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25/09/2008

L'Ordre de l'étoile

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

"En l’année 1351, le roi Jean de France décida d’instituer une belle compagnie, grande et noble, sur le modèle de la Table Ronde, qui fut jadis au temps du roi Arthur. Cette compagnie devait réunir trois cents chevaliers, les plus vaillants aux armes et les plus capables du royaume de France. Ils devaient être appelés chevaliers de l’Étoile. Chacun devait porter une étoile d’or, d’argent doré ou de perles sur son vêtement de dessus en signe de reconnaissance.
Le roi Jean s’engagea à faire bâtir une belle et grande maison, à ses frais, à côté de Saint-Denis, où tous les compagnons et confrères, qui seraient dans le pays, devaient se réunir pour toutes les fêtes solennelles de l’année, s’ils n’avaient pour excuse un trop grand empêchement, et chacun au moins une fois l’an. Ce lieu devait être appelé la noble maison de l’Étoile. Le roi y tiendrait une fois l’an une cour plénière de tous les compagnons, et, dans cette cour, chaque compagnon raconterait, sous la foi du serment, toutes les aventures, honteuses et honorables, qui lui seraient arrivées durant l’année.
Le roi devait établir deux ou trois clercs à ses frais, pour mettre par écrit ces aventures et en faire un livre, afin de ne pas les oublier, mais les rappeler tous les ans en ce lieu devant les compagnons, de sorte qu’on pût connaître les plus preux et les honorer selon ce qu’ils étaient. Nul ne pouvait entrer dans cette compagnie, s’il n’avait le consentement du roi et de la majeure partie des compagnons, et s’il n’était de réputation irréprochable. Il leur fallait jurer de ne jamais fuir dans la bataille plus loin que quatre arpents environ, de plutôt mourir que d’être pris. Chacun aiderait et secourait les autres dans toutes leurs besognes, en amis loyaux. Tous les compagnons devaient jurer plusieurs autres statuts et ordonnances.
La maison presque achevée existe encore, assez près de Saint-Denis. Si l’un des compagnons de l’Étoile, dans sa vieillesse, affaibli dans son corps, diminué dans son bien, avait besoin d’aide, on devait couvrir ses frais dans la maison bien et honorablement, pour lui-même et pour deux valets, s’il voulait y demeurer, afin que la compagnie fût mieux tenue. La chose fut ainsi ordonnée et instituée.
Or, peu après, des gens d’armes sortirent en grand nombre d’Angleterre et vinrent en Bretagne soutenir la comtesse de Montfort. Dès que le roi de France l’apprit, il envoya là-bas son maréchal avec de nombreux bons chevaliers pour s’opposer aux Anglais. Un grand nombre de chevaliers de l’Étoile allèrent à cette chevauchée.
Arrivés en Bretagne, les Anglais menèrent habilement leur expédition et les Français, qui se jetèrent trop follement dans une embuscade, furent tous tués et déconfits. Mourut là messire Gui de Nesle, sire d’Offemont en Vermandois, ce fut dommage car il était vaillant et preux chevalier. Y restèrent aussi plus de quatre-vingt-dix chevaliers de l’Étoile qui, ayant juré de ne jamais fuir, furent tués avec lui, ce qui ne fût sûrement pas arrivé, s’ils se fussent retirés et sauvés.
Ainsi se défit cette noble compagnie de l’Étoile, au milieu des grands malheurs qui survinrent par la suite en France. […]"

Les Chroniques de Jean FroissartL’Ordre de l’Étoile



Je ne sais si l’univers est un ordre ou un chaos. À l’échelle d’une vie humaine l’harmonie semble l’emporter dans le flux des constellations. À l’échelle d’une civilisation aussi. Des cycles se succèdent avec, néanmoins, des surprises, heureuses ou malheureuses. Si nous ramenons notre attention uniquement aux contours de notre globe, la surface de la terre semble un fourmillement chaotique. La force d’une élite sage et toute dévouée à la servitude pour l’ensemble est de tenter une mise en forme de cette glèbe, afin de lui éviter le dépérissement du désordre. Mais de lever les yeux vers le ciel, vers plus haut que soi, afin de grandir et de se donner une morale plus grande que la simple pulsion de l’instinct peut mener, comme le note ce grand chroniqueur dans son texte qui date du XIVe siècle (Jean Froissart naît en 1337 et meurt après 1400), à la mort certaine par son soucis de fidélité au serment donné. J’aime à croire qu’une des lectures possibles du reniement de Pierre est la nécessité du repli sur soi en une saisissante rupture ontologique qui accorde l’attente au bord de l’abîme avant le dévoilement. Il faut savoir suspendre le cours des choses, du moins en soi, attendre la brèche libératrice qui, tôt ou tard, d’imposera. Toute la valse sanglante, mais aussi lumineuse, de l’humanité balance entre ces deux faits : le sentiment conservateur que nous procédons d’un ordre universel et qu’il est de notre devoir de nous y conformer, que ce soit lorsque nous fondons les principes de la cité, lorsque nous pensons notre présence ici-bas et qu’ainsi nous cherchons à modeler notre politique sur cette morale issue d’en haut ; et le sentiment très clair aussi, et très pesant, que l’Histoire nous indique, bien au contraire, que tout n’est que désordre et destruction jusque dans la volupté mortuaire, tout est multiple, relatif, tant au niveau des coutumes, des mœurs, des cultures, des postulats esthétiques, des morales, des politiques appliquées aux quatre coins du globe — Hobbes disait bien que « l’homme est un loup pour l’homme », et cette situation exige bien, quant à elle, une prise en main afin que la pérennisation de la tribu, du clan, de la nation se poursuive.
Il y a, à mon avis, deux situations qui accouchent d’une élite comme celle décrite dans le texte de Jean Froissart. Une élite de cette envergure apparaît lorsque l’élite officielle est en décadence (en 1351 nous sommes en pleine guerre de cent ans et le Royaume de France est en proie au pire) comme un acte de résistance, une ultime sélection pour poursuivre le pèlerinage et demeurer debout. Elle peut aussi se fonder au sein d’une civilisation qui brille de tous ses feux, solidement ancrée dans sa tradition, confiante en l’avenir, créatrice d’elle-même, comme un couronnement de ses plus hautes aspirations : les vertus portées à leur incandescence, comme un exemple, un signe à suivre. À votre avis, sommes-nous en ascension ou en dégénérescence ? J’ose espérer que s’il demeure une élite en ces temps troubles elle saura faire repli comme l’apôtre Pierre, quitte à ce qu’elle donne l’impression de trahir, afin qu’elle ne soit pas exterminée comme l’ordre de l’Étoile. Stratégie et clairvoyance. Relire Sun Tzu.

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24/09/2008

Bon sens

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« Pour avoir été sauvé par des "justes" qui ne dédaignaient pas les Croix-de-feu, j’ai appris très tôt que le "nationalisme", dont mon maître Paulhan n’était pas le moindre partisan, ne conduit pas nécessairement au fascisme, moins encore à l’antisémistisme ou à la xénophobie. »
Jean-Claude Zylberstein, juif, éditeur chez Texto.



Incompréhensible pour le citoyen moyen qui répète ce qu’on lui impose. Inadmissible pour le distributeur de points Godwin qui a fait de cet acte sa croisade de prédilection. Un juif sauvé par des Croix de feu qu’il nomme « justes » et édite Jacques Bainville, l’ami de Charles Maurras, Jacques Bainville qui écrit dans son Histoire de France :

« Il y a probablement des centaines de siècles que l’Homme s’est répandu sur la terre. Au-delà de 2 500 ans, les origines de la France se perdent dans les conjectures et dans la nuit. Une vaste période ténébreuse précède notre histoire. Déjà, sur le sol de notre pays, des migrations et des conquêtes s’étaient succédé, jusqu’au moment où les Gaëls et Gaulois devinrent les maîtres, chassant les occupants qu’ils avaient trouvés ou se mêlant à eux. Ces occupants étaient les Ligures et le Ibères, bruns et de stature moyenne, qui constituent encore le fond de la population française. La tradition des druides enseignait qu’une partie des Gaulois étaient indigène, l’autre venue du Nord et d’outre-Rhin, car le Rhin a toujours paru la limite des Gaules. Ainsi, la fusion des races a commencé dès les âges préhistoriques. Le peuple français est un composé. C’est mieux qu’une race. C’est une nation.
Unique en Europe, la conformation de la France se prêtait à tous les échanges de courants, ceux du sang, ceux des idées. La France est un isthme, une voie de grande communication entre le Nord et le Midi. Il y avait, avant la conquête romaine, de prodigieuses différences entre la colonie grecque de Marseille et les Cimbres d’entre Seine et Loire ou les Belges d’entre Meuse et Seine. D’autres éléments, au cours des siècles, se sont ajoutés en grand nombre à ceux-là. Le mélange s’est formé peu à peu, ne laissant qu’une heureuse diversité. De là viennent la richesse intellectuelle et morale de la France, son équilibre, son génie. »


Mais le citoyen moyen, forgé par sept décennies de sartrisme cyclopéen, quatre décennies de chienlit festive et trois décennies de mitterrandisme faisandé ne possède ni l’art nietzschéen de la rumination, ni le sens de la nuance. Ses jugements (si on peut appeler cela ainsi) ne tombent que comme des lames de guillotine. Manier le fleuret lui est impossible.

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25/08/2008

Soljenitsyne le prophète...

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Mon pote Jean-Marc m'a juste dit : "Joli papier d'un auteur que j'aime bien." Il a bon goût, Jean-Marc, alors je vous en fait profiter...



"Soljenitsyne est mort, et avec lui une certaine idée de l’homme et de la littérature. C’est la littérature d’avant le désastre, d’avant Coelho ou Harry Potter, Sulitzer ou les best-sellers de plage, la littérature de Voltaire et de Rousseau, de Hugo ou même de Sartre, la littérature qui peut et veut changer le monde.

La littérature des génies et des créateurs, pas celle des 750 nouveaux romans de la rentrée littéraire et des auteures à la mode qui viennent montrer leur derrière ou leur maquillage à la téloche à une heure de plus en plus avancée de la nuit. C’est aussi la littérature qui dérange vraiment, comme celle d’Orwell, de Céline ou de Pirandello, la littérature qui titille les imbéciles et les chiens de garde. Mendiant ingrat comme Bernanos ou Léon Bloy, Soljenitsyne a envoyé paître les démocraties bien-pensantes, pas celle des Grecs ou des républiques italiennes, celles de l’effet de serre et de l’abrutissement planétaire des super-héros.

Je crois qu’il a compris le jour même, en arrivant en Occident, sottement chassé par les autorités soviétiques qui ne savaient plus qu’en faire. Il a compris ce jour-là ce qu´était la société de consommation, l’Occident qui avait tué les peuples et leur foi, dilué jusqu’à l’idée de l’Apocalypse, l’Occident des supermarchés et des cinéplex, des embouteillages et des infos people, des guerres du Kosovo et de la lutte contre l’inflation. Il l’écrit dans ce qui est à mon gré un des plus grands textes du XXe siècle, le Discours de Harvard. Ce discours a des antécédents surtout en France, pays que la modernité a célébré pour sa Révolution mais haï pour ses écrivains qui, de Montesquieu à Tocqueville, de Chateaubriand à Duhamel, ou de Baudelaire à Valéry, ont prévu la catastrophe abyssale de la civilisation démocratique et matérialiste.

Il serait facile de s’en prendre à Staline. Mais Staline n’est qu’un moment abominable de l’histoire. Et là, à Harvard, Soljenitsyne décrit la Fin de l’Histoire, dix ans avant la chute de l’Union soviétique qu’il avait finie par regretter comme beaucoup (tout comme Orson Welles et Luis Buñuel regrettaient la disparition de Franco à demi-mot). Soljenitsyne décrit la fin de l’Histoire - sauf qu’il ne s’en félicite pas comme l’incroyable néocon Fukuyama. Je cite ce passage : « Un détail psychologique a été négligé : le désir permanent de posséder toujours plus et d’avoir une vie meilleure, et la lutte en ce sens, ont imprimé sur de nombreux visages à l’Ouest les marques de l’inquiétude et même de la dépression, bien qu’il soit courant de cacher soigneusement de tels sentiments. Cette compétition active et intense finit par dominer toute pensée humaine et n’ouvre pas le moins du monde la voie à la liberté du développement spirituel. »

C’est exactement ce qu’écrit Tocqueville dans le tome II de la Démocratie en Amérique. Soljenitsyne voit l’Occident non plus comme un monde libre ou une terre messianique, mais comme une machine ou une machination qui crée des clones mentaux et des automates. Il a été témoin des tragédies du XXe siècle, qui étaient aussi de grands mouvements sociaux, nationaux et historiques. Mais il écrit quand même, lui, l’ancien bagnard : « Après avoir souffert pendant des décennies de violence et d’oppression, l’âme humaine aspire à des choses plus élevées, plus brûlantes, plus pures que celles offertes aujourd’hui par les habitudes d’une société massifiée, forgées par l’invasion révoltante de publicités commerciales, par l’abrutissement télévisuel, et par une musique intolérable. »

Nous sommes en 1978. A la même époque l’imbécile Toffler annonce les merveilles de la société démassifiée et virtualisée par la technologie. Et, trente ans plus tard, jamais le niveau intellectuel n’a été aussi bas et les embouteillages aussi longs. Et c’est cet ennui profond, pressenti par les romantiques de la société pré-industrielle, qui domine pour ceux qui savent voir par-delà Batman 6 ou les JO de Pékin.

Toujours dans ce discours, Soljenitsyne ajoute : « Il n’est pas possible que l’aune qui sert à mesurer de l’efficacité d’un président se limite à la question de combien d’argent l’on peut gagner, ou de la pertinence de la construction d’un gazoduc. »

C’est pour cela qu’il est paradoxal et ironique de voir les chefs des nouvelles ploutocraties célébrer sa mémoire (entre deux allusions fielleuses de leurs seconds couteaux intellectuels sur son ultranationalisme ou sa foi orthodoxe), alors qu’il a été le dernier grand écrivain européen à déclarer la guerre au meilleur des mondes que nous voyons s’engloutir dans son or noir et son satanisme subliminal.."



Nicolas Bonnal



Et le fameux discours de Harvard... extrait :

"Je suis très sincèrement heureux de me trouver ici parmi vous, à l'occasion du 327ème anniversaire de la fondation de cette université si ancienne et si illustre. La devise de Harvard est « VERITAS ». La vérité est rarement douce à entendre ; elle est presque toujours amère. Mon discours d'aujourd'hui contient une part de vérité ; je vous l'apporte en ami, non en adversaire.

Il y a trois ans, aux Etats-Unis, j'ai été amené à dire des choses que l'on a rejeté, qui ont paru inacceptables. Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui acquiescent à mes propos d'alors.(...)

Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l'Ouest aujourd'hui pour un observateur extérieur. Le monde occidental a perdu son courage civique, à la fois dans son ensemble et singulièrement, dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque pays, et bien sûr, aux Nations Unies. Ce déclin du courage est particulièrement sensible dans la couche dirigeante et dans la couche intellectuelle dominante, d'où l'impression que le courage a déserté la société toute entière. Bien sûr, il y a encore beaucoup de courage individuel mais ce ne sont pas ces gens là qui donnent sa direction à la vie de la société. Les fonctionnaires politiques et intellectuels manifestent ce déclin, cette faiblesse, cette irrésolution dans leurs actes, leurs discours et plus encore, dans les considérations théoriques qu'ils fournissent complaisamment pour prouver que cette manière d'agir, qui fonde la politique d'un Etat sur la lâcheté et la servilité, est pragmatique, rationnelle et justifiée, à quelque hauteur intellectuelle et même morale qu'on se place. Ce déclin du courage, qui semble aller ici ou là jusqu'à la perte de toute trace de virilité, se trouve souligné avec une ironie toute particulière dans les cas où les mêmes fonctionnaires sont pris d'un accès subit de vaillance et d'intransigeance, à l'égard de gouvernements sans force, de pays faibles que personne ne soutient ou de courants condamnés par tous et manifestement incapables de rendre un seul coup. Alors que leurs langues sèchent et que leurs mains se paralysent face aux gouvernements puissants et aux forces menaçantes, face aux agresseurs et à l'Internationale de la terreur. Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant coureur de la fin ?

Quand les Etats occidentaux modernes se sont formés, fut posé comme principe que les gouvernements avaient pour vocation de servir l'homme, et que la vie de l'homme était orientée vers la liberté et la recherche du bonheur (en témoigne la déclaration américaine d'Indépendance.)Aujourd'hui, enfin, les décennies passées de progrès social et technique ont permis la réalisation de ces aspirations : un Etat assurant le bien-être général. Chaque citoyen s'est vu accorder la liberté tant désirée, et des biens matériels en quantité et en qualité propres à lui procurer, en théorie, un bonheur complet, mais un bonheur au sens appauvri du mot, tel qu'il a cours depuis ces mêmes décennies.

Au cours de cette évolution, cependant, un détail psychologique a été négligé : le désir permanent de posséder toujours plus et d'avoir une vie meilleure, et la lutte en ce sens, ont imprimé sur de nombreux visages à l'Ouest les marques de l'inquiétude et même de la dépression, bien qu'il soit courant de cacher soigneusement de tels sentiments. Cette compétition active et intense finit par dominer toute pensée humaine et n'ouvre pas le moins du monde la voie à la liberté du développement spirituel.

L'indépendance de l'individu à l'égard de nombreuses formes de pression étatique a été garantie ; la majorité des gens ont bénéficié du bien-être, à un niveau que leurs pères et leurs grands-pères n'auraient même pas imaginé ; il est devenu possible d'élever les jeunes gens selon ces idéaux, de les préparer et de les appeler à l'épanouissement physique, au bonheur, au loisir, à la possession de biens matériels, l'argent, les loisirs, vers une liberté quasi illimitée dans le choix des plaisirs. Pourquoi devrions-nous renoncer à tout cela ? Au nom de quoi devrait-on risquer sa précieuse existence pour défendre le bien commun, et tout spécialement dans le cas douteux où la sécurité de la nation aurait à être défendue dans un pays lointain ?

Même la biologie nous enseigne qu'un haut degré de confort n'est pas bon pour l'organisme. Aujourd'hui, le confort de la vie de la société occidentale commence à ôter son masque pernicieux.

La société occidentale s'est choisie l'organisation la plus appropriée à ses fins, une organisation que j'appellerais légaliste. Les limites des droits de l'homme et de ce qui est bon sont fixées par un système de lois ; ces limites sont très lâches. Les hommes à l'Ouest ont acquis une habileté considérable pour utiliser, interpréter et manipuler la loi, bien que paradoxalement les lois tendent à devenir bien trop compliquées à comprendre pour une personne moyenne sans l'aide d'un expert. Tout conflit est résolu par le recours à la lettre de la loi, qui est considérée comme le fin mot de tout. Si quelqu'un se place du point de vue légal, plus rien ne peut lui être opposé ; nul ne lui rappellera que cela pourrait n'en être pas moins illégitime. Impensable de parler de contrainte ou de renonciation à ces droits, ni de demander de sacrifice ou de geste désintéressé : cela paraîtrait absurde. On n'entend pour ainsi dire jamais parler de retenue volontaire : chacun lutte pour étendre ses droits jusqu'aux extrêmes limites des cadres légaux.

J'ai vécu toute ma vie sous un régime communiste, et je peux vous dire qu'une société sans référent légal objectif est particulièrement terrible. Mais une société basée sur la lettre de la loi, et n'allant pas plus loin, échoue à déployer à son avantage le large champ des possibilités humaines. La lettre de la loi est trop froide et formelle pour avoir une influence bénéfique sur la société. Quand la vie est tout entière tissée de relations légalistes, il s'en dégage une atmosphère de médiocrité spirituelle qui paralyse les élans les plus nobles de l'homme.

Et il sera tout simplement impossible de relever les défis de notre siècle menaçant armés des seules armes d'une structure sociale légaliste.

Aujourd'hui la société occidentale nous révèle qu'il règne une inégalité entre la liberté d'accomplir de bonnes actions et la liberté d'en accomplir de mauvaises. Un homme d'Etat qui veut accomplir quelque chose d'éminemment constructif pour son pays doit agir avec beaucoup de précautions, avec timidité pourrait-on dire. Des milliers de critiques hâtives et irresponsables le heurtent de plein fouet à chaque instant. Il se trouve constamment exposé aux traits du Parlement, de la presse. Il doit justifier pas à pas ses décisions, comme étant bien fondées et absolument sans défauts. Et un homme exceptionnel, de grande valeur, qui aurait en tête des projets inhabituels et inattendus, n'a aucune chance de s'imposer : d'emblée on lui tendra mille pièges. De ce fait, la médiocrité triomphe sous le masque des limitations démocratiques.

Il est aisé en tout lieu de saper le pouvoir administratif, et il a en fait été considérablement amoindri dans tous les pays occidentaux. La défense des droits individuels a pris de telles proportions que la société en tant que telle est désormais sans défense contre les initiatives de quelques-uns. Il est temps, à l'Ouest, de défendre non pas temps les droits de l'homme que ses devoirs.

D'un autre côté, une liberté destructrice et irresponsable s'est vue accorder un espace sans limite. Il s'avère que la société n'a plus que des défenses infimes à opposer à l'abîme de la décadence humaine, par exemple en ce qui concerne le mauvais usage de la liberté en matière de violence morale faites aux enfants, par des films tout pleins de pornographie, de crime, d'horreur. On considère que tout cela fait partie de la liberté, et peut être contrebalancé, en théorie, par le droit qu'ont ces mêmes enfants de ne pas regarder er de refuser ces spectacles. L'organisation légaliste de la vie a prouvé ainsi son incapacité à se défendre contre la corrosion du mal. (...)

