la parole5 ». Au-delà des proclamations antireligieuses, dans les faits, la distance n’est pas si grande entre cette « éthique de la douceur » et une éthique chrétienne éclairée. Michel Onfray s’en rend-il compte ? Une chose est sûre : si l’on peut accepter sa condamnation de la pudiponderie cléricale, il est difficile d’admettre que le christianisme tout entier soit impliqué dans ce réquisitoire. On va voir pourquoi.
À propos de crispation cléricale, on note aujourd’hui quelques évolutions dans le discours officiel de l’institution. L’encyclique Deus caritas est de 2006 reconnaissait la place éminente de l’eros. Le pape Benoît XVI lui-même, dans un livre d’entretiens publié à l’automne 2010, condamnait explicitement — et pour la première fois — le « jansénisme » sexuel. Faisant cela, il ne « rompait » pas, comme on l’a dit, avec la tradition chrétienne, il opérait un rééquilibrage en faveur d’un courant qui n’a jamais cessé d’être présent. Reste que cet infléchissement arrive bien tard et qu’il faudra beaucoup de temps avant que la nouvelle approche soit mise en pratique par la hiérarchie catholique. Même condamné par le pape, le « jansénisme » sexuel y reste solidement implanté.
Contre un « christianisme fade »
Voilà plusieurs décennies, en tout cas, que d’innombrables chrétiens avouent leur désarroi, voire leur « sainte colère » à ce sujet. Les protestations de certains d’entre eux contre la pudibonderie catholique ne le cèdent en rien à celles de Nietzsche ou de ses héritiers comme Michel Onfray, même si leur perspective n’est pas la même. On trouve parfois sous leur plume des réquisitoires plus sévères encore que ceux des nietzschéens patentés. Cela peut paraître étrange mais c’est ainsi.
Charles Péguy accordait une grande importance à l’incarnation de Jésus « fait homme », incarnation acceptée jusqu’à la crucifixion, et qui faisait entrer le Christ dans « les conditions organiques de la mémoire des hommes » ; faute de cela, ajoute-t-il, « l’incarnation n’eût pas été intégrale et loyale6 ». Georges Bernanos ironisait sans indulgence sur les « républicains cléricaux » du XIXe siècle, « que l’on voyait ruminer, entre des mandibules flétries, leurs vieux rêves d’une république sacristaine, administrée par les prêtres, qui mettait au service de la seule humanité — bien pensante — une gendarmerie céleste et supplémentaire, les dispensant ici-bas de tout souci national, en leur assurant la gloire et les projets de l’autre monde7 ».
Quantité d’intellectuels ou de romanciers chrétiens ont partagé la déception et la colère de Bernanos face aux frilosités moralisatrices de l’Église. On pense à l’auteur rare et subtil que fut Pierre Boudot, chrétien passionné par l’histoire de l’abbaye de Cluny, qui, après huit siècles de rayonnement, fut vandalisée puis détruite entre 1798 et 1823. Dans cette lente « évaporation » de l’édifice, il voyait un fort symbole des errements de l’Église. « Quand l’être physique est identifié au mal, au graveleux, au salace, à l’anormal (comparé à ce qui est "normé" pour le péché) aucun discours n’est plus possible. L’Église crée ainsi le vide dont la chute du plus ancien de ses monuments sera le symbole8. »
Mais c’est sûrement Emmanuel Mounier (1905-1950) qui, dans L’Affrontement chrétien, pamphlet publié en 1945 (il y a soixante-quinze ans !), a été le plus fougueux sur ce sujet. Il stigmatisait le « contresens » qui aboutit à faire du christianisme l’adversaire de « l’instinct », c’est-à-dire de la chair. Ce contresens donna naissance à ce qu’il appelait un « christianisme fade » : « Si la chair du corps était radicalement viciée dans la filiation humaine, écrit-il, comment oserait-il appeler la chair du Christ une chair sainte, notre corps le temple du Saint-Esprit ? » Contre les « petits bourgeois chrétiens […] très petits, très arrondis, très ennuyeux », il en appelle à un « christianisme de grand air ». Seul celui-ci, ajoute-t-il, serait capable de retrouver la vitalité joyeuse du christianisme médiéval.
Dans un superbe passage, il exprime sa nostalgie pour la chrétienté médiévale, et célèbre « ces siècles drus où la gauloiserie grimpait aux chapiteaux des églises pour grimacer par-dessus les prières, où le seigneur usait sous lui son cheval à la chasse ou à la guerre, avant d’aller l’abattre avec son orgueil au pied d’un ermitage, où le moine maniait le timon dans la tempête et la hache dans la forêt, où les hommes savaient, quand ils péchaient, pécher fortement, et quand ils aimaient, aimer totalement9 ».
L’âpre saveur de la vie
L’hommage rendu par Mounier à cette longue période de l’histoire européenne que le XIXe siècle a injustement diabolisée en la baptisant « Moyen Âge » mérite qu’on s’y arrête. Au sujet du rapport à la chair et à la vie vivante, on a tort de minimiser la verdeur des fabliaux érotiques, l’ambivalence très sensuelle du Roman de la Rose (XIIIe siècle) ou la paillardise roborative d’un ancien moine — mais « bon chrétien » — comme Rabelais (1483-1553). Pétri d’évangélisme, le héros rabelaisien entend « réhabiliter le chrétien dans sa liberté » et partage avec ses contemporains Érasme (1467-1536) et Montaigne (1533-1592) le goût d’un humanisme à la fois gourmand, sensuel et optimiste. En cela, il est plus en accord avec la postérité de Clément d’Alexandrie qu’avec celle des encratites.
Avec le recul, la culture médiévale nous apparaît comme riche d’enseignements de toute nature. L’intelligence de la période médiévale consista à « gérer » la contradiction qui, depuis l’origine, habite le discours catholique. Les deux sensibilités décrites ci-dessus s’y trouvèrent non point exclues l’une par l’autre, mais habilement conjuguées. L’historien Jacques Le Goff, spécialiste du Moyen Âge, décrit parfaitement ce qu’on pourrait appeler le subtil « usage » médiéval du message évangélique, une subtilité très « humaine » dont Mounier déplorait qu’elle fût oubliée au tournant de la Contre-Réforme puis des Lumières.
L’esprit médiéval parvenait de la sorte à rendre habitable la tension qui écartèle, en profondeur, le discours chrétien au sujet du corps. D’un côté, ce dernier est « l’abominable vêtement de l’âme », comme le disait le pape Grégoire le Grand (540-604), et ses débordements sont endigués par l’idéologie plutôt anticorporelle de l’institution. D’un autre côté, la magnificence de la chair est glorifiée et le corps est désigné comme le « tabernacle du Saint-Esprit ». Le clergé, note Le Goff, est ainsi conduit à réprimer les pratiques corporelles, tout en les glorifiant. On n’est plus dans l’ambivalence mais dans la contradiction. Elle sera prise en compte et habilement intégrée à la culture populaire grâce à la complémentarité facétieuse entre Carême et Carnaval. « D’un côté le maigre, de l’autre le gras. D’un côté jeûne et abstinence, de l’autre ripaille et gourmandise. Ce balancement tient sans doute à la place centrale que le corps occupe dans l’imaginaire et la réalité du Moyen Âge10. » La mitoyenneté bondissante entre Carême et Carnaval a été immortalisée par le peintre Pieter Bruegel dans son prodigieux tableau de 1559, Le Combat de Carnaval et de Carême.
En conciliant les deux, en ritualisant la confrontation pacifique entre Carême et Carnaval afin qu’ils deviennent constitutifs, à part égale, de l’habitus populaire, la chrétienté médiévale témoignait d’une compréhension intuitive de la condition humaine. La subtilité de cette transaction, quotidiennement vécue et assumée, permettait de sauvegarder « l’âpre saveur de la vie ». J’emprunte cette expression à l’auteur d’un des meilleurs livres — peut-être le meilleur — jamais écrits sur la vie médiévale, l’historien néerlandais Johan Huizinga. Il publia en 1919 son maître livre, L’Automne du Moyen Âge11. Traduit dans le monde entier, constamment réédité depuis près d’un siècle, cet épais volume n’est pas seulement une somme érudite, il emmène son lecteur dans un voyage très charnel au cœur de la quotidienneté médiévale.
Au fil des pages, on y découvre un univers où la plus extrême brutalité cohabite avec un goût marqué pour les plaisirs du corps et une émotivité qui s’affiche sans retenue. Nous la jugerions contradictoire et puérile. À l’époque, elle donne aux rapports que l’on entretiens avec la mort une étrange vérité. Huizinga cite la décapitation à la hache, en 1411, pendant la terreur bourguignonne, d’un Armagnac, messire Mansart du Bois. Avant de mourir, celui-ci avait pris soin d’absoudre par avance, et même d’embrasser, son bourreau qui l’implorait de le faire. Au vu du spectacle, note un chroniqueur, « foison de peuple y avait, qui quasi tous pleurait à chaudes larmes ». Dans d’autres cas, les supplices infligés à certains auteurs de crimes atroces — écartèlement, banc de torture, bûchers — suscitaient dans l’assistance une joie barbare. Ainsi en 1488, à Mons, où le peuple avait « acheté » un brigand afin d’être sûr qu’il fût écartelé. La chose étant accomplie, « le peuple fust plus joyeulx que si un nouveau sainct estoit ressuscité12 ».
