23/09/2009
La nouvelle extrême-droite, par Jean Robin
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Trouvé ce livre gratuit chez ILYS
En guise de réflexion...
23:51 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (3) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
07/09/2009
Dieu est mort
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
« La plus inouïe des littératures est résultée de ce blocus. C'est à se demander, vraiment, si Sodome et Gomorrhe que Jésus, dans son Évangile, a déclarées "tolérables", ne furent pas saintes et d'odeur divine, en comparaison de ce cloaque d'innocence.
Le grand jour approche ! -- La vie n'est pas la vie, -- Le Seigneur est mon partage, -- Où en sommes-nous ? -- L'éclair avant la foudre, -- L'horloge de la passion, -- Le ver rongeur, -- Gouttes de rosée, -- Pensez-y bien ! -- Le beau soir de la vie, -- L'heureux matin de la vie, -- Au ciel on se reconnaît, -- L'échelle du ciel, -- Suivez-moi et je vous guiderai, -- La manne de l'âme, -- L'aimable Jésus, -- Que la religion est donc aimable ! -- Plaintes et COMPLAINTES du Sauveur, -- La vertu parée de tous ses charmes, -- Marie, je vous aime, -- Marie mieux connue, -- Le catholique dans toutes les positions de la vie, etc. Tels sont les titres qui sautent à l'oeil, aussitôt qu'on regarde une boutique de livres dévots.
Et il ne faudrait pas se hâter de croire à d'insignifiantes plaquettes. L'aimable Jésus, à lui seul, a trois volumes. La bêtise de ces ouvrages correspond exactement à la bêtise de leurs titres. Bêtise horrible, tuméfiée et blanche ! C'est la lèpre neigeuse du sentimentalisme religieux, l'éruption cutanée de l'interne purulence accumulée en un douzaine de générations putrides qui nous ont transmis leur larcin !
Une inqualifiable librairie de la rue de Sèvres vend ceci, par exemple : Indicateur de la ligne du ciel. Un tout petit papier de la dimension d'un paroissien, pour y être inséré comme une pieuse image. La première page offre précisément la vue consolante d'un train de chemin de fer, sur le point de s'engouffrer dans un tunnel, au travers d'une petite montagne semée de tombes. C'est "le tunnel de la mort" au-delà duquel se trouve "le Ciel, l'Éternité bienheureuse, la Fête du Paradis". Ces choses sont expliquées en trois pages minuscules de cette écriture liquoreusement joviale, que le journal le Pèlerin a propagée jusqu'aux derniers confins de la planète, et qui paraît être le dernier jus littéraire de la saliveuse caducité du christianisme. On prend son billet d'aller sans retour, au guichet de la Pénitence, on paie en bonnes oeuvres, qui servent en même temps de bagages, il n'y a pas de wagons-lits, et les trains les plus rapides sont précisément ceux où l'on est le plus mal. Enfin, deux locomotives : l'amour en tête, et la crainte en queue. "En voiture, Messieurs, en voiture !" Le bienveillant opuscule nous laisse malheureusement ignorer si les dames sont admises, s'il leur est accordé de faire un léger persil, ou s'il est loisible d'organiser des bonneteaux, comme dans les trains de banlieue. Ce candide blaguoscope n'a l'air de rien, n'est-ce pas ! C'est le hoquet de l'agonie pour la Foi chrétienne, d'abord, ensuite pour toute la spiritualité de ce monde qu'elle a engendré, dont elle est l'unique substrat, et qui ne lui survivra pas un quart d'heure. Mais que penser d'un clergé qui tolère ou encourage cette pollution du troupeau qu'on lui a confié, qui prend pour de l'humilité l'enfantillage du crétinisme le plus abject, et que la plus timidement conjecturale hypothèse de l'existence d'un art moderne transporte d'indignation ?
Retranché dans les infertiles glaciers du siècle de Louis XIV, les plus hautes têtes contemporaines ont passé devant lui, sans mieux obtenir qu'un outrage ou une dédaigneuse constatation. Des écrivains de la plus curative magnitude se sont offerts pour infuser un peu de sang jeune à la carcasse desséchée de leur aïeule. Ils en ont été reniés, maudits, placardés d'immondices : -- C'est vous qui êtes centenaires et décrépits ! leur crie-t-elle de sa gueule vide, et le seul grand artiste qui ait honoré sa boutique depuis trente ans, Jules Barbey d'Aurevilly, est mis au pilon sur un ordre formel de l'Archevêché de Paris.
Il est vrai qu'elle a ses grands écrivains, l'Église gallicane tombée en enfance ! Elle arbore, par exemple, au plus haut de sa corniche, un évêque non moindre que le schismatique Dupanloup, dont les écoeurantes grisailles sur l'Éducation la font clignoter, comme si c'étaient des torrents de pourpre. Ce porte-mitre, qui fut la honte de l'épiscopat le plus médiocre qu'on ait jamais vu, est considéré comme un porte-foudre intellectuel par ceux-la même qui méprisent l'étonnante bassesse de son caractère. De Pavone Lupus factus, disait-on à Rome pendant le Concile, en décomposant le nom de Mademoiselle sa mère. On a beau savoir l'insolence tyrannique et l'incurie pleine de faste de ce pasteur aux douze vicaires généraux, qui ne put jamais résider dans son diocèse, on a beau connaître la turpitude de ses intrigues politiques et l'immonde hypocrisie du révolté qui trahissait l'Église universelle, en protestant de son désir filial de "ne pas exposer le Pape à l'humiliation d'un vote incertain", n'importe ! on le vénère comme un maître, et la dysenterie littéraire de ce Trissotin violet, dont le plus infime journaliste hésiterait à signer les livres, passe, dans le monde catholique, pour le débordement du génie.
Infiniment au dessous de ce prélat, resplendissant comme elles peuvent, des améthystes inférieures, et des subalternes crosses : les Landriot, les Gerbet, les Ségur, les Mermillod, les La Bouillerie, les Freppel, infertiles époux de leurs églises particulières et glaireux amants d'une muse en fraise de veau qui leur partage ses faveurs.
Puis des soutaniers sans nombre : les Gaume, les Gratry, les Pereyve, les Chocarne, les Martin, les Bautain, les Huguet, les Norlieu, les Doucet, les Perdrau, les Crampon, tout un fourmillement noir sur la rhétorique décomposée des siècles défunts. On peut en empiler cinquante mille de ces cerveaux, et faire l'addition. Le total ne fournira pas l'habillement complet d'une pauvre idée.
Du côté des laïques, on exhibe à l'admiration du bon fidèle un assortiment considérable de cuistres guindés comme des pendus et arides comme les montagnes de la lune, tels que Poujoulat, Montalembert, Ozanam, Falloux, Cochin, Nettement, Nicolas, Aubineau, Léon Gautier, historiens ou philosophes, hommes politiques ou simples conférenciers. C'est la voix lactée du firmament littéraire. Ces roussins de l'esthétique religieuse ont confisqué la pensée humaine et l'ont coffrée dans la geôle obscure des petites convenances et des solennelles rengaines du grand siècle. Nul n'est admis à subsister sans leur permission, et le plus grand art qui fut jamais, le Roman moderne, en qui s'est résorbée toute conception, est jugé comme rien du tout, quand ils apparaissent.
Mais le phénix d'entre ces volailles, c'est Henri Lasserre, le Benjamin du succès. Il devient inutile de regarder les autres, aussitôt que ce virtuose entre en scène, puisqu'il résume, en sa personne l'onction des pontifes, le pédantisme chenu des hauts critiques et la graisseuse faconde des hagiographes. Il ajoute à ces dons si rares le surcroît tout personnel d'une suffisance de Gascon à décourager toutes les Garonnes. C'est un commis-voyageur dans la piété, un Gaudissart du miracle, qui place, mieux que pas un, ses petites guirlandes virginales en papier d'azur. Aussi, la plus incontinente fortune s'est hâtée d'accourir vers cet audacieux accapareur, qui débitait la Vierge Marie dans les boutiques et dans les marchés. Il n'a fallu rien moins que le triomphe presque divin de Louis Veuillot pour contre-balancer un tel crédit, -- et le pur contemplatif, Ernest Hello, est mort ignoré, dans le resplendissement de leurs gloires.
Il est vrai encore que la même main rémunératrice retient, sur le coeur fossile de cette Église hantée du néant, le vétuste Pontmartin, rossignol de catacombes dont l'eunuchat réfrigère opportunément, les préhistoriques ardeurs. Il n'est pas moins véritable qu'on ramasse à la bouche du collecteur, où il sophistiquait le guano, un Léo Taxil, désormais adjudant de Dieu et tambouriné prophète.
Enfin, les pasteurs des âmes fertilisent de leurs bénédictions la bonne presse, instituée par Louis Veuillot pour l'inexorable déconfiture des établissements de bains de la pensée. Après cela, porte close. Haine, malédiction, excommunication et damnation sur tout ce qui s'écartera des paradigmes traditionnels...
"Le clergé saint fait le peuple vertueux, -- a dit un homme puissant en formules, -- le clergé vertueux fait le peuple honnête, le clergé honnête fait le peuple IMPIE." Nous en sommes au clergé honnête et nous avons des prédicateurs tels que le P. Monsabré.
On a fait à ce misérable la réputation d'un grand orateur. Or, ce piètre thomiste, cet écolâtre exaspérant, systématiquement hostile à toute spontanée illumination de l'esprit, n'a ni une idée, ni un geste, ni une palpitation cordiale, ni une expression, ni une émotion. C'est un robinet d'eau tiède en sortant, glacée quand elle tombe. Et il lui faut toute une année pour nous préparer ces douches !
Il se trouve des naïfs que cette vacuité stupéfie. Mais c'est comme cela qu'on les fabrique tous, depuis longtemps, les annonciateurs du Verbe de Dieu !
Une glaire sulpicienne qu'on se repasse de bouche en bouche depuis deux cents ans, formée de tous les mucus de la tradition et mélangée de bile gallicane recuite au bois flotté du libéralisme ; une morgue scolastique à défrayer des millions de cuistres ; une certitude infinie d'avoir inhalé tous les souffles de l'Esprit-Saint et d'avoir tellement circonscrit la Parole que Dieu même, après eux, n'a plus rien à dire. Avec cela, l'intention formelle, quoique inavouée, de n'endurer aucun martyre et de n'évangéliser que très peu de pauvres ; mais une condescendante estime pour les biens terrestres, qui refrène en ces apôtres le zèle chagrin de la remontrance et les retient de contrister l'opulente bourgeoisie qui pavonne au pied de leur chaire. Tout juste la dose congrue, -- presque impondérable, -- de bave amère, sur les délicates fleurs du Grand Livre, pour lesquelles fut inventée la distinction laxative du précepte et du conseil. Enfin l'éternelle politique régénératrice, l'inamovible gémissement sur les spoliations de la Libre Pensée et l'incommutable anxiété de péroraison sur l'avenir présumé de la chère patrie... Quand on entend autre chose, c'est qu'on a la joie d'être sourd ou l'irrévérencieuse consolation de dormir.
Le P. Monsabré est incontestablement le sujet le plus réussi, et les bonnes maisons où se conditionne l'article travaillent, présentement, à lui manufacturer d'innombrables émules. Il y a bien aussi un autre courant qu'il faudrait appeler Didonien, où la médiocrité d'âme paraît plus complète encore et le génie plus absent. Car ils sont de divers paillons, les bateleurs, dans l'Ordre dominicain tel que l'a confectionné ce trombone libérâtre de Lacordaire. Ils ont tous, plus ou moins, la nostalgie du boniment. Mais le Didon, qui ne se satisfait pas d'être une bouche du néant, et qui va prostituant sa robe de moine sur les tréteaux du cabotinisme international, nous sortirait du clergé honnête pour nous mener droit aux soutaniers apostats ou schismatiques, -- ce qui serait évidemment moins décisif, comme sputation à la Face endurante du Christ !
Quant aux autres serviteurs de l'autel et à la masse entière des fidèles, c'est inexprimable et confondant.
On se serre, on se tient les coudes, on s'empile en fumier d'imbécillité et de lâcheté. On se précipite au Rien de la pensée, pour échapper à la contamination du libertinage ou de l'incrédulité.
En même temps, par un repli tout orthodoxe, on met soigneusement à profit l'impiété du siècle pour allonger quelque peu la corde des prescriptions ecclésiastiques. L'Église ayant réduit à presque rien la rigueur de ses pénitences, dans l'espoir toujours déçu d'un plus prompt retour des brebis folâtres qu'elle a perdues, les moutons demeurés fidèles utilisent, en gémissant au fond du bercail, les regrettables concessions de leurs pasteurs et toutes les pratiques suivent la même pente, l'époque n'étant pas du tout à l'héroïsme des oeuvres surérogatoires.
Jamais, d'ailleurs, il ne fut autant parlé d'oeuvres. S'occuper d'oeuvres, être dans les oeuvres, sont des locutions acclimatées, significatives de tout bien, quoiqu'elles aient l'air, dans leur imprécision, d'impliquer, au moral, un protestantisme limitrophe des plus imminents. Les catholiques, en effet, entendent et pratiquent la charité, l'amour de leurs frères indigents, à la manière protestante, c'est-à-dire avec ce faste usuraire qui exige l'entier abandon préalable de la dignité du Pauvre, en échange des plus dérisoires secours. Il est presque sans exemple qu'un de ces chrétiens gorgés de richesses ait pris dans ses bras son frère ruisselant de pleurs, pour le sauver en une seule fois, en payant sa rançon d'une partie de son superflu.
Cela ressemble même à une politique. "Vous aurez toujours des pauvres parmi vous", dit l'Évangile, et cette parole effrayante, qui condamne les détenteurs, est précisément l'occasion du sophisme de cannibales qui procure leur sécurité. Dieu a réglé qu'il y aurait toujours des pauvres, afin que les riches se consolassent pieusement de ne l'être pas, en se résignant à la nécessité providentielle de ne pas diminuer leur nombre.
Il leur faut donc des pauvres pour s'attester à eux-mêmes, au meilleur marché possible, la sensibilité de leurs tendres coeurs, pour prêter à la petite semaine sur le Paradis, pour s'amuser enfin, pour danser, pour décolleter leurs femelles jusqu'au nombril, pour s'émotionner au champagne sur les agonisants par la faim, pour laver d'un bol de bouillon les fornications parfumées où les plus altissimes vertus peuvent se laisser choir.
On serait forcé d'en faire pour eux s'il n'y en avait pas, car il leur en faut pour toutes les circonstances de la vie, pour la joie et pour la tristesse, pour les fêtes et pour les deuils, pour la ville et pour la campagne, pour toutes les attitudes d'attendrissement que les poètes ont prévues. Il leur en faut absolument, pour qu'ils puissent répondre à la Pauvreté : Nous avons NOS pauvres, et, d'un geste lassé, se détourner de cette agenouillée lamentable, que le Sauveur des hommes a choisie pour son Épouse et dont l'escorte est de dix mille anges.
Il se peut que le Dieu terrible, Vomisseur des Tièdes, accomplisse, un jour, le miracle de donner quelque sapidité morale à cet écoeurant troupeau qui fait penser, analogiquement, à l'effroyable mélange symbolique d'acidité et d'amertume que le génie tourmenteur des Juifs le força de boire dans son agonie.
Mais il faudra, c'est fort à craindre, d'étranges flambées et l'assaisonnement de pas mal de sang pour rendre digérables, en ce jour, ces rebutants chrétiens de boucherie.
Il faudra du désespoir et des larmes, comme l'oeil humain n'en versa jamais, et ce seront précisément ces mêmes impies tant méprisés par eux, du haut de leurs dégoûtantes vertus, -- mais justement désignés pour leur châtiment, saintement élus pour leur confusion parfaite, -- qui les forceront à les répandre !...
En attendant, le Christ est indubitablement traîné au dépotoir.
Cette Face sanglante de Crucifié qui avait dardé dix-neuf siècles, ils L'ont rebaignée dans une si nauséabonde ignominie, que les âmes les plus fangeuses s'épouvantent de Son contact et sont forcées de s'en détourner en poussant des cris.
Il avait jeté le défi à l'opprobre humain, ce Fils de l'homme, et l'opprobre humain L'a vaincu !
Vainement, Il triomphait des abominations du Prétoire et du Golgotha, et du sempiternel recommencement de ces abominations du Mépris. Maintenant, Il succombe sous l'abomination du RESPECT !
Ses ministres et Ses croyants, éperdus de zèle pour l'Idole fétide montée de leurs coeurs sur Son autel, L'ont éclaboussé d'un ridicule tellement destructeur, nous ne disons pas de l'adoration, mais de la plus embryonnaire velléité d'attendrissement religieux, que le miracle des miracles serait, à cette heure, de Lui ressusciter un culte.
Le songe tragique de Jean-Paul n'est plus de saison. Ce n'est plus le Christ pleurant qui dirait aux hommes sortis des tombeaux :
-- Je vous avais promis un Père dans les cieux et Je ne sais où Il est. Me souvenant de ma promesse, Je L'ai cherché deux mille ans par tous les univers, et Je ne L'ai pas trouvé et voici, maintenant, que Je suis orphelin comme vous.
C'est le Père qui répondrait à ces âmes dolentes et sans asile :
-- J'avais permis à Mon Verbe, engendré de Moi, de Se rendre semblable à vous, pour vous délivrer en souffrant. Vous autres, Mes adorateurs fidèles, qu'ils a cautionnés par Son Sacrifice, vous venez Me demander ce Rédempteur dont vous avez contemné la fournaise de tortures et que vous avez tellement défiguré de votre amour qu'aujourd'hui, Moi-même, Son Consubstantiel et Son Père, Je ne pourrais plus Le reconnaître...
Je suppose qu'Il habite le tabernacle que Lui ont fait ses derniers disciples, mille fois plus lâches et plus atroces que les bourreaux qui L'avaient couvert d'outrages et mis en sang.
SI VOUS AVEZ BESOIN DE MON FILS, CHERCHEZ-LE DANS LES ORDURES. »
Léon Bloy, Le Désespéré
« Et cependant, tandis qu’ils consolaient les affligés, réconfortaient les opprimés et les désespérés, soutenaient les débiles, offraient aux individus atteints dans leur santé mentale et aux furieux le refuge des cloîtres ou des asiles, que durent-ils faire au surplus, pour travailler par principe et avec bonne conscience à la conservation de tous les êtres malades et souffrants, c’est-à-dire, en fait et en vérité, à la détérioration de la race européenne ? Mettre sens dessus dessous toutes les valeurs, voilà ce qu’ils durent faire ! Et brider les forts, débiliter les grandes espérances, calomnier le bonheur qui vient de la beauté, pervertir tout ce qui est orgueilleux, viril, conquérant, dominateur, tous les instincts qui appartiennent au type humain le plus élevé et le plus accompli en y introduisant l’incertitude, les tourments de conscience, le goût de se détruire muer même tout attachement à la terre et à la domination de la terre en haine de la terre et des choses terrestres. Voilà la tâche que l’Eglise s’est prescrite et qu’elle devait se prescrire, jusqu’à ce que s’imposât enfin son ordre des valeurs, où les idées de "renoncement au monde", de "mortification des sens" et d’"homme supérieur" se confondent en une seule notion. Si on pouvait embrasser d’un seul coup d’œil, avec le regard ironique et indifférent d’un dieu épicurien, la comédie étrange et douloureuse, à la fois subtile et grossière, du christianisme européen, on ne finirait pas de s’étonner et de rire : ne semble-t-il pas qu’une seule volonté a régné sur l’Europe depuis dix-huit siècles, et que cette volonté était de transformer l’homme en un avorton sublime ? »
Nietzsche, Par delà bien et mal
« CHRÉTIEN ET ANARCHISTE. — Lorsque l’anarchiste, comme porte-parole des couches sociales en décadence, réclame, dans une belle indignation, le "droit", la "justice", les "droits égaux", il se trouve sous la pression de sa propre inculture qui ne sait pas comprendre pourquoi au fond il souffre, — en quoi il est pauvre en vie… Il y a en lui un instinct de causalité qui le pousse à raisonner : il faut que ce soit la faute à quelqu’un s’il se trouve mal à l’aise… Cette "belle indignation" lui fait déjà du bien par elle-même, c’est un vrai plaisir pour un pauvre diable de pouvoir injurier — il y trouve une petite ivresse de puissance. Déjà la plainte, rien que le fait de se plaindre peut donner à la vie un attrait qui la fait supporter : dans toute plainte il y a une dose raffinée de vengeance, on reproche son malaise, dans certains cas même sa bassesse, comme une injustice, comme un privilège inique, à ceux qui se trouvent dans d’autres conditions. "Puisque je suis une canaille tu devrais en être une aussi" : c’est avec cette logique qu’on fait les révolutions. Les doléances ne valent jamais rien : elles proviennent toujours de la faiblesse. Que l’on attribue son malaise aux autres ou à soi-même — aux autres le socialiste, à soi-même le chrétien — il n’y a là proprement aucune différence. Dans les deux cas quelqu’un doit être coupable et c’est là ce qu’il y a d’indigne, celui qui souffre prescrit contre sa souffrance le miel de la vengeance. Les objets de ce besoin de vengeance naissent, comme des besoins de plaisir, par des causes occasionnelles : celui qui souffre trouve partout des raisons pour rafraîchir sa haine mesquine, — s’il est chrétien, je le répète, il les trouve en lui-même… Le chrétien et l’anarchiste — tous deux sont des décadents. — Quand le chrétien condamne, diffame et noircit le monde, il le fait par le même instinct qui pousse l’ouvrier socialiste à condamner, à diffamer et à noircir la Société : Le "Jugement dernier" reste la plus douce consolation de la vengeance, — c’est la révolution telle que l’attend le travailleur socialiste, mais conçue dans des temps quelque peu plus éloignés… L’ "au-delà" lui-même — à quoi servirait cet au-delà, si ce n’est à salir l’ "en-deçà" de cette terre ?… »
Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles
"SI VOUS AVEZ BESOIN DE MON FILS, CHERCHEZ-LE DANS LES ORDURES." Léon Bloy
MOFO
Looking for to save my save my soul
Looking in the places where no flowers grow
Looking for to fill that God shaped hole
Mother...mother sucking rock and roll (Mother...)
Holy dunc, spacejunk coming in for the splash
(Been around the back...been around the front)
White dopes on punk staring into the flash
(Been around the back...been around the front)
Looking for the baby Jesus under the trash
(Been around the back...been around the front)
Mother...mother sucking rock and roll (Mother...)