L'évolution s'est faite progressivement, mais il semble qu'elle ait eu pour point de départ la bienveillante conception humaniste selon laquelle l'homme, maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal, et tout ce que notre existence offre de vicié est simplement le fruit de systèmes sociaux erronés qu'il importe d'amender. Et pourtant, il est bien étrange de voir que le crime n'a pas disparu à l'Ouest, alors même que les meilleurs conditions de vie sociale semblent avoir été atteintes. Le crime est même bien plus présent que dans la société soviétique, misérable et sans loi. (...)

La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais pour quel usage ? (...) Quelle responsabilité s'exerce sur le journaliste, ou sur un journal, à l'encontre de son lectorat, ou de l'histoire ? S'ils ont trompé l'opinion publique en divulguant des informations erronées, ou de fausses conclusions, si même ils ont contribué à ce que des fautes soient commises au plus haut degré de l'Etat, avons-nous le souvenir d'un seul cas, où le dit journaliste ou le dit journal ait exprimé quelque regret ? Non, bien sûr, cela porterait préjudice aux ventes. De telles erreurs peut bien découler le pire pour une nation, le journaliste s'en tirera toujours. Etant donné que l'on a besoin d'une information crédible et immédiate, il devient obligatoire d'avoir recours aux conjectures, aux rumeurs, aux suppositions pour remplir les trous, et rien de tout cela ne sera jamais réfuté ; ces mensonges s'installent dans la mémoire du lecteur. Combien de jugements hâtifs, irréfléchis, superficiels et trompeurs sont ainsi émis quotidiennement, jetant le trouble chez le lecteur, et le laissant ensuite à lui-même ? La presse peut jouer le rôle d'opinion publique, ou la tromper. De la sorte, on verra des terroristes peints sous les traits de héros, des secrets d'Etat touchant à la sécurité du pays divulgués sur la place publique, ou encore des intrusions sans vergogne dans l'intimité de personnes connues, en vertu du slogan : « tout le monde a le droit de tout savoir ». Mais c'est un slogan faux, fruit d'une époque fausse ; d'une bien plus grande valeur est ce droit confisqué, le droit des hommes de ne pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous les ragots, les stupidités, les paroles vaines. Une personne qui mène une vie pleine de travail et de sens n'a absolument pas besoin de ce flot pesant et incessant d'information. (...) Autre chose ne manquera pas de surprendre un observateur venu de l'Est totalitaire, avec sa presse rigoureusement univoque : on découvre un courant général d'idées privilégiées au sein de la presse occidentale dans son ensemble, une sorte d'esprit du temps, fait de critères de jugement reconnus par tous, d'intérêts communs, la somme de tout cela donnant le sentiment non d'une compétition mais d'une uniformité. Il existe peut-être une liberté sans limite pour la presse, mais certainement pas pour le lecteur : les journaux ne font que transmettre avec énergie et emphase toutes ces opinions qui ne vont pas trop ouvertement contredire ce courant dominant.

Sans qu'il y ait besoin de censure, les courants de pensée, d'idées à la mode sont séparés avec soin de ceux qui ne le sont pas, et ces derniers, sans être à proprement parler interdits, n'ont que peu de chances de percer au milieu des autres ouvrages et périodiques, ou d'être relayés dans le supérieur. Vos étudiants sont libres au sens légal du terme, mais ils sont prisonniers des idoles portées aux nues par l'engouement à la mode. Sans qu'il y ait, comme à l'Est, de violence ouverte, cette sélection opérée par la mode, ce besoin de tout conformer à des modèles standards, empêchent les penseurs les plus originaux d'apporter leur contribution à la vie publique et provoquent l'apparition d'un dangereux esprit grégaire qui fait obstacle à un développement digne de ce nom. Aux Etats-Unis, il m'est arrivé de recevoir des lettres de personnes éminemment intelligentes ... peut-être un professeur d'un petit collège perdu, qui aurait pu beaucoup pour le renouveau et le salut de son pays, mais le pays ne pouvait l'entendre, car les média n'allaient pas lui donner la parole. Voilà qui donne naissance à de solides préjugés de masse, à un aveuglement qui à notre époque est particulièrement dangereux. (...)

Il est universellement admis que l'Ouest montre la voie au monde entier vers le développement économique réussi, même si dans les dernières années il a pu être sérieusement entamé par une inflation chaotique. Et pourtant, beaucoup d'hommes à l'Ouest ne sont pas satisfaits de la société dans laquelle ils vivent. Ils la méprisent, ou l'accusent de plus être au niveau de maturité requis par l'humanité. Et beaucoup sont amenés à glisser vers le socialisme, ce qui est une tentation fausse et dangereuse. J'espère que personne ici présent ne me suspectera de vouloir exprimer une critique du système occidental dans l'idée de suggérer le socialisme comme alternative. Non, pour avoir connu un pays où le socialisme a été mis en oeuvre, je ne prononcerai pas en faveur d'une telle alternative. (...) Mais si l'on me demandait si, en retour, je pourrais proposer l'Ouest, en son état actuel, comme modèle pour mon pays, il me faudrait en toute honnêteté répondre par la négative. Non, je ne prendrais pas votre société comme modèle pour la transformation de la mienne. On ne peut nier que les personnalités s'affaiblissent à l'Ouest, tandis qu'à l'Est elles ne cessent de devenir plus fermes et plus fortes. Bien sûr, une société ne peut rester dans des abîmes d'anarchie, comme c'est le cas dans mon pays. Mais il est tout aussi avilissant pour elle de rester dans un état affadi et sans âme de légalisme, comme c'est le cas de la vôtre. Après avoir souffert pendant des décennies de violence et d'oppression, l'âme humaine aspire à des choses plus élevées, plus brûlantes, plus pures que celles offertes aujourd'hui par les habitudes d'une société massifiée, forgées par l'invasion révoltante de publicités commerciales, par l'abrutissement télévisuel, et par une musique intolérable.

Tout cela est sensible pour de nombreux observateurs partout sur la planète. Le mode de vie occidental apparaît de moins en moins comme le modèle directeur. Il est des symptômes révélateurs par lesquels l'histoire lance des avertissements à une société menacée ou en péril. De tels avertissements sont, en l'occurrence, le déclin des arts, ou le manque de grands hommes d'Etat. Et il arrive parfois que les signes soient particulièrement concrets et explicites. Le centre de votre démocratie et de votre culture est-il privé de courant pendant quelques heures, et voilà que soudainement des foules de citoyens Américains se livrent au pillage et au grabuge. C'est que le vernis doit être bien fin, et le système social bien instable et mal en point.

Mais le combat pour notre planète, physique et spirituel, un combat aux proportions cosmiques, n'est pas pour un futur lointain ; il a déjà commencé. Les forces du Mal ont commencé leur offensive décisive. Vous sentez déjà la pression qu'elles exercent, et pourtant, vos écrans et vos écrits sont pleins de sourires sur commande et de verres levés. Pourquoi toute cette joie ?

Comment l'Ouest a-t-il pu décliner, de son pas triomphal à sa débilité présente ? A-t-il connu dans son évolution des points de non-retour qui lui furent fatals, a-t-il perdu son chemin ? Il ne semble pas que cela soit le cas. L'Ouest a continué à avancer d'un pas ferme en adéquation avec ses intentions proclamées pour la société, main dans la main avec un progrès technologique étourdissant. Et tout soudain il s'est trouvé dans son état présent de faiblesse. Cela signifie que l'erreur doit être à la racine, à la fondation de la pensée moderne. Je parle de la vision du monde qui a prévalu en Occident à l'époque moderne. Je parle de la vision du monde qui a prévalu en Occident, née à la Renaissance, et dont les développements politiques se sont manifestés à partir des Lumières. Elle est devenue la base da la doctrine sociale et politique et pourrait être appelée l'humanisme rationaliste, ou l'autonomie humaniste : l'autonomie proclamée et pratiquée de l'homme à l'encontre de toute force supérieure à lui. On peut parler aussi d'anthropocentrisme : l'homme est vu au centre de tout.

Historiquement, il est probable que l'inflexion qui s'est produite à la Renaissance était inévitable. Le Moyen Age en était venu naturellement à l'épuisement, en raison d'une répression intolérable de la nature charnelle de l'homme en faveur de sa nature spirituelle. Mais en s'écartant de l'esprit, l'homme s'empara de tout ce qui est matériel, avec excès et sans mesure. La pensée humaniste, qui s'est proclamée notre guide, n'admettait pas l'existence d'un mal intrinsèque en l'homme, et ne voyait pas de tâche plus noble que d'atteindre le bonheur sur terre. Voilà qui engagea la civilisation occidentale moderne naissante sur la pente dangereuse de l'adoration de l'homme et de ses besoins matériels.Tout ce qui se trouvait au-delà du bien-être physique et de l'accumulation de biens matériels, tous les autres besoins humains, caractéristiques d'une nature subtile et élevée, furent rejetés hors du champ d'intérêt de l'Etat et du système social, comme si la vie n'avait pas un sens plus élevé. De la sorte, des failles furent laissées ouvertes pour que s'y engouffre le mal, et son haleine putride souffle librement aujourd'hui. Plus de liberté en soi ne résout pas le moins du monde l'intégralité des problèmes humains, et même en ajoute un certain nombre de nouveaux.

Et pourtant, dans les jeunes démocraties, comme la démocratie américaine naissante, tous les droits de l'homme individuels reposaient sur la croyance que l'homme est une créature de Dieu. C'est-à-dire que la liberté était accordée à l'individu de manière conditionnelle, soumise constamment à sa responsabilité religieuse. Tel fut l'héritage du siècle passé.

Toutes les limitations de cette sorte s'émoussèrent en Occident, une émancipation complète survint, malgré l'héritage moral de siècles chrétiens, avec leurs prodiges de miséricorde et de sacrifice. Les Etats devinrent sans cesses plus matérialistes. L'Occident a défendu avec succès, et même surabondamment, les droits de l'homme, mais l'homme a vu complètement s'étioler la conscience de sa responsabilité devant Dieu et la société. Durant ces dernières décennies, cet égoïsme juridique de la philosophie occidentale a été définitivement réalisé, et le monde se retrouve dans une cruelle crise spirituelle et dans une impasse politique. Et tous les succès techniques, y compris la conquête de l'espace, du Progrès tant célébré n'ont pas réussi à racheter la misère morale dans laquelle est tombé le XXème siècle, que personne n'aurait pu encore soupçonner au XIXème siècle.

L'humanisme dans ses développements devenant toujours plus matérialiste, il permit avec une incroyable efficacité à ses concepts d'être utilisés d'abord par le socialisme, puis par le communisme, de telle sorte que Karl Marx pût dire, en 1844, que « le communisme est un humanisme naturalisé. » Il s'est avéré que ce jugement était loin d'être faux. On voit les mêmes pierres aux fondations d'un humanisme altéré et de tout type de socialisme : un matérialisme sans frein, une libération à l'égard de la religion et de la responsabilité religieuse, une concentration des esprits sur les structures sociales avec une approche prétendument scientifique. Ce n'est pas un hasard si toutes les promesses rhétoriques du communisme sont centrées sur l'Homme, avec un grand H, et son bonheur terrestre. A première vue, il s'agit d'un rapprochement honteux : comment, il y aurait des points communs entre la pensée de l'Ouest et de l'Est aujourd'hui ? Là est la logique du développement matérialiste. (...)

Je ne pense pas au cas d'une catastrophe amenée par une guerre mondiale, et aux changements qui pourraient en résulter pour la société. Aussi longtemps que nous nous réveillerons chaque matin, sous un soleil paisible, notre vie sera inévitablement tissée de banalités quotidiennes. Mais il est une catastrophe qui pour beaucoup est déjà présente pour nous. Je veux parler du désastre d'une conscience humaniste parfaitement autonome et irréligieuse.

Elle a fait de l'homme la mesure de toutes choses sur terre, l'homme imparfait, qui n'est jamais dénué d'orgueil, d'égoïsme, d'envie, de vanité, et tant d'autres défauts. Nous payons aujourd'hui les erreurs qui n'étaient pas apparues comme telles au début de notre voyage. Sur la route qui nous a amenés de la Renaissance à nos jours, notre expérience s'est enrichie, mais nous avons perdu l'idée d'une entité supérieure qui autrefois réfrénait nos passions et notre irresponsabilité.

Nous avions placé trop d'espoirs dans les transformations politico-sociales, et il se révèle qu'on nous enlève ce que nous avons de plus précieux : notre vie intérieure. A l'Est, c'est la foire du Parti qui la foule aux pieds, à l'Ouest la foire du Commerce : ce qui est effrayant, ce n'est même pas le fait du monde éclaté, c'est que les principaux morceaux en soient atteints d'une maladie analogue. Si l'homme, comme le déclare l'humanisme, n'était né que pour le bonheur, il ne serait pas né non plus pour la mort. Mais corporellement voué à la mort, sa tâche sur cette terre n'en devient que plus spirituelle : non pas un gorgement de quotidienneté, non pas la recherche des meilleurs moyens d'acquisition, puis de joyeuse dépense des biens matériels, mais l'accomplissement d'un dur et permanent devoir, en sorte que tout le chemin de notre vie devienne l'expérience d'une élévation avant tout spirituelle : quitter cette vie en créatures plus hautes que nous n'y étions entrés.

Il est impératif que nous revoyions à la hausse l'échelle de nos valeurs humaines. Sa pauvreté actuelle est effarante. Il n'est pas possible que l'aune qui sert à mesurer de l'efficacité d'un président se limite à la question de combien d'argent l'on peut gagner, ou de la pertinence de la construction d'un gazoduc. Ce n'est que par un mouvement volontaire de modération de nos passions, sereine et acceptée par nous, que l'humanité peut s'élever au-dessus du courant de matérialisme qui emprisonne le monde.

Quand bien même nous serait épargné d'être détruits par la guerre, notre vie doit changer si elle ne veut pas périr par sa propre faute. Nous ne pouvons nous dispenser de rappeler ce qu'est fondamentalement la vie, la société. Est-ce vrai que l'homme est au-dessus de tout ? N'y a-t-il aucun esprit supérieur au-dessus de lui ? Les activités humaines et sociales peuvent-elles légitimement être réglées par la seule expansion matérielle ? A-t-on le droit de promouvoir cette expansion au détriment de l'intégrité de notre vie spirituelle ?

Si le monde ne touche pas à sa fin, il a atteint une étape décisive dans son histoire, semblable en importance au tournant qui a conduit du Moyen-âge à la Renaissance. Cela va requérir de nous un embrasement spirituel. Il nous faudra nous hisser à une nouvelle hauteur de vue, à une nouvelle conception de la vie, où notre nature physique ne sera pas maudite, comme elle a pu l'être au Moyen-âge, mais, ce qui est bien plus important, où notre être spirituel ne sera pas non plus piétiné, comme il le fut à l'ère moderne.

Notre ascension nous mène à une nouvelle étape anthropologique. Nous n'avons pas d'autre choix que de monter ... toujours plus haut."


Alexandre Soljénitsyne, Le Déclin du courage, Harvard, 8 juin 1978

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18/07/2008

Opinions...

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« Lors d’un "dîner en ville", ce printemps, pendant ma "tournée promotionnelle" pour la sortie de Villa Vortex : après quelques banalités d’usage, ne voilà-t-il pas que la maîtresse de maison, si je me souviens bien, se paie comme un petit tour panoramique des opinions politiques de ses invités. Nous sommes priés de répondre de façon courtoise mais explicite, c’est-à-dire compréhensible par des bourgeois, et surtout dans la plus grande concision, tout le monde sait que pour un bourgeois le temps c’est de l’argent. Le sinistre tour de table a donc lieu et j’angoisse déjà à l’idée de devoir en quelques mots de moins de trois syllabes expliquer ma "position politique".
Je ne sais pourquoi, pourtant, une sorte de sérénité m’étreint lorsque vient le tour de mon voisin. J’allume un cigare tandis que, avec l’aplomb du cuistre croyant sortir une nouveauté irrésistible, ce voisin de table, pour ne pas dire de hasard, prononce les mots, désormais signes de ralliement de toute un génération qui cherche à couvrir les crimes de masse par un peu d’humour juif mal compris : "Moi, eh bien, moi, je suis marxiste, tendance Groucho, bien sûr, ah, ah, ah !
- Ah ! Ah ! Ah !", de reprendre la tablée, bien en chœur.


J’attaque le Cohiba alors que déjà les yeux se tournent vers moi. Le regard de la maîtresse de maison se fixe sur ma pauvre existence comme si, à mes lèvres, était suspendu le sort de la moitié riche du monde.
Je recrache la fumée, l’inspiration me guide, au même moment je sais l’effet que tout cela va produire, mais tant pis :
"Oh, moi, je réponds à la question muette, moi je suis franquiste. Tendance Dali."


Un iceberg prend calmement possession de la pièce. »

Maurice G. Dantec, Le théâtre des opérations, 2002-2006 : American Black Box

 

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12/05/2008

LÉON BLOY OU LES PARADOXES D’UN IMPRÉCATEUR

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J'ai tenu entre mes mains, au travail, à la FNAC donc, ce livre collectif qui fait tant jaser, Le Livre noir de la révolution française (Editions du Cerf). Je l'ai longuement parcouru et suis même parvenu à lire certains chapitres en entier par l'art et la manière de transformer les pauses officielles en jardin de lecture.



Les doux crétins qui peuplent notre République se refusent de concevoir à quel point cet événement a été décisif sur l'avenir du monde en négatif aussi, ne désirant en retenir que le mythe du soulèvement libérateur et progressiste. Non contents d'aborder uniquement les faits historiques sanglants (il s'agit d'un livre Noir, je le répète), la guillotine, les "mariages républicains", le génocide vendéen... les auteurs de ce pavé (nous sommes en présence d'un ouvrage collectif) s'attachent également à analyser les penseurs, les écrivains qui sortis de la révolution n'ont plus été en mesure de penser leurs postulats de la même manière une fois leurs plume trempée dans le sang des victimes des enragés. Après la lecture du chapitre consacré à Baudelaire par exemple, les bobos gauchistes devront bien admettre que les quelques six mois durant lesquels le poète se sera proclamé "révolutionnaire" ne lui auront servi qu'à liquider cette triste illusion avant de se tourner vers l'essentiel : le Verbe au service du Beau et de l'Ordre.

Baudelaire, donc, Huysmans, Nietzsche, Balzac, Comte... et, bien entendu, Léon Bloy dont ma douce Irina a pris le temps de retranscrire ici l'article qui lui est consacré dans l'ouvrage en question sous la plume de l'historien Jean-François Galinier-Pallerola et que je vous livre avec une pensée spéciale pour mon ami Jean-Jacques L., admirateur de l'écrivain, une dédicace certaine pour Restif, Bloyen de la Toile qui vient si souvent en ces lieux déployer sa sympathique érudition. Sans oublier XP qui voue une admiration à Bloy bien plus censée que celle d'un Marc-Edouard Nabe.