L’historien néerlandais évoque les mille façons dont la société médiévale très chrétienne s’emploie à conjuguer la « violence débordante de la passion » et le raffinement toujours plus exigeant des idéaux courtois. Cette harmonisation n’est jamais achevée, toujours imparfaite. L’idéal chevaleresque dédaigne sciemment le calcul en termes d’utilité militaire, car il est hors de question de sacrifier les droits de l’esthétique à ceux de la stratégie. Il en fut ainsi, au prix de quelques désastres, au moment des croisades. « Les expéditions, qui auraient nécessité surtout des calculs précis et de patients préparatifs, étaient au contraire projetés au milieu d’une excitation d’esprit qui ornait de couleur romanesque un projet vain ou fatal13. »
Qu’il s’agisse du combat ou de l’amour physique, la violence qui habite le corps exige d’être reconnue et stylisée. Cela veut dire que les normes doivent parfois céder le pas à leur propre transgression. La culture courtoise dont se réclamait l’aristocratie avait ainsi intériorisé ses limites, et savait mettre ce « jeu » (au sens mécanique du terme) à profit. « Dans la réalité, écrit Huinzinga, la vie sexuelle des hautes classes demeurait d’une rudesse étonnante. »
Le « scandale » de l’incarnation
À ce stade de l’analyse, rappelons que le « commerce » entretenu par les humains avec leur corps ne se réduit pas à la sexualité. La « mystique de la chair » évoquée plus haut n’a rien à voir avec la permissivité érotique, telle que nous l’entendons maintenant. L’incarnation, au sens propre du terme, n’équivaut pas à la licence amoureuse. Sa portée est plus ample, plus subversive, plus radicale. Elle consiste en une acceptation apaisée de la chair qui nous constitue en tant qu’humain. Ce consentement charnel interdit toute dévalorisation ou chosification du corps. Elle refuse tout dualisme, qui ferait du corps une simple enveloppe, une mécanique ou une prison de l’esprit. En cela, elle s’accorde avec la tradition phénoménologique d’un Edmund Husserl (1859-1938) ou d’un Merleau-Ponty. Nous n’avons pas un corps, nous sommes notre corps.
Michel Henry, déjà cité dans ces pages, illustrait une « rencontre » nouvelle, à propos de l’incarnation, entre la phénoménologie et la tradition chrétienne. La convergence suscita d’ailleurs d’âpres débats. Plusieurs philosophes — dont le regretté Dominique Janicaud — firent reproche à Michel Henry d’avoir « christianisé la phénoménologie ». Ce dernier, loin de s’en émouvoir, s’expliqua longuement et brillamment sur cet aspect de sa réflexion.
Aujourd’hui, devant la montée en puissance d’une pudibonderie d’un autre ordre, celle des technoprophètes, la thématique de l’incarnation retrouve tout son sens et son utilité. Les choses se passent en effet comme si, au bout du compte, la perspective s’inversait. Hier encore accusé de dédaigner le corps, le discours chrétien pourrait en devenir demain le meilleur défenseur. Face à une technoscience fascinée par l’immatériel et irrésistiblement conduite à rejeter le corps, il redeviendrait l’avocat de la vie vivante. Il est armé pour cela. Il faudrait simplement qu’il renoue de manière claire et déterminée avec une part de l’héritage évangélique trop longtemps négligé ou répudié de facto par l’institution.
Durant les dernières décennies, plusieurs auteurs plus ou moins marqués par la culture chrétienne ont écrit qu’ils formaient des vœux pour qu’un tel renversement advînt, et fût compris. Un proche ami d’André Gorz, le juif converti et ancien jésuite Ivan Illich fut du nombre. Dans son dernier livre (posthume), il regrettait que l’Église catholique n’eût pas été capable de reformuler, en le réactualisant, le thème de l’incarnation. Il est vrai qu’Illich — durement critiqué par le Vatican — ne mâchait pas ses mots à l’adresse du cléricalisme en général. Sur le terrain politique, par exemple, il accusait l’institution catholique de légitimer un système capitaliste et productiviste impitoyable aux pauvres. Il haussait même le ton : « Recourir aux Évangiles pour conforter un système social ou politique est un blasphème. »
Au sujet de la chair, il avait très tôt pressenti, comme son ami André Gorz, l’horreur que représentait « l’éviction du corps » par la pensée cybernétique. « De son point de vue chrétien fondé sur l’Incarnation, écrit son biographe, c’est en tant que corps que nous voyons la vérité venir à notre rencontre, et c’est seulement à travers notre corps que nous pouvons la connaître14. »
Afin de mesurer la portée universelle de l’incarnation, il faut comprendre ce qu’elle eut de révolutionnaire dans le contexte des premiers siècles, largement dominés par la pensée grecque. L’affirmation contenue dans l’Évangile de Jean — « le Verbe s’est fait chair » — était considérée comme insensée par les philosophes grecs. Elle ne signifiait pas, comme on le croit parfois, que Dieu avait provisoirement emprunté les attributs corporels d’un humain — si tel était le cas, il n’y aurait eu ni rupture ni subversion. Les dieux de la mythologie grecque, y compris Zeus lui-même, revêtent souvent un corps d’emprunt, avant de l’abandonner pour retourner sur l’Olympe. Le « scandale » chrétien porté par le message johannique signifiait bien autre chose : le Dieu biblique ne s’incarne pas afin d’effectuer un petit tout sur terre ; le corps qu’il revêt n’est pas destiné à servir de truchement, de passerelle ontologique entre le divin et l’humain. L’expression le Verbe s’est fait chair signifie que la chair humaine change de statut. Elle donne lieu à l’existence. Elle est le moyen d’une émergence bouleversante, qui est celle de la vie avec sa profusion et sa capacité de s’éprouver elle-même dans son « auto-affection ».
Michel Henry évoque à juste titre le caractère abyssal de l’affirmation de Jean, qui introduit d’ailleurs un distinguo entre la chair et le corps. Par elle, s’énonce en effet une définition de l’homme entièrement nouvelle, définition qui fondera pour une bonne part la culture occidentale. « Car notre chair, écrit-il, n’est rien d’autre que cela qui, s’éprouvant, se subissant et se supportant soi-même et ainsi jouissant de soi selon des impressions toujours renaissantes, se trouve, pour cette raison, susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur, de le toucher aussi bien que d’être touché par lui. » La parole johannique s’approche ainsi au plus près de la vie vivante qui, dans la chair, s’autorévèle en nous. C’est parce qu’il est chair lui-même que l’homme est en mesure de rencontrer la chair du monde et d’en jouir. « Il perçoit chacune de ses qualités, il voit les couleurs, entend les sons, respire une odeur, mesure du pied la dureté d’un sol, de la main la douceur d’une étoffe15. » En ce sens, l’incarnation rompt scandaleusement, en effet, autant avec la pensée grecque qu’avec le judaïsme. Elle est bien folie pour les païens et scandale pour les juifs. À ce titre, elle est fondatrice.
Dans la Grèce antique, la chair définissait l’animalité. C’est précisément parce qu’il est Logos, avant d’être chair, que l’homme se distinguait de l’animal. Pour Alcibiade (450-404 av. J.-C.), compagnon de Socrate, « l’homme n’est rien en dehors de son âme ». Se faire chair, c’est-à-dire devenir en soi-même chair (Michel Henry) revenait donc, pour les Grecs, à détruire la condition humaine et à régresser vers la pure animalité, ce qui est « folie ». On comprend mieux la scène décrite dans les Actes des Apôtres. Lorsque Paul évoque l’incarnation et la résurrection des corps devant les philosophes réunis sur l’Aréopage d’Athènes, ces derniers éclatent de rire et le congédient aussitôt : « Là-dessus, nous t’entendrons une autre fois. » (Actes 17,32.)
Pour la pensée juive, l’incarnation relève du blasphème. Qu’un simple humain, de chair et de sang comme Jésus, puisse prétendre incarner Dieu, avant de subir, comme un esclave, le supplice d’une crucifixion ignominieuse, voilà qui dépasse l’entendement. Pareil blasphème mérite la mort. Le refus horrifié des prêtres du Temple et des pharisiens est donc aussi absolu que celui des philosophes grecs, même si ce n’est pas pour les mêmes raisons. Les dernières paroles du Christ — « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ! » — expriment pourtant une incarnation acceptée jusqu’au bout, jusqu’à la souffrance du corps et à la morsure spécifiquement humaine du sentiment d’abandon.
Le corps, ainsi glorifié par le « scandale » de l’incarnation, est le lieu où tout se noue. Il n’est pas un simple amas de cellules ou de gènes, ni une « illusion » dont il faudrait se déprendre, il est une réalité à la fois souffrante et heureuse, hors de laquelle rien n’advient. L’humain est inscrit dans un corps de chair, au cœur du monde, et de cette chair sourd du désir, s’expriment du manque et un appel à l’altérité. Un professeur de théologie à l’université de Lausanne exprime bien cette centralité admirable du corps. « La chair dit, à sa manière, une vérité hors du monde ; elle a partie liée très concrètement avec ce qui, dans le monde et les corps vibre d’un ailleurs16. » On doit comprendre cet « ailleurs » non point comme une vague désignation du divin ou de la vie éternelle, mais comme une description précise de la vie elle-même, dans son immanence et sa surabondance. La Vie, ainsi comprise et nantie d’une majuscule, est une émergence profuse, une réalité océanique. Elle est la mystérieuse nappe phréatique où s’abreuvent « nos » vies.