Mother [scat singing] rock and roll (Mother...)
Mother...mother...mother...
Mother...mother...mother...
Mother...am I still your son
You know I've waited for so long to hear you say so
Mother...you left and made me someone
Now I'm still a child, no one tells me no
Looking for a sound that's going to drown out the world
(Been around the back...been around the front)
Looking for the father of my two little girls
(Been around the back...been around the front)
Got the swing got the sway got my straw in lemonade
(Been around the back...been around the front)
Still looking for the face I had before the world was made
(Been around the back...been around the front)
Mother...mother sucking rock and roll (Mother...)
Bubble popping sugar dropping rock and roll (Mother...)
Mother...mother suck, yeah, fuck yeah (Mother...)
Mother...mother...mother...
Mother...mother...mother...
Soothe me mother
Move me father
Fool me brother
Woo me sister
Soothe me mother
Rule me father
Show me mother
Show me mother
Show me mother
Show me mother
Show me mother
Show me mother
Music : U2
Lyrics : Bono and The Edge
23:22 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (11) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
13/08/2009
Dans la Nuit... buvant du Sang d'Ours...
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Huguenin, tricheur, brouilleur de pistes : « La seule chose qui rende ma douleur supportable, c’est sa beauté. Et alors ? Suis-je un esthète ? C’est tellement plus simple — si atrocement simple… » À la date du mercredi 5 mars 1958. Le lendemain il poursuit : « Se raconter est fat. Se justifier est lâche. Si je veux que vous me compreniez, je me garderai bien de vous parler de moi. »
Écran de fumée. Dans son journal, Huguenin nous parle essentiellement de lui et je le comprends comme un jeune frère. Curieux, n’est-ce pas ? Huguenin a 22 ans au moment où il s’essaye à ces masques qui ne me trompent pas et je viens d’en avoir 44. Il est amusant de lire, sous la plume de François Mauriac dans la préface à son journal, ces mots teintés d’ironie : « Si Jean-René Huguenin avait vécu, si le temps avait été donné à l’auteur de La Côte sauvage pour écrire l’œuvre que ce premier livre annonçait, et si, vers sa cinquantième année, il avait retrouvé ce manuscrit au fond d’un tiroir, il en eût été peut-être irrité ; il ne l’aurait pas publié sans ces commentaires dont nous accablons volontiers la jeunesse et que nous n’épargnons pas au jeune homme que nous fûmes. »
C’est, à mon humble avis, tout à fait exact. Mais François Mauriac poursuit : « Mais dans la lumière de sa mort, ces pages ont pris un aspect bien différent. Presque chaque parole en est devenue prémonitoire. »
D’où ma lecture admirative.
Cette connerie qui veut faire croire, sans les avoir ouverts, ou en les ayants mal ouverts, que les Evangiles sont une source de dolorismes divers, de souffrances et de retenues ascétiques de toutes sortes, m’épuise jusqu’à la nausée. Moi je vois un homme manifester librement l’amour et la vie et si je retiens l’effroi tragique de sa crucifixion, je suis surtout interpellé par la puissante charge symbolique de sa résurrection. C’est le Christ ressuscité qui m’intéresse, moins que le Christ en croix, même si les deux sont théologiquement liés et prophétisés en maints endroits de l’Ancien Testament.
Si la bêtise nous conduit vers le malheur, le bonheur, en ce cas, serait une forme d’intelligence ?
La source du bonheur serait-elle dans le fait d’écouter avec une vive attention sa conscience ?
Le bonheur n’est pas un état, mais c’est une quête.
Lorsque l’on s’arme, donc, d’intelligence, ce que l’on mène sa quête en écoutant attentivement sa conscience, on est en mesure d’affronter les zones d’ombres et leur pestilence existentielle en étant pleinement confiant.
La confiance c’est le début du bonheur.
Le véritable hédonisme consiste, simplement à prendre très au sérieux ce que nous donne comme trésors savoureux la vie, ici-bas, sur terre. Mais Qohelet, déjà, clamait qu’il fallait prendre ce qui nous était donné sous le soleil. C’est, déjà, une relation intime avec Dieu. Les orthodoxes diraient qu’en cette jouissance claire nous sommes divinisés.
La ceinture à clous que portait Blaise Pascal pour se punir de Dieu sait quoi, assombrit considérablement sa philosophie. « Pascal, ce sublime avorton du christianisme. » disait Nietzsche, très impressionné, néanmoins, par le penseur.
« Sublime avorton ». Certains y voient de l’ironie. Moi, j’y vois l’expression assumée d’une admiration critique.
Le message essentiel des Evangiles est dans ce don de liberté qui s’offre comme une possibilité de sortir du cercle de la faute, du péché, de la chute, de l’exil, hérités de génération en génération comme un lourd fardeau généalogique qui sclérose le libre arbitre. Nos péchés retombent sur nos enfants jusqu’à la septième génération dit Yahvé, juge sévère. Et comme nous commettons de nombreuses erreurs au cours de notre vie et que nos enfants en commettent de multiples à leur tour, et ce dès leur plus jeune âge, et bien on n’est pas rendu comme on dit en Bourgogne, le pays d'Irina. Le Christ vient briser ce cercle qui, lui, est doloriste, en y créant une brèche, pour le pèlerin en quête, armé d’intelligence et écoutant minutieusement leur conscience. Hors les murs.
Nietzsche est, malgré lui, chrétien en cela que sa négation de Dieu n’est possible que grâce à la critique qui justifie cette négation mais… justifie, aussi, Dieu.
Ce qui a accouché notre civilisation, c’est cet écartèlement, cette constante tension, chez l’occidental, entre la Lettre et l’Esprit, entre ce qui est dit et ce que le dire formule en de-ça. Beaucoup sont tombés dans le piège des concepts et ont construit leur perception du christianisme, qui est une parole de vie, sur une série de faux-sens et contre-sens en donnant une confiance aveugle aux mots de la théologie et en les fixant comme des racines indiscutables alors que les notions religieuses, travaillées, au corps par des docteurs fiévreux de pénétrer un peu plus le tabernacle, n’étaient que des bourgeons appelés à s’épanouir avant de mourir pour être remplacés par des bourgeons neufs. Cette confiance accordée au langage a créé une perception altérée de la réalité, un monde fictif qui s’oppose à la réalité en la travestissant ou, pire, en l’ignorant. Or, Nietzsche était philologue de formation et les textes, il savait les lire, et sans doute les a-t-il lus sans préjugés moraux.
« Chaque église est la pierre sur le tombeau d’un homme de Dieu : elle veut à tout prix qu’il ne ressuscite pas. (Nietzsche)
Qu’a nié le Christ ? tout ce qui aujourd’hui porte le nom de chrétien.(Nietzsche)
Le Christ sur la croix est le plus sublime des symboles — aujourd’hui encore.(Nietzsche)
Les sarcasmes et les invectives de Nietzsche contre le christianisme occultent le sérieux de sa méditation sur la personne du Christ. On oublie trop souvent que le Surhomme, s’il doit avoir la volonté d’action et l’attachement à la terre d’un « César romain » doit aussi posséder la spiritualité la plus haute, celle de « l’âme du Christ ». Nietzsche a toujours respecté et admiré ce qu’il croyait avoir saisi de la personne réelle du Christ, au-delà et contre la tradition des églises. Lorsque, sombrant dans la folie, le philosophe signe ses dernières lettres des noms mêlés de Dionysos et du Crucifié, il révèle que si on l’a compris, Dionysos est moins l’ennemi du Christ qu’il n’en est le doublet.
La méditation sur le type du Christ, comme celle sur Socrate, parcourt toute la pensée nietzschéenne. Ici plus que jamais, l’ennemi est l’ami vénéré, l’autre est le même, le plus différent est le plus proche. L’image que Nietzsche nous donne du Christ n’est en rien mesquine, même si, par ailleurs, elle ne fournit qu’une partie des qualités qui devront caractériser la Sur-humanité future. Dans sa richesse et sa complexité, elle donne à penser aussi bien au croyant, qui, par-delà le Bien et le Mal, recherche une foi affirmative, qu’à l’athée en quête d’un idéal humain débarrassé de tout « moraline » métaphysique. »
Sur la Christologie nietzschéenne
Nietzsche et les métamorphoses du divin – Emmanuel Diet
Il faut tenir. Mes lectures désespérées m’y invitent. Bernanos et Houellebecq, par exemple. Triste soumission que leur plume décortique. Les ténèbres sont percées par leur verbe. Les ténèbres et l’anomalie de la soumission, l’anomalie de la servitude. Même du centre de la mort il faut qu’un chant s’élève, le plus simple, le plus innocent.
« et ce fut silence et présence de nuit
et de nuit souveraine
et de règne de nuit aux rives de la mer
et ce fut nuit à l’absence des vents
et vents de nuits à l’écume des mers. »
« et tant de nuits au siècle de l’absence…
ton regard est la nuit
où règne le silence
ton corps est règne de vent
règne de vent ton corps
et nuit de vent au siècle de l’absence. »
Arielle Monney, dit Alderbaran (1957-1975) "La mort est ce jardin où je m’éveille"
Celle que j'avais déjà évoqué ici... écrit ces lignes en 1974. Elle a 16 ans. Elle tient tête. Sa mort est proche. Il faut tenir.
Car il faut tenir. Quoi qu’il en coûte. Histoire d’être un homme et de tenter, toujours, de connaître le prix des choses, de se déterminer soi-même dans le cours des choses en question. Ils ont bon dos ceux qui sont dans la certitude des certitudes, statufiés sur place, le cul hémorroïdaire car constipé, à lancer leurs malédictions faciles en lieu et place des bénédictions qui s’imposeraient si ils ouvraient les yeux. Nietzsche qui a postulé que « Dieu est mort » a plus de foi en lui lorsqu’il dit, de mémoire, d’hommes qui prient nous devons devenir des hommes qui bénissent. Je songe, du coup, à Zbigniew Herbert, Monsieur Cogito et autres poèmes. Ce poème qui demande de tenir, de ne pas baisser sa garde, d’être confiant dans le mouvement.
« Monsieur Cogito. Envoi
Va-t’en où allèrent les autres vers l’issue obscure
chercher la toison d’or du néant ta dernière récompense
va redressé parmi ceux qui sont à genoux
qui tournent le dos ou sont réduits en poussière
tu as été épargné mais non pour que tu vives
tu as peu de temps il faut témoigner
que ta Colère impuissante soit comme l’océan
chaque fois que tu entends la voix des persécutés des battus
que ne t’abandonne jamais ton frère le Mépris
pour les mouchards les bourreaux les lâches — c’est eux qui gagneront
ils iront à tes funérailles et soulagés jetteront leur motte de terre
puis le ver à bois écrira ta biographie arrangée
et ne pardonne pas car en vérité je te le dis il n’est pas en ton pouvoir
de pardonner au nom de ceux que l’on a trahis à l’aube
garde-toi cependant de l’orgueil inutile
examine au miroir ton visage de bouffon
redis : j’ai été appelé — n’y en avait-il pas de meilleurs
garde-toi de l’aridité du cœur aime la source matinale
l’oiseau au nom inconnu le chêne en hiver
la lumière sur un mur la splendeur du ciel
n’ont que faire de ton haleine chaude
elles existent pour dire : personne ne te consolera
reste en éveil — quand le feu flambera sur la colline — lève-toi et va
aussi longtemps que le sang dans ton sein fait tourner ton étoile obscure
répète les anciennes conjurations les contes et légendes
car ainsi tu atteindras le bien qui t’échapera
répète les grandes paroles répète-les obstinément
comme ceux qui traversaient le désert et mouraient dans le sable
tu seras récompensé de ce qui leur tombe sous la main
par le fouet de la dérision par un meurtre sur la décharge publique
va car ainsi seulement tu seras admis au cercle des crânes froids
parmi tes ancêtres : Gilgamesh Hector Roland
défenseurs du royaume sans limite et de la cité des cendres
Sois fidèle Va »
Monsieur Cogito et autres poèmes, Zbigniew Herbert
Il est des fulgurances qui se plantent en nous comme des bouées de sauvetage, des béquilles ou des ailes qui nous permettent un équilibre dans ce monde qui se joue de nous sans lassitude.
« Il faudrait savoir plusieurs langues pour changer d’identité, disparaître.
Parce que la parole est difficile.
Parce que la vie est dans la parole. »
Claude Held, Le temps déchiré
Léon Bloy choque les chrétiens chétifs qui ne trouvent leur force que dans la lettre marbrée et poussiéreuse. Léon Bloy, avec sa théologie intuitive et sa flamme verbale, à croire qu’il a saisi un peu de ce feu qui brûle sans consumer le buisson ardent, Bloy tabernacle naturel, corpulence sévère.
Il ne se voulait que poète m'a dit une fois l’ami Restif. Et je tombe par un heureux hasard sur ce passage d’Armel Guerne dans L’Âme insurgée, écrits sur le Romantisme, au chapitre « Hölderlin ou le mystique malgré lui » :
« Le poète, je l’ai dit, n’est jamais qu’un prophète manqué ; — pour peu, du moins, qu’il ne soit plus l’un de ces ridicules amuseurs, profanateurs attitrés de la langue, auxquels le Satan anonyme du monde accorde avec délices ce noble nom de poète qu’il inonde de toutes ses gloires, récompensant ainsi ses serviteurs de leur culte fidèle, ô dérision ! Et plus le poète est grand, oui, plus il est entré loin, profond et haut dans la vérité du langage, plus il aura lutté pour le langage de la verte, plus les beautés seront venues, prodigieuses entre ses mains : plus aussi sera-t-il, par la vertu de ce même langage, un prophète manqué. D’autant plus proche, et d’autant plus loin ; d’autant plus haut, et d’autant plus « tombé », tout humble sous la loi des splendides beautés qui, véritablement, accablent son orgueil. — Le saurait-il ? Ce n’est pas sûr. Mais ce qu’il sait, c’est que chaque mot engage, chaque parole prononcée ou pensée, chaque image, non seulement dans son fait mais dans son mouvement même, l’engagent tout entier dans ce monde absolu de la vérité sous lequel, ici-bas, il répond par des responsabilités infinies ; et comme nos actes nous suivent terriblement, terriblement aussi ses parles le suivent… La vocation, c’est cela : répondre à un appel. Mais d’où vient-il ? On s’avance vers lui. Mais où va-t-on ? Sous tous les travestis de l’orgueil, sel pour n’être plus seul, on s’avance, on avance, on se risque ; mais est-on même sûr d’avoir seulement obéi ? Dès le premier mot, pourtant, alors qu’on croit n’apprendre encore que les rudiments de cet « art » où la jeunesse pétulante et fanfaronne ambitionne de s’illustrer, tout le sérieux de la chose est là. Et le dernier mot sera pour le reconnaître. Le reste, c’est la vie : le lieu panique et le tems de ce drame ; d’autant plus unique et d’autant plus grand ; d’autant plus invisible et d’autant plus constant. C’est autour de ce feu que s’élaborent et se disposent, se pressent et s’échafaudent les circonstances : autour de ce seul feu qui les éclaire et les dévore ; et l’homme vient et va parmi elles, se heurte et se déchire parce qu’il ne sait pas, et qu’il sait, aveugle dans sa hâte…
Ah ! que ne cesse-t-on enfin de vouloir expliquer par le pourtour apparent d’une vie son contenu réel ! Que ne renonce-t-on — comme si l’on craignait toujours de la voir se répandre ailleurs et surtout dans le cœur —, que ne renonce-t-on à cerner d’un trait dur la silhouette seule de l’existence, à dessiner son contour ; pour essayer de pénétrer la vie, de ne plus s’écarter de son mystère et de son unité, de sa chaleur ! »
Il n’y a pas de hasard. Tout s’agence comme il se doit pour peu que l’on sache être à l’écoute. En tout cas, cela va comme un gant à Bloy lui-même.
02:52 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (6) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
12/08/2009
C'est la nuit, je suis en vacances...
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Ce que j’ai aimé dans le Journal d’un tueur sentimental de Luis Sepúlveda :
« (…) Elle est rapidement devenue une femme, à force de servir ses hanches se sont épanouies, son regard est devenu coquin, elle a compris que le plaisir c’est l’exigence, elle s’est entichée de la soie sur son corps, des parfums exclusifs, des restaurants avec des garçons élégants comme des ambassadeurs et des bijoux de créateurs. Elle a franchi le grand pas qui sépare la minette de la chatte.
(…)
c’est que je t’envie parce que pour toi tout sera terminé au moment où je vais te plomber, en revanche moi, mon frère je devrai continuer à vivre.
(…)
Il semblait que ses péchés étaient de ceux qui comptent, et il avait l’air habile.
(…)
Bien sûr. Une métisse m’a pris cent mille pesetas et un demi-litre de sperme. C’est mieux que le valium, lui ai-je indiqué sans vouloir être pédagogue.
(…)
Il a eu l’air de comprendre parce qu’au lieu de me vanter un matador auquel les femmes jetaient leur soutien-gorge, il s’est mis à se plaindre des Arabes, des Noirs, des Gitans, des Latinos, et de toute l’humanité qui ne répondait pas à ses critères de petit gros Européen qui sent la frite. Une fois de plus j’ai regretté l’absence d’un 45 dans ma main droite.
(…)
Mais bon Dieu d’où sortent les taxis ? Celui qui m’a amené de l’hôtel au centre des congrès était un Turc avec des moustaches longues comme un guidon de bicyclette, et dès que j’ai posé mon cul sur le siège protégé par un plastique il m’a pris pour cible de son ardeur prosélyte. Il a maudit toutes les femmes en jupe courte qui se promenaient dans la rue, toutes les publicités de rhum Bacardi, de cigarettes et finalement, en me demandant de ne pas m’offenser, il s’en est pris aux étrangers qui amenaient des mœurs pernicieuses. Quand nous sommes arrivés au centre des congrès il chiait sur la mère de Kemal Atatürk. En le payant je me suis promis d’honorer les professionnelles de l’amour et de ne plus jamais traiter de fils de pute ceux qui ne le mériteraient pas. Fils d’Allah me semblait une insulte beaucoup plus forte.
(…)
Il avait cet aplomb subtil qui trahit le malin, le dragueur qui ne se retrouve jamais seul au lit.
(…)
L’image de ma belle Française apparaissait à de douloureux intervalles dans ma mémoire, comme une publicité pour quelque chose que je ne pourrais jamais acheter.
(…)
Au bar international, à l’abri des conneries islamiques des garçons, je me suis enfilé trois gins et j’ai ensuite appelé Paris.
(…)
Le taxi qui m’a amené de l’aéroport au centre de la ville était turc mais sa nationalité ne l’excluait pas de la tribu universelle des indiscrets.
— Comment vous avez trouvé Istanbul ? Une belle ville ! N’est-ce pas ? cracha-t-il sans pitié.
— Comment vous savez que c’est de là que j’arrive ?
— Parce que c’est le dernier vol international protégé. Vous savez de quoi je parle ? Un avion atterrit à Francfort toutes les trois minutes, mais les vols en provenance de Turquie arrivent sur une piste de haute sécurité. C’est à cause des Kurdes, vous savez ? C’est une bande de terroristes et les Allemands prennent des précautions.
— Ça n’a pas été bien pour moi Istanbul.
— Ça ne m’étonne pas. C’est ce qui arrive aux touristes qui ne veulent pas qu’on les conseille. A Istanbul on ne drague pas une femme même si on est Alain Delon, mais il y a les Suédoises et les Allemandes à Edirne. Elles se baignent toutes à poil et se rôtissent sur le sable. Maintenant si vous êtes plus exigeant, les rues de Galata sont pleines d’éphèbes de rêve. C’est comme à Cadaqués mais le mark allemand vous ouvre tous les cœurs et tous les petits culs. — Merci pour ces informations, mais je voulais baiser une femme velue. En plus le tchador m’excite comme une bête, ai-je affirmé au lointain fils d’Allah. »
J’ai relu ces passages que j’avais très vaguement en mémoire, ayant lu cette courte nouvelle le 4 mai 1998. Cette précision ne provient que de la note que j’ai apposée à la fin de mon exemplaire et où j’ai précisé : « Petit livre net, sec, vif et clair, comme un rapide coup de lame au travers de la gueule. » Une jolie petite histoire d’amour qui se termine en dérangeante « happy end ». Pas d’inquiétude, le « héros » de l’histoire s’en sort très bien :
« — Emmène-moi d’ici… a-t-elle gémi contre ma poitrine.
— Bien sûr, mon amour, lui ai-je murmuré à l’oreille avant de tirer sous son joli sein gauche, parce qu’il le fallait, parce que je l’aimais, mais je ne pouvais pas agir autrement pour mon dernier travail. J’était un tueur, et les professionnelles ne mélangent pas le travail et les sentiments.. »
Luis Sepúlveda, Journal d’un tueur sentimental
J’ai brulé tant de navires en pleine mer. Les reflets des flammes dans les eaux noires, de nuit, c’est quelque chose. Un beau spectacle plein de fièvres et de tragédies. Et je suis là aujourd’hui à tricher comme je peux pour, au travers de mes masques, parvenir à effleurer du bout des doigts, une parcelle de vérité sur l’âme humaine, à tracer ces lignes dans le train nocturne de ma désespérance, au milieu de mon îlot de livres.
- Le latin est mort, vive le latin ! de Wilfried Stroh
- La redécouverte de l’esprit de John R. Searle
- Georgiques de Virgile
- Les Métamorphoses d’Ovide
- La Perse antique de Philip Huyse
- Le Japon d’Edo de François et Mieko Macé
- Les Aztèques de Jacqueline de Durand-Forest
- Les Mayas de Claude-François Baudez
- Les Incas de César Itier
- Le faussaire et son double. Vie de Thomas Chatterton de Lucien d’Azay
- L’Humeur indocile de Judith Schlanger
- Les Grecs et la mer de Jean-Nicolas Corvisier
Autant me pendre tout de suite. Explorations solaires et kafkaïennes en perspectives. Si je trouve le temps de transformer mes butinages en lectures authentiques. Je fais ce que je peux, bordel ! Ma soif est insatiable mais elle a tendance à me submerger. Puis merde, ami lecteur, amie lectrice, je me saoule avec un mauvais vin serbe, coup de nostalgie oblige, alors ça ne m’aide pas à voir clair, ou peut-être que ça me fait tout voir avec une extrême clairvoyance. Allez savoir ! La réalité aussi me submerge, me voyant j’en viens à manquer de souffle, à manquer de mots. « Sang d’ours » est le nom du vin. MEDVEDA KRV.
« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. »
Rimbaud, Une saison en enfer
Et Rainer Maria Rilke dans Tendres impôts à la France :
« Reste tranquille, si soudain
l’Ange à ta table se décide ;
efface doucement les quelques rides
que fait la nappe sous ton pain.
Tu offriras ta rude nourriture
pour qu’il en goûte à son tour,
et qu’il soulève à sa lèvre pure
un simple verre de tous les jours.
Ingénuement, en ouvrier céleste,
il prête à tout une calme attention ;
il mange bien en imitant ton geste,
pour bien bâtir à ta maison. »
Le vin du Sud, même mauvais, apporte des stances muettes, véritables symphonies intérieures, qui me font sourire à l’ombre de ma main malgré la menaçante ténèbre.
«Le Sud, école de guérison.» Nietzsche
Mais au bout du compte, Baudelaire aussi : « Connais donc les jouissances d’une vie âpre, et prie, prie sans cesse. »
Pourtant, dans ces instants privilégiés, mes instants, je suis comme Montaigne dans sa tour, à me confronter à mes doutes, à me disséquer sur la page en un équarrissage pointu et bien plus précis qu’il n’y paraît. Une relecture rapide des mes notes passées sur ce modeste Blog me le confirme : j’en dis beaucoup même quand je semble ne pas en dire beaucoup. Je vais sous l’épiderme. Privilège crâneur d’écrivain.
C’est la nuit. Je suis en vacances.
03:18 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (5) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
09/08/2009
Singularité quantique
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
« Dieu n'est pas un "être", personnel ou non. Nietzsche savait que cette notion, pervertie par deux mille ans de platonisme et de rationalisme, n'était plus qu'une vapeur, une volute d'homme moderne. Les juifs, les chrétiens grecs des premiers temps, et même les musulmans (si l'on considère Allah comme la contraction du mot d'origine sémitique signifiant Dieu, Elohim, et l'article al), ont toujours dit "le Dieu", ils ne s'adressaient pas à Dieu, comme à une sorte d'être singulier, mais au Dieu, comme figure intemporelle et aspatiale de l'Unique, de l'Irreprésentable.
Dieu, c'est l'être. En tant que force toujours active et constamment créatrice, et surtout autocréatrice. C'est donc l'être comme fonction ontologique du devenir, et surtout des surpassements atemporels, quand le Temps tout entier devient unité de conscience, quantum de l'Esprit ainsi éveillé à Sa Présence.
Autant dire qu'Il est partout, et nulle part, ce qui revient au même pour une "singularité quantique" qui a tenté de créer un processus cosmobiologique capable de faire émerger la conscience, au sens noble, c'est-à-dire cet être, précisément, je ne parle pas d'un "Être" suprême et suprêmement rationnel - Sa Royauté trône bien au-delà de toutes ces conceptions vulgaires -, mais cet être comme moment de singularité quantique, à la fois destructrice et créatrice, surpassant la conscience, au coeur de ce petit organe encore bien rudimentaire qui tient lieu à certains d'entre nous de cerveau. » Le théâtre des opérations II, Laboratoire de catastrophe générale, Maurice G. Dantec
"Sa Royauté trône bien au-delà de toutes ces conceptions vulgaires." J'ai aussitôt envie d'ajouter : "Par-delà Bien et Mal !"
23:23 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (15) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
"Le premier de la classe disparu, ne restent que les cancres."
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Les pauvres illuminés de La Question se déchaînent contre Nietzsche avec leur suffisance sûre d'elle-même.
Il leur faut leur dose de haineuses lourdeurs déversées sur Fredo les bacantes (comme l'appelle l'ami Restif) histoire de laver l'affront que le penseur a fait à leur semblant de religion sombre, poussiéreuse et doloriste. Ils opposent Heidegger à Nietzsche. Ou défendent Wagner contre le moustachu qu'ils considèrent comme un nihiliste. Nietzsche, nihiliste. C'est l'hôpital qui se fout de la charité.
Wagner, passées ses très belles introductions : LOURDEUR, NEVROSES, HYSTERIES, BRUME GERMANIQUE GRATUITE, paganisme christianisé pour le bonheur des croyants de peu de FOI. Je sais, je suis méchant, mais je le pense. Vive Mozart et Bach, définitivement.
Rimbaud : « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour. »
« Les paroles essentielles sont des actions qui se produisent en ces instants décisifs où l'éclair d'une illumination splendide traverse la totalité du monde. » Martin Heidegger, "Shelling" (Semestre d'été 1936)
Dans un texte daté de 1974, sur le tard donc, Heidegger posait la question essentielle : « Entendons-nous avec suffisante clarté, dans le Dit de la poésie d'Arthur Rimbaud, ce qu'il a tu ? Et voyons-nous là, déjà, l'horizon où il est arrivé ? »
Mais on peut s'amuser. Oui oui oui. Trois fois "oui" comme la Trinité :
-- Rimbaud : « Ô le plus violent Paradis »
--Hölderlin :
« C'est cela qu'il nous faut comprendre
Tout d'abord. Car les noms depuis le Christ sont pareils
Au souffle du matin. Ils se font rêves. Ils tombent comme l'erreur
Sur notre coeur et tuent, s'il n'est personne
Pour scruter leur nature et les comprendre. »
-- Nietzsche : « Il nous faut être nous-mêmes, comme l'est Dieu, justes, gracieux, solaires envers toutes choses et les créer toujours nouvelles telles que nous les avons créées. »
-- Heidegger, enfin : « Que Dieu et le divin nous manquent, c'est là une absence. » Et le souabe poursuit comme un Kabbaliste juif, je ne blague pas : « Seulement l'absence n'est pas rien, elle est la présence -- qu'il faut précisément s'approprier d'abord -- de la plénitude cachée de ce qui a été et qui, ainsi rassemblé, est : du divin chez les grecs, chez les prophètes juifs, dans la prédication de Jésus. Ce "ne plus..." est en lui-même un "ne... pas encore", celui de la venue voilée de son être inépuisable »
Sollers, espiègle : « Car enfin, Dieu est-Il mort ? A demi vivant ? A naître ?
Et si ces trois questions n'en formaient qu'une ? »
A nouveau, Heidegger en 1946, au lendemain de la guerre, l'Allemagne n'est que champs de ruines, l'Allemagne et l'Europe : « C'est seulement dans le cercle plus vaste de ce qui est sauf, que peut apparaître le sacré. Parce qu'ils appréhendent la perdition en tant que telle, les poètes du genre de ces plus risquants sont en chemin vers la trace du sacré. Leur chant au-dessus de la terre sauve ; leur chant consacre l'intact de la sphère de l'être. » Voilà qui, personnellement, m'illumine plus que toutes les formalités théologiques chez Zak, Radek & co. Heidegger poursuit : « La détresse en tant que détresse nous montre la trace du salut. Le salut évoque le sacré. Le sacré relie le divin. Le divin approche le Dieu. Ceux qui risquent le plus appréhendent, dans l'absence de salut, l'être sans abri. Ils apportent aux mortels la trace des dieux enfuis dans l'opacité de la nuit du monde. »
Il y a une telle charge de Vérité dans cela, que je le répète pour le plaisir des intelligents et le malheur des imbéciles : « Ceux qui risquent le plus appréhendent, dans l'absence de salut, l'être sans abri. Ils apportent aux mortels la trace des dieux enfuis dans l'opacité de la nuit du monde. » Et Nietzsche a risqué beaucoup, bien plus, même, que Heidegger.
Il est curieux que Claudel après sa découverte des "Illuminations" de Rimbaud, dira avoir découvert l'innocence enfantine de Dieu.
L'innocence enfantine de Dieu ? Ainsi Hallâj, le mystique arabe, condamné à mort, fouetté, mis en charpie, crucifié puis décapité par les barbus de son temps pour "hérésie" qui eut ses extases charnelles, spirituelles et sémantiques : « Celui qui me convie, et qui ne peut passer pour me léser, m'a fait boire à la coupe dont Il but tel l'hôte traitant son convive. Puis, la coupe ayant circulé, il a fait apporter le cuir du supplice et le glaive. Ainsi advient de qui boit le vin, avec le Lion, en plein été. »
Ou lorsque Hallâj se promène avec l'un de ses disciples le long d'un mur derrière lequel une musique surgit. Le disciple demande : « Qu'est ce que ceci, Maître ? » en extase d'entendre la flûte délicate dériver et le rejoindre dans sa dérive. Et Hallâj lui répond : « C'est Satan qui pleure sur la beauté du monde. »
C'est un curieux cénacle, parallèle, unique et toujours recommencé qui se créé par-delà les clivages raciaux et culturels, pour embraser et embrasser des âmes qui disent l'essentielle ardeur qui va par-delà les retenues de rigueur chez les grenouilles et les crapauds de bénitiers. Ô misère, je crois que si Dieu est, il trouve déjà bien des bontés chez tous ces dépravés de la quête qui ont tous posé le doigt sur quelque chose de primordial qui les dépasse et les pousse loin devant, loin au-dessus.
Heidegger : « Seulement à partir de la vérité de l'être se laisse penser le déploiement du sacré. Seulement à partir du déploiement du sacré peut se penser le déploiement de la divinité. Seulement dans l'illumination du déploiement de la divinité peut être pensé et dit ce que la parole "Dieu" doit nommer. »
Et je finirais par Jean Cocteau : « Mille neuf cent est l'année terrible. Nietzsche meurt. Le premier de la classe disparu, ne restent que les cancres. »
18:22 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (18) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
19/07/2009
L’empire du laid, par Simon Leys
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Trouvé via un commentaire chez ILYS ce texte de Simon Leys qui ne manque pas de piquant...
Les Indiens de la côte du Pacifique étaient de hardis navigateurs. Ils taillaient leurs grandes pirogues de guerre dans le tronc d’un de ces cèdres géants dont les forêts couvraient tout le nord-ouest de l’Amérique. La construction commençait par une cérémonie rituelle au pied de l’arbre choisi, pour lui expliquer le besoin urgent qu’on avait de l’abattre, et lui en demander pardon. Chose remarquable, à l’autre côté du Pacifique, les Maoris de Nouvelle-Zélande creusaient des pirogues semblables dans le tronc des kauri ; et là aussi, l’abattage était précédé d’une cérémonie propitiatoire pour obtenir le pardon de l’arbre.
Des mœurs aussi exquisément civilisées devraient nous faire honte. Tel fut mon sentiment l’autre matin ; j’avais été réveillé par les hurlements d’une scie mécanique à l’œuvre dans le jardin de mon voisin, et, de ma fenêtre, je pus apercevoir ce dernier qui - apparemment sans avoir procédé à aucune cérémonie préalable - présidait à l’abattage d’un magnifique arbre qui ombrageait notre coin depuis un demi-siècle. Les grands oiseaux qui nichaient dans ses branches (une variété de corbeaux inconnue dans l’hémisphère Nord, et qui, loin de croasser, a un chant surnaturellement mélodieux), épouvantés par la destruction de leur habitat, tournoyaient en vols frénétiques, lançant de déchirants cris d’alarme. Mon voisin n’est pas un mauvais bougre, et nos relations sont parfaitement courtoises, mais j’aurais quand même bien voulu savoir la raison de son ahurissant vandalisme. Devinant sans doute ma curiosité, il m’annonça joyeusement que ses plates-bandes auraient désormais plus de soleil. Dans son Journal, Claudel rapporte une explication semblable fournie par un voisin de campagne qui venait d’abattre un orme séculaire auquel le poète était attaché : “Cet arbre donnait de l’ombre et il était infesté de rossignols.”
La beauté appelle la catastrophe aussi sûrement que les clochers attirent la foudre. Les services publics qui font passer une autoroute au milieu de Stonehenge, ou un chemin de fer à travers les ruines de Villers-la-Ville, le moine qui met le feu au Kinkakuji, la municipalité qui transforme l’abbatiale de Cluny en une carrière de pierres, l’énergumène qui lance un pot d’acrylique sur le dernier autoportrait de Rembrandt, ou celui qui attaque au marteau la madone de Michel-Ange, obéissent tous, sans le savoir, à une même pulsion.
Un jour, il y a longtemps, un minuscule incident m’en a donné l’intuition. J’étais en train d’écrire dans un café ; comme beaucoup de paresseux, j’aime sentir de l’animation autour de moi quand je suis sensé travailler - ça me donne une illusion d’activité. Aussi la rumeur des conversations ne me dérangeait pas, ni même la radio qui beuglait dans un coin - toute la matinée, elle avait déversé sans interruption des chansonnettes à la mode, les cours de la Bourse, de la “muzak”, des résultats sportifs, une causerie sur la fièvre aphteuse des bovins, encore des chansonnettes, et toute cette panade auditive coulait comme de l’eau tiédasse fuyant d’un robinet mal fermé. Et d’ailleurs, personne n’écoutait. Tout à coup - miracle ! - pour une raison inexplicable, cette vulgaire routine radiophonique fit place sans transition à une musique sublime : les premières mesures du quintette de Mozart prirent possession de notre petit espace avec une sereine autorité, transformant cette salle de café en une antichambre du Paradis.
Mais les autres consommateurs, occupés jusqu’alors à bavarder, à jouer aux cartes ou à lire les journaux, n’étaient pas sourds après tout : en entendant ces accents célestes, ils s’entre-regardèrent, interloqués. Leur désarroi ne dura que quelques secondes - au soulagement de tous, l’un d’entre eux se leva résolument, vint tourner le bouton de la radio et changea de station, rétablissant ainsi un flot de bruit plus familier et rassurant, qu’il fut à nouveau loisible à chacun de tranquillement ignorer.
A ce moment, je fus frappé d’une évidence qui ne m’a jamais quitté depuis : les vrais Philistins ne sont pas des gens incapables de reconnaître la beauté - ils ne la reconnaissent que trop bien, ils la détectent instantanément, et avec un flair aussi infaillible que celui de l’esthète le plus subtil, mais c’est pour pouvoir fondre immédiatement dessus de façon à l’étouffer avant qu’elle ait pu prendre pied dans leur universel empire de la laideur. Car l’ignorance, l’obscurantisme, le mauvais goût, ou la stupidité ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui s’affirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie. Le talent inspiré est toujours une insulte à la médiocrité. Et si cela est vrai dans l’ordre esthétique, ce l’est bien plus encore dans l’ordre moral. Plus que la beauté artistique, la beauté morale semble avoir le don d’exaspérer notre triste espèce. Le besoin de tout rabaisser à notre misérable niveau, de souiller, moquer, et dégrader tout ce qui nous domine de sa splendeur est probablement l’un des traits les plus désolants de la nature humaine.
23:21 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (9) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
22/06/2009
HOW THE WEST WAS WON (part two)
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
HOW THE WEST WAS WON
(part two)
Lorsque enfin la nation américaine prit conscience derrière son président de l’ampleur de la catastrophe, la plupart des analystes interrogés considérèrent qu’il était déjà trop tard, l’avance économique, financière, plus encore technologique enregistrée en vingt-cinq ans par les Chinois ne pouvant être raisonnablement comblée à ce rythme avant un demi siècle, sauf intercession de la Divine Providence.
Pour comprendre cette situation inédite, il faut remonter à 1972 et à la poignée de main historique échangée à Pékin entre Richard Nixon et Mao Zedong. Chinois et Américains formaient un projet commun, celui de contenir au maximum la puissance de l’URSS, conjointement l’ennemi numéro un des États-Unis et de la République Populaire de Chine depuis la suspension en 1960 de tous les accords de coopération entre Pékin et Moscou. En se rapprochant de manière si spectaculaire tant sur le plan diplomatique que commercial, chacune des deux parties savait défendre en priorité ses propres intérêts dans la région. Les Américains comptaient tirer profit de ces relations mutuelles apaisées afin, notamment, d’ouvrir la Chine aux lois du « marché capitaliste planétaire » (Immanuel Wallerstein), suite logique − de leur point de vue − de son admission à l’ONU l’année précédente. Seulement, parmi les différents scenarii échafaudés à Washington, Henry Kissinger n’avait pas envisagé l’hypothèse où la Chine s’érigerait à son tour en superpuissance, devenant par là même le principal concurrent des États-Unis.
Les années 80 et 90 virent l’inflation de la dette nationale américaine aller s’aggravant, avec pour corollaire la diminution constante des exportations made in USA. Pendant ce temps, l’économie chinoise continua sa progression vers le leadership, élargissant tous azimuts ses compétences par le rachat de secteurs entiers de l’industrie américaine : énergie, électronique, télécoms, informatique, banque, assurances. Ce jusqu’à investir assez en bons du Trésor américains au début des années 2000 pour conférer aux multinationales chinoises, autant dire à l’État chinois, plus de contrôle sur l’économie américaine que les États-Unis n’en avaient sur elles.
Mais la menace ne s’arrêta pas là. Fort de ses succès, le gouvernement chinois conclut en 2004, sur son initiative, un traité des plus fructueux avec ses voisins de l’ASEAN (Association des États du Sud-Est Asiatique), traité dont le résultat fut l’inauguration officielle de la première zone mondiale de libre-échange, excluant de fait Américains et Occidentaux. Surmontées de part et d’autre les réticences de façade, Chinois, Coréens réunifiés et Japonais signèrent la décennie suivante un accord de partenariat privilégié, englobant les questions économique, politique et militaire. Taiwan rentra sagement dans le giron chinois. Exit la prédominance américaine, le péril jaune était devenu réalité.
La pacification de l’Irak avait eu beau être un fiasco (le retrait des troupes américaines laissa une autorité irakienne désemparée) et la « guerre contre le terrorisme » un piètre substitut idéologique à la chute du communisme en regard des efforts colossaux consentis par les USA, l’administration américaine se résigna une nouvelle fois à abattre sa carte majeure, la plus dangereuse certainement, la plus radicale aussi : la carte militaire.
Les versions modernes du combat de David contre Goliath ayant conduit à l’échec systématique de ce dernier (les États-Unis en Somalie, la Russie en Tchétchénie, Israël au Sud Liban), les stratèges du Pentagone convinrent des risques encourus a fortiori à engager une lutte de Goliath à Goliath dans un contexte aussi défavorable. La Chine se développait-elle économiquement à pas de géant, sacrifiant sa politique frontalière à ses besoins immédiats en nouveaux marchés ? Les Américains recourraient à la doctrine de l’endiguement ou containment déjà employée à l’époque de la Guerre froide contre l’URSS.
Le 11 septembre 2001, le monde occidental était entré avec fracas dans l’ère de la guerre dite de la quatrième génération, une guerre en ordre dispersé, non linéaire, une guerre englobant des sociétés, des cultures entières, où l’ennemi trouve refuge au milieu de la population civile et où le contrôle de l’information audiovisuelle est plus déterminant que la destruction de dix divisions blindées. Une guerre où les systèmes d’armement les plus high-tech se montrent inaptes à déjouer des attaques menées à l’aide de moyens artisanaux.
Puissance investissant une proportion énorme de sa richesse nationale dans la défense, il apparaît normal avec le recul que les États-Unis aient perçu les premiers le passage de l’affrontement symétrique de haute intensité à l’affrontement asymétrique de basse intensité. À ennemis diversifiés : proto-étatiques (mouvements indépendantistes), para-étatiques (sociétés privées, crime organisé), anti-étatiques (partis extrémistes, bandes armées, groupes terroristes), répliques diversifiées ! De l’intimidation par démonstration des effets dévastateurs de la « mini-nuke », bombe nucléaire miniaturisée, à la neutralisation pure et simple de la cible.
État de dimension continentale, les pays en bordure de la République Populaire de Chine présentaient l’avantage significatif, pour qui voulait s’immiscer dans leurs politiques, d’être soit étroitement dépendants de ses décisions (obligation de composer, d’où désir d’émancipation), soit en proie à une instabilité chronique (d’où facilité d’infiltration, possibilité de déstabilisation et/ou renversement d’alliance). Le pourtour chinois fut donc divisé par les spécialistes en quatre zones d’intervention, déterminées en fonction du type d’opération à y mener. Comme un fait exprès, ces zones d’influence s’avérèrent correspondre à la répartition géographique « naturelle » des États sur la carte : au Nord, la Russie, rival traditionnel donc manoeuvrable de la Chine ; à l’Est, le Japon, la Corée ; au Sud, une ligne oblique séparant l’Océan indien du Pacifique, de la Birmanie à l’Indonésie ; à l’Ouest, le bloc des États d’Asie centrale, auquel il fallait ajouter le Pakistan, le Népal et le Bhoutan. L’Inde et l’Australie, alliés objectifs, serviraient de relais.
S’agissant des secteurs Sud et Ouest, de loin les moins sécurisés, on procéda pays par pays afin d’obtenir l’allégeance des gouvernements. La seconde guerre d’Afghanistan avait fait la preuve de l’obsolescence des déploiements de forces conventionnelles, remplacées sur le terrain par de petits détachements interarmées, souples, autosuffisants à court terme et agissant à haute vitesse à partir de bases disséminées hors du théâtre des opérations. Pour le ravitaillement, les Américains disposaient déjà d’infrastructures dans le périmètre. La maîtrise du réseau de communications serait assurée en temps réel depuis les États-Unis. Selon la situation, les services américains choisirent de mater la guérilla ou d’aider à la destitution du pouvoir en place, tantôt ravivant les vieux démons locaux, tantôt étouffant dans l’œuf les velléités de rébellion, en vertu de leur vision « stratégique » du droit international. Parallèlement, des émissaires américains proposèrent à chacun une série de partenariats directs pour répondre aux causes multiples des conflits : investissements financiers, projets humanitaires (installation d’ONG, organisations non gouvernementales mais téléguidées) ; engagements diplomatiques longs.
Au Nord et à l’Est, les Américains agitèrent un autre spectre, en l’espèce l’émergence d’un nouvel hégémonisme de fer, la politique d’ouverture de la Chine n’ayant de finalité à leurs dires que la mise sous tutelle de l’ensemble de la zone Pacifique. Une course à l’armement avec les USA n’aurait pas eu grand sens pour des dirigeants chinois en quête permanente de capitaux. La publication opportune du rapport annuel du Pentagone sur les dépenses militaires de la Chine suffit néanmoins à semer le trouble dans les esprits. Ce faisant, les Américains atteignirent deux de leurs objectifs : geler momentanément les contrats militaires russo-chinois (des accords-cadres signés avec le Kremlin les compenseraient par ailleurs) ; créer un sentiment de panique chez les nations les plus chatouilleuses au sein de la sphère d’influence chinoise. Le reste du travail fut confié aux ambassades. Les systèmes de surveillance multimédias tournaient à plein régime.