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Il faut entendre, aussi, l'excellente émission, en fichier mp3, consacrée au Livre noir de la révolution française sur le site de Canal Académie que vous pouvez télécharger ICI

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"LÉON BLOY OU LES PARADOXES D’UN IMPRÉCATEUR



Le rapport de Léon Bloy à l’histoire, et donc à la Révolution française, se place sur le plan du prophétisme dont l’essence, dit Jean Guitton, est « la révolte contre l’abus au nom de la pureté meurtrie, au nom de l’esprit défiguré par la lettre, au nom du principe déformé par l’usage.(1) » Le prophète encourt la colère des puissants, crie dans le désert, choisit sa cible, quel scandale dénoncer dans l’amoncellement d’injustices qu’il perçoit ; mais n’étant ni roi ni prêtre, il ne doit se soucier ni de réalisme, ni de responsabilité, ni des conséquences de ses paroles de feu sur un autre que lui-même, ni en définitive d’être bien compris dans l’excès de ses vaticinations : il suffit que sa voix ne se taise pas, ne fût-elle jamais écoutée. Dans ses condamnations ou ses dénonciations, Léon Bloy n’a cure de respecter le principe de non-contradiction. Il se laisse guider par la mission qu’il croit avoir reçue de Dieu. Au lieu d’enquêter patiemment sur des détails avec érudition et souci d’exactitude, comme le font aujourd’hui les historiens, il recherche, avec saint Augustin ou Bossuet, une vision globale de l’histoire universelle, en tant que lieu où Dieu se révèle en gouvernant le monde par sa Providence et lieu où se découvre son dessein sur l’homme, de la création la fin des temps.
Léon Bloy naît en 1846 dans une famille de petits-bourgeois de province. Son père, employé de bureau, est proche de la franc-maçonnerie. À quinze ans, il perd la foi, n’éprouve que détestation et révolte contre Jésus, l’Église, l’argent et les puissants. Il se sent proche des anarchistes révolutionnaires qui lancent des bombes et préparent le Grand Soir. Ayant quitté une médiocre place de gratte-papier, déclassé, il mène à Paris une vie de bohème littéraire. Il envoie un article à La Rue, revue de Jules Vallès, se proclame sous le Second Empire « républicain et parfait socialiste », rencontre et lit l’anarchiste russe Alexandre Herzen, « patriarche des nihilistes (2) », qui meurt à Paris en 1870. Bloy y trouve l’écho de sa propre colère et l’annonce des massacres auxquels il aspire pour étancher sa soif de justice : « Les exécutions seront nombreuses, écrit Herzen […] Il suffira que l’incendie de la fureur, de la vengeance, détruise le monde […] et ce sera superbe. vive le chaos et la destruction ! Vive la mort ! Place à l’Avenir.(3) »Les accents de l’Internationale, composée en 1871, s’avèrent moins sanglants pour chanter : « Du passé faisons table rase… »
La conversation au catholicisme, en 1868, le sauve du nihilisme sans exorciser sa violence ni son intransigeance. La poussée anarchiste constitue, selon lui, une réaction à la médiocrité de l’idéologie bourgeoise matérialiste ; il évoque « la merveilleuse fructification de semailles de l’hypocrisie bourgeoise et de l’athéisme philosophique, depuis une demi-douzaine de lustres.(4) » Même devenu chrétien, il ne considère pas sans une réelle sympathie les attentats anarchistes : « La dynamite pastichait une fois de plus la Vraie Colère », écrit-il en 1892 ; « Les anarchistes informés de l’inexistence de Dieu, ont heureusement trouvé l’expédient sortable qu’il fallait pour envisager à notre époque, avec moins d’effroi, la nécessité de mourir. […] Le catholicisme ou la pétard ! Choisissez donc une bonne fois, si vous n’êtes pas des morts. (5) » En 1902, Rachilde, habituellement favorable à Bloy, s’attire les reproches de l’écrivain en le déclarant anarchiste, « beaucoup plus près de Ravachol que de Jésus », dans une critique de l’Exégèse des lieux communs. (6)

Jacques Maritain, un des filleuls de Léon Bloy avec sa femme Raïssa, rend compte de l’engagement social de Bloy : « Partout où il voit quelqu’un souffrir d’injustice, il s’élance vers lui : Christophe Colomb, Marie-Antoinette, Louis XVII, la très noble Mélanie, les Juifs […] ; le Pauvre enfin, le Pauvre et la Pauvreté qu’il chérit tous deux à cause du Pauvre par excellence ; et infiniment au-dessus de tout, Notre Dame, la reine du monde, qui pleure et qu’on n’écoute pas, tous ont reçu son témoignage.(7) » La conception bloisienne du « pauvre » ne correspond donc pas à une catégorie sociale, le prolétariat, mais à une position de victime à laquelle il s’identifie, en tant qu’artiste maudit et petit-bourgeois déclassé, et où sa mystique lui fait reconnaître, avec le Poverello d’Assise, un ambassadeur du Christ.
Léon Bloy se définit lui-même en 1905 comme « un communard de la veille », un communard d’avant la Commune, un « communard converti au catholicisme (8) ». En 1869, son père lui reproche : « Mon pauvre Léon […] Tu fais de la religion comme tu faisais naguère des sentiments sociaux. De babouviste, tu es devenu dominiquain (sic) de l’école de Torquemada. Je ne peux te suivre dans ces excès, dans tes frénésies. Tu vantes les douceurs de l’Église et tu anathémises (sic).(9) »
La relation de Léon Bloy à l’égard de la Révolution française reste marquée par le radicalisme de son rejet de la société contemporaine. Loin de l’horrifier, la Terreur le fascine au même titre que les attentats terroristes de la fin du XIXe siècle. Il n’est pas du côté de 1789 et des bourgeois, mais de 1793 et des sans-culottes et anticipe les exterminations de masse de la dékoulakisation et des Khmers rouges : « Les trois cent mille têtes du citoyen Marat ne m’auraient pas suffi, confie-t-il dans une lettre de 1882. L’égalité démocratique prise du plus bas possible devait, selon mes vues, réaliser un niveau social tel qu’il ne restât plus sous le soleil que le Bourbeux et le Croupissant […] Toute supériorité, tout relief humain devait tomber, s’engouffrer et périr dans le cloaque d’une promiscuité définitive. (10) »
Dans Le Désespéré, Bloy retrouve les mêmes accents terroristes pour annoncer le châtiment des nantis. Pour lui, les attentats anarchistes ne font qu’anticiper sur la vengeance de Dieu. Mais l’enfer de Bloy annonce plus la révolution culturelle maoïste qu’il ne ressemble aux exécutions des otages par les communards de 1871 : « Ils [les riches] se tordront de terreur, les Richards-cœur-de-porcs et leurs impitoyables femelles, ils beugleront en ouvrant des gueules où le sang des misérables apparaîtra en caillots pourris ! Ils oublieront d’un inexprimable oubli la tenue décente et les airs charmants des salons, quand on les déshabillera de leurs chairs et qu’on leur brûlera la tête avec des charbons ardents — et il n’y aura plus l’ombre d’un chroniqueur nauséeux pour en informer un public bourgeois en capilotade ! Car il faut indispensablement que cela finisse, toute cette ordure de l’avarice et de l’égoïsme humains ! Les dynamiteurs allemands ne sont que les prédécesseurs ou, si l’on veut, des sous-assesseurs de la Tragédie sans pareille où le plus pauvre et, par conséquent, le plus Criminel des hommes que la férocité des lâches ait jamais châtiés, s’en viendra juger toute la terre dans le Feu des cieux. (11)»
L’influence de Barbey d’Aurevilly et de Blanc de Saint-Bonnet (12), puis la défaite de la France devant la Prusse, en 1870, font opérer à Bloy une mutation spirituelle et politique radicale : le jeune révolutionnaire, devenu catholique en 1868, se met au service de la restauration monarchique.
En 1867, Léon Bloy rencontre Barbey d’Aurevilly à Paris et entre dans le cercle des admirateurs de l’écrivain. Celui-ci entreprend la formation intellectuelle du jeune Périgourdin, qui a quitté les bancs du lycée en troisième. Il lui fait lire notamment les auteurs latins classiques, les Pères de l’Église, Joseph de Maistre, Bonald, Carlyle, Donoso Cortés et les autres maîtres de la pensée contre-révolutionnaire. L’admiration de Léon Bloy envers Barbey d’Aurevilly ne se démentira jamais.
Le nouveau converti professe un catholicisme de combat antimoderne vibrant d’énergie. Ce goût de l’action et de l’héroïsme le pousse à s’engager dans une milice de volontaires de Dordogne intégrée au corps de volontaires vendéens de Cathelineau, pendant la guerre de 1870, pour défendre « Rome et la France au nom du Sacré Cœur », comme on le chante alors dans les églises. Il rejoint ensuite un corps de volontaires contre la Commune, mais n’aura pas à combattre avec les Versaillais contre les Communards (13). En 1870, il écrit dans une lettre à un prêtre : « Quand on me parle de patriotisme, je ne sais pas ce qu’on veut dire. Ma patrie à moi, c’est avant tout l’Église romaine et j’entends être un soldat du Christ.(14) » Catholique et patriote, il est simultanément contre la Prusse luthérienne, contre « la République des vaincus » et contre la Commune héritière de 1789. Désormais, Léon Bloy ne se voue plus à la révolution. Se proclamant anti-républicain et anti-démocrate, il met, provisoirement, son talent et son ambition littéraire à la disposition de la cause catholique et royaliste.


LÉON BLOY, LES BOURBONS ET NAPOLÉON



D’emblée il y a maldonne : Bloy n’est pas devenu royaliste mais théocrate ; la question du régime politique est secondaire et ne l’intéresse guère : « Et d’abord, écrit-il dans une lettre, nous sommes catholiques. Nous le sommes jusqu’aux dents, partout, en tout, devant tous et malgré tout.(15) » Il tire les conséquences de ces prémisses dans un texte de 1897 : « I) Je suis pour la Théocratie absolue, telle qu’elle est affirmée dans la bulle Unam Sanctam de Boniface VIII. II) Je pense que l’Église doit tenir en main les deux glaives, le Spirituel et le Temporel, que tout lui appartient, les âmes et les corps, et qu’en dehors d’elle il ne peut y avoir de salut, ni pour les individus, ni pour les sociétés.(16) » Bloy développe ce programme en quatre points dans un article de décembre 1892 : « 1) Solennelle translation de la pourriture de Renan par une équipe de vidangeurs dans le dépotoir national le plus lointain. 2) Érection au sommet de la tour Eiffel d’une colossale croix en or massif, du poids de plusieurs dizaines de millions de francs, aux frais de la Ville de Paris. 3) Obligation pour tous les Français d’entendre la messe tous les dimanches et de communier au moins quatre fois par an sous peine de mort. 4) Abolition du suffrage universel, etc. (17) »
Sa période historique de référence est un Moyen Âge imaginaire qu’il se représente comme une époque héroïque de chrétienté et d’adéquation entre un catholicisme sans compromis et une société parfaitement croyante : ce fut, écrit-il, « après les Temps Apostoliques la plus belle époque du monde. Une épopée où on croyait, où on aimait jusqu’à mourir, où on était fidèle jusque dans les supplices, où on se sacrifiait complètement où le Corps et le Sang du Christ passaient avant toute chose.(18) » Dès lors, Bloy ne peut que juger sévèrement les périodes suivantes, en particulier l’Ancien Régime et l’absolutisme dont il réprouve le gallicanisme.
La tentative d’intégration de Léon Bloy dans le camp catholique et monarchiste tourne donc court très rapidement. Il est engagé comme secrétaire dans les comités catholiques de Louis Pagès, qui préparent la victoire électorale des royalistes, en 1873, et le rétablissement de la monarchie au profit du comte de Chambord. Comme il est renvoyé de ce poste au bout de quinze jours pour manque de zèle et d’exactitude, la recommandation de Blanc de Saint-Bonnet lui permet d’entrer en 1874 à L’Univers, le journal catholique intransigeant et ultramontain de Louis Veuillot, où il ne place que cinq articles de critique littéraire avant d’en être congédié. Il devient ensuite, un mois, secrétaire de Georges Cadoudal, fondateur de la revue La Restauration. Les Assomptionnistes lui ouvrent brièvement les portes du Pèlerin, en 1879-1880 surtout, mais le tiennent à l’écart du lancement de La Croix, ce que Bloy ne leur pardonne jamais. Ces échecs font douter Bloy de son avenir littéraire. Une retraite à la Trappe, une autre à la Grande-Chartreuse suffisent à l’éloigner de la vie monastique. Il mène à Paris une existence précaire de miséreux et de tapeur, place des articles là où il peut, se lie un temps avec Coppée, Huysmans et Villiers de l’Isle-Adam. Il parvient néanmoins à acquérir une notoriété et un succès d’estime ; ses livres, ignorés ou mal accueillis par la critique, ont un public fidèle, hélas ! trop peu nombreux pour mettre l’écrivain et sa famille à l’abri des besoins. Bloy se montre hostile au nationalisme de Barrès et ignore superbement Maurras, dont il réussit à ne jamais écrire le nom dans son Journal de 1892 à 1917. Quant aux Daudet père et fils, il les éreinte joyeusement avec la clique des plumitifs de l’époque qui sont ses cibles de prédilection.
Pourquoi le « parti catholique » ne parvient-il pas à utiliser les talents de polémiste et d’apologète de Bloy ? Dans sa biographie, Maurice Bardèche, qui ne l’aime guère, met en avant ses défauts : orgueil démesuré, paresse, lenteur d’écriture, sensualité, excès d’imagination, individualisme exacerbé, mais surtout irréalisme impénitent et irresponsabilité. Bloy est trop accaparé par le surnaturel pour accorder de l’importance à l’évènementiel, à l’opportunité historique de rétablir la monarchie en France en profitant de la majorité royaliste de la Chambre, de l’élection de Mac Mahon et de l’unification provisoire du camp royaliste (19). Pierre Gaudes évoque plutôt un esprit trop indépendant pour les politiques, trop religieux pour les littéraires et trop artiste pour les religieux (20). Comme P. Gaudes, Michel Arveiller estime que la raison principale de la mise à l’écart de Bloy par ceux qui auraient dû l’accueillir, le soutenir et mettre son style au service de leur cause réside dans le fait qu’ « il n’est pas partie de la famille ». Même converti, l’ancien anarchiste reste inassimilable par les notables conservateurs. Léon Bloy juge d’ailleurs trop sévèrement le milieu où il prétendait s’intégrer pour que cela puisse se réaliser : «  Du reste, si une chose me donne de l’horreur et du dégoût, c’est bien le journalisme catholique tel que je le vois pratiqué ici [à L’Univers]. Le Saint Père et l’Église sont la propriété de MM. Veuillot et Cie. […] Du talent, il n’en est pas question, c’et une affaire de monopole et de boutique. Je trouve cela simplement immonde et je le dirai en temps et lieu. (21) »
Les catholiques intégraux et les monarchistes s’accordent avec Léon Bloy sur sa critique du xviiie siècle conforme à la pensée traditionaliste. Il vitupère contre les privilèges de l’argent héréditaire substitués à ceux de la noblesse héréditaire et dissimulés sous le déguisement de la méritocratie républicaine. L’égalité inscrite dans la devise de la République lui semble aussi fausse qu’hypocrite : « Assurément, écrit-il en 1874, s’il y a quelque chose de perdu aujourd’hui, c’est la notion d’aristocratie. Le préjugé veut que tous les hommes soient égaux. La raison et l’expérience disent le contraire. N’importe. Tous les hommes mangent et boivent, donc tous les hommes sont égaux. On en est là. L’abjecte incrédulité du dernier siècle a tellement affaibli les intelligences et perverti les cœurs que cette misère hante même les têtes bien faites. (22) »
Il décrit le siècle des Lumières comme le ferait un peintre : « Les hommes de ce temps grandissent dans une espèce de lumière lavée et trouble à travers laquelle ils aperçoivent le ciel comme un frontispice turquin d’un poème encyclopédique, et la nature comme une idylle à la Deshoulières ou à la Florian, pleine de petits moutons blancs et de petits arbres bleus, découpés sur de petites aurores fleur-de-pêcher et se prolongeant ainsi indéfiniment sous les horizons. » Le décor une fois posé, la scène de bergerie s’anime : « Le singe est la bête d’élection et d’affection du xviiie siècle […]. Ce singe remplace Notre Seigneur Jésus Christ et grimpe sur tous les autels. Il est sous le nom de Voltaire l’avant –dernière incarnation du Moloch et son dernier avatar avant d’arriver à Robespierre qui réalisera la définitive splendeur de son intégrale résurrection. En attendant qu’il boive le sang, il dévore les âmes et travaille son appétit de démon. » Le jugement tombe : « Ce fut une époque superficielle où il semble que tout le monde naissait avec le don de ne rien entendre aux choses supérieures. » Vient ensuite le commentaire doctrinal : « Substitution cartésienne du moi à Dieu dans tous les ordres de faits politiques ou scientifiques, substitution du papier à la loi d’obéissance, refonte générale des constitutions, découverte inespérée des droits de l’homme, système de la nature, système de crédit, système de l’athéisme et de la banqueroute, abdication des privilèges de la noblesse et inauguration des privilèges de la Canaille…(23) »
Mais les positions de Bloy à l’égard de la monarchie ont de quoi choquer les royalistes. Le règne des Bourbons « était, à vrai dire, une pente effroyable qui descendait de Louis XIV et s’en allait, à travers trois règnes de boue, droit au panier de la guillotine (24) ». Sauf Henri IV « dont la vaillance proverbiale avait été un peu soudarde et beaucoup gasconne, on peut dire que l’avènement de ces princes fut l’adieu définitif aux sublimes emportements chevaleresques du Moyen Âge (25) ». Il traite cette dynastie de « race immonde des Bourbon (26) », ses princes sont « si odieux que je n’hésite pas à justifier Napoléon du meurtre du duc d’Enghien, traître à son roi et fomenteur avec son père et l’ignoble comte de Provence, de l’exaspération populaire qui coûta la vie à Louis XVI. Une justice supérieure a déterminé Napoléon. (27) »
Malgré les victoires militaires et la révocation de l’édit de Nantes, qui convient à l’intolérance de Bloy, Louis XIV lui déplaît : « Le protocolaire Louis XIV, chef suprême du bureau des monarchies est l’un des plus médiocres bellâtres qu’on ait jamais vus. » Louis XV ne saurait évidemment trouver grâce à ses yeux : « Le bourbeux Louis XV, très digne de son ascendant, aussitôt après sa mort, ô Juvénal, dut être précipitamment mis en bière par l’effroyable moyen d’une pompe à vidanger et c’est le trait le plus caractéristique de son règne.(28)»
Louis XVI aurait pu trouver grâce à ses yeux, en roi martyr, pitoyable vaincu, comme l’exilé de Sainte-Hélène. Loin s’en faut : « Appuyé sur le nuage des plus vaines espérances qui aient jamais habité a pulpe molle d’un cerveau philanthropique, il put entendre sans indignation les insolentes menaces des parlements et les protestations funambulesques des deux assemblées, assister en roi pacifique à l’égorgement de ses plus fidèles serviteurs, présider entre Talleyrand et Lafayette à la transcendante bouffonnerie de la Fédération […], se coiffer du bonnet rouge et ne jamais désespérer du cœur des Français. La guillotine lui paraît bien inconcevable et bien amère au lendemain d’une si fougueuse rhétorique de fraternité. « Je n’aurais jamais cru », disent les niais. Louis XVI n’a jamais cru et, par conséquent, jamais douté.(29) » Pour Bloy, tout Louis XVI se résume dans l’assentiment à la révolution bourgeoise de 1789-1790. Sa faiblesse est l’antithèse de la grandeur héroïque qui sied à un souverain : « Tout était dans la main de cet homme ; les quatre cent mille Allemands fidèles de Bouillé ; la noblesse terrienne non corrompue qui se fût levée de toutes les provinces à l’appel de son suzerain menacé ; à la frontière, une Europe sympathique et d’ailleurs intéressée au salut de ce trône, et, à défaut de tout cela, la fuite. La fuite dont les timides animaux trouvent l’énergie et dont il fut incapable ! Il ne sut même pas fuir, l’ayant entrepris, et se fit arrêter au dernier moment, comme un malfaiteur évadé, par une poignée de goujats.(30) »
La Restauration au profit des frères de Louis XVI est illégitime puisque Bloy croit fermement que Naundorf est Louis XVII, le roi légitime évadé de la prison du Temple que ses oncles et sa sœur privent du trône de France (31) : « Et quand Napoléon a cessé de barrer l’espace qui est sous le ciel, cela continue ignoblement avec le sac d’excrément qui s’est appelé Louis XVIII et son imbécile puîné Charles X, tous deux fratricides et supplanteurs dégoûtants de leur neveu, l’infortuné Louis XVII, aussi peu capables l’un et l’autre d’un éclair d’intelligence que d’un mouvement de courage ou de bonté magnanime. On ne finirait pas de prostituer l’imagination s’il fallait parler de Louis-Philippe, du capitulard de Sedan, des présidents de notre salope de République… (32)» En réalité Bloy se projette dans cette figure de proscrit, victime d’une immense conspiration d’injustice : « Quand j’écrivais Le Fils de Louis XVI, j’ignorais encore que Louis XVII, c’était moi-même, simplement. […] Comment de telles tribulations auraient-elles pu convenir à un autre personnage et quel autre que le fils de tous les rois aurait-il pu les supporter ?(33) ».

Quant au comte de Chambord, dont Bloy servit la cause sans y croire en 1873, il écrit en 1908 : « Les derrières cuisaient encore de la botte allemande. On ne parlait que de retourner à Dieu […]. On se cramponnait éperdument au comte de Chambord, supposé le Grand Monarque annoncé par des prophéties et dont la bedaine illégitime devait tout sauver.(34)»
En revanche, Bloy aime Napoléon parce qu’il le voit en génie victorieux et en vaincu héroïque. Incapable d’analyser rationnellement le bilan désastreux des Cent-Jours, il ne perçoit qu’un geste grandiose, l’Aigle volant miraculeusement de clocher en clocher. Le destin romantique de Bonaparte, élevé au sommet et précipité dans l’abîme, ne peut résulter, selon lui, que d’une intervention divine : « J’ose conclure au symbolisme prophétique dans l’épopée napoléonienne. […] C’est sa destinée qui s’est dénouée. C’est le projectile de Dieu qui avait fini sa parabole et qui, naturellement, retombait. […] Et cette grandiose chevauchée de victoires, apparue entre les putritudes roses du xviiie siècle et les abjections bourgeoises du xixe, ressemble aujourd’hui à un impossible songe.(35) » Sans être vraiment bonapartiste, Bloy éprouve la nostalgie de la grandeur impériale sans voir la contradiction entre cette admiration pour Bonaparte et ses proclamations de la supériorité du pape, ni son exécration pour le Concordat pourtant signé par le Premier consul : « Énorme sacrilège que la substitution du Salvam fac republicam au Salvum fac regem du texte sacré. Rien n’est plus semblable au reniement de Pierre que le Concordat.(36) » Il lit et relit le récit des campagnes napoléoniennes :  « Tout livre se référant à ce prodigieux me fait pantelant, haletant, presque sanglotant, comme si Dieu passait.(37) » À la mort du prince impérial, il est « saturé d’une mélancolie presque surhumaine » ; la France ne peut plus rien attendre « puisque les Bourbons actuels ne comptent pas plus que des fantômes […] à moins pourtant que l’excès de son opprobre n’eût été précisément calculé pour la souterraine germination de quelque Sauveur inconnu dont l’avènement ne serait possible qu’en l’absence absolue de compétition(38) ».