De façon troublante, une féministe comme Judith Butler rejoint sans s’en rendre compte cette désignation heureuse de la vie vivante quand elle décrit cette dernière comme un « processus calme ». « Les vies déterminées, ajoute-t-elle, viennent à l’être et disparaissent mais la "Vie" semble être le nom du mouvement infini qui confère la forme et la dissout en général. Aucune vie déterminées n’épuise la Vie16. »
On ne saurait mieux dire. De cette vie vivante, en revanche, la science contemporaine n’a pas grand-chose à dire, et la technoscience encore moins. Ce n’est point parce qu’elle manque d’intelligence ou de cohérence, mais, tout simplement, parce que ce n’est pas son objet. Le grand biologiste qu’est le Prix Nobel François Jacob avait eu la modestie — et le courage — de le reconnaître dans un livre, La Logique du vivant, publié en 1972 : « On n’interroge plus la vie aujourd’hui dans les laboratoires. »
L’incarnation, qui n’appartient pas aux seuls chrétiens, redevient donc plus « scandaleuse » que jamais, au sens combatif du terme.
Jean-Claude Guillebaud, La vie vivante, contre les nouveaux moribonds.
Les Arênes, 2011
Chapitre 8 : La chair du monde
Notes
1. Albert Rouet, J’aimerais vous dire. Entretien avec Dennis Gira, Bayard, 2009, p. 107.
2. J’ai longuement développé ce débat théologique dans La Tyrannie du plaisir, op. cit.
3. John Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité. Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l’ère chrétienne au XIVe siècle, Gallimard
4. Michel Onfray, Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaire, Grasset, 2000 ; rééd. Le Livre de Poche, 2001.
5. Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes, in Œuvres en prose complètes, III, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 1400.
6. Georges Bernanos, La Grande Peur des bien-pensants, Le Livre de Poche, 1998 [préface de Bernard Frank], p. 96.
7. Pierre Boudot, Au commencement était le Verbe, Grasset, 1980, p. 85.
8. Emmanuel Mounier, L’Affrontement chrétien, op.cit., p. 57.
9. Jacques Le Goff et Nicolas Truong, Une histoire du corps au Moyen Âge, Liana Lévi, 2006, p. 40.
10. Johan Huizinga, L’Automne du Moyen Âge [Harlem, 1919], trad. du hollandais par J. Bastin, © 1989, Éditions Payot, © 2002, Éditions Payot & Rivages, « Petite bibliothèque Payot », 2006.
11. Ibid., p. 49.
12. Ibid., p. 151.
13. David Cayley, « Présentation » in Ivan Illich et David Cayley, La Corruption du meilleur engendre le pire, Actes Sud, 2007, p. 75.
14. Michel Henry, Incarnation, Seuil, 2000, p. 8-9.
15. Pierre Gisel (dir.), Le Corps, lieu de ce qui nous arrive. Approches anthropologiques, philosophiques, théologiques, Labor et Fidès, 2008, p. 10.
16. Judith Butler, « Le corps de Hegel est-il en forme : quelle forme ? », in Judith Butler et Catherine Malabou, Sois mon corps, op. cit., p. 70.
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11/05/2011
Joli mois de Mai
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« Le rappel de Mai 68 fait remonter à ma mémoire d'autres mois de mai.
Mai 40. Mon père s'évanouit en apprenant les nouvelles terribles de l'avancée allemande. Les premiers réfugiés arrivent. La valse des voitures officielles commence. Le gouvernement se replie sur Bordeaux. C'est l'affolement. Le monde de nos parents s'effondre. Tout ce qui paraissait établi, solide, solennel, respectueux, implose en quelques semaines. Nous avons dix-huit ans et nous apprenons que le pouvoir est mortel et que les puissants sont fragiles !
Mai 45. Dans une baraque d'un camp de concentration, j'agonise parmi les cadavres. Une villageoise allemande entre, puis recule devant le spectacle du charnier. Des insultes l'accueillent. Elle me regarde avec pitié et peut-être une forme d'amour. Je sombre dans le coma. Trois semaines plus tard, je suis autorisé à sortir de l'hôpital pour la première fois. La ville de Magdebourg est défoncée par les bombardements. Cauchemar, étonnement… Sur notre convoi de mille déportés, nous sommes une poignée de rescapés. Où sont les mois de mai de notre enfance, insouciants et gorgés de sève ? Nous avons vingt ans et nous portons déjà trop de morts.
Mai 54. Avec mes camarades, nous suivons avec douleur et colère la chute de Diên Biên Phu. Derrière chaque article, nous voyons un visage, un ami, des souvenirs de parachutage ou d'embuscades à la frontière de la Chine. Je reviens au Tonkin. L'avion atterrit à Hanoï, le temps d'une escale. Je dois prendre le commandement de ce qui reste du 1er BEP. Je marche une soirée et une nuit dans cette ville tant aimée, suspendue entre deux mondes, plus belle encore que dans mon souvenir. C'est la nuit du Vietnam, envoûtante, bruissante, faite de frôlements et de chants murmurés. Une part de nous-mêmes restera là, toujours, je le sais.
Mai 58. Dans le palais du gouverneur à Alger mis à sac par les insurgés, je vois mon patron, le général Massu tenter de contenir la foule. La passion est palpable. La IVe République est à bout de souffle. L'armée est prise dans un terrible engrenage. Je suis inquiet. Le 16 mai, encouragée par les militaires, une manifestation de musulmans s'avance vers le Forum. Des pieds-noirs les attendent. Lorsque les deux cortèges se rencontrent, des clameurs s'élèvent, des accolades sont rendues. Les martinets volent haut dans le ciel pur d'Alger. Je pleure de bonheur. La Résistance, la déportation, trois séjours en Indochine, l'Algérie, Suez… Les épreuves de notre génération semblent soudain justifiées.
Mai 61. Dans une cellule de la prison de la Santé, je prépare mon procès. Lors du putsch d'Alger, j'ai suivi le général Challe et je suis devenu un officier rebelle. Dans les jours suivants, je peux être fusillé ou lourdement condamné. Je ne cesse de faire et refaire l'engrenage des événements, des rencontres et des engagements imbriqués qui m'ont conduit entre ces murs. Alors j'écris, je lis, je fixe des heures durant le mur lépreux, je pense à ces hommes que j'ai entraînés dans la révolte. C'est un mois de mai lourd et sombre. La beauté et le ciel appartiennent à d'autres.
Mai 68. Responsable du personnel de plusieurs usines dans la région lyonnaise, je porte un costume civil après cinq ans et demi de détention criminelle. L'usine est en grève. Comme à Alger dix ans plus tôt, l'esprit de révolution souffle sur les hommes. J'en connais les dangers et les illusions. Mais je comprends en partie cette jeunesse qui porte l'espérance d'un monde meilleur. Les mois de mai se confondent désormais dans ma mémoire. Comme tous ceux qui ont eu vingt ans, il y a si longtemps, je vois chaque année à cette époque renaître les souvenirs entremêlés. Des ombres nous accompagnent : espérances fracassées, camarades oubliés, engagements incompris, souffrance du corps usé. Mais le chant du monde est là, étranger à la lâcheté et à la cruauté des hommes. La beauté est fragile et mystérieuse. Des enfants passent dans la rue, courent dans le jardin. Tout leur est offert. Qu'en restera-t-il ? Tout nous a été donné. Qu'en reste-t-il ? Peut-être simplement le besoin de la contemplation. C'est l'éblouissement et l'espérance des derniers mois de mai. »
Hélie de Saint-Marc, Le Figaro (Mai 2008)
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10/05/2011
Les "französichs"
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« Puisqu'il faut que quelqu'un se dévoue... quitte à me faire quelques nouveaux amis... je vais me répéter : il n'y a pas eu dans toute l'Europe occupée, de citoyens plus enclins au "balançage" que les französichs. Délateurs, anonymographes, faisant la queue dès potron-minet aux guichets des Kommandantur, dénonçant les tapeurs de faux tiquets, les fraudeurs d'étoiles jaunes ou tout simplement le voisin de palier qui venait de recevoir du jambon d'Auvergne, ou la petite blonde d'en face qui "ne voulait rien savoir". Il paraît qu'à la fin, les fritz ne décachetaient même plus les enveloppes. Les services étaient saturés.
Tout ça n'est pas bien grave. Des remarques, c'est tout. Je ne règle pas de comptes. J'en veux à personne. Je pardonne tout. Pour que tout soit bien net, j'ajouterais même ceci : je préfère les lâches aux héros. Les premiers sont fragiles, friables, inquiêts, en final assez démunis. Les seconds me font franchement peur. Ils ont presque toujours un pistolet chargé dans la tête, un meurtre qui mijote au bain-marie quelque part dans leur cerveau plein de rêves d'exploits.