Ce programme complexe prit fin brutalement le jour où les banques chinoises cessèrent de financer la dette américaine, mettant à genoux dans l’heure suivante l’économie des États-Unis.
Au livre III de L’Art de la Guerre, le général chinois Sun Zi écrivait : « Celui qui remporte cent victoires en cent combats n’est pas le plus grand ; le plus grand est celui qui remporte la victoire sans combattre. » Il y a vingt-six siècles.
--------------------------------------------------------------
Une première version de ce texte avait paru dans une revue confidentielle aujourd'hui disparue, Laurent Schang l'a retravaillé.
--------------------------------------------------------------
Lisez ou relisez l'autre texte de Laurent Shang qui se trouve sur Incarnation...
23:40 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
20/06/2009
La Vie l'emporte... mais la Mort veille...
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
"La Marquise d'O" par Kleist. Le trouble exprimé avec précision et nuance et les signes disposés entre les lignes qui indiquent le parcours du démon, sa prolifération, ses métastases de fer rongeant progressivement les coeurs et les âmes. Et tout ce beau monde coincé dans ses convenances en guise d'armure pour affronter le péché. Rédemption finale et honneur préservé. On s'attend sans arrêt à ce que le récit s'achève mal. Mais la lumière perce la brume de leur somnambulisme et les frappe au front. Je ne parle pas par énigme, je ne veux rien dévoiler. Les forces de la vie, profondes, célestes et telluriques, mènent la danse des corps et des esprits chancelants. La mort est une possibilité nuptiale de chaque instant. Et la mort elle-même n'est qu'une part de la vie. Et la vie l'emporte. Nous ne sommes que des jouets. Notre volonté n'a d'emprise que sur les circonstances qui sont les nôtres et les éléments qui nous sont donnés comme des axes, des pivots ou des clefs. Démerde-toi avec ça camarade, pour traverser la Ténèbre. Ouvre ce livre.
Le grand défaut de la rationalité est qu'elle nous fait oublier que la pensée humaine est fondée sur l'incertitude. Alors pour parler de la Foi...
07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
15/06/2009
La France Moisie
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Elle était là, elle est toujours là ; on la sent, peu à peu, remonter en surface : la France moisie est de retour. Elle vient de loin, elle n’a rien compris ni rien appris, son obstination résiste à toutes les leçons de l’Histoire, elle est assise une fois pour toutes dans ses préjugés viscéraux. Elle a son corps, ses mots de passe, ses habitudes, ses réflexes. Elle parle bas dans les salons, les ministères, les commissariats, les usines, à la campagne comme dans les bureaux. Elle a son catalogue de clichés qui finissent par sortir en plein jour, sa voix caractéristique. Des petites phrases arrivent, bien rancies, bien médiocres, des formules de rentier peureux se tenant au chaud d’un ressentiment borné. Il y a une bêtise française sans équivalent, laquelle, on le sait, fascinait Flaubert. L’intelligence, en France, est d’autant plus forte qu’elle est exceptionnelle.
La France moisie a toujours détesté, pêle-mêle, les Allemands, les Anglais, les Juifs, les Arabes, les étrangers en général, l’art moderne, les intellectuels coupeurs de cheveux en quatre, les femmes trop indépendantes ou qui pensent, les ouvriers non encadrés, et, finalement, la liberté sous toutes ses formes.
La France moisie, rappelez- vous, c’est la force tranquille des villages, la torpeur des provinces, la terre qui, elle, ne ment pas, le mariage conflictuel, mais nécessaire, du clocher et de l’école républicaine. C’est le national social ou le social national. Il y a eu la version familiale Vichy, la cellule Moscou-sur-Seine. On ne s’aime pas, mais on est ensemble. On est avare, soupçonneux, grincheux, mais, de temps en temps, La Marseillaise prend à la gorge, on agite le drapeau tricolore. On déteste son voisin comme soi-même, mais on le retrouve volontiers en masse pour des explosions unanimes sans lendemain. L’Etat ? Chacun est contre, tout en attendant qu’il vous assiste. L’argent ? Evidemment, pourvu que les choses se passent en silence, en coulisse. Un référendum sur l’Europe ? Vous n’y pensez pas : ce serait non, alors que le désir est oui. Faites vos affaires sans nous, parlons d’autre chose. Laissez-nous à notre bonne vieille routine endormie.
La France moisie a bien aimé le XIXe siècle, sauf 1848 et la Commune de Paris. Cela fait longtemps que le XXe lui fait horreur, boucherie de 14 et humiliation de 40. Elle a eu un bref espoir pendant quatre ans, mais supporte très difficilement qu’on lui rappelle l’abjection de la Collaboration.
Pendant quatre-vingts ans, d’autre part, une de ses composantes importante et très influente a systématiquement menti sur l’est de l’Europe, ce qui a eu comme résultat de renforcer le sommeil hexagonal. New York ? Connais pas. Moscou ? Il paraît que c’est globalement positif, malgré quelques vipères lubriques.
Oui, finalement, ce XXe siècle a été très décevant, on a envie de l’oublier, d’en faire table rase. Pourquoi ne pas repartir des cathédrales, de Jeanne d’Arc, ou, à défaut, d’avant 1914, de Péguy ? A quoi bon les penseurs et les artistes qui ont tout compliqué comme à plaisir, Heidegger, Sartre, Joyce, Picasso, Stravinski, Genet, Giacometti, Céline ? La plupart se sont d’ailleurs honteusement trompés ou ont fait des oeuvres incompréhensibles, tandis que nous, les moisis, sans bruit, nous avons toujours eu raison sur le fond, c’est-à- dire la nature humaine. Il y a eu trop de bizarreries, de désordres intimes, de singularités. Revenons au bon sens, à la morale élémentaire, à la société policée, à la charité bien ordonnée commençant par soi-même. Serrons les rangs, le pays est en danger.
Le danger, vous le connaissez : il rôde, il est insaisissable, imprévisible, ludique. Son nom de code est 68, autrement dit Cohn-Bendit.
Résumé de sa personnalité, ces temps-ci : anarchiste mercantiliste, élite mondialisée, Allemand notoire, candidat des médias, trublion, emmerdeur, Dany-la-Pagaille. Il a du bagou, soit, mais c’est une sorte de sauvageon. Personne n’ose crier (comme dans la grande manifestation patriotique de l’époque anti-68) : " Cohn-Bendit à Dachau ! ", mais ce n’est pas l’envie qui en manque à certains, du côté de Vitrolles ou de Marignane. On se contentera, sur le terrain, de " pédé ", " enculé ", " bandit ", dans la bonne tradition syndicale virile. " Anarchiste allemand ", disait le soviétique Marchais. " Allemand qui revient tous les trente ans ", s’exclame un ancien ministre gaulliste de l’intérieur. Il n’est pas comme nous, il n’est pas de chez nous, et cela nous inquiète d’autant plus que le XXIe siècle se présente comme l’Apocalypse.
Le moisi, en euro, ne vaut déjà plus un kopeck. Tout est foutu, c’est la fin de l’Histoire, on va nous piller, nous éliminer, nous pousser dans un asservissement effroyable. Et ce rouquin rouge devenu vert vient nous narguer depuis Berlin ? C’est un comble, la famille en tremble. Non, nous ne dialoguerons pas avec lui, ce serait lui faire trop d’honneur. Quand on est un penseur sérieux, responsable, un Bourdieu par exemple, on rejette avec hauteur une telle proposition. Le bateleur sans diplômes n’aura droit qu’à quelques aboiements de chiens de garde. C’est tout ce qu’il mérite en tant que manipulateur médiatique et agent dissimulé des marchés financiers. Un entretien télévisé, autrefois, avec l’abbé Pierre, soit. Avec Cohn-Bendit, non, cela ferait blasphème dans les sacristies et les salles feutrées du Collège de France. A la limite, on peut dîner avec lui si on porte le lourd poids du passé stalinien, ça fera diversion et moderne. Nous sommes pluriels, ne l’oublions pas.
L’actuel ministre de l’intérieur est sympathique : il a frôlé la mort, il revient du royaume des ombres, c’est " un miraculé de la République ", laquelle n’attendait pas cette onction d’un quasi au-delà. Mais dans " ministre de l’intérieur ", il faut aujourd’hui entendre surtout intérieur. C’est l’intériorité qui s’exprime, ses fantasmes, ses défenses, son vocabulaire spontané. Le ministre a des lectures. Il sait ce qu’est la" vidéosphère " de Régis Debray (où se déplace, avec une aisance impertinente, cet Ariel de Cohn-Bendit, qu’il prononce " Bindit ").
Mais d’où vient, à propos des casseurs, le mot " sauvageon " ? De quel mauvais roman scout ? Soudain, c’est une vieille littérature qui s’exprime, une littérature qui n’aurait jamais enregistré l’existence de La Nausée ou d’ Ubu roi. Qui veut faire cultivé prend des risques. On n’entend pas non plus Voltaire dans cette voix-là. Comme quoi, on peut refuser du même geste les Lumières et les audaces créatrices du XXe siècle.
Ce n’est pas sa souveraineté nationale que la France moisie a perdue, mais sa souveraineté spirituelle. Elle a baissé la tête, elle s’est renfrognée, elle se sent coupable et veut à peine en convenir, elle n’aime pas l’innocence, la gratuité, l’improvisation ou le don des langues. Un Européen d’origine allemande vient la tourmenter ? C’est, ici, un écrivain européen d’origine française qui s’en félicite.
Philippe Sollers (repris dans L’Infini 65, au printemps 99, puis dans Eloge de l’infini, 2001, p. 714)
Le débat entre Philippe Sollers, Max Gallo et Alain Finkielkraut
Podcast volé sur le site Pile Face
Ce texte de Philippe Sollers manque singulièrement de nuances et de précisions. Mais il a l'avantage de mettre en perspective une interrogation digne d'intérêt de laquelle il serait erroné de se détourner. Monsieur Sollers a ses crispations aussi : la défense de Cohn-Bendit, envers et contre tout. Pour quelqu'un qui a la prétention de clamer chaque fois qu'il en a l'occasion qu'il sait penser, c'est la bêtise dans toute sa détermination qui s'exprime. Je souscris pourtant au texte corrosif de Sollers... mais j'adjoint à sa liste Cohn-Bendit sans hésitation aucune. Tous ces cadavériques contestataires au milieu desquels Sollers dépareille de moins en moins avec le temps.
Je vous conseille néanmoins d'entendre le débat au sein duquel, une fois de plus, Finky brille particulièrement même s'il n'intervient pas beaucoup.
07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (2) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
13/06/2009
JEAN-RENÉ HUGUENIN
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Podcast volé sur le site des Contrebandiers
"Vu hier après-midi Ph. Sollers. Nous avons parlé de choses tellement importantes et intimes
(« passion-détachement ») que tout à coup, d’un accord tacite, nous nous sommes arrêtés, à la fois humiliés, heureux et effrayés d’une telle ressemblance. Mais sa passion se contemple trop elle-même. Elle n’est pas assez incarnée, héroïque. La mienne repose sur le sacrifice, la sienne sur le plaisir - il a le sacrifice en horreur. Il lui manque quelque chose, un poids, du tragique, un rêve, son intelligence éclaire tout, elle ne respecte pas ces grands repaires d’ombre où notre mystère se tapit, il explique trop ; il n’inquiète pas. Il est lisse et lumineux, et on a l’impression que son bonheur ne cache pas de blessures, c’est un bonheur propre et sans charme, dur comme un bonheur d’enfant. J’aime mieux les êtres qui saignent. J’aime les forts, bien sûr, mais pas tout à fait les forts. J’aime les forts au regard tremblant tremblant d’amour. ..
- Quand je pense que j’ai à peu près complètement perdu quatre mois de ma vie, le tiers de toute une année, peut-être le centième de mon existence, j’ai le vertige.
- Que je suis devenu lourd et lent à m’émouvoir ! Oh, retrouver la grâce de m’émerveiller d’un rien ! Comment ai-je pu à ce point me trahir, oublier ma passion de la noblesse, me vulgariser, c’est-à-dire me mettre à la portée de tous - car tout le mal vient de là, pas de bonheur qui ne soit singulier, pas de joie sans refus monstrueux.
Je suis plus que jamais persuadé d’une chose : on ne peut pas à la fois aimer et être faible. « Nulle grandeur qui n’inspire la terreur, dit Nietzsche. Qu’on ne s’y laisse pas tromper ! »
- « Se constituer par toute espèce d’ascétisme une réserve de puissance et la certitude de sa force » (N.) "
JEAN-RENÉ HUGUENIN, Journal
"À quoi bon les rejoindre ? Qui l’attendait ? Il était seul. Simplement, la présence des autres, leurs questions et leurs cris lui dissimulaient parfois sa solitude, formaient entre elle et lui comme un écran dont il éprouvait à cet instant la transparence et l’irréalité. Une force douloureuse le traversa, il pivota lentement sur lui-même - les rochers déchiquetés, noirâtres, le phare lointain, la lande noyée, les moutons, les rochers - et il lui sembla faire d’un seul regard le tour de toute la terre. « Personne n’existe », murmura-t-il.
Un chien noir, le museau rasant le sol, suivait une odeur dans la lande ; il disparut quelques secondes derrière un rocher isolé, pareil à un moine en prière. Lorsque Olivier se retourna, une traînée de soleil traversa les nuages et répandit sur les flots une lumière blême. Il eut faim, sans savoir de quoi, il lui sembla grandir, devenir lumineux lui-même, le vent coulait dans ses veines et il sentait battre son cœur… Mourir était impossible. Il ne souhaitait rien, il n’avait rien à perdre, il était libre.
Le soleil s’éteignit."
JEAN-RENÉ HUGUENIN, LA CÔTE SAUVAGE
"Ne plus hésiter, ne plus reculer devant rien. Aller jusqu'au bout de toute chose, quelle qu'elle soit, de toutes mes forces. N'écouter que son impérialisme."
JEAN-RENÉ HUGUENIN, Journal
"On ne connaîtra jamais de moi-même que ma soif délirante de connaître. Je ne suis que curieux. Je scrute. J’explore. La curiosité c’est la haine. Une haine plus pure, plus désintéressée que toute science et qui presse les autres de plus de soins que l’amour - qui les détaille, les décompose. Me suis-je donc tant appliqué à te connaître, Anne, ai-je passé tant de nuits à te rêver, placé tant d’espoir à percer ton secret indéchiffrable, et poussé jusqu’à cette nuit tant de soupirs, subi tant de peines, pour découvrir que mon étrange amour n’était qu’ une façon d’approcher la mort ?"
JEAN-RENÉ HUGUENIN, LA CÔTE SAUVAGE
16:31 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (2) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
28/05/2009
Saint Nihilisme
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Michel Onfray l'avait évoqué ici, et s'en prendre à sa Sainteté Sartre fait encore grincer pas mal de dents, surtout lorsque cela provient de la gauche. Mais je découvre chez Scheiro un texte de Peter Slöterdijk qui enfonce définitivement le clou. Onfray et Slöterdijk, tous deux de gauche et fins lecteurs de Nietzsche. Guère surprenant.
"Sartre était le maître-penseur d’une gnose sadique illuminée par la conviction qu’il n’existe rien entre le ciel et la terre qui ne mérite d’être nié. A la lumière de ce diagnostic, on comprend pourquoi la pensée contemporaine ne peut tout simplement plus progresser sur le chemin de Sartre. On a ouvert un nouveau chapitre dans le roman de la négativité. Sur ses premières pages, on rencontre des concepts sur lesquels le grand professeur de la liberté n’avait pas grand-chose à dire : écosystèmes, réseaux, multitudes, atmosphères, mécanismes cybernétiques. Les termes cardinaux de l’ère postsartrienne sont non pas révolution, mais émergence, non pas refus, mais rattachement et transformation. La science actuelle a rompu avec l’idéologie sartrienne du monde muet et absurde. Nous savons à présent que tout parle et nous pouvons l’entendre dès que nous interrompons le monologue du sujet autiste. La conscience pure a fusionné avec le scintillement tranquille des écrans à cristaux liquides. Les choses et les hommes forment de nouvelles communautés, au-delà de la bourgeoisie et du prolétariat. Il y a longtemps que la société du vécu a ôté à la critique le mot de la bouche. Mieux : la consommation elle-même est devenue la critique et l’anéantissement des choses. La seule à ne pas être encore au chômage, c’est la nausée."
Extrait de l'article, "Le Grand Négateur", que vous pouvez trouvez sur l'autre site de Scheiro.
Alexandre Arnoux, traducteur de Goethe et de Calderón, a dit : "Qui t'autorise à parler de l'absurdité d'un monde auquel tu ne peux comparer nul autre."
23:46 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
"Nous sommes déjà au ciel" de Giordano Bruno
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Nous sommes déjà au ciel
"Au sein de l'infini nous ne serions
ni le centre ni le pouvoir
ni l'oie ni l'œuf
Nous, qui n'avons pas décollé du sol
nous, qui haïssons la vérité
qui la pourchassons comme le diable
qui la lapidons en masse
et l'expatrions
Nous, qui décidons
qui s'adressera à l'opinion publique
et comment sera décrite la "réalité"
pour écouter en retour
— du moins tant que nous sommes en vie —
ce qu'il nous convient d'entendre.
Le Soleil doit tourner
le ciel doit être inaccessible
la Terre, sage.
Celui qui prescrit les commandements divins
saura composer aussi ceux des mortels
les interdits sont la condition sans laquelle on n'accède pas
au Sénat, à l'Autel, au Lit
à la Science et à l'Art
peu importe l'exactitude
L' « Âge d'or » ou l'avenir
en réalité, ne nous intéressent pas
et tout ce qui est prospère,
nous l'entasserons, si nécessaire,
sur un bûcher et nous le brûlerons
« nous agirons avec douceur et sans verser de sang »
la Place rouge est, de toute façon, rouge de fleurs
la Renaissance est un prétexte pour les hérétiques
mais elle se moule dans l'ordre domestique de l'Inquisition
dans notre diabola permise et officielle
notre perversité et notre goût de l'Anathème
Nous sommes certes petits et mortels
nous tournons sans cesse
autour de nous-mêmes et autour du Soleil
et le monde est un Infinito inconnu
Mais nous avons au moins notre propre enfer
et nous choisissons qui nous allons tuer !"
07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
20/05/2009
Michel Onfray Vs Jean-Paul Sartre
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
"UNE PHILOSOPHIE DE COUR DE RÉCRÉATION
Dans la Critique de la raison dialectique, Sartre théorise une bonne violence qui est réponse à la mauvaise violence. Ses analyses font aujourd’hui la loi dans l’esprit d’une partie de la gauche de ressentiment piaffant d’impatience à l’idée de donner libre cours à la pulsion de mort. Le philosophe analyse la Terreur et considère qu’elle est « contre violence » à la violence imposée par la société, l'État, la monarchie, un régime, et qu’en tant que telle, elle est légitime. Ce sophisme bien digne de l'Ecole Normale Supérieure ne me semble pas très digne de la philosophie…
Car ce que Sartre se contente de faire, dans son habituel salmigondis phénoménologique dopé à la corydrane et allongé d’amples rasades de whisky, c’est d’envelopper dans le brouillard conceptuel de la corporation la justification et la légitimation de l’habituel comportement des cours de récréation (« c’est pas moi qui ai commencé… »), celui du violeur (« elle m’avait aguiché »), celui du mari qui frappe sa femme (« elle refusait de m’obéir »), sinon celui du délinquant adepte du fusil à pompe pour régler un problème d’intersubjectivité (« il m’a provoqué en me regardant de travers »).
Or, depuis que le monde est monde, l’humanité se constitue par l’arrachement à la nature. La philosophie est l’art difficile de sublimer notre animalité. Le néocortex différencie l’homme de la bête. Tous deux ont en commun un cerveau reptilien qui, si on ne l’en empêche pas, fait la loi en répondant à la violence par la violence. Sartre passe par dessus le néocortex qu’il néglige et parle au cerveau reptilien des mammifères. Il croit bourgeoise la matière grise et révolutionnaire l’impulsion nerveuse…
Dès lors, il peut bien justifier la peine de mort pour des raisons politiques, la séquestration de patrons, les tribunaux révolutionnaires expéditifs, il peut regretter que la Terreur n’ait pas fait assez de victimes en 93 sous prétexte que nous n’en serions pas là aujourd’hui, fonder philosophiquement le camp de concentration, pourvu qu’il soit de gauche, qu’on peut, qu’on doit même, abattre un homme s’il est un colon, détruire un innocent dans les rues d’Alger si le poseur de bombe a pour objectif la libération de son pays, justifier les massacres commis par les palestiniens dans les années 70 : il s’agit à chaque fois d’une bonne violence, car elle répond aux mauvaises violences bourgeoises, patronales, capitalistes, libérales, coloniales, sionistes.
Si le philosophe met son talent, sinon son génie, et Sartre en avait, y compris dans le mal, au service de ce qu’il y a de plus bas en l’homme (les passions tristes : l’envie, la haine, la jalousie, la vengeance, le ressentiment, le talion, la méchanceté…) alors il contribue à la violence qu’il prétend combattre. Il dit en vouloir la fin, mais il en accélère le triomphe et en assure la pérennité. Jadis Albert Camus s’opposa à cette légitimation de la violence : Sartre traita Camus au fusil à pompe, ce qui fut bien dans l’esprit de l’éthologie, mais nullement dans celui de la philosophie."
Michel Onfray, La Chronique Mensuelle de Michel Onfray -- N° 46 - MARS 2009
07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
17/05/2009
Malraux, à propos de l'Islam
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
La nature d’une civilisation, c’est ce qui s’agrège autour d’une religion. Notre civilisation est incapable de construire un temple ou un tombeau. Elle sera contrainte de trouver sa valeur fondamentale, ou elle se décomposera.
C’est le grand phénomène de notre époque que la violence de la poussée islamique. Sous-estimée par la plupart de nos contemporains, cette montée de l’islam est analogiquement comparable aux débuts du communisme du temps de Lénine.