LÉON BLOY ET LA RÉPUBLIQUE






Léon Bloy parle rarement de la Ire République. En 1874, on trouve des échos sans originalité des lectures de Joseph de Maistre auquel il se réfère : Révolution satanique, valeur expiatoire de la Terreur(39). Hésitant sur la gloire des soldats de la Révolution, il lui arrive de mentionner « l’enthousiasme de 92 (40) » et de le mettre ailleurs au rang des « fortes blagues dont le lyrisme révolutionnaire nous a saturés (41) ». Bizarrement il aborde avec réserve les persécutions antireligieuses de la Révolution. À propos d’une brochure sur « Les six cent prêtres martyrs des îles de la Charente », il reproche à l’auteur d’avoir utilisé « la qualification de martyre si facilement prodiguée par la sentimentalité moderne. Sans doute, il dut y avoir parmi ces malheureux prêtres de saintes âmes résignées à l’acceptation ; mais combien d’autres expièrent d’étranges infidélités sacerdotales !(42) » La mort de Marie-Antoinette l’émeut davantage, parce qu’il y voit une de ces victimes de l’injustice dont il se sent spontanément solidaire : « Jusqu’au 16 octobre 1793, on avait vu des reines décapiter des reines, on n’avait pas vu de reine guillotinée juridiquement par la Canaille, cette goujate majesté des temps actuels. Un tel arrêt ne devait pas manquer à la jurisprudence des abolisseurs de Dieu.(43) »
En réalité, la IIIe République intéresse plus Bloy que la Ire République. Née de la défaite, la République sous laquelle il souffre est l’objet de toute sa détestation : « La décrépitude originelle de cette bâtarde de tous les lâches est à faire vomir. Jézabel de lupanar, fardée d’immondices, monstrueusement engraissée de fornications, toute bestialité de goujat s’est assouvie dans ses bras et elle ressemble à quelque très antique Luxure qu’on aurait peinte sur la muraille d’un hypogée. (44)» L’interprétation de l’histoire par Bloy suit une méthode transposée de l’exégèse symbolique que lui a enseignée l’abbé Tardif de Moidrey, vers 1880. Son herméneutique s’inspire aussi de révélations personnelles qu’il croit avoir reçues. Il cherche « la main de Dieu dans les ténèbres de l’histoire.(45) » Le monde, selon lui, suit la loi d’airain d’une déchéance implacable, jusqu’à ce que vienne, à la fin des temps, le Consolateur des pauvres, le règne de l’Esprit-Saint qui rendra justice aux opprimés. « La France, écrit-il en 1908, ne veut plus de roi, ni de reine, ni de Dieu, ni d’Eucharistie, ni de pénitence, ni de pardon, ni de paix, ni de guerre, ni de gloire, ni de beauté, ni de quoi que ce soit qui donne la vie ou la mort. (46)» Adoptant une posture millénariste, Bloy déclare attendre « les cosaques et le Saint-Esprit (47)» dans un avenir très proche. Le dernier régime politique que la France connaît ne peut donc être que le pire, la République.
Le 14 juillet, devenu fête nationale en 1880, est qualifiée de « fête nationale du goujatisme (48) ». Le suffrage universel attire inexorablement ses sarcasmes : « Le suffrage universel est un mal sans remède et, pour mon compte, je le crois un mal absolu. C’est un monstre et une antinomie dans le goût d’une pyramide qui reposerait sur la pointe. (49) » Une bombe explosant à la Chambre et blessant une cinquantaine de personnes le laisse indifférent (50). Le pessimisme désespéré de Bloy le porte à penser que « tout est rejeté parce que nous touchons à une époque mystérieuse où Dieu veut agir tout seul, comme il lui plaira (51) ».
Le ralliement de Léon XIII à la République et, plus tard, les tentatives de paix de Benoît XV pendant la Première Guerre mondiale lui semblent des trahisons qui mettent à l’épreuve sa fidélité affichée au souverain pontife. Lorsqu’il apprend la mort de Léon XIII, il note dans son journal : « Il y a plus de vingt ans que j’attends son successeur. (52) » Il n’épargne pas plus les catholiques qui cherchent un compromis avec leur siècle que ses anciens amis royalistes. Fidèle au catholicisme intégral de L’Univers, il attaque avec prédilection ceux que nous appellerions les catholiques de progrès : « Les catholiques modernes, monstrueusement engendrés de Manrèze (sic) et de Port-Royal, sont devenus en France, un groupe si fétide que, par comparaison, la mofette maçonnique ou anticléricale donne presque la sensation d’une paradisiaque buée de parfums… (53)» Mais plus loin, d’autres diatribes visent l’ensemble de ses coreligionnaires, encore qu’il évite alors d’employer la première personne du pluriel afin de montrer qu’il n’appartient pas au troupeau ainsi vilipendé : « Les catholiques déshonorent leur Dieu, comme jamais les juifs et les plus fanatiques antichrétiens ne furent capables de le déshonorer. […] C’est l’enfantillage volontaire d’accuser ces pleutres de scélératesse. La surpassante horreur, c’est qu’ils sont médiocres. (54) »

LA POSTÉRITÉ DE LÉON BLOY


Après la Première Guerre mondiale, Léon Bloy, mort en 1917, jouit d’une reconnaissance posthume de la part de la nouvelle génération. Si les contradictoires et flamboyantes imprécations de Léon Bloy le tiennent à l’écart des manuels scolaires de littérature, elles permettent à des courants intellectuels opposés de le revendiquer dans leur patrimoine. Parmi les lecteurs de Bloy, il faudrait citer des personnalités aussi diverses que le peintre Georges Rouault ou, hors de France, le philosophe Nicolas Berdiaev, Thomas Merton, Maurice Maeterlinck et Franz Kafka pour Le Salut par les juifs (55).
Jean Guitton évoque dans un discours « un ordre de prophètes, ordre laïc, qui s’est constitué en France : je songe à la lignée qui de Joseph de Maistre va jusqu’à Léon Bloy, Péguy, Mounier, Bernanos et tant d’autres (56)». La première descendance de Bloy, dans cette filiation, ce sont les écrivains de la droite catholique des années 1930, Bernanos surtout (57), mais aussi Claudel et même Daniel-Rops et Mauriac, féroce contempteur du monde bourgeois catholique, et bien sûr, Jacques et Raïssa Maritain.
Les revues littéraires de la droite catholique de l’entre-deux-guerres citent souvent Léon Bloy avec Hello, Péguy et Bernanos. Les hommes de cette mouvance se veulent spiritualistes, révolutionnaires, anti-capitalistes, ennemis du « désordre établi » et font leurs les féroces critiques de Bloy contre la IIIe République et la bourgeoisie. Jean-Louis Loubet del Bayle cite La Jeune Droite autour de Jean Maxence, fondateur des Cahiers (1928-1931) ; la revue Réaction (1920-1932) fondée par des jeunes proches de l’Association des Étudiants d’Action française ; La Revue du Siècle (1933-1934) fondée par Gérard de Catalogne à laquelle collabore Jean de Fabrègue (58).
Léon Daudet fait figurer Léon Bloy, en 1895, sous le nom de Robert Scipion dans Les Kamchatka, « livre où je suis traîné sur quelques fumiers », note Bloy dans Le Mendiant ingrat (59). Mais en 1930, quand Bloy a atteint la notoriété, il lui consacre un article dans La Revue universelle. L. Daudet se garde d’y aborder les opinions politiques et les jugements de Bloy sur l’histoire de la France contemporaine, mais souligne son exécration du xixe siècle et la conspiration du silence dont il fut victime, sans signaler que les journaux royalistes y eurent leur part (60).
L’influence de Bloy s’exerce aussi dans le courant chrétien démocrate, notamment avec la revue Esprit d’Emmanuel Mounier, qui évolue vers une gauche catholique fort éloignée des positions de Léon Bloy. Michel Winock mentionne la présence à Esprit de Michel Moré « disciple de Bloy, grand lecteur de Huysmans (61)». Mais au début des années 1930, Esprit exprime un désir de rupture entre « l’ordre chrétien et le désordre établi », un rejet du monde bourgeois qui le rapprochent de Léon Bloy, comme cette conclusion de Mounier qui évoque l’attente eschatologique de Bloy : « Il est grand temps que le scandale arrive.(62) » Une figure majeure du catholicisme social, Stanislas Fumet, publie, en 1935, Mission de Léon Bloy (63) ; il dirige, en 1937, Temps présent, puis, pendant l’Occupation, fonde dans la clandestinité des Cahiers du Témoignage chrétien auxquels collabore un autre admirateur de Bloy, Pierre Emmanuel.
Les écrivains d’une droite extrême, comme Lucien Rebatet, relisent Bloy pour son intolérance, la violence de son langage, ses tirades contre l’ordre bourgeois, la ploutocratie, le suffrage universel, le clergé rallié à la République, pour lesquelles ils placent Bloy dans leur lignée de pamphlétaires. Son nom se trouve souvent dans les pages web des groupes de cette mouvance qui lisent Bloy en l’amputant de sa fidélité indéfectible, quoique critique, au catholicisme et au pape.
Le 3 mai 1925, quand les amis de Bloy inaugurent une grande croix de granit sur sa tombe à Bourg-la-Reine, ils trouvent une gerbe de roses rouges barrée d’un ruban noir où se lit l’inscription : « Le groupe anarchiste de Bourg-la-Reine à Léon Bloy, le défenseur des pauvres.(64)» Bloy anarchiste ? Autre lecture possible qui ne retient que sa révolte et fait abstraction de sa foi chrétienne, de son mysticisme, de sa soumission perpétuelle à la divine Providence et de son secret : « Une extraordinaire dilection pour les âmes, un amour qu’auraient pu comprendre les tendres hommes du Moyen Âge, qui étaient doux, comme il est doux, et qui aimaient les larmes comme il les aime.(65) »


LE GÉNIE

CONCLUSION



L’incohérence politique de Léon Bloy et son indifférence à cet égard montrent qu’il ne faut pas juger ses déclarations successives comme des engagements dans le champ politique empirique, mais comme une éthique et une esthétique : Bloy est un émigré de l’intérieur ne trouvant jamais durablement sa place dans un parti, une revue ou un domicile. Son passé révolutionnaire et son incapacité à s’incorporer au camp traditionaliste indiquent qu’il ne résiste pas à la Révolution, comme les conservateurs ou les réactionnaires, mais qu’il construit un bastion inexpugnable contre l’esprit bourgeois qu’il assimile à la philosophie des Lumières et à la Révolution. Ainsi s’inscrit-il dans la lignée des écrivains antimodernes dessinée par Alain Compagnon en transformant « une marginalité politique et un handicap idéologique en un atout esthétique (66) »."


Jean-François Galinier-Pallerola, historien





(1)Réponse de M. Jean Guitton au discours de M. Pierre-Henri Simon, Discours prononcé dans la séance publique, le jeudi 9 novembre 1967, Paris, Palais de l’Institut.

(2)Léon Bloy, Le Désespéré, 1886, Paris, La Table ronde, 1997, p.26.

(3)Ibid. Maurice Bardèche, Léon Bloy, Paris, La Table ronde, 1989, p.36, donne cette citation et renvoie aux Textes philosophiques d’Herzen, t. II, édition de Moscou.

(4)« L’Archiconfrérie de la Bonne Mort, 5 décembre 1892 », dans Le Mendiant ingrat (1892-1895), Journal, t. I, Paris, Robert Laffont, 1999, p. 47. Bloy date donc du Second Empire l’essor simultané de la mentalité bourgeoise et de l’anarchisme.

(5)Ibid., p.46-49. C’est Bloy qui utilise les lettres capitales pour la phrase de conclusion. Il indique que « l’Archiconfrérie dont il est parlé n’est autre que l’Anarchie explosive et militante ».

(6)« 1er septembre 1902, à Rachilde en réponse à son article sur l’Exégèse des lieux communs », dans Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne (1900-1904), Journal, t. I, p.429.

(7) Jacques Maritain, « Le secret de Léon Bloy », cité dans Léon Bloy, Le Pèlerin de l’absolu (1910-1912), Journal, t. II, p.306.

(8) Michèle Fontana, Léon Bloy. Journalisme et subversion 1874-1917, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 241. L’auteur renvoie l’introduction aux Propos d’un entrepreneur en démolition, paru en 1905. Elle note que Bloy garde des liens avec Marc Sangnier, dont il réprouve pourtant le républicanisme, parce que le fondateur du Sillon va vers les pauvres (p. 256).

(9) Michel Arveiller, « Le Harki du saint troupeau, Léon Bloy et le parti catholique », dans M. Arveiller et Pierre Gaudes, Léon Bloy, Cahier de l’Herne, 1988, p. 266.

(10) Lettre citée dans M. Bardèche, Léon Bloy, p. 26-27.

(11)Le Désespéré, p. 256-257. C’est Bloy qui souligne.

(12)Blanc de Saint-Bonnet (1815-1880), philosophe catholique conservateur et royaliste dans le courant du catholicisme social du comte Albert de Mun. Son livre, De la douleur (1849), exerce une forte influence sur Léon Bloy.

(13)M. Bardèche, Léon Bloy, p. 53-55

(14)Lettre citée dans M. Fontana, Léon Bloy. Journalisme et subversion 1874-1917, p. 45.

(15)Lettre datée probablement de 1870 citée dans M. Fontana, Léon Bloy. Journalisme et subversion 1874-1917, p. 45.

(16)« 19 mai 1897 », Mon journal (1896-1900), Journal, t.I, p. 201

(17)« L’Archiconfrérie de la Bonne Mort, 5 décembre 1892 », Le Mendiant ingrat, Journal, t. I, p. 47.

(18)« 16 juillet 1897 », Mon journal (1896-1899), Journal, t. I, p. 207.

(19)L’intransigeance du comte de Chambord sur le drapeau blanc, symbole d’une monarchie de droit divin et non octroyée par un parlement, fait échouer le projet.

(20)Voir Introduction générale, Journal, t. I.

(21)Lettre de Léon Bloy à Blanc de Saint-Bonnet en 1873 citée dans M. Arveiller, « Le Harki du saint troupeau, Léon Bloy et le parti catholique », p. 270.

(22)« La légitimité par M. Blanc de Saint-Bonnet l’auteur de La Restauration française », article inédit, janvier 1874, dans Œuvres, t. V, Paris, Mercure de France, 1974, p. 26.

(23)La Chevalière de la mort, 1891, dans Œuvres, t. V, Paris, Mercure de France, 1966, p. 29-30.

(24)Ibid., p. 30.

(25)Le Fils de Louis XVI, 1900, dans Œuvres, t. V, p. 155.

(26)« Dédicace au Fils de Louis XVI, 28 mars 1914 », Au seuil de l’Apocalypse (1913-1915), Journal, t. II, p. 382.

(27)« 16 avril 1900 », Le Vieux de la montagne, Journal (1907-1910), t. II, p. 80.

(28)L’âme de Napoléon, 1912, dans Œuvres, t. V, p. 55

(29)La Chevalière de la mort, p. 38.

(30)Ibid., p. 41.

(31)Voir Le Fils de Louis XVI.

(32)L’Âme de Napoléon, p. 55.

(33)« Dédicace au Fils de Louis XVI, 8 novembre 1910 », Le Pèlerin de l’absolu (1910-1912), Journal, t. II, p. 193.

(34)Celle qui pleure (Notre-Dame de La Salette), 1908, dans Œuvres, t. X, Paris, Robert Laffont, 1970, p. 118.

(35)« Le mancenillier du 20 mars », Le Pal, n°3, 23 mars 1885, dans Œuvres, t. IV, Paris, Robert Laffont, 1955, p. 77.

(36)« Septembre 1894 », Le Mendiant ingrat, Journal, t. I, p. 105

(37)« 4 décembre 1897 », Mon Journal, Journal, t. I, p. 31.

(38)La Chevalière de la mort, p. 76. C’est Bloy qui utilise les lettres capitales.

(39)Erreurs et mensonge historiques par Charles Barthélemy, Etudes historiques pour la défense de l’Eglise par Léon Gauthier, dans Œuvres inédites, p. 46.

(40)Le Pal, n°5, 1885, dans Œuvres, t. IV, p. 71.

(41)Un démolisseur de plus, dans Œuvres inédites, p. 207.

(42)« 1er août 1893 », Au seuil de l’Apocalypse (1913-1915), p. 357.

(43)La Chevalière de la mort, p. 24.

(44)« La république des vaincus », Le Pal, n°3, 23 mars 1885, dans Œuvres, t. IV, p. 68.

(45)Histoire de France contée à Véronique et Madeleine (Introduction inachevée), Journal, t. II, p. 644.

(46)Celle qui pleure, dans Œuvres, t. X, p. 190. Cette reine rejetée est la Vierge Marie.

(47)Au seuil de l’Apocalypse, Journal, t. II, p. 497.

(48)« 14 juillet 1892 », Le Mendiant ingrat, Journal, t. I. p. 31. Mais Bloy regardera le feu d’artifice de son appartement avec des amis en 1888. Voir « Lettre 130 de Léon Bloy à Maurice Fleury, 13 juillet 1888 », Lettres, correspondance à trois, Léon Bloy, J.-K. Huysmans, Villiers de l’Isle-Adam, Vanves, Thot, 1980.

(49)« Les cadets du suffrage universel » (avril 1884), dans Œuvres inédites, p. 106.

(50)« 10 décembre 1893 », L’Archiconfrérie de la mort, Journal, t. I, p. 46-49.

(51) « Mars 1897, Lettre à Henri Provins », Mon Journal, Journal, t. I, p. 197.

(52)« 21 juillet 1903 », Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne, Journal, t. I, p. 493.

(53)Le Désespéré, p. 136.

(54)Ibid., p. 138-139. Le soulignement, indiqué par les majuscules, est de Bloy. M. Bardèche, Léon Bloy, p. 178, cite ce texte en renvoyant au Pal, n°4, dans Œuvres, t. IV, p. 82. Bloy réutilise souvent certains textes d’une publication à l’autre.

(55) L’encyclopédie de l’Agora cite aussi d’autres écrivains et journalistes : // agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Leon_Bloy. Léon Bloy publie Le Salut par les Juifs en 1882 en réponse au livre d’Edouard Drumont, La France juive, 1886.

(56) Jean Guitton, Réponse de M. Jean Guitton au discours de M. Pierre-Henri Simon.

(57)Voir Georges Bernanos, « Dans l’amitié de Léon Bloy », Essais et écrits de combat, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 1233.

(58)Voir Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-Conformistes des années trente, Paris, ed. du Seuil, 2001.

(59)Le Mendiant ingrat, Journal, t. I, p. 150.

(60)Voir Léon Daudet, « Léon Bloy », La Revue universelle, n°20, 1930.

(61)Michel Winock, Esprit, des intellectuels dans la cité, 1930-1950, Paris, Ed. du Seuil, 1996.

(62)Emmanuel Mounier, Esprit, n°6, mai 1933, cité dans J.-L. Loubet del Bayle, p. 265.

(63)Stanislas Fumet, Mission de Léon Bloy, Paris Desclée de Brouwer, 1935.

(64) Joseph Bollery, Léon Bloy, sa maturité, sa mort, du « Mendiant ingrat » à « La porte des humbles » 1895-1917, Paris, Albin Michel, 1954, p. 407.

(65) J. Maritain, « Le secret de Léon Bloy », cité dans Léon Bloy, Le Pèlerin de l’Absolu, Journal, t. II, p. 306. Maritain se réfère à l’énergie déployée par Léon Bloy pour assurer les saluts des âmes en s’efforçant de convertir ses connaissances au catholicisme et à une vie sacramentelle intense.

(66)Antoine Compagnon, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005, p. 447.

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09/05/2008

HITLER a gagné.

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

Pour faire résonance avec avec l'extrait de texte qu'a mis XP sur son Blog, voici un texte de Jacques Ellul, professeur d'histoire du droit, historien, théologien protestant, sociologue des institutions et de la technique. Chrétien et Libertaire. Analyse parue dans le journal hebdomadaire Réforme le Samedi 23 juin 1945.

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" Victoire d'Hitler ?



A l'heure même où l'Allemagne et la nazisme sont effondrés, à l'heure où la victoire des armées alliées est enfin acquise, une question nous reste posée par les deux derniers ordres du jour d'Hitler, un mois à peine avant son écrasement, où il affirmait sa certitude de la victoire. Tout le monde à ce moment en a ri, tant il était évident que plus rien ne pouvait sauver l'Allemagne et l'on a pensé : coup de fouet à son peuple, folie. Tout le monde l'a oublié aujourd'hui car c'est une affaire liquidée. Et pourtant ne devrions nous pas nous mefier de cette attitude en face des affirmations de cet homme ? Lorsque depuis 1938 il menaçait, on disait "chantage". Lorsque, en janvier 1940, il a dit qu'en juillet il serait à Paris, on disait "rodomontade". Lorsque, en 1938, il avait parlé d'envahir la Roumanie et l'Ukraine, qui donc l'avait pris au serieux ? Et pourtant si l'on avait réellement pris au serieux Mein Kampf, si l'on avait bien voulu y voir un programme d'action et non comme nous en avions trop l'habitude avec nos hommes politiques un programme electoral que l'on applique jamais, l'on aurait peut-être pris quelques précautions. Car tout ce qu'Hitler a fait était anoncé par Mein Kampf : les buts, les methodes eet les résultats. Il n'a pu aller jusqu'au bout, mais la volonté ne lui en a pas manqué. Tout ce qu'il aviat dit, il l'a fait. Pouvons nous alors prendre à la légère ces ordres du jouroù, alors qu'il savait très bien ques ses armées étaient vaincues, il affirmait encore sa victoire ?

Remarquons d'abord qu'il ne s'agit pas, dans ces ordres du jour, d'une façon évidente, de victoire de l'Allemagne actuelle, ni d'une victoire militaire. Il s'agit d'une victoire du nazisme et d'une victoire de l'Allemagne éternelle, c'est à dire, si nous comprenons bien, d'une victoire politique. Et ce ne serait pas la première fois que le vaincu par les armes arrive à vaincre politiquement son vainqueur. Ainsi les armées de la Révolution et de l'Empire fûrent en définitive vaincues, mais elles avaient porté dans toute l'Europe l'idée de République et le sentiment de la liberté dont personne ne pût arreter la marche triompahle au XIXe siècle.