Le héros d'alors était ce genre de type qui vous flinguait un soldat allemand dans le métro. Bravo, bravo ! Mais le lendemain une affiche rouge informait la population que cinquante hotages avaient été fusillés contre le mur de la Santé. Vous auriez pu être un de ces otages. Pensez-y avant d'applaudir. On peut échapper aux mouchards, beaucoup plus rarement aux héros. Personnellement, je me souviens d'avoir toujours fait très gaffe aux uns comme aux autres. Pas causant. Au bistrot, par exemple, ou dans la queue devant l'épicier, lorsqu'un de mes bouillants compatriotes exhaltait les succès militaires de la Wermarcht, je ne me serais jamais avisé de le contredire, approuvant au contraire quitte à « en remettre ». Les lieux publics étaient pleins, comme ça, de provocateurs qui passaient par là, vous glissaient un petit mot, guettaient la réponse et vous envoyaient au poteau. Beaucoup sont morts, des gens bien innocents d'avoir répondu étourdiment à leur concierge. La Résistance aurait-elle fait plus de mal que de bien ? Question à ne pas poser même trente-cinq ans après. Mais j'ai toujours eu un sens inné de ce qu'il ne faut pas écrire. Ca dérange les "paranoïaques".
Des années plus tard, on peut toujours raconter qu'on a abrité des parachutistes anglais, zigouillé des feldwebel, niqué des "souris grises", rendu Himler maboul à force de malice. Mais lorsqu'on est dans la mouise, il y va un peu différemment. Et nous y étions ! Pour subsister, nous autres (je parle des enfants du quartier) n'ayant pas le privilège d'opérer dans le marché noir, d'exporter des métaux non ferreux, ni de construire le mur de l'Atlantique, ni de diner chez les Abetz, on volait des vélos. Combien ? J'ai oublié. Des cycles pas toujours pimpants qu'on échangeait chez les commerçants "honnêtes" contre de la margarine, quelques litres de pinard trafiqué, ou mieux encore, de ces boissons bizarres, qui s'appelaient des trucs comme "Kina roc", des elixirs qui vous dégringolaient tout droit dans les godasses, parfois aussi contre des Gauloises piquées par des types qui travaillaient à la Régie. Tout le monde volait un petit peu. Fallait bien. »
Michel Audiard, Paris-Match n° 1525, 18 août 1975
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Ou ça se terminera très mal par un étripage général et des effondrements de gratte-ciel
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« Cousteau - L’Amérique a mis le doigt dans un drôle d’engrenage. La voilà lancée à plein dans la Weltpolitik… Impossible de savoir comment cette entreprise se terminera. Ça se terminera peut-être très bien, par l’établissement sur cette planète d’une sorte de pax americana, à base de Coca-Cola, de bulletins de vote et de télévision. Ou ça se terminera très mal par un étripage général et des effondrements de gratte-ciel. Je n’en sais rien. Et je ne me risque plus à faire aucune prévision. Les chances sont pourtant pour le grand bordel, parce que l’URSS ne cédera pas aux bonnes paroles et que tant que l’URSS existera, l’hégémonie américaine ne sera pas complète… »
Pierre-Antoine Cousteau et Lucien Rebatet, Dialogue de vaincus (1950)
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09/05/2011
Il pouvait y avoir du bonheur
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« Bruno par contre, il le savait, dissipait son âge mûr à la poursuite d'incertaines Lolitas aux seins gonflés, aux fesses rondes, à la bouche accueillante ; Dieu merci il avait un statut de fonctionnaire. Mais il ne vivait pas dans un monde absurde : il vivait dans un monde mélodramatique peuplé de canons et de boudins, de mecs top et de blaireaux ; c'était le monde dans lequel vivait Bruno. De son côté Michel vivait dans un monde précis, historiquement faible mais cependant rythmé par certaines cérémonies commerciales - le tournoi de Roland Garros, Noel, le 31 décembre, le rendez-vous bisannuel des catalogues 3 suisses. Homosexuel, il aurait pu prendre part au Sidathon ou à la Gay pride. Libertin, il se serait enthousiasmé pour le salon de l'érotisme. Plus sportif, il vivrait à cette même minute une étape pyrénnéene du tour de France. Consommateur sans caractéristiques, il accueillait cependant avec joie le retour des quinzaines italiennes dans son Monoprix de quartier. Tout cela était bien organisé, organisé de manière humaine ; dans tout cela, il pouvait y avoir du bonheur ; aurait-il voulu faire mieux, qu'il n'aurait su comment s'y prendre. »
Michel Houellebecq, Les particules élémentaires
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08/05/2011
L'identité des peuples
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« (...) Les partis politiques spécialisés dans la dénonciation anti-immigrés ne sont rien d'autre que des partis démagogiques petits-bourgeois, qui essaient de capitaliser sur les peurs et les misères du monde actuel en pratiquant la politique du bouc émissaire. L'expérience historique nous a montré vers quoi conduisent de pareils joueurs de flûte ! Il faut ici distinguer l'immigration et les immigrés. L'immigration est un phénomène négatif, puisqu'elle est elle-même le fruit de la misère et de la nécessité, et les sérieux problèmes qu'elle pose sont bien connus. Il est donc nécessaire de chercher, sinon à la supprimer, du moins à lui enlever le caractère trop rapide et trop massif qui la caractérise actuellement. Il est bien évident qu'on ne résoudra pas les problèmes du Tiers-monde en conviant ses populations à venir en masse s'installer dans les pays occidentaux ! En même temps, il faut avoir une vue plus globale des problèmes. Croire que c'est l'immigration qui porte principalement atteinte à l'identité collective des pays d'accueil est une erreur. Ce qui porte atteinte aux identités collectives, c'est d'abord la forme d'existence qui prévaut aujourd'hui dans les pays occidentaux et qui menace de s'étendre progressivement au monde entier. Ce n'est pas la faute des immigrés si les Européens ne sont plus capables de donner au monde l'exemple d'un mode de vie qui leur soit propre ! L'immigration, de ce point de vue, est une conséquence avant d'être une cause : elle constitue un problème parce que, face à des immigrés qui ont souvent su conserver leurs traditions, les Occidentaux ont déjà choisi de renoncer aux leurs. L'américanisation du monde, l'homogénéité des modes de production et de consommation, le règne de la marchandise, l'extension du marché planétaire, l'érosion systématique des cultures sous l'effet de la mondialisation entament l'identité des peuples beaucoup plus encore que l'immigration. (...) »
Alain de Benoist, C'est-à-dire
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07/05/2011
Nous paierons cela...
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« Des dizaines de revues colorées et au papier riche, accrochées aux pinces de kiosque ou étalées à l'éventaire, et bourrées de photos pornographiques. Du poil, du vagin, de l'étreinte homo ou hétérosexuelle en veux-tu en voilà. Des jambes écartées découvrant lèvres et clitoris. De la viande laquée ,bronzée, colorée, vendue pour que le regard impuisant s'en repaisse. Et l'ignoble jouissance feinte, yeux mi-clos, bouche ouverte, lèvres humides de ces steaks aux pamoisons photograhiées. Comment ne pas comprendre le barbare si un jour il prend ça au sérieux, dans sa simple cervelle et s'il viole tout ça sauvagement et à la chaîne ? Cris des donzelles dont la viande en papier deviendra chair à torture! L'Occident lui offre ce spectacle. C'est lui l'homo aux yeux mi-clos, fardé, le muscle gonflé au "body-building" et que l'on sodomise. (Dans certaines revues, le sodomisateur est très souvent un énorme noir...). C'est lui, la fille aux cuisses ouvertes et dont le sexe bée en appelant la pénétration, la fille à quatre pattes et qui propose son arrière train. C'est lui qui se masturbe, qui partouze, qui étale sa nudité sure le divan ou l'écartèle sur la fourure. C'est lui, l'Occident vautré dans le luxe, éclairé avec force sophistication d'une chambre ou d'un paysage et qui gémit sa soumission. Cette viande défaite et bonne à être écrasée, elle est la nôtre. Nous paierons cela. »
Jean Cau, Contre-attaques
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06/05/2011
Implosion du sens...