Les conséquences de ce phénomène sont encore imprévisibles.
A l’origine de la révolution marxiste, on croyait pouvoir endiguer le courant par des solutions partielles. Ni le christianisme, ni les organisations patronales ou ouvrières n’ont trouvé la réponse. De même aujourd’hui, le monde occidental ne semble guère préparé à affronter le problème de l’islam. En théorie, la solution paraît d’ailleurs extrêmement difficile. Peut-être serait-elle possible en pratique si, pour nous borner à l’aspect français de la question, celle-ci était pensée et appliquée par un véritable homme d’État.
Les données actuelles du problème portent à croire que des formes variées de dictature musulmane vont s’établir successivement à travers le monde arabe.
Quand je dis « musulmane », je pense moins aux structures religieuses qu’aux structures temporelles découlant de la doctrine de Mahomet. Dès maintenant, le sultan du Maroc est dépassé et Bourguiba ne conservera le pouvoir qu’en devenant une sorte de dictateur. Peut- être des solutions partielles auraient-elles suffi à endiguer le courant de l’islam, si elles avaient été appliquées à temps. Actuellement, il est trop tard !
Les « misérables » ont d’ailleurs peu à perdre. Ils préféreront conserver leur misère à l’intérieur d’une communauté musulmane. Leur sort sans doute restera inchangé. Nous avons d’eux une conception trop occidentale. Aux bienfaits que nous prétendons pouvoir leur apporter, ils préféreront l’avenir de leur race. L’Afrique noire ne restera pas longtemps insensible à ce processus. Tout ce que nous pouvons faire, c’est prendre conscience de la gravité du phénomène et tenter d’en retarder l’évolution.
André Malraux, juin 1956.
07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (0) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
13/05/2009
Gabriel Matzneff : A propos des émeutes
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Chronique de Gabriel Matzneff, mise en ligne sur son site en Novembre 2005, à propos des meutes de chiens émeutes de banlieues. Piquant...
A propos des émeutes
25 Novembre 2005
Petit-fils et fils d’émigrés russes, je m’interroge sur les émeutes qui ont ces dernières semaines enflammé notre pays, sur cette haine de la France qui anime certains des jeunes manifestants, sur la difficulté de s’intégrer dont se plaignent les autres, eux aussi, fils et petits fils d’émigrés.
Je note au passage que jadis on disait les émigrés et qu’aujourd’hui, pour désigner la même catégorie de la population, les journalistes utilisent plus volontiers le mot d’immigrés. Pour ma part, je préfère dire « émigrés ». J’y suis habitué depuis l’enfance, et en outre ça sonne mieux.
Entre les deux guerres, c’est-à-dire dans les années 20 et 30, les étrangers qui émigrèrent en France, qu’ils fussent russes, ou italiens, ou arméniens, ou grecs, connurent, eux aussi, la misère, les logements insalubres, la xénophobie. A l’époque, il n’y avait ni les allocations familiales, ni la sécurité sociale, ni le RMI, ni le SMIG, et les conditions de vie étaient beaucoup plus difficiles qu’elles ne le sont aujourd’hui. Et si certains de ces exilés parlaient le français, l’immense majorité n’en savait pas le moindre mot, beaucoup moins encore que les émigrés d’aujourd’hui, issus des ex-colonies francophones d’Afrique.
Oui, une grande pauvreté. Voilà quelques années, nous célébrâmes le jubilé de la paroisse des Trois-Saints-Docteurs, rue Pétel, dans le XVème arrondissement de Paris. A cette occasion le métropolite Antoine Bloom, cet évêque si souvent présent dans mon journal intime et qui m’a inspiré le personnage de Théophane dans Isaïe réjouis-toi, évoqua son adolescence (il était alors âgé de dix-sept ans), ces premières années d’exil en France :
« Ce fut une période d’extrême misère. Cinq moines vivaient dans des cellules vétustes, l’argent manquait même pour se procurer de la nourriture. Le soir, on pouvait voir le vieil évêque Benjamin, couché sur le sol, enroulé dans sa cape de moine ; dans sa cellule, sur sa couche, il y avait un mendiant, sur le matelas un autre mendiant, sur le tapis un troisième ; pour lui, il n’y avait pas de place. »
Aujourd’hui, on s’émeut de la pauvreté des mosquées, mais à l’époque, croyez-moi, personne en France ne s’émouvait de la misère des chrétiens orthodoxes. Les gens n’en avaient rien à foutre.
Les jeunes beurs, les jeunes Noirs souffrent de la xénophobie française ? Je les prie de croire que les émigrés de la génération de mes grands parents, Russes, Grecs, Italiens, Arméniens confondus, en ont souffert, eux aussi. Quatre ans avant ma naissance, un Russe blanc nommé Gorgouloff a assassiné le président de la République française, Paul Doumer. Imaginez un instant qu’un Arabe ou qu’un Black émigré en France assassine Jacques Chirac, et vous aurez une idée de ce que pouvait être alors l’atmosphère concernant les étrangers avec des noms en off, en eff, en ine ou en ski.
Les conditions générales étaient donc extrêmement défavorables aux émigrés et à leurs enfants. Néanmoins, chez ceux-ci, qu’ils fussent arméniens, italiens, grecs ou russes, on observait un désir d’utiliser tous les moyens que la France mettait à leur disposition – l’école, le lycée, l’université – pour échapper à la pauvreté, à l’exclusion, pour gravir les échelons de la société. Il existait chez ces jeunes d’origine étrangère un grand appétit de connaissances, un désir de faire de bonnes études et aussi chez la plupart d’entre eux un réel amour de la France, un sentiment de gratitude envers la France qui les avait, nolens volens, accueillis, et le nombre d’entre eux qui durant la Deuxième Guerre mondiale s’engagèrent dans l’armée du général Leclerc, ou à Londres auprès du général de Gaulle, ou dans la Résistance, en témoigne magnifiquement.
Après la Libération, les enfants d’origine étrangère qui étaient comme moi nés en France, qui avaient la nationalité française, se rendaient bien compte qu’ils n’étaient pas semblables aux petits Dupont et aux petits Durand. Cela ne les dérangeait pas excessivement, même si porter un nom à coucher dehors, difficile à prononcer, qu’il faut toujours épeler peut à la longue être pour un enfant une source d’humiliation, de malaise. Cela ne les empêchait pas de faire de bonnes études, de lire La Fontaine et Alexandre Dumas, de voir les films de Marcel Carné et de Jean Renoir, d’aller au Louvre et au Palais de la Découverte.
La question que je me pose est : pourquoi, contrairement aux adolescents d’origine italienne, ou russe, ou arménienne, ou grecque (pour ne rien dire des émigrations plus récentes, l’espagnole, la portugaise, l’asiatique), ces garçons d’origine africaine traînent-ils toute la journée, ne s’intéressent-ils à rien, s’ennuient, semblent n’avoir aucune curiosité intellectuelle, aucune soif d’apprendre, de s’instruire, de lire de beaux livres ? Mystère et boule de gomme.
Ce n’est pas tout à fait exact, car j’ai un début d’explication. Lorsque j’étais enfant et adolescent, personne ne me parlait de la République, des valeurs républicaines, de l’engagement « citoyen ». Personne ne me parlait cet abstrait et ridicule charabia. On se bornait à me parler de la France et de l’amour de la France, c’était suffisant. Le baragouin idéologique et politiquement correct à la mode est si répugnant qu’il peut en effet donner aux plus pacifiques d’entre nous la soudaine envie de brûler des voitures.
Gabriel Matzneff
Automne 2005
07:01 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (3) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
12/03/2009
Lecture Nocturne
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
« Le Pen et ses séides auront fait plus de mal à la Civilisation européenne que les socialistes et les communistes tous ensemble réunis !
Ils ont condamné toute défense des valeurs occidentales à être immédiatement comparée aux bravades de ce Mussolini de Saint-Cloud, ils ont rabaissé la Geste des Croisés francs au niveau des gesticulations hystériques de quelques skinheads supporters du PSG, ils ont condamné la France à ne plus avoir aucune alternative.
Ils savaient probablement ce qu’ils faisaient. Ce qui les rend deux fois plus coupables.
Une des portées les plus décisives de l’élection présidentielle de 2002 et de ses résultats de république bananière, c’est de démontrer une fois pour toutes que le libéralisme et le socialisme, avec tous leurs avatars, ne représentent qu’une seule voie, que Le Pen et ses éructations antisionistes et antiaméricaines représentent la seconde, soit une variante "extrémiste" de la première, et que la Troisième Voie, par conséquent, et comme toujours en ce pays, reste parfaitement introuvable. »
American Black Box, Maurice G. Dantec
Rien à rajouter à ces lignes. Je tire sur ma cigarette. Avale mon thé vert à 2h41 du matin en écoutant le live de Robin Trower du 18 octobre 1977 enregistré à New Haven, dans le Connecticut, USA, pour une émission de radio, King Biscuit Flower Hour. Juste à côté du livre de Dantec le livre d’une jeune poétesse, Arielle Monney qui a signé quelques poèmes lumineux sous le nom d’Aldebaran, avant de mourir à 16 ans tout juste passés : « La mort est ce jardin où je m’éveille » 1957-1975. Une courte vie qui lui a permis tout de même d’écrire des choses comme celle-ci :
"Soleil
Je repose sans la voir
sur une métamorphose
perpétuelle.
au fond de mon âme se renouvellent
des phrases impossibles malgré moi
et le soir me semble
un soleil."
Ou celle-là :
"Recherche
les châteaux sont en démolition
je cherche un ligne réelle
verticale
puissante et agressive
une ligne qui m’aide à vivre
et à combattre
les châteaux les mers et les étoiles
sont en démolition
je veux une ligne
seule immense et noire.
27 mai 1974."
Ou bien ça encore :
" tu sais le feu
qui est le vent
tu sais le jour
qui est la nuit
tu sais la nuit
qui est le vent
tu sais le feu
qui est la mer
tu sais la mer
qui est la nuit
tu sais la nuit
qui est le jour
tu sais le jour
qui est le vent
tu sais le silence qui est l’écume
tu sais l’écume qui est la mer
tu sais la mer
qui est le jour
tu sais le jour
qui est le vent
et le jour qui fut d’écume
fut la nuit
qui est silence.
1er novembre 1974.
(si je ne parle de mort
je l’écoute. elle tremble
en moi et elle viendra.)"
Paru aux éditions Collection Sud avec une préface de Jean Joubert. Je ne sais rien d’elle. Mais cette adolescente qui écrit comme une nécessité première m’émeut au plus profond et me soigne. Le vide du monde, elle le remplit avec son énergie qui traverse sa propre mort. Elle est plus vivante que tous les lepénistes ou anti-lepenistes qui marchent, sans le savoir, main dans la main. Face à toute la farce consensuelle ambiante, mondialiste, altermondialiste, européiste, nationaliste, politico-jeanfoutiste, reste le verbe, les mots qui ne sont nullement pour moi (comme ils le furent pour Sartre) l’enfer de l’absurde, mais une possibilité de sortie hors la nasse de la médiocrité socio-politique. Née le 6 décembre 1957 et morte le 25 février 1975 elle écrivait le 23 février 1975 son dernier poème :
la terre grise.
le jour pâle.
l’enfant aux yeux tristes
lentement regarde
le grand renoncement du jour
qui s’achève
parmi le si grand calme du paysage.
— monotone.
la terre n’est qu’un espace
le jour si pâle n’a plus d’ombre.
l’enfant aux yeux si graves
lentement regarde
la mort de l’arbre
la mort d’un rêve
ou d’un songe
parmi le si grand calme du paysage.
— monotone.
l’enfant triste et grave
lentement regarde
la fin des herbes folles
et du grand voyage
lentement regarde
l’ombre de l’arbre qui s’achève
parmi le grand renoncement
du jour
et la fin
d’un espace.
23 février 1975.
dernier poème.
Cette sublime pureté. Cette ligne simple. Ce souffle limpide. Cette eau calme et cristalline. Cette acceptation. Cette haute conscience de sa carne, de son espace et de ses phrases qui disent ce temps précis déjà hors le temps lui-même. Ce sentiment que j’ai qu’elle est sauvée par-delà sa mort. Elle me purifie de mes déchets, de mes doutes, de mes turpitudes. Cette enfant condamnée avec son écriture. Elle me rappelle que moi, comme nous tous, suis condamné aussi.
02:55 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (5) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
21/02/2009
Insaisissable Bernanos
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Paul Valéry : "L’homme moderne est l’esclave de la Modernité : il n’est point de progrès qui ne tourne pas à sa plus complète servitude."
Bernanos. Le voici, l'obsédé de Dieu, l'angoissé de vérité. Dans "Journal d'un curé de campagne" il trouve Dieu en toute chose, en tout lieu, même dans le cancer qui ronge le curé, même dans l'absurde qui le dévore, même dans la course pour aller conquérir les cœurs fermés de rudes campagnards aveugles à leur bonne fortune qui préfèrent s'adonner à la banalité du Mal. En tant que concerné, avec sa fibre militante, il ne trouve la vérité nulle part. Là où d'autres se seraient satisfaits de la posture idéologique convenable par rapport à un maître, Maurras, ou par rapport à un engagement, la Monarchie, lui quitte les Camelots du Roy pour conspuer les franquistes et après avoir pris le parti de la résistance avec De Gaulle comme héraut il devint après la libération, tout naturellement, antigaulliste. De Gaulle fut, dans son adolescence naissante, son compagnon d'études, à Paris, chez les Jésuites, au collège de Vaugirard. Il refusa par trois fois la légion d'honneur et composa en une dizaine d'années ce qui me semble être de plus en plus une œuvre majeure du vingtième siècle qui fait encore sens de nos jours. Il eut même le toupet d'épouser Jeanne Talbert d'Arc, descendante en droite ligne d'un frère de Jeanne d'Arc. Le déterminé qu'il est s'inscrit dans cette volonté d'aller jusqu'au bout de ses questions dans ce cadre de sa Foi qui lui indique la bonne démarche. Il est plein d'Espérance et d'affectueuse Charité. "Felix qui potuit rerum cognoscere causas !" Heureux celui qui a pu pénétrer le fond des choses. Conviction ou illusion ?
Il y a une indocilité chez Bernanos, qui le place aussitôt chez les francs-tireurs, les inclassables. Sa vérité est une convulsion qui ferait passer celle des surréalistes pour un jeu du langage, une fantaisie de l'esprit. Bernanos est dans le concret des carnes. Il se veut chrétien jusqu'à la fin. Et s'il ne parvient pas à toucher les âmes avec La Parole de Dieu, au moins cherche-t-il à s'y perdre. Dans "la douce pitié de Dieu". Il y a un fort sentiment d'honneur chez Bernanos, à une époque qui annonce celle d'aujourd'hui, précisément une époque où l'honneur n'a plus lieu d'être, se présentant comme un simple orgueil stupide, une fierté mal placée chez les plus têtus, ou comme une vieille valeur poussiéreuse chez le plus grand nombre. L'écrivain disait de lui : "J'ai été élevé dans le respect, l'amour, mais aussi la plus libre compréhension possible, non seulement du passé de mon pays, mais de ma religion. Comprendre pour aimer, aimer pour comprendre, c'est bien là, probablement, notre plus profonde tradition spirituelle nationale, c'est ce qui explique notre horreur de toute espèce de pharisaïsme. Dans ma famille catholique et royaliste j'ai toujours entendu parler très librement et souvent très sévèrement des royalistes et des catholiques. Je crois toujours qu'on ne saurait réellement "servir" - au sens traditionnel de ce mot magnifique - qu'en gardant vis-à-vis de ce qu'on sert une indépendance de jugement absolue. C'est la règle des fidélités sans conformisme, c'est-à-dire des fidélités vivantes." Nous pouvons remercier ses parents d'avoir planté en lui cette confiance sereine en la Liberté lorsqu'elle est structurée par les mêmes valeurs qui ont contribué à faire émerger toute une civilisation. Car il y a un sens du passé, chez Bernanos, et non pas un sens "passéiste". La nuance, voyez-vous, est de taille. D'où des contradictions et des extravagances. Sa seule mesure, son unique modération est celle de Dieu. Tout ce qui s'inscrit en contre-sens de l'attente de la Présence n'est pas à considérer. Et pourtant, il lui faut vivre dans un temps qui préfère enivrer les esprits pour affaiblir les corps. Il lui faut traverser les morts de 14-18, puis le défaitisme de 39-45, les vociférations des traîtres de Vichy.
"J'ai fait la guerre de 1914, engagé volontaire, comme simple caporal, c'est-à-dire dans une familiarité et une fraternité quotidiennes avec mes camarades ouvriers et paysans. Ils ont achevé de me dégoûter pour toujours de l'esprit bourgeois. Ce n'est pas la misère ou l'ignorance du peuple qui m'attire, c'est sa noblesse. L'élite ouvrière française est la seule aristocratie qui nous reste, la seule que la bourgeoisie du XIX e et du XX e siècle n'ait pas encore réussi à avilir."
Voilà qui est définitivement terminé et Bernanos le pressens déjà il y a 60 ans lorsqu'il écrit "La France contre les robots".
La rébellion, chez Bernanos, est une vertu cardinale, une vertu chrétienne. Un chrétien soumis aveuglément aux fortes personnalités n'est qu'un idolâtre qui s'ignore. Ce qui a lassé bien des proches autour de lui quand il a rompu avec Maurras ou avec De Gaulle en gardant la tête haute. Si on peut trouver de fortes résonances entre Bernanos et Bloy, Clavel (me dit-on, que je n'ai pas lu) et Boutang (me dit-on de même, que je n'ai pas lu non plus), je me demande quelle est la postérité de cet écrivain ? Mes mises en parallèle entre Bernanos et Houellebecq (ici et là) ne sont pas une audace immodérée, il se trouve juste que je lis les deux livres en même temps, l'un de jour, l'autre le soir, et que je trouve saisissant que le premier prophétise et que le deuxième fasse vivre ses personnages dans l'angoisse et le vide prophétisés par le premier. En vérité, ce qui semble le grandir, c'est qu'il n'a pas d'authentiques postérité, quelques pâles imitateurs ou décortiqueurs de textes qui leurs font dire ce qui arrange. La récupération est une force évidente pour le colosse aux pieds d'argile qui nous mène au doigt et à l'oeil.
Bernanos marche contre le vent. Il tient tête à la bêtise et analyse les choses, les faits, les actes à leur racine. Polémiste, il extirpe du passé tout ce qui doit être montré au grand jour de notre temps pour nous en faire comprendre la signification. Romancier, il scrute les âmes et décharne les corps pour les rendre visibles selon des angles insoupçonnables. Dans les deux cas il est en dehors des sentiers, là où on ne l'attend pas, avec une humanité prégnante qui ne demande qu'à accoucher d'un avenir plus conforme à sa constitution. Choses oubliées sous le soleil de Satan. Les chemins ravinés sont difficiles d'emprunt, c'est une guerre que d'y avoir accès et d'en revenir pour dire ce qu'il y a à dire. Et c'en est une autre encore que de se faire entendre dans la tourmente qui est la nôtre depuis le début du XX e siècle. Gaëtan Picon a écrit un des premiers livres consacrés à l'écrivain en 1948, "Bernanos, L'impatiente Joie". Beau sous-titre. Il écrit : "A travers les redites et les négligences du texte, cependant, une voix perce, passe, magnifique, nous frappe en plein cœur. Le pathétique, l'éloquence naturelle de cette voix, nul ne les conteste. Mais quelques-uns s'étonnent de l'audience qu'elle rencontrait. Mais quelques-uns s'étonnent de l'audience qu'elle rencontrait. Car l'autorité de Bernanos excédait de beaucoup celle de la foi religieuse et politique dont il était le héraut. Que Bernanos fût écouté par ceux-là mêmes qui ne partageaient ni sa croyance en une rédemption surnaturelle ni sa nostalgie d'un passé traditionnel - qui l'ait été, parfois, par ceux-là plus que par les autres -, que sa parole, sans effort, se soit élevée à une sorte d'autorité élémentaire et universelle : voilà le mystère, voilà le scandale". Mystère et scandale, probablement pour Sartre et Beauvoir qui voyaient dans "Journal d'un curé de campagne" une oeuvre de première importance, une description au scalpel (comme l'aurait peut-être signalé Nietzsche) de notre funeste condition dont nous nous battons pour en maintenir une signification digne de ce nom. Gaëtan Picon écrivait, dans un autre livre, consacré à Nietzsche ("Nietzsche, la vérité de la vie intense") : "Définir la philosophie de Nietzsche par la liaison étroite qu'elle établit entre la connaissance et l'existence, par la corrélation qu'elle maintient d'un bout à l'autre entre la qualité de la pensée et la qualité de la vie, c'est sans doute l'atteindre dans sa tendance constitutive, rejoindre sa direction la plus personnelle. On peut définir la pensée de Nietzsche tout entière par la conception du jugement de valeur qu'elle inclut. Son originalité consiste à ne jamais dissocier le jugement de valeur du jugement de vérité. La valeur recouvre toujours un fait réel : une illusion ne peut jamais être la source d'une valeur. Et, puisque ne valent que les faits, seule la pensée exacte, respectueuse des faits, peut fonder une forme valable de l'existence. Chez Nietzsche, la vérité, que la théorie de la connaissance garantit, devient, dans la théorie de la culture et, plus largement, de l'existence, le principe des jugements de valeur." Le hasard m'a fait tomber sur ce passage et il suffit de remplacer le nom de Nietzsche par celui de Bernanos pour réaliser à quel point les deux hommes sont frères par-delà leurs différences. Mais le hasard existe-t-il ? Car Bernanos a bien compris qu'il y a des lanternes et qu'il y a des vessies, comme le philosophe allemand l'avait compris en son temps. Gaëtan Picon affirme à propos de Bernanos : "Dans chaque livre le voyageur qui toujours s'égare sur les routes nocturnes parmi les haies, les chênes tordus, les flaques ou l'on glisse (...) : et arrive ce moment où l'on tombe, où l'on croit mourir, pour se réveiller à la lueur d'une lanterne inconnue." Et Bernanos l'indique clairement dans "La France contre les robots", les clignotements faussement lumineux de la politique le dégoûtent, car une nouvelle tyrannie se prépare en laquelle se fonderont toutes les tyrannies pour, avec le masque de la douceur et de la mansuétude, venir nous câliner comme une putain. Jean-Luc Nancy dans "Le Sens du monde" (Galilée, 1993, p. 11) écrit : "Il y a, chez les femmes et chez les hommes de ce temps, une manière plutôt souveraine de perdre pied sans angoisse, et de marcher sur les eaux de la noyade du sens. Une manière de savoir, précisément, que la souveraineté n’est rien, qu’elle est ce rien dans lequel le sens, toujours, s’excède. Ce qui résiste à tout, et peut-être toujours, à toute époque, ce n’est pas un médiocre instinct d’espèce ou de survie, c’est ce sens-là." Car comment s'interdire, à la lecture de "La France contre les robots" de songer au "dernier homme" chez Nietzsche encore, qui cligne des yeux devant "la vache bariolée" sans plus se poser de question mâchant sobrement ce qu'on lui ordonne de mâcher et n'en parlons plus. A croire que l'homme a honte d'être un homme, que ce fait est un problème en soi, le premier qui soit. Gilles Deleuze et Félix Guattari écrivent dans "Qu’est-ce que la philosophie ?" : "La honte d’être un homme nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hante les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes. Et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate." Conformiste, docile et moutonnier, oisif de la pensée, voici pour Nietzsche comme pour Bernanos le terme d'un long processus de dégénérescence d'une humanité shootée aux narcotiques que sont les valeurs démocrassouillardes et chrétiennes et qui n'ont plus rien de démocratique et de chrétiennes si on y regarde de plus près. Comme l'écrit Gilbert Keith Chesterton, dans ce qui fut un Best Seller, "Orthodoxie" : "Le monde moderne est envahi de vieilles vertus chrétiennes devenues folles." Et cet homme régnant, ou plutôt qui ne règne sur rien, est l'homme le plus méprisable, celui qui s'est renié et, par là, qui a tout renié d'un revers de la main, malgré les charniers, malgré les guerres, malgré les massacres qui ne s'arrêtent jamais. Il n'aspire plus qu'à une paix de vache, dans son jolie prés carré, avec la protection de clôtures électriques et l'assurance de regarder passer les trains. Une vache et un puceron. Un bâtard de la nature qui se satisfait juste de n'être qu'un sur-singe en nettement moins amusant. Cheetah, au moins, sait nous amuser. Le "dernier homme" n'apporte que le dégoût, avec ses espoirs politiques, son troupeau unique, son esprit grégaire, soumis, domestiqué. Pauvre Bernanos. Pauvre Nietzsche. Leur appel, leur hurlement dans le désert, dessus le gouffre dont tout le monde se moque. Mais aucun des deux n'est dupe, la naïveté n'est pas leur for intérieur. Dans "Ainsi parlait Zarathoustra", Zarathoustra, justement, après avoir tenté d'enseigner le Surhomme au peuple et constatant son échec fait éclore sous les yeux de la plèbe la figure humaine la plus abjecte et la plus avilissante afin de déclencher en elle le désir d'un autre type d'être :
"Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.
Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !
Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme."
Et ne sachant plus se mépriser lui-même il se méprise effectivement plus que jamais. La foule rit de Zarathoustra et lui quémande :
"Fais de nous ces derniers hommes ! Et garde pour toi ton surhumain !"
Habité par cette "impatiente joie", Bernanos, malgré la tristesse qui le tenaille constamment, ne désarme pas, il veut garder confiance au moment où tout condamne sa confiance. Le monde techno-scientifique et économico-industriel dans lequel nous nous soumettons ne vise qu'une seule et unique chose : accroître l’autoproduction de l’humain, faire tomber le cash, vivre vite et mourir le plus tard possible, si possible avant la fin du monde. Demain les clones. L’homme ne se découvrant plus que dépendant que de lui-même (Dieu étant mort) est saisi d'angoisses, il bascule dans le nihilisme, espère trouver des idoles de replacement. Mais Dieu est seulement dans l’absence privative. Il mute. Le crépuscule des idoles est une promesse d'aurores nouvelles, sanglantes et factices. Le faux divin bien présent est en réalité une lourde et effroyable absence, sombre, menaçante et l'homme n'étant plus que l'ombre de lui-même quel refuge peut on choisir ? "L'homme est l' "abri" dont l'Être aurait lui-même besoin pour échapper à la détresse" écrit Heidegger. Mais le "dernier homme" n'est plus l'Homme en tant que tel, il en est un terrifiant amoindrissement. Et c'est de ce lieu de désolation où l'homme s'anéantit que surgira la rédemption, le lien avec ce qui importe vraiment, aussi il faut parler et dire l'essentiel acte de foi.
Tout comme Rembrandt introduit dans ses tableaux de cette Ténèbre et de cette Clarté qui ne sont pas de ce monde, l'Ombre et la Lumière de l'incompréhensible et impénétrable ontologie qui nous inquiète. "Le don magnifique de Bernanos, c'est de rendre le surnaturel naturel" écrit François Mauriac. Et Paul Claudel, dans la même veine mais plus précis : "Ce qui est beau, c'est ce sentiment fort du surnaturel, dans le sens non pas d'extranaturel mais du naturel à un degré éminent." Même dans un essai pamphlétaire comme "La France contre les robots" on sent bien en retrait, dans les interstices du labyrinthe, entre les lignes, la présence d'un souffle qui n'est pas de ce monde et que Bernanos parvient à rendre famillier, palpable. Car nous avons tous, à un moment ou à un autre, été ému par un instant unique, lorsque les conditions étaient réunies pour nous indiquer que cette place où nous nous trouvions n'était pas la nôtre. "J'écris pour me justifier" a dit Bernanos "aux yeux de l'enfant que je fus." Et aussi : "Rien ne m'a jamais poussé à écrire, sinon le besoin de retrouver le langage ancien." Et si le découragement peut saisir le lecteur lambda face à l'oeuvre qui semble sentir les vieilles nostalgies cléricales, il lui faudrait aller chercher plus loin, dépasser ses petites crispations qui exigent une lecture facile, n'est pas Dan Brown, Marc Lévy ou Lauren Weisberger qui veut. Dans "Journal d'un curé de campagne", le romancier a tenté de mettre à jour les croisements, les situations, les points d'achoppements si je puis dire, ces instants d'absolution, de rédemption où la vérité fondamentale, la vérité originelle rejoint l'heure ultime, l'instant de la fin. Dans "La France contre les robots", l'essayiste fait la même chose, en parcourant le suc de l'Histoire de France pour dire notre désastre actuel, au moment où tout semble fini, achevé et qui ne l'est point. L'Histoire, comme le lecteur, emprunte de tortueux chemins, aux abords des gouffres, pour cheminer vers une lumière possible, un Jardin d'oliviers, pour une transfiguration souhaitée. L'essayiste-pamphlétaire veut indiquer les symptômes, leurs maladives nervures qui se déploient de part en part de ce qui fut jadis la Création de Dieu et n'est plus que le souffreteux royaume du Diable. Le romancier s'efforce de sauver des âmes. Les larmes me sont venues à la lecture du "Journal d'un curé de campagne". Purge lacrymale. Il exige de ses lecteurs une capacité à mettre en cause le Salut de leur âme. Voilà. Le reste importe peu. Du reste, il ne souhaite pas être de la compagnie des gens de lettres. "Personne ne se voit moins que moi à travers la littérature. Personne n'a d'une équivoque hideuse une horreur plus vive..." Il est d'une autre interrogation, d'une respiration parallèle, et son interrogation est d'une telle force qu'elle parvient, selon le mot de Malraux dans sa préface au Journal, à révéler à l'agnostique cette part de divin qui habite en l'Homme, qu'il le veuille ou non. C'est un Sacerdoce, pour utiliser le langage qui convient, qui consiste à mettre à jour la Lumière et l'Ombre combinées, unies de l'enfance et de la mort, c'est la parole cédée aux Démons et au Christ qui s'affrontent et s'équilibrent, s'observent comme en un miroir les uns voyant l'autre et l'autre voyant ceux-là, comme l'avait, aussi, compris Bloy, dont ma découverte ne fait que commencer.
Dieu et Satan sont des révélateurs d'Ombres, ces lieux de perdition d'où surgit également la rédemption espérée, du sein de l'ambïguité et de l'indicible tâtonnement.
13:35 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (20) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
20/02/2009
Houellebecq... Bernanos... Bernanos... Houellebecq...
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Etonnant comme Houellebecq parvient à décrire la psychologie qui règne au sein des entreprises post-modernes, leur misère sexuelle, morale, intellectuelle, sentimentale, inutile de dire spirituelle.
« Les degrés de liberté selon J.-Y. Fréhaut
Ensuite, je retourne au siège de ma société. On m’y fait bon accueil ; j’ai, semble-t-il, réussi à rétablir ma position dans l’entreprise.
Mon chef de service me prend à part ; il me révèle l’importance de ce contrat. Il sait que je suis un garçon solide. Il a quelques mots, d’un réalisme amer, sur le vol de ma voiture. C’est une espèce de conversation entre hommes, près du distributeur automatique de boissons chaudes. Je discerne en lui un grand professionnel de la gestion des ressources humaines ; intérieurement, j’en roucoule. Il me paraît de plus en plus beau.
Plus tard dans l’après-midi, j’assisterai au pot de départ de Jean-Yves Fréhaut. C’est un élément de valeur qui s’éloigne de l’entreprise, souligne le chef de service ; un technicien de haut mérite. Sans doute connaîtra-t-il, dans sa future carrière, des succès au moins équivalents à ceux qui ont marqué la précédente ; c’est tout le mal qu’il lui souhaite. Et qu’il repasse, quand il voudra, boire le verre de l’amitié ! Un premier emploi, conclut-il d’un ton égrillard, c’est une chose qu’on a du mal à oublier ; un peu comme un premier amour. Je me demande à cet instant si lui-même n’a pas un peu trop bu.
Brefs applaudissements. Quelques mouvements se dessinent autour de J.-Y. Fréhaut ; il tourne lentement sur lui-même, l’air satisfait. Je connais un peu ce garçon ; nous sommes arrivés en même temps dans l’entreprise, il y a trois ans ; nous partagions le même bureau. Une fois, nous avions parlé civilisation. Il disait — et en un sens il le croyait vraiment que l’augmentation du flux d’informations à l’intérieur de la société était en soi une bonne chose. Que la liberté n’était rien d’autre que la possibilité d’établir des interconnexions variées entre individus, projets, organismes, services. Le maximum de liberté coïncidait selon lui avec le maximum de choix possibles. En une métaphore empruntée à la mécanique des solides, il appelait ces choix des degrés de liberté.
Nous étions je me souviens assis près de l’unité centrale. La climatisation émettait un léger bourdonnement. Il comparait en quelque sorte la société à un cerveau, et les individus à autant de cellules cérébrales, pour lesquelles il est en effet souhaitable d’établir un maximum d’interconnexions. Mais l’analogie s’arrêtait là. Car c’était un libéral, et il n’était guère partisan de ce qui est si nécessaire dans le cerveau : un projet d’unification.
Sa propre vie, je devais l’apprendre par la suite, était extrêmement fonctionnelle. Il habitait un studio dans le 15e arrondissement. Le chauffage était compris dans les charges. Il ne faisait guère qu’y dormir, car il travaillait en fait beaucoup — et souvent, en dehors des heures de travail, il lisait Micro-Systèmes. Les fameux degrés de liberté se résumaient, en ce qui le concerne, à choisir son dîner par Minitel (il était abonné à ce service, nouveau à l’époque, qui assurait une livraison de plats chauds à une heure extrêmement précise, et dans un délai relativement bref).
Le soir j’aimais à le voir composer son menu, utilisant le Minitel posé sur le coin gauche de son bureau. Je le taquinais sur les messageries roses ; mais en réalité je suis persuadé qu’il était vierge.
En un sens, il était heureux. Il se sentait, à juste titre, acteur de la révolution télématique. Il ressentait réellement chaque montée en puissance du pouvoir informatique, chaque pas en avant vers la mondialisation du réseau, comme une victoire personnelle. Il votait socialiste. Et, curieusement, il adorait Gauguin. »
J’en vois passer des comme ça à la pelle, cravatés et souriants, décisionnaires, impeccables et implacables, la tronche saturée de statistiques, de prévisions, d’analyses, de projets. Des robots à la file qui ne savent guère ce qu’est le silence, le repli, le recentrage, la respiration méditative, la jouissance de la lecture, je veux dire d’une lecture autre que celle du dernier best-seller en cours chié par la machine qu’ils servent sans ciller. Passons, passons, vite, en disant « bonjour », la pointeuse veille.
« C’est là un fait unique dans l’Histoire. Les civilisations qui ont précédé celle des Machines ont certainement été elles aussi, à bien des égards, la conséquence d’un certain nombre de transformations morales, sociales ou politiques ; mais d’abord ces transformations s’opéraient très lentement, et comme à l’intérieur d’un certain cadre immuable. L’homme pouvait bénéficier ainsi des expériences ultérieures, même s’il en avait pratiquement oublié les leçons. A chaque nouvelle crise, il retrouvait les réflexes de défense ou d’adaptation qui avaient, en des cas presque semblables, servi à ses aïeux. Lorsque la civilisation nouvelle était à point, l’homme destiné à y vivre était à point lui aussi, on pourrait presque dire qu’il s’était formé avant elle. Au lieu que la Civilisation des Machines a pris l’homme au dépourvu. Elle s’est servie d’un matériel humain qui n’était pas fait pour elle. La tragédie de l’Europe au XIXe siècle et d’abord, sans doute, la tragédie de la France, c’est précisément l’inadaptation de l’homme et du rythme de la vie qui ne se mesure plus au battement de son propre cœur, mais à la rotation vertigineuse des turbines, et qui d’ailleurs s’accélère sans cesse. L’homme du XIXe siècle ne s’est pas adapté à la civilisation des Machines et l’homme du XXe pas davantage. Que m’importe le ricanement des imbéciles ? J’irai plus loin, je dirai que cette adaptation me paraît de moins en moins possible. Car les machines ne s’arrêtent pas de tourner, elles tournent de plus en plus vite e l’homme moderne, même au prix de grimaces e de contorsions effroyables, ne réussit plus à garder l’équilibre. Pour moi, j’estime que l’expérience est faite. — « Quoi ? en un temps si court ? Deux siècles ? » — Oh ! pardon. Lorsqu’au début de quelque traitement un malade présente de fortes réactions qui vont diminuant peu à peu de gravité, il est permis de garder l’espoir d’une accoutumance plus ou moins tardive. Mais si les symptômes, loin de s’atténuer, se font de plus en plus inquiétants, au point de menacer la vie du patient, est-ce que vous trouverez convenable de poursuivre l’expérience, imbéciles ! Vous me répondrez qu’il ne faut pas perdre patience, que tout le mal vient de ce que les machines se sont perfectionnées trop vie pour que l’homme ait eu le temps de devenir meilleur et qu’il s’agit maintenant de combler ce retard. Une machine fait indifféremment le bien ou le mal. A une machine plus parfaite — c’est-à-dire de plus d’efficience — devrait correspondre une humanité plus raisonnable, plus humaine. La civilisation des Machines a-t-elle amélioré l’homme ? Ont-elles rendu l’homme plus humain ? Je pourrais me dispenser de répondre, mais il me semble cependant plus convenable de préciser ma pensée. Les machines n’ont, jusqu’ici du moins, probablement rien changé à la méchanceté foncière des hommes, mais elles ont exercé cette méchanceté, elles leur en ont révélé la puissance et que l’exercice de cette puissance n’avait, pour ainsi dire, pas de bornes. Car les limites qu’on a pu lui donner au cours des siècles sont principalement imaginaires, elles sont moins dans la conscience que dans l’imagination de l’homme. C’est le dégoût qui nous préserve souvent d’aller au delà d’une certaine cruauté — la lassitude, le dégoût, la honte, le fléchissement du système nerveux — et il nous arrive plus souvent que nous le pensons de donner à ce dégoût le nom de la pitié. L’entrainement permet de surmonter ce dégoût. Méfions-nous d’une pitié que Dieu n’a pas bénie, et qui n’est qu’un mouvement des entrailles. Les nerfs de l’homme ont leurs contradictions leurs faiblesses, mais la logique du mal est stricte comme l’Enfer ; le diable est le plus grand des Logiciens — ou peut-être, qui sait ? — la Logique même. Lorsque nous lisions, en 1920, par exemple, l’histoire de la guerre de 1870, nous nous étonnions de l’indignation soulevée alors dans le monde entier par l’inoffensif bombardement de Paris ou de Strasbourg, l’enlèvement des pendules et le fusillement de quelques francs-tireurs. Mais, en 1945, nous pourrions aussi bien sourire des articles enflammés parus trente ans plus tôt sur le bombardement de Reims ou la mort d’Edith Cavell. En 1950… à quoi bon ? Vous resterez bouche bée, imbéciles, devant des destructions encore inconcevables à l’instant où j’écris ces lignes, et vous direz exactement ce que vous dites aujourd’hui, vous lirez dans les journaux les mêmes slogans mis définitivement au point pour les gens de votre sorte, car la dernière catastrophe a comme cristallisé l’imbécile ; l’imbécile n’évoluera plus désormais, voilà ce que je pense ; nous sommes désormais en possession d’une certaine espèce d’imbécile capable de résister à toutes les catastrophes jusqu’à ce que cette malheureuse planète soit volatilisée, elle aussi, par quelque feu mystérieux dont le futur inventeur est probablement un enfant au maillot. »
La France contre les robots – Georges Bernanos
21:57 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (31) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
Extension du domaine de la lutte dans la France des Robots
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Je lis La France contre les robots de Bernanos d’une part et Extension du domaine de la lutte de Houellebecq d’autre part. La résonance entre les deux livres existe. Elle est palpable. Ce que Bernanos pressent au lendemain de la seconde guerre mondiale se réalise de façon précise dans la jolie société que décrit Houellebecq désabusé et qui est la nôtre.
Et qui dit que Houellebecq n’a pas de style ou que c’est un mauvais écrivain soit ne sait pas lire, soit est crispé sur de vieilles certitudes esthétiques qui le laissent dans la pure macération réactionnaire. Amusant que certains réactionnaires ne soient pas touchés par la plume froide et clinique de cet écrivain qui n’épargne pas notre temps.
« Vous aussi, vous vous êtes intéressé au monde. C’était il y a longtemps ; je vous demande de vous en souvenir. Le domaine de la règle ne vous suffisait plus ; vous ne pouviez vivre plus longtemps dans le domaine de la règle ; aussi, vous avez dû entrer dans le domaine de la lutte. Je vous demande de vous reporter à ce moment précis. C’était il y a longtemps, n’est-ce pas ? Souvenez-vous : l’eau était froide.
Maintenant, vous êtes loin du bord : oh oui ! comme vous êtes loin du bord ! Vous avez longtemps cru à l’existence d’une autre rive ; tel n’est plus le cas. Vous continuez à nager pourtant, et chaque mouvement que vous faites vous rapproche de la noyade. Vous suffoquez, vos poumons vous brûlent. L’eau vous paraît de plus en plus froide, et surtout de plus en plus amère. Vous n’êtes plus tout jeune. Vous allez mourir, maintenant. Ce n’est rien. Je suis là. Je ne vous laisserai pas tomber. Continuez votre lecture.
Souvenez-vous, encore une fois, de votre entrée dans le domaine de la lutte.
[…]
Ce choix autobiographique n’en est pas réellement un : de toute façon, je n’ai pas d’autre issue. Si je n’écris pas ce que j’ai vu je souffrirai autant — et peut-être un peu plus. Un peu seulement, j’y insiste. L’écriture ne soulage guère. Elle retrace, elle délimite. Elle introduit un soupçon de cohérence, l’idée d’un réalisme. On patauge toujours dans un brouillard sanglant, mail il y a quelques repères. Le chaos n’est plus qu’à quelques mètres. Faible succès, en vérité. Quel contraste avec le pouvoir absolu, miraculeux, de la lecture ! Une vie entière à lire aurait comblé mes vœux ; je le savais déjà à sept ans. La texture du monde est douloureuse, inadéquate ; elle ne me paraît pas modifiable. Vraiment, je crois qu’une vie entière à lire m’aurait mieux convenu.
Une telle vie ne m’a pas été donnée.
[…]
Mon propos n’est pas de vous enchanter par de subtiles notations psychologiques. Je n’ambitionne pas de vous arracher des applaudissements par ma finesse et mon humour. Il est des auteurs qui font servir leur talent à la description délicate de différents états d’âme, traits de caractères, etc. On ne me comptera pas parmi ceux-là. Toute cette accumulation de détails réalistes, censés camper des personnages nettement différenciés, m’est toujours apparue, je m’excuse de le dire, comme pure foutaise. Daniel qui est l’ami d’Hervé, mais qui éprouve certaines réticences à l’égard de Gérard. Le fantasme de Paul qui s’incarne en Virginie, le voyage à Venise de ma cousine… on y passerait des heures. Autant observer les homards qui se marchent dessus dans un bocal (il suffit, pour cela, d’aller dans un restaurant de poissons). Du reste, je fréquente peu les êtres humains.
Pour atteindre le but, autrement philosophique, que je me suppose, il me faudra au contraire élaguer. Simplifier. Détruire un par un une foule de détails. J’y serai d’ailleurs aidé par le simple jeu du mouvement historique. Sous nos yeux, le monde s’uniformise ; les moyens de télécommunication progressent ; l’intérieur des appartements s’enrichit de nouveaux équipements. Les relations humaines deviennent progressivement impossibles, ce qui réduit d’autant la quantité d’anecdotes dont se compose une vie. Et peu à peu le visage de la mort apparaît, dans toute sa splendeur. Le troisième millénaire s’annonce bien. »
Et ces deux pages pleines d'humour...
« Bernard, oh Bernard
Le lundi suivant, en retournant à mon travail, j’appris que ma société venait de vendre un progiciel au ministère de l’Agriculture, et que j’avais été choisi pour assurer la formation. Ceci me fut annoncé par Henry La Brette (il tient beaucoup au y, ainsi qu’à la séparation en deux mots). Âgé comme moi de trente ans, Henry La Brette est mon supérieur hiérarchique direct ; nos relations en général sont empreintes d’une sourde hostilité. Ainsi il m’a d’emblée indiqué, comme s’il se faisait une joie personnelle de me contrarier, que ce contrat nécessiterait plusieurs déplacements : à Rouen, à La Roche-sur-Yon, je ne sais où encore. Ces déplacements ont toujours représenté pour moi un cauchemar ; Henry La Brette le sait. J’aurais pu rétorquer : « Eh bien, je démissionne » ; mais je ne l’ai pas fait.