Or que voyons nous aujourd'hui ?

D'abord Hitler a proclamé la guerre totale ; d'autre part, massacre total. Et l'on sait les lois de sa guerre ... Tout le monde a dû s'aligner sur lui - et faire la guerre totale, c'est à dire la guerre d'extermination des populations civiles (nous y avons fort bien reussi ! ) et l'utilisation illimitée de toutes les forces et ressources des nations aux fins de la guerre. On ne pouvait faire autrement pour vaincre. Evidemment. Mais est-ce si certain que cela que l'on puisse vaincre le mal par le mal ? Ce qui est en tout cas incontestable, c'est qu'en nous conduisant à la nécéssité des massacres des populations civiles, Hitler nous a prodigieusement engagé dans la voie du mal. Il n'est pas certain que l'on puisse en sortir si vite. Et, dans les projets de réorganisation du monde actuel, à voir la façon dont on dispose des minorités, dont on prévoit les transferts de populations, etc., on peut se demander si l'influence en ce qui conerne le mépris de la vie humaine (malgré de belles déclarations sur la vie humaine ! ) n'a pas été plus profonde qu'on ne le croirait.

D'autre part, la mobilisation totale a eu des conséquences parallèles. Non seulement le fait que les forces mobilisées accomplissent une tâche pour laquelle elle ne sont pas faîtes, mais surtout, le fait que l'Etat est couronné de la toute puissance absolue.

Bien sûr ! on ne pouvait pas faire autrement. Mais il est assez remarquable de constater que là encore nous avons dû suivre les traces d'Hitler. Pour réaliser la mobilisation totale de la nation, tout l'Etat doit avoir en mains tous les ressorts financiers économiques, vitaux, et placer à la tête de tout des techniciens qui deviennent les premiers dans la nation. Suppression de la liberté, suppression de l'égalité, suppression de la disposition des biens, suppression de la culture pour elle même, suppression des choses, et bientôt suppression des gens inutiles à la défense nationale. L'Etat prend tout, l'Etat utilise tout par le moyen des techniciens. Qu'est ce donc sinon la dictature ?C'est pourtant ce que l'Angleterre aussi bien que les Etats-Unis ont mis sur pied ... et ne parlons pas de la Russie. Absolutisme de l'Etat. Primauté des techniciens. Sans doute nous ignorons le mythe anti-juif, mais ignorons nous le mythe anti-nazi ou anti-communiste ? Sans doute ignorons nous le mythe de la race, mais ignorons nous le mythe de la liberté ? Car on peut parler de mythe lorsque dans tout les discours il n'est question que de liberté alors qu'elle est pratiquement supprimée partout.

Mais dira-t-on, ce n'est que pour un temps, il le fallait pour la guerre, dans la paix on reviendra à la liberté. sans doute pendant quelques temps après la guerre, il est possible que dans certains pays favorisés on retrouve une certaine liberté, mais soyons rassuré que ce sera de courte durée. Après 1918, on a aussi prétendu que les mesures de guerre allaient disparaître ... Nous avons ce qu'il en a été ... D'ailleurs, deux choses sont à retenir ; d'abord les quelques plans économiques dont nous pouvons avoir connaissance ( le plan Beveridge, le Plan du Full Employment, le plan financier américain) démontrent abondamment que l'Emprise de l'Etat sur la vie économique est un fait acquis et qu'on s'oriente vers une dictature économique sur le monde entier. Ensuite une loi historique : l'expérience de l'histoire nous montre que tout ce que l'Etat conquiert comme pouvoir, il ne le perd jamais. La plus belle expérience est peut-être celle de notre Révolution française au om de laquelle on est parti en 89 au nom de la liberté conte l'absolutisme, pour arriver en 91, toujours au nom de liberté, à l'absolutisme jacobin. Ainsi, nous pouvons nous attendre demain à l'établissemnt de dictatures camouflées dans tous les pays du monde, necessité dans laquelle Hitler nous aura conduits. Sans doute, on peut réagir, on peut lutter, mais qui songe à le faire sur ce plan ?

Et c'est là la seconde victoire d'Hitler,. On parle beaucoup de démocratie et de liberté. Mais personne ne veut plus les vivre. On a pris l'habitude que l'Etat fasse tout, et sitôt que quelque chose va mal, on en rend l'Etat responsable. Qu'est ce à dire sinon que l'on emande à l'Etat de prendre la vie de la ntion toute entière à charge ? La liberté vraie, qui s'en soucie ? La limitation des droits de l'Etat apparaît comme une folie. Les ouvriers sont les premiers à réclamer une dictature. Le tout est de savoir qui fera cette dictature. Et le mouvement en faveur en faveur de la liberté économique et politique n'est guère soutenu qu'en Amérique, et là que par les "capitalistes" qui désirent se libérer de latutelle de l'Etat.

L'ensemble du peuple, en France comme aux Etats-Unis, est au contraire tout prêt à accepter le gouvernement dictatorial et l'économie d'Etat. La fonctionarisation générale est presqu'un fait accompli ou qui s'accomplit chaque jour et le desinteressement de la population à l'égard des querelles politiques, qui est indénaible, est un signe grave de cette mentalité qui, à n'en pas douter, "pré-fasciste".

Sans doute on peut essayer de réagir. Mais au nom de quoi ? La liberté a fait vibrer toute la France tant qu'elle a été la libération du Boche. Maintenant elle perd tout son sens. Liberté à l'égard de l'Etat ? Personne ne s'en préocuppe. Et ce grand ressort brisé, il nous reste la possibilité de faire appel à des "valeures spirituelles" pour faire marcher le peuple. Eh oui ... comme Hitler ... comme Hitler qui a trouvé la formule étonnant de mettre le spirituel au service du materiel, d'avoir des moyens spirituels pour réaliser les fins materielles.

Une doctrine de l'homme, du monde, une religion pour arriver à la puissance économique et militaire. Peu à peu, nous aussi nous allons sur ce chemin. Nous demandons une mystique, quelle qu'elle soit, pourvu qu'elle serve à la puissance, une mystique qui obtiendra l'adhesion de tous les coeurs français, qui les fera agir par enthousiasme, les conduisants au sacrifice dans l'exaltation. Partout on la demande cette mystique. Partout on demande que cette dictature que l'on accepte implicitement, soit totalitaire, c'est à dire qu'elle saisisse l'homme tout entier, corps, esprit coeur, pour le mettrre auservice de la nation de façon absolue. L'offensive à laquelle nous assistons pour l'école unique est centrée sur l'idée que l'Eglise apprend à faire passer l'Eglise avant la Nation. C'est bien le symptome de ce totalitarisme qui se developpe lentement, sournoisement, sacrifice qui se prépare de l'homme à l'Etat Moloch.

Qui dira que j'exagère ne voit pas la réalité sous les guirlandes et les discours. Que l'on compare seulement la vie économique, politique, sociale,administrative de 1935 à celle de 1945 et l'on verra le pas gigantesque accompli en dix ans. Or si 'lon songe que réagir supposerait que l'on réagît contre l'envahissement de l'Etat, contre l'économie dirigée, contre la police, contre l'assistance sociale, on voit que l'on dresserait la totalité de la nation contre soi, car on réagit contre des choses admises et jugées bonnes, des choses dont personne aujourd'hui ne peut dire coment on pourrait s'en passer !

Victoire d'Hitler, non pas selon les formes, mais sur le fond. Ce n'est pas la même dictature, la même mystique, le même totalistarisme, mais c'est une dictature, une mystique, un totalistarisme dont nous préparons le lit avec enthousiasme ( puisque nous en payons la defaite militaire d'Hitler ) et que nous n'aurions pas s'il n'était pas passé. Et plus que les massacres, c'est là l'oeuvre satanique dont il aura été l'agent dans le monde.

L'agent seulement car il n'a rien inventé. Il ya une longue tradition qui a préparé cette crise et les noms de MAchiavel, de Richelieu, de Bismarck, viennent aux lèvres, et l'exemple d'Etats qui depuis 1918 vivent déja cette dictature et ce totalistarisme saute aux yeux. Hitler a seulement porté à un paroxysme ce qui était. Mais il a répandu ce virus et l'a fait se develloper rapidement.

Que dirons-nous donc ? Nous plier devant cette poussée mondiale dont la fatalité nous accable ? Non sans doute.

Mais ce qui apparaît clairement, c'est qu'il n'y a point de moyen politique ou technique pour enrayer ce mouvement.

En face de cette marée qui détruit toute valeur spirituelle et l'homme lui même en lui forgant des chaines dorées, il ne peut se dresser que des hommes qui, parce qu'ils le seront pleinement, ne se laisseront pas absorber par cette civilisation, courber à cette esclavage. Mais comment des hommes dans leur faiblesse et dans leur pêché resisteraient-ils et garderaient-ils leur destin propre dans la fourmilière de demain ?

En face de cette marée qui détruit toute valeur spirituelle et l'homme lui même, il ne peut se dresser que l'Homme. "Voici l'l'Homme". l'Homme Jésus-Christ qui seul brise les fatalités du monde, qui seul ferme la gueule du Moloch, qui seul fera demain les hommes libres des servitudes que le monde nous prépare aujourd'hui."



Jacques Ellul

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Association Internationale Jacques Ellul

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22/04/2008

Le Revenant... Jehan Rictus

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

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"Après Verlaine, il y avait encore celui-là, Poète catholique sans le savoir et sans que personne l’ait jamais su, excepté moi, mais le dernier, sans aucun doute. Personne, maintenant, ne passera plus par cette porte."

"Jehan Rictus est un de ces monstres de mélancolie et de pitié qui ne connaissent pas Dieu et qui crèvent de l’amour de Dieu. Voilà tout. L’espèce n’en est pas très-rare."


Léon Bloy, "Le Dernier Poète Catholique", in Les Dernières Colonnes de l’Eglise.

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Le Revenant par Jehan Rictus

=_- I -_=

I

Des fois je m’ dis, lorsque j’ charrie
À douète... à gauche et sans savoir
Ma pauv’ bidoche en mal d’espoir,
Et quand j’ vois qu’ j’ai pas l’ droit d’ m’asseoir
Ou d’ roupiller dessus l’ trottoir
Ou l’ macadam de « ma » Patrie,

Je m’ dis : — Tout d’ même, si qu’y r’viendrait !
Qui ça ?... Ben quoi ! Vous savez bien,
Eul’ l’ trimardeur galiléen,
L’ Rouquin au cœur pus grand qu’ la Vie !

De quoi ? Ben, c’lui qui tout lardon
N’ se les roula pas dans d’ beaux langes
À caus’ que son double daron
Était si tell’ment purotain

Qu’y dut l’ fair’ pondr’ su’ du crottin
Comm’ ça à la dure, à la fraîche,
À preuv’ que la paill’ de sa crèche
Navigua dans la bouse de vache.

Si qu’y r’viendrait, l’Agneau sans tache ;
Si qu’y r’viendrait, l’ Bâtard de l’ Ange ?
C’lui qui pus tard s’ fit accrocher
À trent’-trois berg’s, en plein’ jeunesse
(Mêm’ qu’il est pas cor dépendu !),
Histoir’ de rach’ter ses frangins
Qui euss’ l’ont vendu et r’vendu ;
Car tout l’ monde en a tiré d’ l’or
D’pis Judas jusqu’à Grandmachin !

L’ gas dont l’ jacqu’ter y s’en allait
Comm’ qui eût dit un ruisseau d’ lait,
Mais qu’a tourné, qui s’a aigri
Comm’ le lait tourn’ dans eun’ crém’rie
Quand la crémière a ses anglais !

(La crémièr’, c’est l’Humanité
Qui n’ peut approcher d’ la Bonté
Sans qu’ cell’-ci, comm’ le lait, n’ s’aigrisse
Et n’ tourne aussitôt en malice !)

Si qu’y r’viendrait ! Si qu’y r’viendrait,
L’Homm’ Bleu qui marchait su’ la mer
Et qu’était la Foi en balade :

Lui qui pour tous les malheureux
Avait putôt sous l’ téton gauche
En façon d’ cœur... un Douloureux.
(Preuv’ qui guérissait les malades
Rien qu’à les voir dans l’ blanc des yeux,
C’ qui rendait les méd’cins furieux.)

L’ gas qu’en a fait du joli
Et qui pour les muffs de son temps
N’tait pas toujours des pus polis !

Car y disait à ses Apôtres :
— Aimez-vous ben les uns les autres,
Faut tous êt’ copains su’ la Terre,
Faudrait voir à c’ qu’y gn’ait pus d’ guerres
Et voir à n’ pus s’ buter dans l’ nez,
Autrement vous s’rez tous damnés.

Et pis encor :
— Malheur aux riches !
Heureux les poilus sans pognon,
Un chameau s’ enfil’rait ben mieux
Par le petit trou d’eune aiguille
Qu’un michet n’entrerait aux cieux !

L’ mec qu’était gobé par les femmes
(Au point qu’ c’en était scandaleux),
L’Homme aux beaux yeux, l’Homme aux beaux rêves
Eul’ l’ charpentier toujours en grève,
L’artiss’, le meneur, l’anarcho,
L’entrelardé d’ cambrioleurs
(Ça s’rait-y paradoxal ?)
L’ gas qu’a porté su’ sa dorsale
Eune aut’ croix qu’ la Légion d’Honneur !



II

Si qu’y r’viendrait, si qu’y r’viendrait !
Tout d’un coup... ji... en sans façons,
L’ modèl’ des méniss’s économes,
Lui qui gavait pus d’ cinq mille hommes
N’avec trois pains et sept poissons.

Si qu’y r’viendrait juste ed’ not’ temps
Quoi donc qu’y s’ mettrait dans l’ battant ?
Ah ! lui, dont à présent on s’ fout
(Surtout les ceuss qui dis’nt qu’ils l’aiment).

P’têt’ ben qu’y n’aurait qu’ du dégoût
Pour c’ qu’a produit son sacrifice,
Et qu’ cette fois-ci en bonn’ justice
L’aurait envie d’ nous fout’ des coups !

Si qu’y r’viendrait... si qu’y r’viendrait
Quéqu’ jour comm’ ça sans crier gare,
En douce, en pénars, en mariolle,
De Montsouris à Batignolles,
Nom d’un nom ! Qué coup d’ Trafalgar !

Devant cett’ figur’ d’honnête homme
Quoi y diraient nos négociants ?
(Lui qui bûchait su’ les marchands)
Et c’est l’ Pap’ qui s’rait affolé
Si des fois y pass’rait par Rome

(Le Pap’, qu’est pus riche que Crésus.)
J’en ai l’ frisson rien qu’ d’y penser.
Si pourtant qu’y r’viendrait Jésus,

Lui, et sa gueul’ de Désolé !




=_- II -_=



III

Eh ben ! moi... hier, j’ l’ai rencontré
Après menuit, au coin d’eun’ rue,
Incognito comm’ les passants
Des tifs d’argent dans sa perrugue
Et pour un Guieu qui s’ paye eun’ fugue
Y n’était pas resplendissant !

Y n’est v’nu su’ moi et j’y ai dit :
— Bonsoir... te v’là ? Comment, c’est toi ?
Comme on s’ rencontr’... n’en v’là d’eun’ chance !
Tu m’épat’s... t’es sorti d’ ta Croix ?
Ça n’a pas dû êt’ très facile...
Ben... ça fait rien, va, malgré l’ foid,
Malgré que j’ soye sans domicile,
J’ suis content d’ fair’ ta connaissance

— C’est vraiment toi... gn’a pas d’erreur !
Bon sang d’ bon sang... n’en v’là d’eun’ tuile !
Qué chahut d’main dans Paris !
Oh ! là là, qué bouzin d’ voleurs :
Les jornaux vont s’ vend’ par cent mille !
— Eud’mandez : « Le R’tour d’ Jésus-Christ ! »
— Faut voir : « L’Arrivée du Sauveur !!! »

— Ho ! tas d’ gouapeurs ! Hé pauv’s morues,
Sentinell’s des miséricordes,
Vous savez pas, vous savez pas ?
(Gn’a d’ quoi se l’esstraire et s’ la morde !)

Rappliquez chaud ! Gn’a l’ fils de Dieu
Qui vient d’ déringoler des cieux
Et qui comme aut’fois est sans pieu,
Su’ l’ pavé... quoi... sans feu ni lieu
Comm’ nous les muffs, comm’ vous les grues !!!

— (Chut ! fermons ça... v’là les agents !)
T’entends leur pas... intelligent ?
Y s’ charg’raient d’ nous trouver eun’ turne.
(Viens par ici... pet ! crucifié.)
Tu sais... faurait pas nous y fier.
Déjà dans l’ squar’ des Oliviers,
Tu as fait du tapag’ nocturne ;

— Aujord’hui... ça s’rait l’ mêm’ tabac,
Autrement dit, la même histoire,
Et je n’ te crois pus l’estomac
De r’subir la scèn’ du Prétoire !
— Viens ! que j’ te r’garde... ah ! comm’ t’es blanc.
Ah ! comm’ t’es pâl’... comm’ t’as l’air triste.
(T’as tout à fait l’air d’un artiste !
D’un d’ ces poireaux qui font des vers
Malgré les conseils les pus sages,
Et qu’ les borgeois guign’nt de travers,
Jusqu’à c’ qu’y fass’nt un rich’ mariage !)

— Ah ! comm’ t’es pâle... ah ! comm’ t’es blanc,
Tu guerlott’s, tu dis rien... tu trembles.
(T’ as pas bouffé, sûr... ni dormi !)
Pauv’ vieux, va... si qu’on s’rait amis
Veux-tu qu’on s’assoye su’ un banc,
Ou veux-tu qu’on balade ensemble...

— Ah ! comm’ t’ es pâle... ah ! comm’ t’ es blanc,
T’ as toujours ton coup d’ lingue au flanc ?
De quoi... a saign’nt encor tes plaies ?
Et tes mains... tes pauv’s mains trouées
Qui c’est qui les a déclouées ?
Et tes pauv’s pieds nus su’ l’ bitume,
Tes pieds à jour... percés au fer,
Tes pieds crevés font courant d’air,
Et tu vas chopper un bon rhume !

— Ah ! comm’ t’ es pâle... ah ! comm’ t’ es blanc,
Sais-tu qu’ t’ as l’air d’un Revenant,
Ou d’un clair de lune en tournée ?
T’ es maigre et t’ es dégingandé,
Tu d’vais êt’ comm’ ça en Judée
Au temps où tu t’ proclamais Roi !
À présent t’ es comme en farine.
Tu dois t’en aller d’ la poitrine
Ou ben... c’est ell’ qui s’en va d’ toi !

— Quéqu’ tu viens fair’ ? T’ es pas marteau ?
D’où c’est qu’ t’ es v’nu ? D’en bas, d’en haut ?
Quelle est la rout’ que t’ as suivie ?
C’est-y qu’ tu r’commenc’rais ta Vie ?
Es-tu v’nu sercher du cravail ?
(Ben... t’ as pas d’ vein’, car en c’ moment,
Mon vieux, rien n’ va dans l’ bâtiment) ;
(Pis, tu sauras qu’ su’ nos chantiers
On veut pus voir les étrangers !)

— Quoi tu pens’s de not’ Société ?
Des becs de gaz... des électriques.
Ho ! N’en v’là des temps héroïques !
Voyons ? Cause un peu ? Tu dis rien !
T’ es là comme un paquet d’ rancœurs.
T’ es muet ? T’ es bouché, t’ es aveugle ?
Yaou... ! T’ entends pas ce hurlement ?
C’est l’ cri des chiens d’ fer, des r’morqueurs,
C’est l’ cri d’ l’Usine en mal d’enfant,

C’est l’ Désespoir présent qui beugle !



IV

— Ed’ ton temps, c’était comme aujord’hui ?
Quand un gas tombait dans la pure
Est-c’ qu’on l’ laissait crever la nuit
Sans pèz’, sans rif et sans toiture ?

— (Pass’ que maint’nant gn’a du progrès,
Ainsi quand gn’a trop d’ vagabonds
Ben on les transmet au Gabon.)
Ceux d’ bon gré et ceux d’ mauvais gré
Et ceuss comm’ toi qu’ont la manie
D’ trouver que l’ monde est routinier,
Ben on les fout dans l’ mêm’ pagnier.
(Dam ! le Français est casanier,
Faut ben meubler les colonies !)

— On parle encor de toi, tu sais !
Voui on en parle en abondance,
On s’ fait ta tête et on s’ la paie,
T’ es à la roue... t’ es au théâtre,
On t’ met en vers et en musique,
T’ es d’venu un objet d’ Guignol,
(Ça, ça veut dir’ qu’ tu as la guigne.)

— Ousqu’il est ton ami Lazare ?
Et Simon Pierre ? Et tes copains...
Et Judas qui bouffait ton pain
Tout en t’ vendant comme au bazar ?
Et tes frangins et ta daronne
Et ton dab, qu’était ben jean-jean !

Te v’là, t’es seul ! On t’abandonne !

— Et Mad’leine... ousqu’alle est passée ?
(Ah ! pauv’ Mad’leine... pauv’ défleurie,
Elle et ses beaux nénés tremblants,
Criant pitié, miaulant misère,
Ses pauv’s tétons en pomm’s d’amour
Qu’ étaient aussi deux poir’s d’angoisse
Qu’on s’ s’rait ben foutu dans l’ clapet.)

— C’était la paix, c’était la Vie.
Ah ! tout fout l’ camp et vrai, ma foi,
T’ aurais mieux fait d’ te mett’ en croix
Contr’ son ventr’ nu... contr’ sa poitrine,
Ces dardés-là t’euss’nt pas blessé,
Sûr t’aurais mieux fait... d’ l’embrasser :
A n’avait un pépin pour toi !