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« Implosion du sens dans les médias. "Nous sommes dans un univers où il y a de plus en plus d’information, et de moins en moins de sens". les médias sont devenus "une gigantesque force de neutralisation, d’annulation du sens". L’information, contrairement à ce que l’on croit, est une sorte de trou noir, "c’est une forme d’absorption de l’événement". Implosion du social dans les masses. Les sociétés occidentales sont d’abord passés de la caste à la classe, puis de la classe à la masse. Aujourd’hui les masses ne sont pas aliénées, mais opaques : recherchant le spectacle plus que le sens, elles se transforment en "majorités silencieuses" qui absorbent l’énergie sociale sans la réfléchir ou la restituer, qui avalent tous les signes et les font disparaître elles aussi dans un "trou noir". L’homme devient lui-même un "pur écran" qui absorbe tout ce que distillent les réseaux. La machine, autrefois, aliénait l’homme. Avec l’écran interactif, l’homme n’est plus aliéné, mais devient lui-même partie d’un réseau intégré. "Nous sommes dans l’écran mondial. Notre présent se confond avec le flux des images et des signes, notre esprit se dissout dans la surinformation et l’accumulation d’une actualité permanente qui digère le présent lui-même". L’homme virtuel est un "handicapé moteur, et sans doute aussi cérébral". "L’écran interactif", explique Baudrillard, "transforme le processus de communication, de relation de l’un à l’autre, en processus de communication, c'est-à-dire de réversibilité du même au même. Le secret de l’Interface, c’est que l’Autre y est virtuellement le Même […]. On est passé de l’enfer des autres à l’extase du même, du purgatoire de l’altérité aux paradis artificiels de l’identité". "L’image de l’homme assis et contemplant, un jour de grève, son écran de télévision vide, vaudra un jour comme une des plus belles images de l’anthropologie du XXème siècle". »
Alain de Benoist, citant Jean Baudrillard, dans son article Jean Baudrillard, sociologue de la séduction, in Nouvelle Ecole, n°: 57 - 2007
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05/05/2011
Je suis d'une naissance trop haute pour appartenir à quelqu'un
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« La masse des hommes servent l'Etat non comme des hommes, mais comme des machines, avec leurs corps. Ils sont l'armée permanente, et la milice, et les geôliers, et les constables, la force publique. Il n'y a plus ici exercice libre du jugement ou du sens moral. Peut-être pourrait-on en fabriquer qui fonctionneraient aussi bien. Ces hommes-là s'élèvent à la dignité d'un épouvantail en torchis ou d'un tas de boue. Cependant de tels hommes sont généralement considérés comme de bons citoyens. D'autres, - comme les législateurs, les politiciens, les hommes de loi, les ministres, les fonctionnaires, - mettent, eux, leur intelligence au service de l'Etat, et comme il est rare qu'ils soient capables de faire quelque distinction morale, ils sont bien aussi propres à servir le diable qu'à servir Dieu. Un très petit nombre, tels les héros, les patriotes, les martyrs, les réformateurs, dans le grand sens du mot, et les hommes, servent aussi l'Etat, mais avec leurs consciences. Nécessairement ils résistent : et l'Etat les traite en ennemis. Un sage voudra être utilisé comme homme; il ne consentira pas à être de "l'argile" avec quoi "boucher un trou pour arrêter le vent". Il laisse cet office à ses cendres.
Je suis d'une naissance trop haute pour appartenir à quelqu'un,
Pour être soumis à un contrôle
Ou pour être l'utile serviteur et l'instrument
De n'importe quel maître au monde. »
Henry David Thoreau, De la désobéissance civile
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Faire semblant... refouler...
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« On pourrait surtout rendre compte par là de ce mal des entreprises dans lequel il faut reconnaître, même en ces temps lourds de tant d'autres angoisses, une souffrance très grave: le sentiment poignant de faire semblant. Ce mal, tout dans notre société le refoule et le nie. Haro sur les travailleurs du service public qui osent s'en dire atteints ! Souffrance interdite, non prévue par le code, et tolérable seulement chez ceux qui n'ont pas les moyens de s'exprimer ! Pourtant qui contemple les gens des entreprises d'un œil non habitué sent à quel point elle leur colle à la peau. Quelque chose empêche la vie d'entrer dans ces lieux, une ombre qui flotte, le soir, dans les bureaux déserts, dans les ateliers soudain inquiétants. Quelque chose fêle les rires, les relations, les amitiés. La vie n'habite pas ici. Elle n'y a pas sa place. On veut la lui donner, on amène des photos d'enfants, des bouquets, des confidences. Ou on prend des mines, on feint de s'exalter sur des chiffres. Mais la vie reste aux portes de l'Entreprise, aux portes des cœurs de ceux qui y travaillent, aux portes de notre société. Elle est comme une puissante mendiante qui erre et tourne, on entend son souffle et l'absence de ce souffle révèle et creuse est effrayante. Si l'on est si résigné dans les entreprises, ce n'est pas tant qu'on manque de courage, c'est peut-être qu'on préfère de repérables, de familières souffrances à la vérité de ce qui manque. »
Jean Sur, Une alternative au management
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04/05/2011
Car je vis et je connus l’essence de toute essence (de tout être), l’abîme et le fondement
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Merci à l'ami Restif pour m'avoir communiqué l'extrait qui suit...
« Je n’ai jamais cherché à connaître quelque chose du mystère divin ; je savais encore moins comment je devais le chercher ou le trouver. Et aussi je n’en savais rien, comme c’est le cas des simples laïcs. J’ai uniquement cherché le cœur de Jésus-Christ, pour m’y réfugier devant la colère terrible de Dieu et les assauts du diable ; et je priais Dieu ardemment pour qu’il m’envoie son Esprit et sa grâce, et je lui demandais de me bénir, et de me conduire, et de m’enlever ce qui me détournait de Lui, et de me rendre complètement à Lui, pour que vécût non point ma volonté, mais bien la sienne, et je lui demandais que ce fût Lui seul qui me dirigeât, pour que je devinsse son enfant, dans son Fils Jésus-Christ. Et dans cette recherche intense (où j’ai subi des attaques sévères, mais que je ne voulais point abandonner, dussé-je y laisser ma vie), dans mon désir ardent enfin la porte s’ouvrit devant moi et j’ai plus vu et connu en un quart d’heure que si j’étais resté de longues années dans une Université. Ce dont je m’étonnais grandement, [car je] ne savais ce qui se passait en moi, et mon cœur se tourna vers la louange de Dieu. Car je vis et je connus l’essence de toute essence (de tout être), l’abîme et le fondement. Ensuite, la naissance de la Sainte Trinité et l’origine et le fondement de ce monde et de toutes les créatures dans la Sagesse divine. Et je connus et je vis en moi-même les trois mondes, c’est-à-dire : le monde divin, angélique ou paradisiaque, le monde des ténèbres, fondement de la nature ignée, et ce monde extérieur et visible comme une créature engendrée ou bien exprimée par les deux autres mondes spirituels. Je vis et je connus toute l’essence, dans le bien et le mal, et comment l’un est fondé sur l’autre et en provient... ce qui, non seulement m’étonna, mais aussi me réjouit grandement ! »
Jakob Böhme, Epistolae theosophicae, XII, 8 - Lettre à Caspar Lindner (1624)
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Pour le régal des cochons errants
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« Le monde moderne, las du Dieu vivant, s’agenouille de plus en plus devant des charognes et nous gravitons vers de telles idolâtries funèbres que, bientôt, les nouveau-nés s’en iront vagir dans le rentrant des sépulcres fameux où blanchira, désormais, le lait de leurs mères. Le patriotisme aura tant d’illustres pourritures à déplorer que ce ne sera presque plus la peine de déménager les nécropoles. Ce sera comme un nouveau culte national, sagement tempéré par le dépotoir final où seront transférés sans pavois – pour faire place à d’autres – les carcasses de libérateurs et les résidus d’apôtres, au fur et à mesure de leur successive dépopularisation.
Lorsque Marat eut achevé son ignoble existence, "on le compara", dit Chateaubriand, "au divin auteur de l’Evangile. On lui dédia cette prière : Cœur de Jésus, cœur de Marat ! ô sacré Cœur de Jésus, ô sacré cœur de Marat ! Ce cœur de Marat eut pour ciboire une pyxide précieuse du garde meuble. On visitait dans un cénotaphe de gazon, élevé sur la place du Carrousel, le buste, la baignoire, la lampe et l’écritoire de la divinité. Puis, le vent tourna. L’immondice, versée de l’urne d’agate dans un autre vase, fut vidée à l’égout".
La poésie moderne, devenue l’amie de la canaille, devait finir comme l’Ami du Peuple. Madame se meurt, Madame est morte, Madame est ensevelie, non dans la pourpre ni dans l’azur fleurdelisé des monarchies, mais dans la défroque vermineuse du populo souverain, et voici de bien affreux croque-morts pour la porter en terre. Toute la crapule de l’univers, en personne ou représentée, défilant pendant six heures, de l’Arc de Triomphe au Panthéon.
Il eût été si facile, pourtant, et si simple, de faire la levée de ce cadavre à coups de souliers, de le lier par les pieds avec des câbles de trois kilomètres et d’y atteler dix mille hommes, qui l’eussent traîné dans Paris, en chantant La Marseillaise ou Derrière l’Omnibus, jusqu’à ce que chaque pavé, chaque saillie de trottoir, chaque balustre d’urinoir public eût hérité de son lambeau, pour le régal des cochons errants ! »
Léon BLOY, Le désespéré
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03/05/2011
Qui donc parlera pour les muets, pour les opprimés et les faibles, si ceux-là se taisent, qui furent investis de la Parole ?
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« La Justice et la Miséricorde sont identiques et consubstantielles dans leur absolu. Voilà ce que ne veulent entendre ni les sentimentaux ni les fanatiques. Une doctrine qui propose l’amour de Dieu pour fin suprême a surtout besoin d’être virile, sous peine de sanctionner toutes les illusions de l’amour-propre ou de l’amour charnel. Il est trop facile d’émasculer les âmes en ne leur enseignant que le précepte de chérir ses frères, au mépris de tous les autres préceptes qu’on leur cacherait. On obtient de la sorte, une religion molasse et poisseuse, plus redoutable par ses effets que le nihilisme même.