Bien avant que le mot ne soit à la mode, ma société a développé une authentique culture d’entreprise (création d’un logo, distribution de sweat-shirts aux salariés, séminaires de motivation en Turquie). C’est une entreprise performante, jouissant d’une réputation enviable dans sa partie ; à tous points de vue, une bonne boîte. Je ne peux pas démissionner sur un coup de tête, on le comprend.
Il est dix heures du matin. Je suis assis dans un bureau blanc et calme, en face d’un type légèrement plus jeune que moi, qui vient de rejoindre l’entreprise. Je crois qu’il s’appelle Bernard. Sa médiocrité est éprouvante. Il n’arrête pas de parler de fric et de placements : les SICAV, les obligations françaises, les plans d’épargne-logement… tout y passe. Il compte sur un taux d’augmentation légèrement supérieur à l’inflation. Il me fatigue un peu ; je n’arrive pas vraiment à lui répondre. Sa moustache bouge.
Quand il sort du bureau, le silence retombe. Nous travaillons dans un quartier complètement dévasté, évoquant vaguement la surface lunaire. C’est quelque part dans le treizième arrondissement. Quand on arrive en bus, on se croirait vraiment au sortir d’une troisième guerre mondiale. Pas du tout, c’est juste un plan d’urbanisme.
Nos fenêtres donnent sur un terrain vague, pratiquement à perte de vue, boueux, hérissé de palissades. Quelques carcasses d’immeubles. Des grues immobiles. L’ambiance est calme et froide.
Bernard revient. Pour égayer l’atmosphère, je lui raconte que ça sent mauvais dans mon immeuble. En général les gens aiment bien ces histoires de puanteur, je l’ai remarqué ; et c’est vrai ce matin en descendant l’escalier j’ai vraiment perçu une odeur pestilentielle. Que fait donc la femme de ménage, d’habitude si active ?
Il dit : « ça doit être un rat crevé, quelque part. » la perspective, on ne sait pourquoi, semble l’amuser. Sa moustache bouge légèrement.
Pauvre Bernard, dans un sens. Qu’est-ce qu’il peut bien faire de sa vie ? Acheter des disques laser à la FNAC ? Un type comme lui devrait avoir des enfants ; s’il avait des enfants, on pourrait espérer qu’il finisse par sortir quelque chose de ce grouillement de petits Bernards. Mais non, il n’est même pas marié. Fruit sec.
Au fond il n’est pas tellement à plaindre, ce bon Bernard, ce cher Bernard. Je pense même qu’il est heureux dans la mesure qui lui est impartie, bien sûr ; dans sa mesure de Bernard. »
Extension du domaine de la lutte – Michel Houellebecq
Incisif, cruel et rieur.
Bernanos, désabusé également, au sortir de la seconde guerre mondiale, qui fut une guerre éclair, une guerre mécanique sans précédent, totale, voulant précipiter l’humanité vers une manœuvre éternelle dans une soumission absolue et fanatique et trouvant son macabre exutoire dans l’insondable abîme de la Shoah et la première explosion atomique, l’ancien Camelot du Roy assiste à la mise en jachère de l’esprit, à la disparition progressive de l’être au profit de l’avoir, à la soumission mécanique, programmée de l’homme au golem machinique.
« La liberté ne sera pas sauvée par les institutions, elle ne sera pas sauvée par la guerre. Quiconque observe les évènements, a très bien compris que la guerre continue de déplacer les questions sans les résoudre. Son explosion a détruit l’équilibre des dictatures, mais on peut craindre qu’elles ne se regroupent entre elles, sous d’autres noms, pour un nouveau système d’équilibre plus stable que l’ancien, car s’il réussissait à se constituer, les faibles n’auraient plus rien à espérer de la rivalité des forts. Une Paix injuste régnerait sur un monde si totalement épuisé qu’elle y aurait les apparences de l’ordre. »
« Ils s’efforcent, ils se hâtent de nous faire rentrer dans le jeu — c’est-à-dire dans le jeu politique traditionnel dont ils connaissent toutes les ressources, et où ils se croient sûrs de l’emporter tôt ou tard, calculant les atouts qui leur restent et ceux que nous avons perdus. Il est très possible que cette manœuvre retarde un assez long temps les événements que j’annonce. Il est très possible que nous rentrions dans une nouvelle période d’apaisement, de recueillement, de travail, en faveur de laquelle sera remis à contribution le ridicule vocabulaire, à la fois cynique et sentimental, de Vichy. Il y a beaucoup de manières, en effet, d’accepter le risque de la grandeur, il n’y en a malheureusement qu’une de le refuser. Mais qu’importe ! Les événements que j’annonce peuvent être retardés sans dommage. Nous devons même prévoir avec beaucoup de calme un nouveau déplacement de cette masse informe, de ce poids mort, que fut la Révolution prétendue nationale de Vichy. Les forces révolutionnaires n’en continueront pas moins à s’accumuler, comme les gaz dans le cylindre, sous une pression considérable. Leur détente, au moment de la déflagration, sera énorme. »
« Les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique. »
« Un monde gagné pour la technique est perdu pour la liberté. »
« Qu’il s’intitule capitaliste ou socialiste, ce monde s’est fondé sur une certaine conception de l’homme, commune aux économistes anglais du XVIIIe siècle, comme à Marx ou à Lénine. On a dit parfois de l’homme qu’il était un animal religieux. Le système l’a défini une fois pour toutes un animal économique, non seulement l’esclave mais l’objet, la matière presque inerte, irresponsable, du déterminisme économique, et sans espoir de s’en affranchir, puisqu’il ne connaît d’autre mobile certain que l’intérêt, le profit. Rivé à lui-même par l’égoïsme, l’individu n’apparaît plus que comme une quantité négligeable, soumise à la loi des grands nombres ; on ne saurait prétendre l’employer que par masses, grâce à la connaissance des lois qui le refissent. Ainsi, le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain. »
« Cette conception, je le répète, est à la base de tout le système, et elle a énormément facilité l’établissement du régime en justifiant les hideux profits de ses premiers bénéficiaires. Il y a cent cinquante ans, tous ces marchands de coton de Manchester — Mecque du capitalisme universel — qui faisaient travailler dans leur usines, seize heures par jour, des enfants de douze ans que les contremaîtres devaient, la nuit venue, tenir éveillés à coups de baguettes, couchaient tout de même avec la Bible sous leur oreiller. Lorsqu’il leur arrivait de penser à ces milliers de misérables que la spéculation sur les salaires condamnait à une mort lente et sûre, ils se disaient qu’on ne peut rien contre les lois du déterminisme économique voulues par la Sainte Providence, et ils glorifiaient le Bon Dieu qui les faisait riches… Les marchands de coton de Manchester sont morts depuis longtemps, mais le monde moderne ne peut les renier, car ils l’ont engendré matériellement et spirituellement, ils l’ont engendré au Réalisme — dans le sens où saint Paul écrit à son disciple Timothée qu’il l’a engendré dans la grâce. »
La France contre les robots – Georges Bernanos
Et si vous pensez que Bernanos, catholique, se tourne vers la tradition pur jus qui marine dans son eau croupie, vous vous trompez. Voilà ce que Bernanos le chrétien pense des catholiques bien traditionalistes dont il a croisé la criminelle bêtise lors de la guerre d’Espagne et qui continuent à faire de dangereux émules encore de nos jours :
« L’expérience de la vie m’a depuis convaincu que le fanatisme n’est chez eux que la marque de leur impuissance à rien croire, à rien croire d’un cœur simple et sincère, d’un cœur vil. Au lieu de demander à Dieu la foi qui leur manque, ils préfèrent se venger sur les incrédules des angoisses dont l’humble acceptation leur vaudrait le salut, et lorsqu’ils rêvent de voir rallumer les bûchers, c’est avec l’espoir d’y venir réchauffer leur tiédeur — cette tiédeur que le Seigneur vomit. »
Et il annonce le totalitarisme nouveau au sein duquel évoluent aujourd’hui les personnages de Houellebecq :
« Capitalistes, fascistes, marxistes, tous ces gens-là se ressemblent. Les uns nient la liberté, les autres font encore semblant d’y croire, mais, qu’ils y croient ou n’y croient pas, cela n’a malheureusement plus beaucoup d’importance, puisqu’ils ne savent plus s’en servir. Hélas ! le monde risque de perdre la liberté, de la perdre irréparablement, faute d’avoir perdu l’habitude de s’en servir… Je voudrais avoir un moment le contrôle de tous les postes de radio de la planète pour dire aux hommes : « Attention ! Prenez garde ! La Liberté est là, sur le bord de la route, mais vous passez devant elle sans tourner la tête ; personne ne reconnaît l’instrument sacré, les grandes orgues tour à tour furieuses ou tendres. On vous fait croire qu’elle sont hors d’usage. Ne le croyez pas ! Si vous frôliez seulement du bout des doigts le clavier magique, la voix sublime remplirait de nouveau la terre… Ah ! n’attendez pas trop longtemps, ne laissez pas trop longtemps la machine merveilleuse exposée au vent, à la pluie, à la risée des passants ! Mais, surtout, ne la confiez pas aux mécaniciens, aux techniciens, aux accordeurs, qui vous assurent qu’elle a besoin d’une mise au point, qu’ils vont la démonter. Ils la démonteront jusqu’à la dernière pièce et ils ne la remonteront jamais ! »
« Ils trouvent la liberté belle, ils l’aiment, mais ils sont toujours prêts à lui préférer la servitude qu’ils méprisent, exactement comme ils trompent leur femme avec des gourgandines. Le vice de la servitude va aussi profond dans l’homme que celui de la luxure, et peut-être que les deux ne font qu’un. Peut-être sont-ils une expression différente et conjointe de ce principe de désespoir qui porte l’homme à se dégrader, à s’avilir, comme pour se venger de lui-même, se venger de son âme immortelle. »
« Ceux qui voient dans la civilisation des Machines une étape normale de l’Humanité en marche vers son inéluctable destin devraient tout de même réfléchir au caractère suspect d’une civilisation qui semble bien n’avoir été sérieusement prévue ni désirée, qui s’est développée avec une rapidité si effrayante qu’elle fait moins penser à la croissance d’un être vivant qu’à l’évolution d’un cancer. »
« Pour nous guérir de nos vices, ou du moins pour nous aider à les combattre, la crainte de Dieu est moins puissante que celle du jugement de notre prochain, et, dans la société qui va naître, la cupidité ne fera rougir personne. »
Voilà, et toute la cohorte des hommes faussement libérés d’eux-mêmes participera à l’érection de cette jolie "République pacifique composée de commerçants".
« La seule Machine qui n’intéresse pas la Machine, c’est la Machine à dégoûter l’homme des Machines, c’est-à-dire d’une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d’efficience et finalement de profit. »
« La paix venue vous recommencerez à vous féliciter du progrès mécanique. "Paris-Marseille en un quart d’heure, c’est formidable !" Car vos fils et vos filles peuvent crever : le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l’éclair. Que fuyez-vous donc ainsi, imbéciles ? Hélas ! c’est vous que vous fuyez, vous-mêmes — chacun de vous se fuit soi-même, comme s’il espérait courir assez vite pour sortir enfin de sa gaine de peau… On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espère de vie intérieure. Hélas ! la liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles ! »
« Mais la Machinerie est-elle une étape ou le symptôme d’une crise, d’une rupture d’équilibre, d’une défaillance des hautes facultés désintéressées de l’homme, au bénéfice de ses appétits ? Voilà une question que personne n’aime encore à se poser. »
« Or, je ne suis nullement "passéiste", je déteste toutes les espèces de bigoteries superstitieuses qui trahissent l’Esprit pour la Lettre. Il est vrai que j’aime profondément le passé, mais parce qu’il me permet de mieux comprendre le présent — de mieux le comprendre, c’est-à-dire de mieux l’aimer, de l’aimer plus utilement, de l’aimer en dépit de ses contradictions et de ses bêtises qui, vues à travers l’Histoire, ont presque toujours une signification émouvante, qui désarment la colère ou le mépris, nous animent d’une compassion fraternelle. Bref, j’aime le passé précisément pour ne pas être un "passéiste". je défie qu’on trouve dans mes livres aucune de ces écœurantes mièvreries sentimentales dont sont prodigues les dévots du "Bon Vieux Temps". Cette expression du Bon Vieux Temps est d’ailleurs une expression anglaise, elle répond parfaitement à une certaine niaiserie de ces insulaires qui s’attendrissent sur n’importe quelle relique, comme une poule couve indifféremment un œuf de poule, de dinde, de cane ou de casoar, à seule fin d’apaiser une certaine démangeaison qu’elle ressent dans le fondement. »
Profonde Joie, vraiment.
03:49 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (6) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
13/02/2009
L'amour sous ecstasy ne dure que trois ans... et encore, c'est un record...
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
J’ai lu aussi, ces derniers jours, deux livres, plus légers, mais pas dépourvus d’intérêt, de Frédéric Beigbeder. Nouvelles sous ecstasy et L’amour dure trois ans. Houellebecq est le fin psychologue, caustique et désabusé, mais grave, de notre époque en mutation. Beigbeder est le clown dégoûté, le nonchalant branché mais qui a lu. Il y a beaucoup de petites facilités dans son écriture, ça et là. Il se débat avec la page blanche, c’est sensible, et trouve le moyen d’y jeter des fulgurances sur l’expansion du vide, la festivité fuyante, l’incertitude métaphysique de l’homme post-moderne. Si il arrêtait de faire le clown désinvolte à la télévision et s’enfermait dans une tour pour se retrouver face à lui-même il serait capable de pondre un grand livre.
04:03 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (4) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
11/02/2009
Le Salut par les Juifs/La France contre les Robots
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Terminé Le Salut par les Juifs de Bloy. Quelle claque ! Je vais y revenir car ce qui s’y trouve imprimé ne va pas cesser de m’obséder en une foudroyante rumination méditative. Le chapitre final n’est autre que le 37 ème chapitre d'Ezechiel, tout au moins les 14 premiers versets, tiré de l’ancien testament, que Bloy a mis en latin. Mais, bien entendu, n’étant pas le moins du monde latiniste je suis allé chercher le passage dans la première Bible qui s’est présentée à moi. Et là ? Apocalypse. Oui, dévoilement. C’est à l’amour de Dieu que le texte invite, à l’unité retrouvée entre l’ancienne et la nouvelle alliance, même si le texte a été écrit bien avant les évangiles, la théologie prophétique de Léon Bloy, celle qu’il a développée et expliquée tout au long du livre dans une langue de feu se trouve ici étayée par le texte saint lui-même d’où provient l’ancienne promesse que Jésus, pour Bloy, est venu confirmer en couronnant l’ancienne Loi.
Pour ne pas lâcher la prise, après Le Salut par les Juifs, j’enchaîne avec La France contre les robots de Bernanos. Résultat de 7 années de réflexion durant son exil au Brésil où il a activement mis son cerveau et la prolongation de celui-ci, sa plume, au service de la France libre sous la conduite du général De Gaulle, Bernanos nous livre ici son dernier testament politique. C’est tout l’honneur et toute la gloire de cet ancien camelot du Roy, membre de l’Action Française et catholique convaincu d’avoir su faire jouer sa raison au détriment des crispations idéologiques pour ne pas proclamer comme son ancien maître Maurras a l’arrivée de Pétain au pouvoir : « Quelle divine, surprise ! » A la différence de beaucoup de ses compagnons politiques, Bernanos n’a aimé ni Hitler, ni Mussolini, ni Franco. Il n’a pas succombé aux sirènes totalitaires de son temps. Ce qui prouve qu’il n’a pas partagé avec ses camarades politiques le même esprit. Personnage d’une intelligence vive tout comme Bloy, Bernanos se retranche de sa propre famille spirituelle tout seul en en portant les postulats jusqu’au bout, en s'en détachant avec une liberté de ton singulière. La lecture de son Journal d’un curé de campagne m’avait arraché des larmes. Le don de soi dans la fièvre de l’avancée coûte que coûte. Déjà dans ce livre, Bernanos indiquait une volonté fanatique de pousser le feu de l’évangile dans ses ultimes retranchements. Ici, dans les premières pages, c’est un homme qui semble être revenu de tout qui parle d’une voix solennelle et éloquente pour prévenir contre la mutation qui s’annonce et qui tendra à transformer l’homme en piège, en machine. C’est d’actualité, n’est-ce pas ?
09:05 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (2) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
10/02/2009
Léon Bloy, "Le Salut par les Juifs" - III
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
J’avance dans ma lecture de Bloy. Je reviens en arrière pour relire à nouveau, des pages entières. Non que je ne comprenne pas ce qu’il avance, mais je veux, à chaque fois, resituer les mots dans le flux écarlate de sa redoutable rhétorique. Cet homme a compris le lien indéfectible que le peuple d’Israël a tissé avec Dieu sur l’injonction de celui-ci. Cette élection inclusive dont je parlais hier, nous saisi dans sa trame et nous devenons solidaires dans le bien comme dans le mal et toutes les attitudes que nous adoptons avec le peuple juif, bonnes ou mauvaises, sont inscrites génétiquement, générationnellement, de siècle en siècle, dans la trame vertigineuse de l’Histoire. La controverse sanglante qui anime l’humanité entière dans ses jeux de pouvoir, de valeurs, de cultes, de politique, se trouve déjà indiquée dans le texte saint que les premiers prophètes monothéistes nous ont légué. Car ce peuple a reçu la bénédiction et la malédiction, toutes deux génériques, pour le projet humain. L’homme total de la bénédiction, à cause de la chute, à cause de l’exil est devenu l’homme esclave et totalitaire, ce qui est la même chose, le dernier homme de la malédiction acquise par ses actes et le fruit juteux et exquis du péché toujours recommencé.
« Maint homme A peur de remonter jusqu’à la source. » écrit Hölderlin dans Souvenir, tiré de ses Hymnes.
En remontant à la source de l’être, par la foi, ou la lecture du symbole ou du mythe, lecteur démerde-toi, on atteint à la certitude redoutable qu’en dépit de tout ce qui a été tenté pour supprimer ce peuple juif, errant comme Caïn sous la face de Dieu, ou comme le fils prodigue des évangiles, ou comme le peuple entier sorti d’Egypte par le glaive tranchant de l’Esprit de Dieu dans le désert de son apprentissage, depuis l’expulsion de Judée et la destruction du temple vers 70 de notre ère, jusqu’à la raclure nommée Drumont trempant sa plume haineuse dans la merde de ses préjugés, ce peuple ne peut être et ne sera pas détruit. Drumont inspira les SS et ceux-ci inaugurèrent pour la première fois avec la saisissante horreur que l’on connut l’annihilation, la destruction, technique, méticuleusement programmée puis organisée et exécutée de tout un peuple qui portait en lui tout ce que nous étions devenus, dans le mal et dans le bien.
07:13 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (3) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
09/02/2009
C'est écrit...
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Lire consiste parfois à voir le livre qui est entre nos mains s’animer et prendre vie. Le monde qu’il porte devient une claire mise en scène de ce que nous sommes et que nous ne voyons pas.
Presque terminé Bloy. Difficile d’accès par le ton employé, par le registre utilisé, par le lieu d’où Bloy parle qui semble être d’un autre monde tellement la vivacité du verbe serait, de nos jours, sujet à polémique immédiate si un livre de cette teneur venait à sortir aujourd’hui. On peut, sans le moindre effort, faire passer Léon Bloy pour le pire antisémite qui soit, en sortant des paragraphes entiers, sans la moindre coupure, du contexte historique, social et pamphlétaire qu’indique le livre.
Mais Bloy, lumineux théologien amateur plein de surprises, ose inviter avec une certaine violence, les antisémites eux-mêmes à revenir aux textes pour saisir la portée vertigineuse, saisissante, abyssale du plan de Dieu qui choisit en le peuple juif le porteur non pas exclusif mais inclusif d’une bénédiction et… d’une malédiction. Du même peuple surgira le meurtrier du Christ mais, surtout, le sauveur lui-même et cette contradiction humaine trop humaine est inscrite dans le cours de l’histoire dès le meurtre d’Abel par Caïn. L’élection du peuple juif est inclusive car elle sert d’exemple à l’humanité entière, dans le bien, mais aussi dans le mal. Le livre étant consacré aux juifs, Bloy ne s’étend pas sur les catholiques, mais les passages, nombreux, où il aborde ses contemporains dans la foi sont d’une violence inouïe, d’un cynisme acide et d’un mépris total. Je me demande si de nos jours il n’aurait pas envie de sortir le lance-flamme, si ce n’est au sens propre du moins au figuré, par le feu du logos. Il aurait la force de cent réactionnaires à lui tout seul.
04:10 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook
05/02/2009
Léon Bloy, "Le Salut par les Juifs" - II
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Poursuite de ma lecture de Léon Bloy, Le Salut par les Juifs. Bloy a le sentiment que la crasse juive ou son autre versant, l’argent grossier, autant de vils préjugés qu’il épouse sans complexe, témoignent à la fois de la malédiction que ce peuple porte à cause de sa non reconnaissance du foudroyant feu incarné et messianique. Il prend le parti d’indiquer par une rhétorique enflammée qu’il n’est pas surprenant de voir jaillir du lieu même de la perdition la semence royale de notre salut à tous.
« Me trouvant à Hambourg, l’an passé, j’eus, à l’instar des voyageurs les plus ordinaires, la curiosité de voir le Marché des Juifs.
La surprenante abjection de cet emporium de détritus emphytéotiques est difficilement exprimable. Il me sembla que tout ce qui peut dégoûter de vivre était l’objet lucratif de ces mercantis impurs dont les hurlements obséquieux m’accrochaient, me cramponnaient, se collaient à moi physiquement, m’infligeant comme le malaise fantastique d’une espèce de flagellation gélatineuse. Et toutes ces faces de lucre et de servitude avaient la même estampille redoutable qui veut dire si clairement le Mépris, le Rassasiement divin, l’irrévocable Séparation d’avec les autres mortels, et qui les fait si profondément identiques en n’importe quel district du globe.
Car c’est une loi singulière que ce peuple d’anathèmes n’ait pu assumer la réprobation collective dont il s’honore qu’au prix fabuleux du protagonisme éventuel de l’individu. La Race rejetée n’a jamais pu produire aucune sorte de César.