V

Ah ! Généreux !... ah ! Bien-aimé,
Tout ton monde y s’a défilé
Et comm’ jadis, au Golgotha :
Eli lamma Sabacthani,
Ou n, i, ni c’est ben fini.

Eh ! blanc youpin... eh ! pauv’ raté !
Tout ton Œuvre il a avorté
Toi, ton Étoile et ta Colombe
Déringol’nt dans l’éternité ;
Tu dois en avoir d’ l’amertume.
Même à présent quand la neig’ tombe :

(On croirait tes Ang’s qui s’ déplument !)

Là, là, mon pauv’ vieux, qué désastre !
Gn’en a pas d’ pareil sous les astres,
Et faut qu’ ça soye moi qui voye ça ?
Et dir’ que nous v’là toi z’et moi,
Des bouff-la-guign’, des citoyens
Qu’ ont pas l’ moyen d’avoir d’ moyens.

Et que j’ suis là, moi, bon couillon,
À t’ causer... à t’ fair’ du chagrin,
Et que j’ sens qu’ tu vas défaillir
Et que j’ai mêm’ rien à t’offrir,
Pas un verre... un bol de bouillon !

Ohé, les beaux messieurs et dames
Qui poireautez dans les Mad’leines,
Curés, évêques, sacristains,
Maçons, protestants, tout’ la clique,
Maqu’reaux d’ vot’ Dieu, hé ! catholiques,
Envoyez-nous un bout d’hostie :

G’na Jésus-Christ qui meurt de faim !



VI

— Et pourtant, vrai, c’ qu’on caus’ de toi !
(Ah ! faut voir ça dans les églises,
Dans les jornaux, dans les bouquins !)
Tout l’ monde y bouff’ de ton cadavre
(Mêm’ les ceuss qui t’en veul’nt le plus !)

Sous la meilleur’ des Républiques
Gn’en a qu’ ont voulu t’ décrocher,
D’aut’s inaugur’nt des basiliques
Où tu peux seul’ment pas coucher.

— Et tout ça s’ passe en du clabaud !
Et quand y faut payer d’ sa peau,
Quand faut imiter l’ Fils de l’Homme,
Oh ! là, là, gn’a rien d’ fait... des pommes !

Les sentiments sont vit’ bouclés,
À la r’voyure, un tour de clé !
Les uns y z’ont les pieds nick’lés,
Les aut’s y les ont en dentelles !

— (Toi au moins t’ étais un sincère,
Tu marchais... tu marchais toujours ;
(Ah ! cœur amoureux, cœur amer)
Tu marchais mêm’ dessur la mer
Et t’ as marché... jusqu’au Calvaire !)

— Et dir’ que nous v’là dans les rues
(Moi, passe encor, mais toi ! oh ! toi !)
Et nous somm’s pas si loin d’ Noël ;
T’es presque à poils comme autrefois,
Tout près du jour où ta venue
Troublait les luisants et les Rois !

Ah ! mes souv’nirs... ah ! mon enfance
(Qui s’est putôt mal terminée),
Mes ribouis dans la cheminée,
Mes mirlitons... mes joujoux d’ bois !

— Ah ! mes prièr’s... ah ! mes croyances !
— Mais ! gn’a donc pus rien dans le ciel !

— Sûr ! gn’a pus rien ! Quelle infortune !
(J’ suis mêm’ pas sûr qu’y ait cor la Lune.)
Sûr ! gn’a pus rien, mêm’ que peut-être
Y gn’a jamais, jamais rien eu...



VII

Mais à présent... quoi qu’ tu vas foutre ?
Fair’ des bagots... ou ben encor
Aux Hall’s... décharger les primeurs !
(N’ va pas chez Drumont on t’ bouff’rait)
Après tout, tu n’étais qu’un youtre !

— Si j’ te servais tes Paraboles !

Heureux les Simpl’s, heureux les Pauvres,
Eul’ Royaum’ des Cieux est à euss.

— (C’est avec ça qu’on nous empaume,
Qu’on s’ cal’ des briqu’s et des moellons)
Ben, tu sais, j’ m’en fous d’ ton Royaume ;
J’am’rais ben mieux des patalons
Eun’ soupe, eun’ niche et d’ l’amitié.

(Car quoiqu’ t’ ay’ ben fait ton métier
Toi, ton grand cœur et ta pitié,
N’empêch’nt pas d’avoir foid aux pieds !)

— Ainsi arr’gard’ les masons closes
Où roupill’nt ceuss’ qui croient en Toi.
Sûr qu’ t’es là, su’ des bénitiers
Dans les piaul’s... à la têt’ des pieux ;
Crois-tu qu’un seul de ces genss’ pieux
Vourait t’abriter sous son toit ?



VIII

Ah ! toi qu’on dit l’Emp’reur des Pauvres
Ben ton règne il est arrivé.
Tu d’vais r’venir, tu l’as promis,
Assis su’ ton trône et « plein d’ gloire »
Avec les Justes à ta droite ;
Et te v’là seul dans la nuit noire
Comm’ un diab’ qu’est sorti d’ sa boîte !
Sais-tu seul’ment où est ta gauche ?

Oh ! voui t’es là d’pis deux mille ans
Su’ un bout d’ bois t’ouvr’ tes bras blancs
Comme un oiseau qu’ écart’ les ailes,
Tes bras ouverts ouvrent... le ciel
Mais bouch’nt l’espoir de mieux bouffer
Aux gas qui n’ croient pus qu’à la Terre.

Oh ! oui t’es là, t’ouvr’ tes bras blancs
Et vrai d’pis Y temps qu’on t’a figé
C’ que t’en as vu des affligés,
Des fous, des sag’s ou des d’moiselles
Combien d’ mains s’ sont tendues vers toi
Sans qu’ t’aye pipé, sans qu’ t’aye bronché !

Avoue-le va... t’ es impuissant,
Tu clos tes châss’s, t’ as pas d’ scrupules,
Tu protèg’s avec l’ mêm’ sang-froid
L’ sommeil des Bons et des Crapules.
Et quand on perd quéqu’un qu’on aime,
Tu décor’s, mais tu consol’s pas.

Ah ! rien n’ t’émeut, va, ouvr’ les bras,
Prends ton essor et n’ reviens pas ;
T’ es l’Étendard des sans-courage,
T’ es l’Albatros du Grand Naufrage,
T’ es le Goëland du Malheur !



IX

Quiens ! ôt’-toi d’ là et prends ta course,
Débin’, cavale ou tu vas voir,

Aussi vrai qu’ j’ai un nom d’ baptême
Et qu’ nous v’là tous deux dans la boue,
Aussi vrai que j’ suis qu’eun’ vadrouille,
Un bat-la-crève, un fout-la-faim
Et toi un Guieu magasin d’ giffes.

Ej’ m’en vas t’ buter dans la tronche,
J’ vas t’ boulotter la pomm’ d’Adam,
J’ m’en vas t’ rincer, gare à ta peau !

En v’là assez... j’ m’en vas t’ saigner.
J’ai soupé, moi, des Résignés
J’ai mon blot des Idéalisses !

— Arrière, arrièr’, n’ va pas pus loin !
Un moment vient où tout s’ fait vieux,
Où les pus bell’s chos’s perd’nt leurs charmes :

(Oh ! v’là qu’ tu pleur’s, et des vraies larmes !
Tout va s’écrouler, nom de Dieu !)

— Ah ! je m’ gondole... ah ! je m’ dandine...
Rien n’ s’écroule, y aura pas d’ débâcle ;
Eh l’Homme à la puissance divine !
Eh ! fils de Dieu ! fais un miracle !



X

— Et Jésus-Christ s’en est allé
Sans un mot qui pût m’ consoler,
Avec eun’ gueul’ si retournée
Et des mirett’s si désolées
Que j’ m’en souviendrai tout’ ma vie.

Et à c’ moment-là, le jour vint
Et j’ m’aperçus que l’Homm’ Divin..
C’était moi, que j’ m’étais collé
D’vant l’ miroitant d’un marchand d’ vins !

On perd son temps à s’engueuler...


=_- III -_=


"Il suffit d’un Homme pour
changer la face du monde."

Jehan Rictus



XI

Mais ça fait rien si qu’y r’viendrait
Quéqu’ nuit d’Hiver quand l’ frio semble
Fair’ péter pavés et carreaux
(Mais durcir les cœurs les pus tendres),
Et g’ler les pleurs aux cils qui tremblent,
Si qu’y planquait son blanc mensonge
Quéqu’ nuit autour d’un brasero !

Ça s’rait p’têt’ moi qui yi dirait
Les mots qui s’raient l’ pus nécessaire
Et ça s’rait p’têt’ ben moi qui s’rait
L’ pus au courant d’ sa grand’ misère,
Ça s’rait p’ têt’ moi qui l’ consol’rais...

— Ah ! qu’ j’y crierais, n’ va pas pus loin,
A branl’nt dans l’ manch’ tes cathédrales ;
N’ va pas pus loin, n’ va pas pus loin,
Ton pat’lin bleu est cor pus vide
Qu’ nos péritoin’s réunis.
Ah ! enfonc’-toi les poings dans l’ bide
Jusqu’à la colonn’ vertébrale !

— Arrière, arrièr’, n’ va pas pus loin !
Ou n’ viens qu’ la s’main’ des quat’-jeudis
Car tu r’trouv’rais tes Ponce-Pilate
Présent en limace écarlate,
Trempée dans l’ sang des raccourcis !

— Arrière, arrièr’, n’ va pas pus loin !
(Car l’Iscariot a fait des p’tits)
Tu pourrais pus confier ta peine
Qu’aux grands torchons ou... à la Seine.

T’ as cru à l’Homm’ toi, ma pauv’ vieille ?
Ah ben ! tu sais, moi je n’ sais pus !
{Ventre affamé n’a pas d’oreilles
Et les vent’s pleins n’en ont pas plus !)



XII

— Pleur’ ! Pleure encor, pleur’ tout’s tes r’ssources
(Comm’ pleur’ le gas qui n’ peut payer
Son enterr’ment ou son loyer).
Qu’ tes trous à voir d’vienn’nt deux gross’s sources
Et qu’ l’Univers en soye noyé !

— Pleur’ ! pleure encore et sois béni,
Ta banq’ d’amour a fait faillite
Coffret d’ sanglots, boîte à génie.

Ah ! le beau rêv’ que t’ as conté.
Ton Paradis ? La belle histoire
Sans c’te vach’ de Réalité :

— T’ étais l’ pus pauv’ d’entre les Hommes
Car tu sentais qu’ tu pouvais rien
Contre leur débine indurée :

(Or comm’ les Pauv’s n’ont d’aut’ moyen
Pour bouffer un peu leur chagrin
Que d’ se réciter leur détresse
Ou d’en dir’ du mal à part eux
Et rêvasser quéqu’ chose de mieux
Pour le surlend’main des lend’mains)

— Toi, t’ as voulu sécher d’un coup
Le très vieux cancer des Humains
Et pour ça leur en faire accroire...
Ton Paradis ? la belle histoire !
Et tu leur aimantas les yeux
Vers le vide enivrant des cieux
Qui dans ton pat’lin sont si bleus !

(Ton Paradis ? Eh ben ! c’était
Un soliloque de malheureux !)



XIII

— Ah ! sors-toi l’ cœur, va, pauv’ panné,
Ton cœur de pâle illuminé,
Au lieur d’histoir’s à la guimauve
Hurle ta peine à plein gosier.

— Pisqu’y gn’a pus personn’ qui t’aime
Et qu’ te v’là comme abandonné
Le cul su’ ta Mason ruinée,
Sors-moi ton cœur désordonné
Lui qui n’a su que pardonner,
Tremp’-le dans la boue et dans l’ sang
Et dans ton poing qu’y d’vienne eun’ fronde
Et fous-le su’ la gueule au monde
Y t’en s’ra p’têt’ reconnaissant !

(T’ en as déjà donné l’exemple
Mais d’puis... l’a passé d’ l’eau sous l’ pont)
Faut rester l’ gas au coup d’ tampon
Qui boxait les marchands du Temple !

— Chacun a la Justice en lui,
Chacun a la Beauté en lui,
Chacun a la Force en lui-même,
L’Homme est tout seul dans l’Univers,
Oh ! oui, ben seul et c’est sa gloire,

Car y n’a qu’ deux yeux pour tout voir.

Le Ciel, la Terre et les Étoiles
Sont prisonniers d’ ses cils en pleurs.
Y n’ peut donc compter qu’ su’ lui-même.
J’ m’en vas m’ remuer, qu’ chacun m’imite,
C’est là qu’est la clef du Problème,
L’Homm’ doit êt’ son Maître et son Dieu !



XIV

— Quiens ! V’là l’ Souriant en flanquet bleu,
V’là l’ coq qui crach’ son vieux catarrhe
Comme au matin d’ ton agonie
Alors que Pierr’ copiait Judas

(Tu vois c’te bête alle a s’en fout
A sonn’ la diane de la Vie,
La Vie qui n’ meurt pas comm’ les Dieux !)

— Viens çà un peu que j’ te délie
Et que j’ t’aide à sortir tes clous
(Eustach’s pour qui qui nous touch’ra)

Viens avec moi par les Faubourgs,
Par les mines, par les usines
On ballad’ra su’ les Patries
Où tes frangins sont cor à g’noux
(Car c’est toi qui les y a mis !)

Faut à présent leur prend’ les pattes,
Les aider à se r’mett’ debout,
Y faut secouer au cœur des Hommes
Le Dieu qui pionc’ dans chacun d’ nous !



XV

Ou ben alorss si tu peux pas,
Si tu n’as pus rien dans les moëlles,
Retourn’ chez l’Accrocheur d’Étoiles
Remont’ là-haut ! Va dire au Père,
À celui qui t’a envoyé,
Quéqu’ chos’ qu’aurait l’air d’eun’ prière
Qui s’rait d’ not’ temps, eh ! crucifié.
[modifier]XVI
Notre dab qu’on dit aux cieux,

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

Notre daron qui êt’s si loin
Si aveug’, si sourd et si vieux,

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

Que Notre effort soit sanctifié,
Que Notre Règne arrive

À Nous les Pauvr’s d’pis si longtemps,

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

Su’ la Terre où nous souffrons
Où l’on nous a crucifiés
Ben pus longtemps que vot’ pauv’ fieu
Qu’a d’jà voulu nous dessaler.

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

Que Notre volonté soit faite
Car on vourait le Monde en fête,
D’ la vraie Justice et d’ la Bonté,

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

Donnez-nous tous les jours l’ brich’ton régulier
(Autrement nous tâch’rons d’ le prendre) ;
Fait’s qu’un gas qui meurt de misère
Soye pus qu’un cas très singulier.

(C’est y qu’on n’ pourrait pas s’entendre !)

Donnez-nous l’ poil et la fierté
Et l’estomac de nous défendre,

(Des fois qu’on pourrait pas s’entendre !)

Pardonnez-nous les offenses
Que l’on nous fait et qu’on laiss’ faire
Et ne nous laissez pas succomber à la tentation
De nous endormir dans la misère
Et délivrez-nous de la douleur
(Ainsi soit-il !)"


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JEHAN RICTUS par Rémy de Gourmont

"Du temps que M. Gabriel Randon sculptait la Dame de Proue d'une nef qui n'a pas encore vu la mer, nul ne prévoyait que, nouveau Bruant, il dût lancer aux foules troublées les apostrophes argotiques, violentes et goguenardes qui ont fait à Jehan Rictus la réputation singulière d'un poète du pavé et d'un déclamateur du tréteau. Il y a des vocations soudaines et des aiguillages imprévus. M. Randon avait été l'une des voix de l'anarchisme littéraire, au temps où de futurs académiciens démolissaient (très peu) la Société au moyen de phrases élégantes et de sarcasmes spirituels. C'est à lui, je crois, qu'on doit le mot fameux : « Il n'y a pas d'innocent », mot terrible et digne d'un prophète plus biblique, opinion grave qui nous mettait plus bas que la ville maudite d'où Loth ne devait sortir, il est vrai, que pour donner un exemple fâcheux aux familles futures. Enfin, les poètes ayant réintégré leur campement, aux sources de l'Hippocrène, on s'aperçut de la disparition de celui qui taillait, avec un soin délicieux, la proue vierge d'un navire en partance pour les Atlantides : peu de temps après, nous fûmes informés de la naissance de Jehan Rictus et des Soliloques du Pauvre.

Il y avait une rumeur du côté de Montmartre : quelque chose de nouveau surgissait d'entre la foule des diseurs de gaudrioles et de bonne aventure; quelqu'un, pour la première fois, faisait parler, avec un abandon original et capricieux, le Pauvre des grandes villes, le trimardeur parisien, le loqueteux en qui il reste du bohème, le vagabond qui n'a pas perdu tout sentimentalisme, le rôdeur en qui il y a du poète, le misérable capable encore d'ironie, le déchu dont la colère s'évapore en malédictions blagueuses, dont la haine recule si

L'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable,

dont l'amertume n'est que du désir ranci, l'homme enfin qui voudrait vivre et que l'égoïsme des élus rejette éternellement dans les ténèbres extérieures.

C'est là un type humain, admissible à la fraternité. Il posera peut-être une bombe, un jour de désespoir ; il ne surinera pas un pante le long des fortifs. Entre ce Pauvre et les humanités basses que célébra M. Bruant, il y a toute la profondeur des douves qui séparent l'homme de l'animalité et l'art de la crapule.

Le Pauvre de Jehan Rictus penche certainement vers l'anarchisme. Comme il est privé de toute jouissance matérielle, les grands principes le laissent froid. Le Socialiste en paletot et le Républicain en redingote lui inspirent un identique mépris et il ne conçoit guère comment les malheureux, doucement leurrés par les politiciens gras, peuvent encore écouter sans rire la honteuse promesse d'un bonheur illusoire autant que futur. Il n'est pas sot, il pense à aujourd'hui et non à demain, à lui-même, qui a faim et froid, et non aux problématiques mômes encore prisonniers dans les reins faciles du prolétariat :

Nous... on est les pauv's'tits Fan-fans,
Les p'tits flaupés... les p'tits fourbus,
Les p'tits fou-fous... les p'tits fantômes
Qui s'ont soupé du méquier d'môme...


Elle est très amusante, cette ronde biscornue, la Farandole des Pauv's'tits Fan-fans.

C'est surtout dans la première pièce du volume, l'Hiver, qu'il faut chercher la pittoresque expression de ce mépris du Pauvre pour tous les professionnels de la politique ou de la bienfaisance, pour les sereines pleureuses, entretenues par la misère qui les écoute et les paie, rentées par les larmes des crève-la-faim, pour tous les hypocrites dont le fructueux métier est de « plaind' les Pauvr's » en faisant la noce. Dans les sociétés égoïstes et avachies, nul commerce ne rapporte davantage que celui de la pitié, et la traite des Pauvres demande moins de capitaux et fait courir moins de dangers que la traite des nègres. C'est tout plaisir. Jehan Rictus dit cela ironiquement, en son langage :

Ah ! c'est qu'on n'est pas muff' en France,
On n' s'occup' que des malheureux ;
Et dzimm et boum ! la Bienfaisance
Bat l'tambour su'les ventres creux !

L'en faut, des Pauv's, c'est nécessaire,
Afin qu'tout un chacun s'exerce,
Car si y gn'avait pas d'misère,
Ça pourrait ben ruiner l'commerce.


Le poème le plus curieux, le plus étrange et aussi le plus connu des Soliloques est le Revenant. On en connaît le thème : le Pauvre attardé dans la nuit resonge à ce qu'on lui a confié jadis d'un Dieu qui s'est fait homme, qui vécut, lui aussi, pauvre parmi les pauvres, et qui, pour sa bonté et la divine hardiesse de sa parole, fut supplicié. Il était venu pour sauver le monde ; mais la méchanceté du monde a été plus forte que sa parole, plus forte que sa mort, plus forte que sa résurrection. Alors, puisque les hommes sont aussi cruels, vingt siècles après sa venue, qu'aux jours de sa venue, peut-être l'heure a-t-elle sonné d'une incarnation nouvelle, peut-être va-t-il descendre pareil à un pauvre de Paris, de même que jadis il vécut pareil à un pauvre de Galilée ? Et il descend. Le voilà :

Viens ! que j'te rgarde... ah ! comm' t'es blanc.
Ah ! comm' t'es pâle... comm' t'as l'air triste...
. . . . . . . . . . . .

Ah ! comm' t'es pâle... ah ! comm' t'es blanc.
Tu grelottes, tu dis rien, tu trembles

(T'as pas bouffé, sûr... ni dormi !),
Pauv' vieux, va... Si qu'on s'rait amis ?

Veux-tu qu'on s'asseye su' un banc,
Ou veux-tu qu'on balade ensemble ?
. . . . . . . . . .

Ah ! comm' t'es pâle... ah ! comm' t'es blanc !
Sais-tu qu't'as l'air d'un Revenant ? . . . .


Et le Pauvre continue, faisant du Christ des misérables un portrait qui, trait pour trait, s'applique à lui, le Pauvre. L'idée n'est pas banale et je ne suis pas surpris qu'à l'audition, dit avec émotion et force par le poète, ce morceau soit d'un effet saisissant.

Plus loin, après avoir exposé à Jésus combien sa religion a dégénéré avec la bassesse des prêtres et la lâcheté des fidèles, Jehan Rictus, le Pauvre, se souvient qu'il est aussi poète lyrique ; il y a là une strophe qui est belle et qui le serait davantage en style pur :

Toi au moins, t'étais un sincère,
Tu marchais... tu marchais toujours ;
(Ah ! cœur amoureux, cœur amer),
Tu marchais même dessus la mer
Et t'as marché jusqu'au Calvaire.