Or, l’Evangile a des menaces et des conclusions terribles. Jésus, en vingt endroits, lance l’anathème, non sur des choses, mais sur des hommes qu’il désigne avec une effrayante précision. Il n’en donne pas moins sa vie pour tous, mais après nous avoir laissé la consigne de parler « sur les toits », comme il a parlé lui-même. C’est l’unique modèle et les chrétiens n’ont pas mieux à faire que de pratiquer ses exemples. Que penseriez-vous de la charité d’un homme qui laisserait empoisonner ses frères, de peur de ruiner, en les avertissant, la considération de l’empoisonneur ? Moi, je dis qu’à ce point de vue la charité consiste à vociférer et que le véritable amour doit être implacable. Mais cela suppose une virilité, si défunte aujourd’hui, qu’on ne peut même plus prononcer son nom sans attenter à la pudeur...
Je n’ai pas qualité pour juger, dit-on, ni pour punir. Dois-je inférer de ce bas sophisme, dont je connais la perfidie, que je n’ai pas même qualité pour voir, et qu’il m’est interdit de lever le bras sur cet incendiaire qui, plein de confiance en ma fraternelle inertie, va, sous mes yeux, allumer la mine qui détruira toute une cité ? Si les chrétiens n’avaient pas tant écouté les leçons de leurs ennemis mortels, ils sauraient que rien n’est plus juste que la miséricorde parce que rien n’est plus miséricordieux que la justice, et leurs pensées s’ajusteraient à ces notions élémentaires.
Le Christ a déclaré "bienheureux" ceux qui sont affamés et assoiffés de justice, et le monde, qui veut s’amuser, mais qui déteste la Béatitude, a rejeté cette affirmation. Qui donc parlera pour les muets, pour les opprimés et les faibles, si ceux-là se taisent, qui furent investis de la Parole ? »
Léon BLOY, Le désespéré
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01/05/2011
Message aux écologistes intégristes qui voudraient vivre à l'ère des cavernes...
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« Nous tenterons de justifier notre opposition à la nature : on oublie trop facilement qu'elle-même, dans ses manifestations les plus typiques le champ, la forêt, le chemin, etc. résulte d'une conquête de l'homme et d'un patient labeur. On ne peut écrire qu'une histoire de la campagne. Le contemplateur de ses harmonies regarde la fin ou le décor, il néglige les moyens, la machinerie sous-jacente. Il a fallu, pendant des générations, débroussailler, planter, tailler, élaguer, aligner : les végétaux et les animaux, à leur tour, exposent des options et des opérations. Bref, la nature n'est pas naturelle.
À cette prétendue réalité en soi née de l'art qui dépasserait l'homme, le précéderait et même l'inspirerait, et qu'il devrait, en conséquence, préserver et respecter, reconnaissons au moins une caractéristique majeure : elle s'offre à nos élaborations. Elle constitue une sorte de matériauplastique qui permet et appelle les transformations ; en somme, la nature invite, non pas à la conservation, mais à l'artificialité. Elle ne demande qu'à être manipulée, brassée, réglée. »
François Dagognet, La Maîtrise du vivant, Hachette, 1988.
Comme le laissait entendre l'auteur de l'oeuvre de SF titanesque, "Dune", Frank Herbert, il n'y a de pensée écologique possible que celle de la Terraformation prochaine de la Terre.
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Et le plus important :
"2 : 5 Lorsque l'Éternel Dieu fit une terre et des cieux, aucun arbuste des champs n'était encore sur la terre, et aucune herbe des champs ne germait encore : car l'Éternel Dieu n'avait pas fait pleuvoir sur la terre, et il n'y avait point d'homme pour cultiver le sol.
2 : 6 Mais une vapeur s'éleva de la terre, et arrosa toute la surface du sol.
2 : 7 L'Éternel Dieu forma l'homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant.
2 : 8 Puis l'Éternel Dieu planta un jardin en Éden, du côté de l'orient, et il y mit l'homme qu'il avait formé.
2 : 9 L'Éternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toute espèce, agréables à voir et bons à manger, et l'arbre de la vie au milieu du jardin, et l'arbre de la connaissance du bien et du mal.
2 : 10 Un fleuve sortait d'Éden pour arroser le jardin, et de là il se divisait en quatre bras.
2 : 11 Le nom du premier est Pischon ; c'est celui qui entoure tout le pays de Havila, où se trouve l'or.
2 : 12 L'or de ce pays est pur ; on y trouve aussi le bdellium et la pierre d'onyx.
2 : 13 Le nom du second fleuve est Guihon ; c'est celui qui entoure tout le pays de Cusch.
2 : 14 Le nom du troisième est Hiddékel ; c'est celui qui coule à l'orient de l'Assyrie. Le quatrième fleuve, c'est l'Euphrate.
2 : 15 L'Éternel Dieu prit l'homme, et le plaça dans le jardin d'Éden pour le cultiver et pour le garder."
Genèse 2 : 5-15
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30/04/2011
La Métanoïa : premiers pas sur le chemin de la guérison
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par le Père Philippe Dautais
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Le mot métanoïa est traduit par " pénitence " ou par " repentance ", mots devenus suspects en Occident, tant ils sont entachés d'une spiritualité doloriste. Métanoïa signifie " au-delà de nous ", au-delà de l'intellect, de notre raison rationnelle et se rapporte à un mouvement de conversion ou de retournement par lequel lhomme s'ouvre à plus grand que lui-même en lui-même. Le repentir est une ré-orientation du désir qui s'exprimait par rapport au monde et qui maintenant est orienté vers Celui qui est Source de désir en nous car il est Source de vie.
Appel à la synergie, à une rencontre, le repentir est le retour de la créature exilée vers le Créateur, ascension pour passer du terrestre au céleste, du conditionné vers la liberté. Tous les prophètes ont crié au peuple : Convertissez-vous, revenez (Is 21,12) ; Faites-vous un coeur nouveau et un esprit nouveau car je ne désire pas la mort de celui qui meurt mais qu'il se convertisse et qu'il vive, dit le Seigneur (Ez 18,31-32) ; ou encore : Revenez et détournez-vous de toutes vos transgressions afin que l'iniquité ne cause pas votre ruine (Ez 18,30), que vous ne soyez pas enfermés dans les conséquences de vos propres actes. Jean-Baptiste, dernier des prophètes, introduit la venue du Christ par un appel à la métanoïa : Repentez-vous car le royaume des cieux est proche (Mt 3,2). Il baptise d'eau pour amener à la repentance et préparer la venue du Seigneur (Mt 3,11). La repentance est ici l'attitude nécessaire pour rencontrer le maître : Il y a quelqu'un au milieu de vous que vous ne connaissez pas (Jn 1,26).
L'homme enfermé en lui-même, réduit à son individualité naturelle, immergé dans les soucis de la vie temporelle, s'aliène aux nécessités de la survie existentielle : s'installent la peur de manquer, l'angoisse de l'insécurité, la hantise de la solitude, qui trop souvent font prendre des décisions qui engendrent des conséquences fâcheuses et alourdissent le fardeau du quotidien. Cette aliénation au monde visible, extérieur à cet univers clos où tout est référé à nos perceptions et à nos conceptions, c'est le mouvement de l'égocentrisme. Celui-ci est l'expression d'une non-relation qui mène à la mort. Au coeur de cet exil, tel l'enfant prodigue qui a dissipé sa part d'héritage, chacun a la liberté de s'ouvrir. Quand toutes les portes sont fermées, quand nous sommes face à un mur, qu'il n'y a plus de solution existentielle ni psychologique, Celui qui habite au coeur de nous-mêmes nous invite à relever la tête (Gn 4,7). Nous sommes invités à la relation, c'est ici le sens de l'épreuve, conviés à nous ouvrir à l'autre, à accepter la main tendue, à accepter d'être aidés. Pour apprécier le don de la relation, il faut le plus souvent avoir désespéré de ses propres prétentions à vouloir atteindre le but par soi-même, avoir désespéré de ses propres capacités à vouloir réaliser son bonheur selon ses propres conceptions, avoir reconnu ses manques et ses faiblesses pour donner place à l'autre, au tout Autre.
La rupture d'avec l'intime en nous s'exprime dans une schize par laquelle nous devenons étrangers à nous-mêmes (habitant une terre lointaine, étrangère) (Lc 15,11;32) et vivons l'autre comme un étranger. Ayant éprouvé l'exil et ayant à nouveau soif de la relation, tel l'enfant prodigue réduit à l'état animal se souvient de Celui qui est un appel vivant en nous, nous marchons sur le chemin du retour.
La métanoïa n'est pas de notre propre initiative mais elle est une réponse à l'appel que Dieu ne cesse d'adresser à chacun au coeur de la vie existentielle : Le Seigneur m 'a appelé dès ma naissance dit Isaïe (Is 49,1 ; cf. Ga 1,15) ; ou : Nul ne peut venir à Moi, si le Père qui m'a envoyé ne l'attire (Jn 6,44). Cependant elle se fonde sur notre décision, sur notre libre réponse : Fais-moi revenir et je reviendrai (Jn 32,18). Ainsi elle nous introduit dans un dialogue qui était interrompu car Dieu était vécu comme un absent. En ce sens, penser à Dieu ou sur Dieu, spéculer au sujet de Dieu est le fait de l'homme idolâtre, étranger au repentir. Quand nous sommes face à l'autre, nous n'avons plus à penser à lui mais à le rencontrer, car on ne pense qu'aux absents. Comme le souligne le Père Sophrony : Se repentir du péché n'est possible et approprié que là où existe une relation personnelle avec Dieu personnel. C'est dans la rencontre, dans la lumière divine que nous prenons conscience d'avoir blessé l'Amour, méprisé la relation.