C’est pour cela que je me défie de la tradition ingénieuse, mais peu connue, j’imagine, qui donne des Hébreux pour ancêtres au peuple romain et remplace les compagnon d’Enée par une colonie de Benjamites, — expliquant la Louve des deux Jumeaux fondateurs par l’inscrutable prédiction d’Israël mourant : « Benjamin Lupus rapax, mane comedet praedam et vespere dividet spolia. Benjamin, loup rapace, au matin mangera la proie et au vêpre divisera les dépouilles (Genèse, chap.49, v. 27.) »
Les immondes fripiers de Hambourg étaient bien, vraiment, de cette homogène famille de ménechmes avaricieux en condition chez tous les malpropres démons de l’identité judaïques, telle qu’on la voit grouiller le long du Danube, en Pologne, en Russie, en Allemagne, en Hollande, en France même, déjà, et dans toute l’Afrique septentrionale où les Arabes, quelquefois, enfont un odieux mastic bon à frotter les moutons galeux.
Mais où ma nausée, je l’avoue, dépassa toute conjecture et tout espoir, ce fut à l’apparition des Trois Vieillards !...
Je les nomme les Trois Vieillards, parce que je ne sais aucune autre manière de les désigner. Ils sont peut-être cinquante en cette ville privilégiée qui ne semble pas en être plus fière. Mais je n’en avais que trois devant les yeux et c’était assez pour que les dragons les plus insolites m’apparussent.
Tout ce qui portait une empreinte quelconque de modernité s’évanouit aussitôt pour moi et les youtres subalternes qui me coudoyaient en fourmillant comme des moucherons d’abattoirs s’interrompirent d’exister. Ils n’en avaient plus le droit, n’étant absolument rien auprès de ceux-ci.
Leur ignominie, que j’avais estimée complète, irréprochable et savoureuse autant que peut l’être un élixir de malédiction, n’avait plus la moindre sapidité et ressemblait à de la noblesse en comparaison de cet indévoilable cauchemar d’opprobre.
L’aspect de ces trois fantômes dégageait une si non-pareille qualité d’horreur que le blasphème seul pourrait être admis à l’interpréter symboliquement.
Qu’on se représente, s’il est possible, les Trois Patriarches sacrés : Abraham, Isaac et Jacob, dont les noms, obnubilés d’un impénétrable mystère, forment le Delta, le Triangle équilatéral où sommeille, dans les rideaux de la foudre, l’inaccessible Tétragramme !
Qu’on se les figure, — j’ose à peine l’écrire, — ces trois personnages beaucoup plus qu’humains, du flanc desquels tout le Peuple de Dieu et le Verbe de Dieu lui-même sont sortis ; qu’on veuille bien les supposer, une minute, vivants encore, ayant, par un très unique miracle, survécu à la plus centenaire progéniture des immolateurs de leur grand Enfant crucifié ; ayant pris sur eux, — Dieu sait en vue de quels irrévélables rémérés ! — la destitution parfaite, l’ordure sans nom, la turpitude infinie, l’intarissable trésor des exécrations du monde, les huées de toute la terre, la vilipendaison dans tous les abîmes, — et l’étonnement éternel des Séraphins ou des Trônes à les voir se traîner ainsi dans la boue des siècles !...
Ah ! certes, oui, dans l’esprit de cette vision qui paraîtra sans doute insensée, les trois êtres affreux réalisaient bien l’archétype et le phénomène primordial de la Race indélébile qui accomplit, depuis bientôt deux mille ans, le prodige sans égal de survivre, elle aussi, à ses exterminateurs et d’en appeler éternellement à tous les enfers de sa substantielle révocation. Mais, bon Dieu ! quels épouvantables ancêtres !
Ils étaient vraiment trop classiques pour ne pas se manifester aussi détestables que sublimes. Depuis Shakespeare jusqu’à Balzac, on a terriblement ressassé le vieil Hébreu sordide et crochu, dénichant l’or dans les immondices, dans les tumeurs de l’humanité, l’adorant enfin tel qu’un soleil de douleurs et un Paraclet d’amour, co-égal et co-éternel à son Jéhovah solitaire.
Ils réalisaient triplement ce monstre en leurs identiques personnes, ajoutant à l’horreur banale de cet ancien mythe littéraire les affres démesurées de leur véridique présence…
Abraham, Isaac, Jacob, descendus jusqu’à ces Limbes néfastes !... Car mon imagination, démâtée par l’épouvante, leur décernait instinctivement les Appellations divines.
Et, ma foi ! je renonce à les dépeindre, abandonnant ce treizième labeur d’Alcide aux documentaires de la charogne et aux cosmographes des fermentations vermineuses.
Je me souviendrai longtemps, néanmoins, de ces trois incomparables crapules que je vois encore dans leurs souquenilles putréfiées, penchées fronts contre fronts, sur l’orifice d’un sac fétide qui eût épouvanté les étoiles, où s’amoncelaient, pour l’exportation du typhus, les innommables objets de quelque négoce archisémitique.
Je leur dois cet hommage d’un souvenir presque affectueux, pour avoir évoqué dans mon esprit les images les plus grandioses qui puissent entrer dans l’habitacle sans magnificence d’un esprit mortel.
Je dirai cela tout à l’heure aussi clairement qu’il me sera donné de le dire.
En attendant, j’affirme, avec toutes les énergies de mon âme, qu’une synthèse de la question juive est l’absurdité même, en dehors de l’acceptation préalable du « Préjugé » d’un retranchement essentiel, d’une séquestration de Jacob dans la plus abjecte décrépitude, — sans aucun espoir d’accommodement ou de retour, aussi longtemps que son « Messie » tout brûlant de gloire ne sera pas tombé sur la terre. »
Le Salut par les Juifs, Léon Bloy
Et la redoutable conclusion par laquelle Bloy lie le sort du peuple de la Première Alliance à l’apparition visible, reconnue et acceptée du Messie que les Juifs ont manqué. Ils ne sont pas les seuls.
« En attendant, j’affirme, avec toutes les énergies de mon âme, qu’une synthèse de la question juive est l’absurdité même, en dehors de l’acceptation préalable du « Préjugé » d’un retranchement essentiel, d’une séquestration de Jacob dans la plus abjecte décrépitude, — sans aucun espoir d’accommodement ou de retour, aussi longtemps que son « Messie » tout brûlant de gloire ne sera pas tombé sur la terre. »
Heureusement, pour équilibrer, l’écriture dérangeante du vieux Bloy, je découvre au même moment grâce à Internet, le livre de Charles Péguy, Notre jeunesse datant de 1909/1910. Moins de 20 ans d’écart, 1892, avec la première publication du Salut par les Juifs par Bloy.
« Les Juifs sont plus malheureux que les autres. Loin que le monde moderne les favorise particulièrement, leur soit particulièrement avantageux, leur ait fait un siècle de repos, une résidence de quiétude et de privilège, contraire le monde moderne a ajouté sa dispersion propre moderne, sa dispersion intérieure, à leur dispersion séculaire, à leur dispersion ethnique, à leur antique dispersion. Le monde moderne a ajouté son trouble à leur trouble ; dans le monde moderne cumulent ; le monde moderne a ajouté sa misère à leur misère, sa détresse à leur antique détresse ; il a ajouté sa mortelle inquiétude, son inquiétude incurable à la mortelle, à l’inquiétude incurable de la race, à l’inquiétude propre, à l’antique, à l’éternelle inquiétude. Il a ajouté l’inquiétude universelle à l’inquiétude propre. Ainsi ils cumulent. Ils sont à l’intersection. Ils se recoupent sur eux-mêmes. Ils recoupent l’inquiétude juive, qui est leur, par l’inquiétude moderne, qui est nôtre et leur. Ils subissent, ils reçoivent ensemble, à cette intersection, l’inquiétude verticale et l’inquiétude horizontale ; l’inquiétude descendante verticale et l’inquiétude étale horizontale ; l’inquiétude verticale de la race, l’inquiétude horizontale de l’âge, du temps. Dans cette âpre, dans cette mortelle concurrence du monde moderne, dans cette compromission, dans cette compétition perpétuelle ils sont plus chargés que nous. Ils cumulent. Ils sont doublement chargés. Ils cumulent deux charges. La charge juive et la charge moderne. La charge de l’inquiétude juive et la charge de l’inquiétude moderne. Le mutuel appui qu’ils se prêtent, (et que l’on a beaucoup exagéré, car il y a aussi, naturellement, des inquiétudes intérieures, des haines, des rivalités, des compétitions, des ressentiments intérieurs ; et pour prendre tout de suite un exemple éclatant, l’exemple culminant la personne et la si grande philosophie de M. Bergson, qui demeurera dans l’histoire, qui sera comptée parmi les cinq ou six grandes philosophies, de tout le monde, ne sont point détestées, haïes, combattues par personne, dans le parti intellectuel, autant que par certains, par quelques professeurs juifs notamment de philosophie), le mutuel appui qu’ils se prêtent est amplement compensé, plus que compensé par cette effrayante, par cette croissante poussée de l’antisémitisme qu’ils reçoivent tous ensemble. Qu’ils ont constamment à repousser, à réfuter, à rétorquer tous ensemble. Combien n’ai-je point connu de carrières de Juifs, de pauvres gens, fonctionnaires, professeurs, qui ont brisées, qui sont encore brisées, pour toujours, par le double mécanisme suivant : pendant toute la poussée de l’antisémitisme victorieux et gouvernemental on a brisé leur carrière parce qu’ils étaient juifs ; (et les chrétiens parce qu’ils étaient dreyfusistes). Et aussi après pendant toute la poussée du dreyfusisme victorieux mais gouvernemental on a brisé leurs carrière parce qu’on était combiste et qu’avec nous ils étaient demeurés dreyfusistes purs. C’est ainsi, par ce doux mécanisme, qu’ils partagent avec nous, fraternellement, une misère double, une double infortune inexpiable. Dans cette course du monde moderne ils sont comme nous, plus que nous ils sont lourdement, doublement chargés. Les antisémites parlent des Juifs. Je préviens que je vais dire une énormité : Les antisémites ne connaissent point les Juifs. Ils en parlent, mais ils ne les connaissent point. Ils en souffrent, évidemment beaucoup, mais ils ne les connaissent point. Les antisémites riches connaissent peut-être les Juifs riches. Les antisémites capitalistes connaissent peut-être les capitalistes. Les antisémites d’affaires connaissent peut-être les Juifs d’affaires. Pour la même raison, je ne connais guère que des Juifs pauvres et des Juifs misérables. Il y en a. Il y en a tant que l’on n’en sait pas le nombre. J’en vois partout. Il ne sera pas dit qu’un chrétien n’aura pas porté témoignage pour eux. Il ne sera pas dit que je n’aurai pas témoigné pour eux. Comme il ne sera pas dit qu’un chrétien ne témoignera pas pour Bernard-Lazare. Depuis vingt ans je les ai éprouvés, nous nous sommes éprouvés mutuellement. Je les ai trouvés toujours solides au poste, autant que personne, affectueux, solides, d’une tendresse propre, autant que personne, d’un attachement, d’un dévouement, d’une piété inébranlable, d’une fidélité, à toute épreuve, d’une amitié réellement mystique, d’un attachement, d’une fidélité inébranlable à la mystique de l’amitié. L’argent est tout, domine tout dans le monde moderne à un tel point, si entièrement, si totalement que la séparation sociale horizontale des riches et des pauvres est devenue infiniment plus grave, plus coupante, plus absolue si je puis dire que la séparation, verticale de race des juifs et des chrétiens. La dureté du monde moderne sur les pauvres, contre les pauvres, est devenue si totale, si effrayante, si impie ensemble sur les uns et sur les autres, contre les uns et contre les autres. Dans le monde moderne les connaissances ne se font, ne se propagent que horizontalement, parmi les riches entre eux, ou parmi les pauvres entre eux. Par couches horizontales. Pauvre je porterai témoignage pour les Juifs pauvres. Dans la commune pauvreté, dans la misère, commune pendant vingt ans je les ai trouvés d’une sûreté, d’une fidélité, d’un dévouement, d’une solidité, d’un attachement, d’une mystique, d’une piété dans l’amitié inébranlable. Ils y ont d’autant plus de mérite, ils y ont d’autant plus de vertu qu’en même temps, en plus de nous, ils ont sans cesse à lutter contre les accusations, contre les inculpations, contre les calomnies de l’antisémitisme, qui sont précisément toutes les accusations du contraire. Que voyons-nous ? Car enfin il ne faut parler que de ce que nous voyons, il ne faut dire que ce que nous voyons ; que voyons-nous ? Dans cette galère du monde moderne je les vois qui rament à leur banc autant et plus que d’autres, autant et plus que nous. Autant et plus que nous subissant le sort commun. Dans cet enfer temporel du monde moderne je les vois comme nous, autant et plus que nous, trimant comme nous, éprouvés comme nous. Epuisés comme nous. Surmenés comme nous. Dans les maladies, dans les fatigues, dans la neurasthénie, dans tous les surmenages, dans cet enfer temporel j’en connais des centaines, j’en vois des milliers qui aussi difficilement plus difficilement, plus misérablement que nous gagnent péniblement leur misérable vie. Dans cet enfer commun. Des riches il y aurait beaucoup à dire. Je les connais beaucoup moins. Ce que je puis dire, c’est que depuis vingt ans j’ai passé par beaucoup de mains. Le seul de mes créanciers qui se soit conduit avec moi non pas seulement comme un usurier, mais ce qui est un peu plus, comme un créancier, comme un usurier de Balzac, le seul de mes créanciers qui m’ait traité avec une dureté balzacienne, avec la dureté, la cruauté d’un usurier de Balzac n’était point un Juif. C’était un Français, j’ai honte à le dire, on a honte à le dire, c’était hélas un « chrétien », trente fois millionnaire. Que n’aurait-on pas dit s’il avait été Juif. Jusqu’à quel point leurs riches les aident-ils ? Je soupçonne qu’ils les aident un peu plus que les nôtres ne nous aident. Mais enfin il ne faudrait peut-être pas le leur reprocher. C’est ce que je disais à un jeune antisémite, joyeux mais qui m’écoute ; sous une forme que je me permets de trouver saisissante. Je lui disais : Mais enfin, pensez-y, ’c’est pas facile d’être Juif'. Vous leur faites toujours des reproches contradictoires. Quand leurs riches ne les soutiennent pas, quand leurs riches sont durs vous dites : C’est pas étonnant, ils sont Juifs. Quand leurs riches les soutiennent, vous dites : C’est pas étonnant, ils sont Juifs. Ils se soutiennent entre eux. – Mais, mon ami, les riches chrétiens n’ont qu’à en faire autant. Nous n’empêchons pas les chrétiens riches de nous soutenir entre nous. C’est pas facile d’être Juif. Avec vous. Et même sans vous. Quand ils demeurent insensibles aux appels de leurs frères, aux cris des persécutés, aux plaintes, aux lamentations de leurs frères meurtris dans tout le monde vous dites : C’est des mauvais Juifs. Et s’ils ouvrent seulement l’oreille aux lamentations qui montent du Danube et du Dniepr vous dites : Ils nous trahissent. C’est des mauvais Français. Ainsi vous les poursuivez, vous les accablez sans cesse de reproches contradictoires. Vous dites : Leur finance est juive, elle n’est pas française. – Et la finance française, mon ami, est-ce qu’elle est française. Est-ce qu’il y a une finance qui est française. Vous les accablez sans cesse de reproches contradictoires. Au fond, ce que vous voudriez, c’est qu’ils n’existent pas. Mais cela, c’est une autre question. »
J’en viens cependant à me demander à la lecture, chez Bloy, de passages violents comme celui-là :
« La sympathie pour les Juifs est un signe de turpitude, c’est bien entendu. Il est impossible de mériter l’estime d’un chien quand on n’a pas le dégoût instinctif de la Synagogue. Cela s’énonce tranquillement comme un axiome de géométrie rectiligne, sans ironie et sans amertume. »
Du titre du livre, Le Salut par les Juifs à des jugements qui semblent définitifs, comme celui-ci :
« L’interprétation des Textes sacrés fut autrefois considérée comme le plus glorieux effort de l’esprit humain, puisqu’au témoignage de l’infaillible Salomon, la gloire de Dieu est de cacher sa parole (Proverbes, chap. 25, v. 2). »
« Israël est donc investi, par privilège, de la représentation et d’on ne sait quelle très occulte protection de ce Paraclet errant dont il fut l’habitacle et le recéleur. »
et celui-ci, ironique jusqu’au rire, comprenne qui peut :
« J’ai la douleur de ne pouvoir proposer à mes ambitieux contemporains un révélateur authentique. La conciergerie des Mystères n’est pas mon emploi et je n’ai pas reçu la consignation des choses futures. Les prophètes actuels sont, d’ailleurs, si complètement dénués de miracles qu’il paraît impossible de les discerner.
Mais s’il est vrai qu’on en demande, par une conséquence naturelle de ce point de foi qu’il doit en venir un jour, je voudrais savoir pourquoi on ne les demande jamais à l’unique peuple, d’où sont sortis tous les Secrétaires des Commandements de Dieu. »
J’aime beaucoup cet « unique peuple d’où sont sortis tous les Secrétaires des Commandements de Dieu ».
Oui, tous les Secrétaires des Commandements de Dieu, tous les prophètes, tous les rois bibliques, Jésus en personne, tous ses apôtres.
Mais, disais-je au tout début, j’en viens à me demander si le ton adopté par Bloy n’est pas du registre du persiflage cinglant et ironique.
Je suis conscient que Bloy écrit en catholique et qu’il souhaite de tout son cœur la conversion des juifs. Mais en dépit de sa verve, de sa violence dans les termes, je ne puis croire qu’il ne connaisse pas, au moment où il écrit ce livre, la parabole du Bon Samaritain.
« Mais le docteur de la Loi, voulant se justifier, dit à Jésus : "Et qui est mon prochain ?" Jésus reprit : "Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba au milieu de brigands qui, après l'avoir dépouillé et roué de coups, s'en allèrent, le laissant à demi mort. Un prêtre vint à descendre par ce chemin-là ; il le vit et passa outre. Pareillement un lévite, survenant en ce lieu, le vit et passa outre. Mais un Samaritain, qui était en voyage, arriva près de lui, le vit et fut pris de pitié. Il s'approcha, banda ses plaies, y versant de l'huile et du vin, puis le chargea sur sa propre monture, le mena à l'hôtellerie et prit soin de lui. Le lendemain, il tira deux deniers et les donna à l'hôtelier, en disant : "Prends soin de lui, et ce que tu auras dépensé en plus, je te le rembourserai, moi, à mon retour." Lequel de ces trois, à ton avis, s'est montré le prochain de l'homme tombé aux mains des brigands ?" Il dit : "Celui-là qui a exercé la miséricorde envers lui." Et Jésus lui dit : "Va, et toi aussi, fais de même". »
Luc : X : 29,37
Voilà, ici, le nœud du problème. Le Samaritain, considéré par les Juifs de l’époque de Jésus, comme impur, s’étant détaché du Judaïsme, le Samaritain crasseux et immoral, se comporte comme Jésus souhaite que nous nous comportions vis-à-vis de la malheureuse victime, en l’aimant. Et ceux qui connaissent Bloy savent combien il méprisait les catholiques de son temps. Aujourd’hui, probablement, les vomirait-il. Mais de ce peuple errant, en lequel le malheur a élu domicile, surgit le salut, le souvenir lointain et profond, le socle historique :
« Humble et grand Moyen Âge, époque la plus chère à tous ceux que les clameurs de la Désobéissance importunent et qui vivent retirés au fond de leurs propres âmes !
Les trois derniers siècles ont beaucoup fait pour le raturer ou le décrier, en altérant par tous les opiums les glorieuses facultés lyriques du vieil Occident. Il existe même un courant nouveau d’historiens critiques et documentaires, de qui cette besogne odieuse est le permanent souci. Mais je crois bien que les Mille ans de pleurs, de folies sanglantes et d’extases continueront de couler à travers les doigts des pédants, aussi longtemps que le cœur humain n’aura pas cessé d’exister ; et c’est une remarque étrange que les Juifs sont, en somme, les témoins les plus fidèles et les conservateurs les plus authentiques de ce candide Moyen Âge qui les détestait pour l’amour de Dieu et qui voulut tant de fois les exterminer. »
Et ceci :
« Car le Salut n’est pas une plaisanterie de sacristains polonais, et quand on dit qu’il a coûté le sang d’un Dieu incarné dans de la chair juive, cela veut dire qu’il a tout coûté depuis les temps et depuis les éternités. »
Sans oublier la théologie bloyenne si singulière :
« L’histoire de l’Enfant prodigue est une parabole si lumineuse de son éternelle Anxiété béatifique dans le fond des cieux, qu’elle en est devenue banale et que nul n’y comprend plus rien.
Allez donc dire aux catholiques modernes que le Père dont il est parlé dans le récit de saint Luc, lequel partage la SUBSTANCE entre ses deux fils, est Jéhovah lui-même, s’il est permis de le nommer par son Nom terrible ; que le fils aîné demeuré sage, et qui « est toujours avec lui », symbolise, à n’en pas douter, son Verbe Jésus, patient et fidèle ; enfin que le fils plus jeune, celui qui a voyagé dans une « région lointaine où il dévora sa substance avec des prostituées », jusqu’au point d’être réduit à garder les porcs et à « désirer d’emplir son ventre des siliques mangées par ces animaux », signifie, très assurément, l’Amour Créateur dont le souffle est vagabond et dont la fonction divine paraît être, en vérité, depuis six mille ans, de nourrir les cochons chrétiens après avoir pâturé les pourceaux de la Synagogue.
Ajoutez, si cela vous amuse, que le Veau gras « qu’on tue, qu’on mange et dont on se régale », pour fêter la résipiscence du libertin, est encore ce même Christ Jésus dont l’immolation chez les « mercenaires » est inséparable toujours de l’idée d’affranchissement et de pardon.
Essayez un peu de faire pénétrer ces similitudes grandioses, familières tout au plus à quelques lépreux, dans la pulpe onctueuse et cataplasmatique de nos dévots accoutumés dès l’enfance à ne voir dans l’Evangile qu’un édifiant traité de morale, — et vous entendrez de jolies clameurs ! »
Mais ma lecture n’est pas encore terminée.
07:00 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (1) | |
del.icio.us |
|
Digg |
Facebook