Cela finit par de durs reproches qui ne manquent pas de grandeur :

Ah ! rien n't'émeut, va, ouvr' les bras,
Prends ton essor et n'reviens pas ;
T'es l'Etendard des sans-courage,
T'es l'Albatros du grand Naufrage,
T'es l'Goéland du Malheur !


Ici, c'est l'idée de la résignation qui trouble le Pauvre ; comme tant d'autres, il la confond avec l'idée bouddhiste de non-activité. Cela n'a pas d'autre importance en un temps où l'on confond tout et où un cerveau capable d'associer et de dissocier logiquement les idées doit être considéré comme une production miraculeuse de la Nature. Passons. Finalement le Pauvre reconnaît qu'il a interpellé son lamentable reflet dans la glace d'un marchand de vins. La conclusion de la troisième partie est brutale, mais bien dans le ton de sincérité libertaire qui anime les Soliloques : Toi qui as jeté les hommes à genoux, maintenant remets les debout,

Y faut secouer au cœur des Hommes
Le Dieu qui pionc' dans chacun d'nous.


A la fin du livre intitulé Déception, il y a un morceau particulièrement curieux et qui n'est pas sans faire songer que la grande poésie n'est peut-être pas incompatible avec le style populaire, et souvent grossier, adopté par Jehan Rictus. Il s'agit de la Mort.

Tonnerr' de dieu, la Femme en Noir
La Sans-Remords... la Sans-Mamelles,
La Dure-aux-Cœurs, la Fraîche-aux-Moelles,
La Sans-Pitié, La Sans-Prunelles,
Qui va jugulant les plus belles
Et jarnacquant l'jarret d' l'Espoir;

Vous savez ben... la Grande en Noir
Qui tranch' les tronch's par ribambelles
Et dans les tas les pus rebelles
Envoie son Tranchoir en coup d'aile
Pour fair' du Silence et du Soir !


Les apocopes et les mots déformés n'ont pu gâter tout à fait ces deux strophes, mais comme elles auraient gagné à être écrites sérieusement ! Il m'est vraiment difficile d'admettre le patois, l'argot, les fautes d'orthographe, les apocopes, tout ce qui, atteignant la forme de la phrase ou du mot, en altère nécessairement la beauté. Ou, si je l'admets, ce sera comme jeu ; or, l'art ne joue pas ; il est grave, même quand il rit, même quand il danse. Il faut encore comprendre qu'en art tout ce qui n'est pas nécessaire est inutile ; et tout ce qui est inutile est mauvais. Les Soliloques du Pauvre exigeaient peut-être un peu d'argot, celui qui, familier à tous, est sur la limite de la vraie langue ; pourquoi en avoir rendu la lecture si ardue à qui n'a pas fréquenté les milieux particuliers où il semble que l'on parle pour n'être pas compris ? Ensuite, l'argot est difficile à manier ; Jehan Rictus, malgré son abondance, évolue assez difficilement parmi les écueils de ce vocabulaire. Beaucoup des mots qu'il emploie ne sont peut-être plus en usage, car l'argot, malgré ce qu'il retient de permanent, se transforme avec tant de rapidité que d'une année à l'autre les choses les plus usuelles ont changé de nom. Autrefois, le grand mot des voleurs (et des autres), l'argent, ne gardait que très peu de temps son manteau argotique ; constamment rhabillé, il échappait à la connaissance immédiate des non-initiés. Dès que le nom argotique de l'argent avait passé dans le peuple, les voleurs en imaginaient un autre. Il paraît qu'il n'y a plus de jargon ou argot spécial aux voleurs ; c'est-à-dire que son domaine se serait étendu et aurait pénétré jusque dans les ateliers et les usines : une telle langue n'en demeure pas moins une langue secrète. Tout cela ne m'empêche pas de reconnaître le talent très particulier de Jehan Rictus. Il a créé un genre et un type ; il a voulu hausser à l'expression littéraire le parler commun du peuple, et il y a réussi autant que cela se pouvait ; cela vaut la peine qu'on lui fasse quelques concessions, et qu'on se départisse, mais pour lui seul, d'une rigueur sans laquelle la langue française, déjà si bafouée, deviendrait la servante des bateleurs et des turlupins."

Rémy de Gourmont - "Le IIe Livre des masques, 1898"

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Voyez, aussi, cet article de qualité : Le Dernier poète catholique malgré lui

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Extrait 1

 

Extrait 2

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26/10/2007

Z'y Va ta Reum... Z'y Va ton Reup...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

Comme je l'ai déjà dit, pour bouffer, je suis magasinier à la Fnac. Depuis 16 ans déjà. Et y travailler est difficile, croyez-moi. Mais je me suis habitué car, vous savez, on s'habitue à tout. Je me suis habitué, mais j'ai ma Conscience bien accrochée, vive et pleine de Lumière. Je ne lutte plus comme jadis. À 42 piges je me laisse porter par les éléments et les événements. J'économise mes forces. À la Taoïste. Je fais le Chinois. Sauf que je ne parviens pas, encore, à sourire comme Lao Zi. La gueule un peu défaite et le regard sombre, je surgis chaque matin, à l'heure, dans ce gigantesque entrepôt et me dirige d'un pas nonchalant vers le Hall n°: 1 (il y en a 3) où mon devoir m'appelle.

Nous sommes quelques 800 personnes à bosser là-d'dans, dans ce cube en tôle. Plus de 1000 en saison (septembre à décembre). Essentiellement du sous-prolétariat venu des cités alentours. Des charettes de lascars. Puis des minettes habillées en pop stars, vulgaires, trois mots à leur vocabulaire, tortillant des hanches et du cul, maquillées outrageusement, ridicules, tellement laides mais assurées de leur beauté, guettant le mec avec la caisse top, un salaire, le dernier portable nec plus ultra et, si possible, vêtu de marques. Quelques personnes attachantes surnagent dans cette mélasse. Une poignée sur 1000. Autant dire pas grand monde. Mais bon... Je préfère être seul que mal accompagné. Un auteur m'accompagne toujours. C'est mon arme. Au chaud dans ma poche. Pendant le repas, à la cantine de l'entreprise, ça jacte boulot de toutes parts, football, formule 1, Star Academy, le film d'hier soir sur TF1, un peu politique et puis boulot encore. Les ouvriers avec les ouvriers. Les hiérarques avec les hiérarques. Les chefaillons avec les chefaillons. Les hiérarques et les chefaillons doivent tirer des plans sur la comète. Z'ont les dents longues, la vie est courte, faut qu'y grimpent et les échelons sont glissants. Parfois un zozio me branche : "Tu manges avec nous ?" Je le regarde sans haine aucune, même pas avec du mépris, malgré ce que le ton de ma note pourrait laisser entendre et je lui réponds : "Non... je déjeune avec Antoine... Roger... ou Georges." Et comme il pige pas je lui agite un livre de Blondin, Nimier ou Bernanos. Alors il me fout la paix et part bouffer avec sa horde. Partout ça s'tape dans la main, ça s'dandine comme des gorilles, ça s'habille comme des sacs. J'ai piqué ça à Dantec... pas pu m'en empêcher. Et moi je pousse des soupirs. Et, bien entendu, ça crache sur les USA en buvant du coca cola pendant la pause, ça écoute du rap minable ou du R'n'B médiocre. Et ça parle en verlan à tire-larigot... je vais y revenir.

En 24h00 tous les magasins de France et de Navarre se doivent d'être servis. Tâche ô combien exaltante. Votre serviteur sait de quoi il parle. N'allez pas croire que je m'éclate à lire les livres... et puis quels livres ? Les bons livres, rares, à quelques exceptions près, partent directement en magasin, ils ne passent pas par les Stocks de la Réserve déportée, service où je bosse en essayant de demeurer serein.

Rentrer des livres. Sortir des livres. Régler quelques menus problèmes informatiques. La routine. Trois employés seulement au cours de l'année, en forte saison nous passons d'un seul coup, dans notre service, à... 30... 40 employés. Boîte d'intérim et tout l'toutim. Les syndicats ? Des gôchistes mornes et délavés qui y croient dur comme fer et qui distribuent des tracts remplis de fautes d'orthographes. Pas un d'entre eux n'a lu Marx. Morosité. Grisaille.

Voilà... la France a de l'avenir. J'imagine que ça doit groover et pulser pareil dans toutes les entreprises. Des corps aux âmes brisées, emplis de sang et de merde. Ras la gueule.

L'autre matin, à moitié réveillé, je me farcis un réassort pour la Fnac forum. Mais lorsque je suis tombé sur ce qui va suivre, ma mâchoire est tombée sur le sol comme dans les dessins animés de Tex Avery. Et ça m'a réveillé comme une douche glacée.

Dans la série cultivons nos enfants, ils nous le rendront bien j'ai eu l'immense honneur de servir un livre dont je vais me rappeler longtemps. Ma Zonmé que ça s'appelle. 9€ chez Seuil Jeunesse. C'est beau, vous allez voir. Pendant que le "parler des banlieues" se propage lentement mais sûrement vers les académies, le pouvoir tutélaire qui nous tient par les couilles, estimant probablement que nous ne sommes pas assez esclaves de l'absence affligeante de mots pour dire le monde, a décidé de laisser se propager la bêtise crasse dés l'innocence du berceau.



L'émerveillement de la vie, en notre douce et anihilante démocrassouillardise c'est le ludisme de la langue pour nos bébés cadums. Mais, comme j'aime à le dire, "C'est mon Choix" et "Je le vaux bien !". C'est mon droit de rendre mon enfant débile. Autant débile que moi. Plus débile même. Il faut que le niveau de la niaiserie monte. On se comprend.

Sur Amazon.fr j'ai trouvé une présentation des auteurs. Il est bon de connaître un peu ses ennemis, n'est-ce pas ?

Vincent Malone :

"Musicien de pub formé sur les planches : trompettiste dans les églises, piano bar au « Port du Salut », guitariste avec Mouloudji, chef d’orchestre big band, compositeur-chanteur pour le groupe Odeurs, artiste Carrère puis Polydor, compositeur de musiques de films, Vincent Malone passe aujourd’hui ses journées en studio, s’amuse à inonder les radios de publicités absurdes, et tente de faire partager son plaisir à ses (nos) enfants avec le « Roi des Papas ». Il est également l’auteur au Seuil jeunesse du livre-CD Le Petit Chaperon de ta couleur (2002) et de Quand papa était petit, y avait des dinosaures (2003)."

Soledad Bravi :

"Soledad Bravi a 38 ans, elle est mariée et mère de deux filles délicieuses. Après avoir fait l'ESAG, elle travaille trois ans dans la pub avant de revenir au dessin. Depuis, elle travaille pour de nombreux magazines (Elle France, Elle Girl Corée, le Point, la Vie, Spur au Japon) ainsi que pour des journaux pour enfants (comme Picoti). Auteur de livres d'enfants dans de nombreuses maisons d’édition, elle illustre aussi beaucoup de livres pour les adolescents et de couvertures. Elle travaille tout le temps, et comme elle déteste faire la même chose et être cataloguée, elle adore changer de tranche d'âge et de supports (elle a illustré les menus du restaurant de la boutique Colette, elle s’est mise à la peinture et a aussi un projet de BD) mais tout ça uniquement après s'être occupée de ses enfants !"

Et on peut lire un commentaire d'acheteur : "ce petit livre simple reprend les principaux acteurs de la vie quotidienne d'un enfant mais les transforme gentiment grace au verlan, et là c'est une véritable partie de rire qui commence !! les personnages sont donc représentés tous la tete en bas dans de droles de positions , affublés de leur nouveau nom !! tout le monde y passe: mon iench , ma reume et meme le ronpecha gerou !! ce livre est tordant de rire , aussi bien pour les petits que pour les grands ! de plus , il est cartonné donc ne craint rien. ce livre est vraiment moderne, bien illustré, et part d'une idée simple mais à laquelle il fallait penser !!" Notez le style enthousiaste.

Sur le site de la Fnac, une vendeuse, pauvre fille, affirme avec assurance : "Avec le règne de l’orthographe et de l’ordre, voici une leçon de "verlan" pour les tous petits qui présente - avec les couleurs vives et rigolotes de Soledad - l’univers bien connu et rassurant de la maison. Pas de grands bouleversements mais juste un « effet renversant ». Très drôle a partir de 18 /24 mois." Sophie, libraire jeunesse Mesurez la portée du "Très drôle a partir de 18 /24 mois."

Un mot de l'éditeur, sur le site de la Fnac, vient conclure cette sinistre farce qui ressemble à une histoire d'horreur :

"Dans ma zonmé - ma maison en verlan - il y a ma mère, mon père, mon chien, tout mon petit monde à l'envers. Les syllabes bougent et les mots changent sur la tête."

De la poésie pure !

Je me suis toujours dit que si le Diable existait, il ne ressemblait aucunement à la bête symbolique que nous décrit Saint Jean à Patmos dans l'Apocalypse. "Que l'esprit perspicace exerce son entendement" écrivait l'apôtre préféré de Jésus.











Un collègue de travail noir guadeloupéen, catholique et admirateur de Napoléon et Louis XIV (je vous assure que ça existe) m'a dit qu'ayant évoqué le livre auprès de son épouse (une camerounaise qui a les pieds sur terre), celle-ci lui a dit : "Je suis sûre que les auteurs de ce livre ne l'offriraient pas à leurs propres enfants." On peut, en effet, se le demander.

Sinon, si vous êtes parents de p'tits choux... ou pour vos cousins, cousines, p'tits frères, p'tites soeurs, marmaille de vos amis... Noël approche ! Un p'tit geste ! Ils le valent bien !

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20/10/2007

Le Poète et Son Christ - Pierre Emmanuel

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

« Sur un écran des scènes passent toujours à toute allure.
La vérité changeante de l’uniforme de la jeunesse.
Jeunesse sans expérience, déchaînée. Nos sourires qui
bousculent. Nos membres charmants.
Nous étions aussi innocents et dangereux que des enfants
courant dans un champs de mines. »


Patti Smith (« Au Lecteur » - Corps de plane)

À pas même dix-huit ans, je loupe mon bac sans état d’âme particulier. Mais je lis Nietzsche depuis peu, après avoir dévoré Max Stirner l’année précédente, armé d’un dictionnaire, le corps exalté. La musique est une part importante de ma vie. Groupes de Rock en tout genre, alcools balkaniques très forts et autres ferments de l’esprit et du réseau nerveux que n’auraient pas désavoué les aventuriers psychédéliques du 19ème Siècle ou de la belle époque. Durant deux années, je vais glander sévèrement. Enfin… Glander… Ce n’est pas ne rien foutre pour moi.

Entre mes 18 et mes 20 ans, durant deux années, le malheur s’abattait sur moi 3 jours par semaines. Le lundi, le jeudi et le dimanche. Ces jours-là, la bibliothèque municipale était fermée. Sinon mon programme était simple : si je me levais suffisamment tôt je m’y rendais en matinée, puis, après la coupure du repas qui pour moi se réduisait souvent à du thé ou du café et… du tabac pour accompagner mes lectures à la maison, j’y retournais dans l’après-midi et y restais jusqu’au soir, armé d’un carnet et d’un stylo, je prenais des notes fiévreuses, le sourire enthousiaste, face aux gueules défaites des étudiants qui auraient préféré être au troquet à rire de leurs bêtises de futurs adultes, mais se devaient de venir là pour tenter de concevoir tel exposé sur tel sujet, pour telle matière… en soupirant… leur carne triste, secouée de tics… l’âme déjà desséchée face aux livres à parcourir… et ils les parcouraient néanmoins, en long, en large et surtout en diagonales. Vernis culturel comme chez beaucoup de matamores post-modernes qui estiment que la culture n’est pas importante, qu’il faut penser par soi-même.
Si vous leur citez trois extraits d’auteurs, ils estiment que ce n’est que de l’étalage en vitrine. Pauvres ploucs.

Ils confondent les petits intellectualistes bobos, pénétrés d’eux-mêmes, avec les pèlerins de l’absolue nécessité, les pèlerins de la fange et de l’Or, les pèlerins cheminant humblement vers leur cité solaire ou obscure, et qui n’ont pas de temps à perdre avec les illusions épuisées. Ils n’osent pas se mesurer à leur propre fond humide et puant.

Vous faites de l’étalage de vitrine ? On vous classe aussitôt parmi les « pédants », les « intellos » et la valse des rancœurs commence comme dans un très mauvais scénario, comme toujours. Les habitudes ont la peau dure.

Mais moi, dans le silence de cette petite bibliothèque, je touchais le ciel, je transperçais le verbe et le Verbe me transperçait à son tour. Le Verbe posait sur mon front sa cinglante couronne d’épines. Les plaies mystiques. Mon spasme existentiel. Les questions douloureuses. Ô jeune âge des fureurs. Fiévreux je lisais tous les livres du rayonnage « Poésies ». Paul Claudel. Philippe Jaccottet. Paul Valéry. Pierre Jean Jouve. Eugène Guillevic. Keats. Coleridge. J’en oublie. Je ne pourrais même pas citer les œuvres que je lisais avec frénésie. C’est la musique des mots qui me transportait. Je ne comprenais pas toujours tout. À la maison il n’y avait pas beaucoup de livres. Et je n’ai jamais été un très bon élève. En classe je rêvais. Mais dans le silence de cette petite bibliothèque, je traversais des espaces, lançais des ponts, dressais mes statues de sel, de marbre vers des vertiges que personne ne soupçonnait. Le soir, enfin, après mon unique repas de la journée, je glissais comme un reptile vers quelques potes ombrageux en compagnie desquels j’explorais des « paradis artificiels » en refaisant naïvement le monde, le dégoût dans ma pomme d’Adam et les larmes aux bords des yeux.

Le temps est passé, j’ai fait l’acquisition de quelques œuvres, mais je ne peux pas tout avoir, mes moyens sont limités. Deux grands poètes sont restés : Saint-John Perse et Pierre Emmanuel. Malgré les années, j’aime toujours ces deux poètes qui, au début, m’ont surtout soulevé aux nues avec l’utilisation déployée de la phrase altière, m’ont enivré de leurs langues respectives, sculptées, précises, précieuses, possédées, habitées. Même si Rimbaud et Lautréamont ont fondé le creuset digne d’accueillir tout ce qui allait suivre dans le flux de ma vie, même si c’est vers eux-deux que je reviens sans cesse comme on reviendrait en un pèlerinage heureux vers la source lumineuse des origines, même si j’y puise encore des saveurs et des souffles, de la chair s’incarnant en de nombreuses phrases (surtout chez Rimbaud), je n’ai jamais pu me défaire de Saint-John Perse ou de Pierre Emmanuel, d’autant qu’avec l’âge, je sais lire entre leurs lignes, entre leurs mots, le blanc du vide qui me remplit de tant de choses. La mesure de la démesure, assumée pourtant, par le poète qui veut dire, dont la marque, la trace, la paraphe certifie le sens et la portée des sentences de l’être et des lois qui le travaillent, des lois qu’il façonne pour demeurer dans la beauté des choses et la souffrance sous les astres.

Pierre Emmanuel réussit à me faire mesurer toute la distance parcourue par le poète, en un voyage intérieur pour parvenir à l’épuisement, l’incapacité, la faiblesse et l’insuffisance de son poème pour dire, néanmoins, la parole qu’il ose manipuler comme un apprenti sorcier alors qu’il est porté par elle. Et pourtant, combien admirablement il dit les choses pour la glèbe de l’homme. C’est par lui, par exemple, que j’ai découvert pour la première fois, à 18 ans, Friedrich Hölderlin, à travers son œuvre hommage, « Le Poète Fou ». Et puis vint le moment du « Poëte et son Christ ». Car Pierre Emmanuel est un poète chrétien, n’en déplaise aux larves rampantes se roulant dans leur haine et y prenant le plaisir tant espéré.

Le poème qui suit est une foudre d’amour qui expulse la haine, nettoie les lieux des déjections nauséabondes, et après la présence de quelque troll ici-même, ce souffle, ces mots sont une nécessité sainte.

La femme adultère


"Celle dans le jardin si belle et nue sous l’homme
les arbres ondulaient dans son regard marin,
et l’algue souple et nonchalante de l’extase
par les profonds courants échevelés, s’ouvrait
aux fleuves d’astres et de plaintes. Une comète
de cri sombrant soudain dans le plaisir sans bords
éclairait au zénith un visage, ce sombre
Ciel ! que brûle la lèvre à tâtons vers les eaux.

Mais la terre à tes reins cambrées et qui se creuse
d’avance sous le jet sauvage du soleil,
l’arbre s’en déracine, abrupt ! et la brûlure
bâille, où fuse une flore acide au long des nerfs
Ta honte comme une eau que l’on battrait de verges
trouble le ciel vacant où se mirait ton corps,
et de sinistres bulles crèvent, des visages
qui remontent avec la vase du remords.
Pudeur ! l’attouchement de ses yeux sur ton ventre
rétracte le plaisir encore à fleur de chair.
Et, repliant le paysage entre tes jambes
tes cuisses durement se joignent sur tes mains :
les hautes herbes te cachant te font plus nue,
ton ombre a peur. Dieu te retire Son manteau,
tout contre toi les faces floues luisent énormes
qu’importe ! Abandonnant ta beauté au destin
royale, tu tiens tête aux gueules qui te cernent
et ton regard s’attache aux dents blanches des chiens.