C'est un chemin qui se vit en trois étapes :
La première, comme le montre la parabole de l'enfant prodigue, se fonde sur un mouvement d'intériorité dans lequel l'homme se souvient de Dieu et s'affranchit de l'oubli. Ce mouvement peut être suscité par une expérience particulière dite du " numineux " ou par la maladie, l'échec, l'épreuve... de toute façon par une intervention divine. Par cette grâce, il entend l'appel divin et s'éveille en lui l'exigence intérieure.
Dans un deuxième temps, mû par une décision très déterminée et par un heureux usage de sa volonté, l'homme se met en route et soigne sa paresse. Dés que s'exprime le désir du retour à Dieu ou dés que l'homme veut mettre en pratique les commandements divins, se lèvent en lui des résistances, se révèlent des passions qui lui font la guerre et veulent le détourner du but. Une grâce particulière accompagne le pénitent ; elle permet de voir les obstacles, aide à en prendre conscience, à les nommer, à les accepter pour une transformation. Ainsi dans la pénitence 1'homme acquiert la connaissance de son état pathologique et marche vers sa guérison.
Cette décision, qui fonde tout chemin spirituel, naît la confiance en Dieu, s'affermit par et dans la prière et pose un acte de foi dans l'amour de Dieu qui nous sauve ou nous guérit de l'angoisse du péché et assure cette conversion.
Selon le père spirituel du monastère Saint Macaire en Egypte, Matta El Maskîne : La prière est l'expression même de ce retour a Dieu et représente une véritable conversion. Elle exprime cette aspiration à la plénitude, ce désir infini déposé au fond de nous que le fini ne peut combler. Elle est une réponse à l'exigence intérieure qui ne peut se satisfaire de la conformité aux croyances extérieures.
Dans un troisième temps, l'homme prend ainsi conscience de son état intérieur, le confesse et sort de l'ignorance. L'oubli, la paresse et l'ignorance sont les trois racines de toutes nos pathologies ; elles sont la triple expression de la négligence. Dans cette révélation, l'homme est amené à reconnaître puis à accepter son état. L'acceptation de sa misère est en soi un appel à la miséricorde divine qui s'exprime par la compassion et le pardon du Père qui court avec joie vers soi fils.
Le repentir nous réintroduit dans la relation de filiation. Il est renoncement à 1a tentation maladive de vouloir se sauver soi-même, ce qui, selon saint Grégoire de Nazianze, est la meilleure façon d'échapper au salut. Il n'est pas tant la recherche d'un dépassement qu'une acceptation libre de notre condition, de nos limites, de notre faiblesse, dans le sens où le dit saint Paul : C'est quand je suis faible, qu'alors je suis fort (2 Co 12,10). Se repentir signifie croire en Dieu et non en sa propre suffisance, c'est se jeter dans les bras de Dieu, accepter le pardon divin ou se laisser vaincre par l'amour du Père qui vient à la rencontre du Fils. C'est entrer dans la béatitude céleste, participer à la joie angélique : Il y a plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur repentant que pour nonante-neuf justes qui n 'ont pas besoin de repentance (Lc 15,7).
Le repentir est le premier don de Dieu sur le chemin de la guérison, aspiration à une vie plus haute, à une spiritualisation. Par lui et par la grâce de l'Esprit-Saint va s'opérer une réconciliation avec le Seigneur qui a fait irruption dans le coeur. La conscience va s'ouvrir, s'élargir et deviendra apte à écouter, accueillir la Parole qui convient à la croissance intérieure pour la guérison de l'âme.
La grande rupture avec le monde n'est pas au moment de la mort corporelle mais au moment où l'homme accepte la réalité de 1a Présence de Dieu avec lui. À cet instant, l'Emmanuel (" Dieu avec nous ") naît dans le coeur, unit les deux natures (divine et humaine) séparées et opère une re-création de tout l'être.
Plus nous approchons de Dieu, plus il nous révèle nos ombres, lieux des refus de son amour. Plus nous découvrons l'abîme qui nous sépare de lui, plus s'éclaire notre réalité intérieure, plus s'affermit notre désir le changement. La métanoïa engage un processus de changement constant de notre être qui s'humilie par sa propre volonté mais ressuscite par la grâce, dit le Père Matta El Maskîne. S'humilier veut dire ici accepter sa réalité telle qu'elle est, sortie des illusions et de tout a priori sur soi-même. C'est se dépouiller du vieil homme pour revêtir l'homme nouveau, accepter de mourir à tout mouvement de mort pour une Résurrection. Le repentir est un deuxième baptême, il est une repose à lamour dun Dieu qui sest humilié jusqu'à la mort sur la croix afin que nous soyons déifiés par sa grâce.
L'esprit de métanoïa est l'esprit de la communion où l'homme se donne totalement à Dieu qui se donne totalement. Il consiste à tout remettre en Christ, depuis chaque souci du quotidien jusqu'à notre chemin même, car c'est lui qui nous mène à la victoire, à condition qu'on lui permette d'agir en nous. Ainsi le repentir ne concerne pas des moments de notre vie mais doit se comprendre comme un chemin de vie qui s'approfondit par et dans la prière.
Dans la prise de conscience de notre enfer intérieur, il y a le danger du repli sur soi vers le sentiment pathologique de culpabilité. Il est lié à une image négative de Dieu qui hante notre vieille conscience et nous fait redouter un Dieu vengeur punisseur, dur, qui moissonne où il n'a pas semé et qui amasse où il n'a pas vanné (Mt 25, 24).
L'homme dans 1'univers morbide de la culpabilité est en rupture. Face à lui même, livré aux dynamismes de l'inconscient, il se juge. Sa conscience morale, informée par la loi qui dénonce toute injustice, le convainc qu'il est fautif. L'homme en proie au délire de la faute sent sa vitalité faiblir, il en fait 1'expérience presque physique, il se sent perdu, abandonné ; son horizon est totalement obscurci. Cette conscience de la faute peut revêtir une dimension particulière : celle de l'offense faite a Dieu. Offense qui rompt un lien, qui instaure une inimitié, puisque l'offense est en lui. Le plus souvent, identifiée au sentiment d'avoir mal agi, d'avoir manqué à une valeur, la personne porte un fardeau dont elle ne peut se libérer ni par les regrets ni par les remords. Il peut naître un sentiment d'abandon qui, projeté sur Dieu, donne limpression qu'il s'est détourné d'elle. Processus pathologique, mécanisme de la peur et du scrupule où la personne vit l'enfer de l'auto-accusation et s'enferme dans les conséquences de la faute.
Selon notre foi, selon l'accueil ou le refus de l'amour de Dieu, la conscience du péché peut engendrer soit un dynamisme du repentir, soit nous faire sombrer dans la culpabilité. La libération vient de Celui qui pardonne et qui nous libère de toute culpabilité et de toute mauvaise conscience : Si ta conscience te condamne, Dieu est plus grand que ta conscience (1 Jn 3,20). Saint Jean ajoute : Si nous confessons nos péchés, il est fidèle et juste pour nous les pardonner et pour nous purifier de toute iniquité (1 Jn 2,9). C'est ce dont témoigne toute la Bible et en particulier les chapitres Il et 12 du deuxième livre de Samuel. David, séduit par Bethsabée, femme d'Urie le Hittite, la fit venir vers lui et il coucha avec elle (2 S 11,4). Cette femme devint enceinte et le lui fit dire. David fit envoyer Urie au combat et s'arrangea pour qu'il fût tué (2 S 11). Dieu envoya le prophète Nathan auprès de David (2 S 12) pour lui révéler son péché : Pourquoi as-tu méprisé la parole du Seigneur en faisant ce qui est mal à ses yeux ? Tu as frappé de l'épée Urie le Hittite, tu as pris sa femme pour en faire ta femme et lui tu l'as tué par l'épée des fils d'Ammon.
David exprime avec justesse le mouvement de pénitence dans le Psaume 50 (51) dont nous pouvons retenir plusieurs aspects :
1. Il se situe face à Dieu et lance un appel confiant à la miséricorde divine : Aie pitié de moi, ô Dieu dans ta bonté, selon ta grande miséricorde efface mes transgressions (Ps 50,3).
2. Il exprime le désir d'une purification, d'un renouvellement, désir de baptême pour la rémission des péchés et la libération du passé : Lave-moi complètement de mon iniquité et purifie-moi de mon péché (Ps 50,4).
3. La conscience et la reconnaissance du péché qui habite en lui (Rm 7,20) et dont il ne peut se libérer sans le secours divin : Car je reconnais mes transgressions et mon péché est constamment devant moi (Ps 50,5). Confession du péché pour une condamnation de ce qui fait obstacle à la relation en nous-mêmes (Ps 50,12).
4. David prend la responsabilité de ses actes et accepte la sentence divine (Ps 50,6) c'est-à-dire, s'en remet à la justice divine dans une espérance infinie en sa miséricorde.
Le repentir implique de prendre la responsabilité de nos paroles et de nos actes. Adam, après sa transgression du commandement divin, interpellé par le Seigneur, nie sa responsabilité et la rejette sur la femme qui à son tour accuse le serpent (Gn 3,12-13). Attitude de justification, étrangère à l'esprit de la métanoïa, qui enferme l'homme dans les conséquences du mauvais usage de sa liberté et l'empêche de reconnaître sa réalité intérieure. Rejetant la responsabilité sur l'autre, nous nous posons en victimes et échappons à la nécessité de notre propre transformation. C'est le principe de l'aliénation.
Je suis celui qui porte les conséquences des erreurs parentales, familiales, sociales, éducatives, culturelles dont il est difficile de se libérer. Dans l'esprit du repentir, j'accepte de prendre la responsabilité de tout mon passé, puis ne pouvant le porter, je le remets au Christ dans une offrande rédemptrice. Ceci implique tout un travail intérieur pour sortir du refoulement d'un passé que je ne peux assumer mais dont la plaie est béante. Sont "engrammés" en moi toutes les blessures, traumatismes, souffrances de mon passé qui m'aliènent dans mon présent. Accepter de les nommer puis de les remettre à Celui qui est plus grand que moi en moi, c'est passer par la croix pour une résurrection, pour une transformation.
C'est par la croix que la joie est venue dans le monde.
(Matines de dimanche)
Ce faisant, je ne suis plus l'objet mais je deviens le sujet de ma propre histoire. Je cesse d'être un individu et je deviens une personne responsable. Cette responsabilité peut prendre une dimension universelle (cf. Lc 13,1-4).
Refusant d'accuser l'autre, un autre regard s'éveille en moi par lequel je perçois ma façon d'être face aux autres, aux situations et aux agressions. Dans cette démarche, où je suis renvoyé à moi-même, va naître un discernement sur ma réalité intérieure pour une " désidentification ", pour une libération. La métanoïa introduit un nouveau mode d'existence divino-humaine où l'homme n'est plus identifié aux aléas de la vie existentielle, où il n'est plus enfermé en lui-même mais où se révèle sa capacité de transcendance qui va le libérer de toute aliénation. Sollicité par Dieu, David reconnaît son péché, le confesse, en prend la responsabilité dans un désir de transformation, de renouvellement sur lequel Dieu va s'appuyer pour accomplir l'histoire du salut. Le repentir a su émouvoir les entrailles de miséricorde du Seigneur : David et Bethsabée engendreront Salomon, ancêtre du Christ.
La grande métanoïa est une pâque, un passage de l'avoir à l'être, c'est s'ouvrir à Celui qui vient vers nous, au jamais vu, jamais connu, jamais expérimenté, à la nouveauté créatrice, en écartant toutes nos conceptions, toute idée de Dieu, qui habitent notre vieille conscience.
Aie donc du zèle et repens-toi, voici je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte j'entrerai chez lui, je souperai avec lui et lui avec moi (Ap 3,20).
Cet article a paru dans la revue Le Chemin, no. 20, 1993.
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28/04/2011
Libéralisme ?
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« Le libéralisme naissant, à partir du XVIIIeme siecle, a donné lieu à une "critique de droite", qui le rappelait à la réalité de la nature humaine, et à une "critique de gauche", qui le condamnait au nom des pauvres et des humiliés. Le drame est que ces deux critiques se sont disjointes -et de façon telle que chacune d'elles, pour triompher de l'autre, a fini par s'allier a ce qui aurait du rester leur ennemi commun. »
Alain de Benoist, Dernière année
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27/04/2011
Y a-t-il ontologiquement beaucoup de réel dans les bourses ?
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« Y a-t-il ontologiquement beaucoup de réel dans les bourses, les banques, dans la monnaie de papier, dans les usines monstrueuses qui produisent des objets inutiles ou les armes de l'extermination de la vie, dans les discours des parlementaires et des avocats, dans les articles des journaux, y a-t-il beaucoup de réel dans la croissance des besoins inassouvis? Partout se découvre une mauvaise éternité qui ne connait pas d'accomplissement. »
Nicolas BERDIAEV, Un Nouveau Moyen Âge : Réflexions sur les déstinées de la Russie et de l'Europe, 1924
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26/04/2011
L'humour ne sauve pas
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« L'humour ne sauve pas ; l'humour ne sert en définitive à peu près à rien. On peut envisager les évènements de la vie avec humour pendant des années, parfois de très longues années, dans certains cas on peut adopter une attitude humoristique jusqu'à la fin; mais en définitive la vie vous brise le coeur. Quelles que soient les qualités de courage, de sang froid et d'humour qu'on a pu développer tout au long de sa vie, on finit toujours par avoir le coeur brisé. Alors on s'arrête de rire. Au bout du compte il n'y a plus que la solitude, le froid et le silence. Au bout du compte il n'y a plus que la mort. »
Michel HOUELLEBECQ, Les particules élémentaires
L'humour ne sauve pas... ouais... enfin ça dépend de sa qualité... de sa danse. Mais je comprends le désarroi de Houellebecq...
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25/04/2011
Notre monde est informe et refuse la forme qui est contrainte
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« Notre agonie est d'autant plus colorée qu'elle est haletante car la couleur permet de se passer de dessein et stupéfie si bien le regard qu'aucune réflexion ne se met en marche. On ne choisit plus, on ne décide plus. On s'abandonne à l'effet. On est drogué par l'image violente contemplée, yeux ouverts, comme vision psychédelique , couleurs sur les écrans, dans la rue, sur les vêtements, couleurs carnavalesques dans ces lieux hideux et fous que sont les hyper-marchés. Matraquage des regards pour qu'ils s'agrandissent au rythme même ou ils se vident . Ils ne s'agit plus d'enchanter et de séduire mais de droguer. Et même le noir n'est plus couleur de tragédie mais (cf.les motards vêtus de cuir) de violence vide et parade creuse. Autrement dit, notre monde est informe et refuse la forme qui est contrainte, enserre le bouillonnnat et nécessaire désodre dans ses traits et bride la licence , car "tout ce qui façonne pour la licence façonne pour la servitude"(Rousseau). »
Jean CAU, Contre-attaques
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La Tristesse est mon éternelle invitée
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« La tristesse est mon éternelle invitée. Combien je l'aime.
Elle n'est ni richement, ni pauvrement vêtue. Plutôt maigrichonne. Je crois qu'elle ressemble à ma mère. Elle parle peu ou pas. Tout chez elle est dans le regard, ni amer, ni faché. Mais existe-t-il des mots pour la décrire? Elle est infinie.
- La tristesse, c'est l'infini !
Elle vient le soir avec l'obscurité, silencieuse, imperceptiblement. Elle est déjà "là" au moment où on la croit encore loin. Ne se livrant jamais à la moindre objection, à la moindre contestation, elle mêle à tout ce que vous pensez sa touche discrète: et cette "touche" est infinie.
La tristesse est un reproche, une plainte, un manque. Je crois qu'elle s'est approchée de l'homme le soir où Adam a "goûté" au fruit de l'arbre et a été chassé du Paradis. Depuis lors, elle n'est jamais bien loin de lui. Toujours là "quelque part": mais elle ne se montre qu'au crépuscule. »
Vassily Vassilievich ROZANOV, Feuilles tombées
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23/04/2011
Nous baissons le regard et chacun rentre chez soi
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« Les ciels magnifiques de novembre n’allument plus que des reflets douloureux dans nos cœurs, d’être incarcérés en un monde sans issue. Si nous nous souvenions de ce que nous sommes, notre vaste passé pleins d’aventures et l’imprévu que c’est d’être dans l’univers, ces belles fins de journées aux lumières glorieuses nous pousseraient à des actes de désespoirs ; soit à nous réunir en d’intraitables conspirations. Mais rien, nous baissons le regard et chacun rentre chez soi. »
Baudouin de BODINAT, La vie sur Terre. Reflexion sur le peu d'avenir que contient le temps où nous sommes
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22/04/2011
Hémiplégies morales
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« Etre de gauche ou de droite, c'est choisir l'une des innombrables manières qui s'offrent à l'homme d'être un imbécile; toutes deux en effet sont des formes d'hémiplégies morales. »
José ORTEGA Y GASSET, La révolte des masses, préface, 1937
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21/04/2011
Des heures factices et vides
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« Ici, où l’économie rationnelle nous a déportés, tout est de la veille, hâtif, électrique et nouveau, et semble-t-il truqué, bruyant et fébrile, qu’une rapide décrépitude emporte. Les rues nouvelles ne se souviennent pas de nous, ni les cafés plusieurs fois neufs depuis que notre jeunesse s’y hasardait suivant les fantômes de l’autre siècle : assis là parmi cette laideur de toc et de clinquant, de bruits idiots, on s’y sent plus anciens et moins provisoire, on ne reconnaît rien autour de soi, ni les gens. On cherche à se souvenir de cet autrefois où nous étions, à la réflexion si proche ; comment l’après-midi s’égouttait paisiblement dans les cafés pleins d’ombre, comment l’âme trouvait à s’y délasser et comment revenant sur nos pas bien plus tard il nous semblait aller à sa rencontre. Mais les décors criards et les camelotes du retour d’investissement n’offrent que des heures factices et vides, la pensée s’y décourage, part en lambeaux, tout devient indifférent et comme posthume, et même celle qu’on y attend. »
Baudouin de BODINAT, La vie sur Terre - Reflexion sur le peu d'avenir que contient le temps où nous sommes
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