Ah ! LE confondre… ils rient de jouisseuse attente :
que la haine en leurs bouches est pulpeuse ! Les mots
dont la rondeur tente la langue, ils les retournent
d’avance, pour en mieux éprouver la liqueur.
Toute-Bonté ! connais leur âme à leur poussière
Quand ils hâtent, vêtus de démence et de vent
Leur ombre sur la paix souveraine des terres.
O scandale ! les robes folles en drapeaux
claquent inassouvies autour des hampes maigres :
l’air chaste en est ému d’horreur, il sent frémir
la réprobation immobile des arbres,
et l’unanime azur expulse la nuée
des pas rués tumultueux dans le silence
les cris aiguillonnants la femme talonnée
qui sèche les sueurs du plaisir sous la poudre
et court, ses cheveux chauds l’inondent ! une odeur
d’homme lui monte sur le dos, étalon fauve
qui l’étreint des jarrets et cherche à la forcer

Jésus dans le verger en pente, et l’innocence
des plaines, paume ouverte au ciel. Ces fleuves sont
les lignes d’un destin qui déchiffrent les astres
et ses forêts des monts de miel où le regard
médite un songe en pleurs perdu dans la fougère
les yeux vers quelle palme pure de pensées…
Le bien-aimé siège sous l’arbre de justice,
ce doux pommier d’avril d’où neigent les pardons.
Nue, les fleurs mêlées à tes toisons, gazelle
farouche ! sous ta peau l’eau court en frissons vifs,
mais tes seins noblement dressés n’ont point de honte
la tête rejetant en arrière le ciel
dégage un front pur de huées et qui fait face
résumant d’un beau corps l’orgueil simple ! l’ardeur.

Parlent tous à la fois les Pharisiens ! Moïse
a dit. La lettre ornée d’un dragon vieux, la Loi
édentée qui ne sait que faire de sa proie
et la rapporte dans sa gueule aux pieds du Maître.
Ils rêvent d’un ciel cru et hurlant à la mort
de pierres s’abattant avec un cri rapace
d’un plaisir qui s’ébroue, atroce ! éclaboussant
la foule de sang noir et de rire. Oh ivresse
tourbillon de colère et d’étoffes tordues
qui happe le passant par la toge et l’entraîne
vers l’ère vaste que pressentent les vautours !
Elle voudrait courir plus vite que les arbres
et voler en avant des pierres, traverser
ce décor peint en bleu pour narguer son martyre,
la bête aux seins arqués superbe dans la peur :
mais déjà la détend l’imminence des larmes,
une immense douceur funêbre

Elle s’étend
pour mourir le reflet des fleurs sur son visage,
au creux du jour aimant où bruit l’amandier.

(Pas une plainte. Rien que le soupir des pierres.
Les bras s’abattent émondés par la fureur,
chacun soutient des yeux la courbe horrible et sûre
et le coup fait gémir celui qui l’a porté.
Ils lapident sans fin l’azur ! les yeux hantés
par cette frêle main qui te fleurit, ruine
de tant de haine sans l’atteindre amoncelée.
Oh angoisse ! la fleur éclose dans le Père
scelle la ressemblance à dieu qu’ils ont tuée.)

Ce rêve que leur sang recompose sans cesse
Christ le laisse mourir dans le silence. Loin
l’écho des voix se perd dans le chant des cigales.
Longtemps ! la paix est intenable. Les cœurs durs
dont le ressentiment est la gangue, ce calme
les fait trembler dans leur alvéole de fer.
Jésus, les yeux baissés, comme par jeu dessine
des figures d’enfant sur le sable. On y voit
des constellations lentement émergées
des cœurs, un œil pleurant au ciel : ce sont des mots
qui pénètrent comme un cautère jusqu’à l’âme
et la brûlent d’un sens pour elle seule, nu.
Les regards cherchent-ils à s’évader ? Ces signes
se projettent au ciel, ondulent aux déserts
font relief sur la mer selon le pouls des vagues
incisent l’œil sous la paupière ! Tout se tait
car tout est verbe : et nul n’élude la sentence
que porte la beauté des choses contre lui.

Alors, levant en majesté ses yeux sans ombre
le Juge dit :

Que celui de vous qui est sans péché
Lui jette la première pierre

Ayant dit, il se baisse encore. Son regard
grave leur nudité honteuse dans la terre.
Les yeux au sol comme en pitié, — qui soutiendrait
la transparence aiguë des siècles ?— il leur laisse
la chance de glisser, furtifs ! dans le remords.
Il sent la force de leurs doigts crisper les pierres,
la tension des chairs méditant à un lancer
qu’il freine, l’esquissant sur le sable : terrible
instant ! leur souffle atteint au crime… Mais le sable
frémit au plus subtile frisson de leur pensée.
La nuque de cet homme, elle les voit ! et saigne
jusqu’à la garde le regard en ce duel

Ils s’en vont, les plus vieux d’abord. Les plus opaques.
Par degrés, le soleil s’allège. Se reprend
la femme clandestine a respirer : l’haleine
des vergers dissipant la pestilence humaine
étonne la craintive – elle ose dilater
son sein, et si prudente investit le silence
d’un souffle lentement qui fait fondre la peur.

Christ
— il soutient ce souffle hésitant, il demeure
penché longtemps, l’oreille émue de ce sang fier
dont la rougeur reflue à l’âme et se recueille
toute en le battement effarouché d’un cœur —,
la regarde

Soulevant l’ombre avec effort
Pour dégager ses yeux pesants de la matière,
elle entre nue, sans un frisson, dans le regard
où le monde surgit moite des eaux premières.
O Ciel ! lave son corps jusqu’en ses plis secrets
qu’elle palpite dans la Grâce ! La colombe
fuse de la crinière folle de la mer,
quand la femme qui fut impure sort de l’onde
prête à la danse devant dieu : et, dépouillant
l’artifice dernier d’être nue devant l’homme,
la vierge qui s’éveille en elle raffermit
ses chairs que le plaisir tint molles sous sa langue
et les lances en jet dru dans l’or ! vouant au dieu
un temple dont la mer anime les colonnes
une âme secouant les cendres de sa mort

Ils sont seuls. Ce doux temple attend sa dédicace,
déjà l’ombre en son cœur brûle comme l’encens
des voix dans la hauteur s’accordent. O Prêtresse
psaume vivant d’une pénitence infinie,
voici se détacher sur tes basses profondes
dont le deuil épaissit en sourdine les murs,
la rosace d’un chant inondé d’ailes blondes
les vitraux absolus tempes où bat l’obscur
les colonnes de lait dont la blancheur marine
fusent de la pénombre vieille ! Et, nouveau-née
foulant aux pieds sa chrysalide prosternée
dont les cheveux éteints se mêlent à la poudre,
l’Épouse quand le pas divin frôle le seuil
Arche vivante aux hanches belles, elle danse
la palme de son corps balance le silence,
rythmant l’inclinaison des astres sur la mer.

Très loin sur le chemin, — derrière un mont d’olives —
un tertre attend, où la femme noire écroulée
étreint le pied d’un arbre maigre. Une spirale
atroce de douleur occupe le futur."


1943
Pierre Emmanuel (Le poëte et son Christ)




Un courte Biographie du poète sur le site de l'Académie Française

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30/09/2007

Dandysme

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=




« Baudelaire, encore

Dans l’avion qui me conduit à Amsterdam, pour une conférence que je donne dans les murs de l’ancienne Bourse du commerce, je relie les quatre pages sublimes que Baudelaire consacre au dandy. J’avais emporté le volume de la Pléiade pour y reprendre les notes consacrées aux Liaisons Dangereuses et tacher d’y retrouver le passage dans lequel Valmont est montré comme une figure opportune qui utilise le dandysme afin d’obtenir du pouvoir.
En flânant dans les pages de papier bible, j’ai pratiqué la lecture en amateur de la passion papillonnante chère à Fourier. Ici avec des sourires lorsque, peut-être survolant Bruxelles, je lus des fragments de Pauvre Belgique ! en me disant que jamais, vraisemblablement, on n’avait écrit en trempant de la sorte sa plume dans la haine et le ressentiment ; ailleurs avec curiosité, lorsqu’il s’agissait par exemple de l’esthétique de Proudhon ; une autre fois, avec le désir d’apprendre de Baudelaire les raisons pour lesquelles il estime la sculpture ennuyeuse.
Par le hublot, le ciel est d’un bleu dont j’imagine à chaque fois qu’il est semblable à celui des flots dans lesquels Icare s’est abîmé. Je me souviens de l’étranger des poèmes en prose, cet homme énigmatique, sans famille, sans patrie, ignorant tout de la beauté, haïssant l’or et n’aimant que les nuages, les merveilleux nuages. Il est de ces familles où seuls les poètes ont droit de cité et dans lesquels on trouve les amoureux de cumulus, de stratus et de nimbus. Michaud, par exemple, écrivant le trajet des âmes mortes et des ombres défuntes qui se perdent quand elles vont vers l’Opaque et qu’elles flottent, un temps, dans une grande banquise d’ouate. Rêvant aux nuages, le regard perdu dans l’azur, je suis rappelé à Baudelaire par le jet d’air conditionné, frais, sinon froid, bruissant près de moi, sur ma peau, comme un gaz qui fuse.
Je donnerai toute la phénoménologie de l’esprit pour ces quatre pages merveilleuses. Et n’aurait guère besoin d’invite supplémentaire pour offrir tout Hegel. En moins de cent cinquante lignes, le portrait du dandy offre lignes de force, clés de voûtes, architraves et autres instruments de répartition des poussées pour styliser sa liberté, construire son œuvre majeure : l’existence. L’esprit vagabondant, l’idée me vient, je la reprendrai peut-être un jour, que le dandysme doit à la Normandie nombre de ses références : Honfleur, la causa mentale de Baudelaire, Caen pour la déchéance et la tombe de Brummell, Saint-Sauveur-le-Vicomte pour Barbey d’Aurevilly voire le Cabourg de Marcel Proust. Le dandysme historique est loin des frasques et de l’anecdote, plus près d’une métaphysique, d’une sagesse.
L’artiste et le poète, le libertin et le dandy : j’aime les figures qui se structurent contre les courants, en allant vers la solitude et l’isolement des désespérés. Certes, à l’aulne du Sartre bolchevique, le dandy est inutile, parasite, puisqu’il n’est pas révolutionnaire et que la bourgeoisie n’a pas à le craindre. Baudelaire n’étant pas Louis Blanc, Les Fleurs du mal n’ont aucune utilité, il faut leur préférer un discours à l’adresse du peuple. Dans ses excès, Sartre singe le capitaliste en aspirant aux mêmes valeurs : l’utile, le pratique, l’efficace. Et par là même, il passe à côté de l’essence du dandysme : la rébellion perpétuelle, le refus du grégarisme, l’éloge de l’individu, l’insoumission permanente, traits qu’aura vus Albert Camus, mais pour mieux rejoindre son frère ennemi dans la condamnation de l’attitude romantique. Quant à l’utilité, vertu sartrienne, qu’on relise « Mon cœur mis à nu » dans lequel Baudelaire écrit : « être un homme utile m’apparu toujours quelque chose de bien hideux. » Jamais autant qu’aujourd’hui l’utilitarisme n’aura mené le bal, jamais l’inutilité n’aura donc été autant d’actualité.
Les ennemis de l’individu sont nombreux : ici les prêtres, là les politiciens, une fois les universitaires, là ceux qui communient dans l’esprit de groupe, le corporatisme et les castes, ailleurs, les amateurs d’ordre, en général, tous ceux qui savent que dans la singularité rebelle résident des forces d’une extrême puissance, quand elles sont sollicitées, entretenues et dépensées. Du même auteur, dans le même texte : « il ne peut y avoir de progrès (vrai, c’est-à-dire moral) que dans l’individu et par l’individu lui-même. » Je ne démords pas de cet axiome. Tout mon travail s’en inspire. La haine de l’individu est chez tous ceux qui, depuis Platon, communient en l’idéal d’un universel dans lequel se dissolvent les individualités : idéologies religieuses et totalitaires, utopiques et sociétaires, traditionalistes et populistes. Au nom de Dieu et de l’Etat, de la Patrie et de la Nation, les conducteurs d’hommes ont exigé au-delà du nécessaire requis pour la pure et simple cohésion sociale. Quand il fallait abandonner le minimum dans le contrat social, ils ont voulu la totalité. Démocrates et totalitaristes communient dans cette même ferveur qui sacrifie l’individu sur l’autel de leurs fantasmes égalitaires. Pour cela, ce vers de Baudelaire : « mais le damné répond toujours : " je ne veux pas ! " ».
Le dandy aspire à une morale autre, différente, post-chrétienne pourrait-on dire. Une éthique soucieuse d’esthétique et non plus de théologie ni de scientisme, ces deux pestes auxquelles ont doit les misères de la philosophie morale depuis des siècles. Au centre de cette forme nouvelle, l’individu est roi. Le projet consiste à donner au Beau une place architectonique qui déclasse le Vrai ou le Bien. Des dandys, Baudelaire écrit : « ces êtres n’ont pas d’autre état que de cultiver l’idée du beau dans leurs personnes, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser. » Esthétique et pathétique, éthique et sensualisme, réconciliation avec les sens et le corps, Baudelaire et le dandy réhabilitent les parfums suaves et capiteux, l’âme du vin, le haschich, les passantes désirables et les amants désespérés, les femmes damnées et satan, les prostituées aux odeurs capiteuses, les vampires et les squelettes. Et il me ravi.
Son art est la distinction : le dandy est seul de son parti. Suivre et guider lui sont mêmement odieux — Zarathoustra est l’un des leurs, et Cyrano bien sûr. Car tous pratiquent avec ardeur le culte de soi-même qui caractérise les individualités fortes de leur potentialité, soucieuses de produire un style là où triomphe, a priori, le chaos. Rien à voir avec les chemises empesées, les cravates hystériquement nouées, les gants façonnés par trois artisans, les tissus précieux et les raffinements de circonstance qui ont fait la réputation, fautive, du dandysme réduit aux accessoires et à l’esbroufe. Certes, c’est aussi cela, mais pas seulement comme aime à le faire accroire les spécialistes en désamorçage qui stérilisent cette pensée en actes.
Lorsque Barbey d’Aurevilly écrit sur Brummell, c’est pour extraire une théorie de ce qu’après Balzac on pourrait appeler la vie élégante. La plus belle réussite d’un dandy est l’emploi de son temps, et non son argent. Car il méprise l’or dans lequel croupissent les bourgeois. Son chef-d’œuvre est sa liberté, l’acquisition de sa liberté. Je me souviens d’une belle phrase de Nietzsche qui écrivait qu’un homme qui ne dispose pas des deux tiers de son temps pour son propre usage n’est pas un homme libre. La volonté d’héroïsme a pour terrain d’application la seule vie quotidienne et la présence jubilatoire au monde : la bohème des fumeurs d’opium, les frasques des hydropathes, les fusées du zutiste, les ris du fumiste, l’unique et sa propriété, la revendication libertaire, les dérives situationnistes et l’insoumission romantique qui ont mes sympathies.
Cette culture de soi suppose le désir de fortifier et de discipliner son âme, la rage dans l’installation à distance des parasites et des nains, la formulation d’un style qui exprime l’aspiration des danseurs à la légèreté, l’affranchissement à l’endroit de l’esprit de lourdeur. Volontarisme, aristocratisme et esthétisme, autant de vertus inactuelles, au sens de Nietzsche, car cette époque est toute entière faite d’avachissement, d’uniformité et de laideur.
En 1863, Baudelaire signalait que le dandysme ne pouvait naître qu’en des âges intermédiaires, époques de tuilage qui se caractérisent par l’épuisement d’un temps et la gésine d’un autre. Sa période était celle de la disparition annoncée de l’aristocratie de particules et de l’avènement de la démocratie égalitariste, sinon communautariste ; la nôtre est celle de la fin des cultures nationales et de l’émergence de pratiques consuméristes grégaires planétaires. Épuisement des civilisations structurées sur le verbe, par lui, et naissance d’un Etat universel commandé par l’image, soumis à son empire. La résistance à ses forces d’unifications planétaires ne peut se faire que sur le terrain d’individualités solitaires et solaires. Libertins contemporains de Cyrano et dandys familiers de Baudelaire, Uniques s’épanouissant dans la lumière de Stirner et Anarques dans celle de Jünger, les figures de la révolte et de l’insoumission sont de toujours. Au demeurant, elles sont les seules forces qui contreviennent efficacement au nihilisme : celles qui font l’artiste. »

Michel Onfray
Désir d’être un volcan (journal hédoniste)

 

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06/07/2007

Dieu... ce Scientifique - III

Plus j’avance dans mon exploration, plus je constate, bouche bée, que l'essentiel du questionnement de la Physique est d'ordre métaphysique. Il porte sur la nature de l'énergie et de la matière. Et ce questionnement implique aussi ce que l’on pourrait nommer : l’Esprit. C’est à une véritable re-fondation de la Science, non morcelée, mais unitaire, qu’il nous faudrait nous activer. Je songe à ce que dit Barjavel dans "La faim du tigre".

Que la Science soit Métaphysique, je n’en ai pas douté un seul instant. Je suis heureux, juste, de constater que des Scientifiques partagent cette intuition et l’étayent même avec des arguments autres que "la foi du charbonnier". Or, c’est bien ce qui m’intéresse. Là est la vraie Science. Celle qui cherche à voir plus loin. Non seulement dans la dualité de "l’Arbre de la connaissance".


« Genèse, 2:21-22 : "Alors Yahvé Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme, qui s'endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. Puis, de la côte qu'il avait tirée de l'homme, Yahvé Dieu façonna une femme..."

Ce qui est plus surprenant, c'est cet homme à qui il manque désormais une côte. Comme il s'agit de la conformation de l'homme par excellence, de l'homme type, tous ses descendants mâles devraient avoir une côte en moins. Nous savons qu'il n'en est rien.
Mais la science a découvert, il n'y a pas très longtemps, que les hommes ont effectivement quelque chose de moins que les femmes.

Quiconque a eu sous les yeux la micro-photographie d'une cellule en train de se diviser a été frappé par l'alignement, dans le noyau, des chromosomes dédoublés. De chaque côté de la ligne de partage de la cellule, les chromosomes symétriques se font face, comme les côtes de part et d'autre de la colonne vertébrale. Comptons ces chromosomes. Chez la femme, il y en a 23 paires. Chez l'homme, combien ? 22 paires complètes et une paire incomplète... On a d'abord cru que l'homme n'avait que 45 chromosomes.
En regardant mieux, avec des instruments plus puissants, on s'est aperçu que le 46e ne manque pas tout à fait : il en reste un morceau, un moignon. Au chromosome complet, les biologistes ont donné le nom de X. Au fragment qui lui fait face le nom de Y. Dans sa double colonne de chromosomes, la femme a donc une paire X X, symétrique et complète, comme les autres paires. A la place de cette paire-là, l'homme n'a qu'une paire boiteuse X Y.
On sait que ce sont ces chromosomes qui sont les facteurs de l'hérédité. Ce sont eux qui portent les ordres de la vie, de l'espèce, de la race, de la famille, de l'individu. Or, que se passe-t-il dans les glandes sexuelles de l'homme quand une cellule se divise pour donner naissance à deux spermatozoïdes ? Les deux spermatozoïdes vont se partager toutes les paires de chromosomes, y compris la paire X Y. Un d'eux emportera le chromosome X et l'autre le chromosome Y.

Le spermatozoïde X avec tous ses chromosomes complets, s'il parvient à féconder un ovule, donnera naissance à une fille, dont toutes les cellules auront 23 paires de chromosomes complètes et symétriques.
Le spermatozoïde Y, qui emporte 22 chromosomes complets et un vingt-troisième qui n'est qu'un fragment, engendrera un homme, dont toutes les cellules auront une paire de chromosomes boiteuse et dissymétrique. On est tenté d'écrire : mutilée...
[...] C'est le chromosome X, le chromosome complet, qui, sorti de l'homme, donne naissance à la femme. Et c'est ce chromosome X qui manque à l'homme. »

René Barjavel, La Faim du Tigre

 


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04/03/2007

La nouvelle tyrannie, vue par Tocqueville

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"Je pense donc que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs.

Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise, exactement l'idée que je m'en forme et la renferme , les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point , il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur, mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait. Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige, il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple."


Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique

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12/02/2007

Michel Houellebecq

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«...mais je continuais quand même au fond de moi, et contre toute évidence, à croire en l'amour. »


« La peur est là, vérité de toutes choses, en tout égale au monde observable. Il n'y a plus de monde réel, de monde senti, de monde humain, je suis sorti du temps, je n'ai plus de passé ni d'avenir, je n'ai plus de tristesse ni de projet, de nostalgie, d'abandon ni d'espérance; il n'y a plus que la peur. 

»

« La seule chance de survie, lorsqu'on est sincèrement épris, consiste à le dissimuler à la femme qu'on aime, à feindre en toutes circonstances un léger détachement. Quelle tristesse, dans cette simple constatation ! Quelle accusation contre l'homme !... Il ne m'était cependant jamais venu à l'esprit de contester cette loi, ni d'envisager de m'y soustraire : l'amour rend faible, et le plus faible des deux est opprimé, torturé et finalement tué par l'autre, qui de son côté opprime, torture et tue sans penser à mal, sans même en éprouver de plaisir, avec une complète indifférence ; voilà ce que les hommes, ordinairement, appellent l'amour. »

Michel Houellebecq, La possibilité d'une île

Houellebecq à propos de Maurice G. Dantec : « L'origine de sa force me restait mystérieuse, et puis j'ai lu [dans une interview] qu'il avait des origines populaires. "Ah, me suis-je dit, c'est donc ça.'' Il se trouve que je suis dans le même cas, ça m'aide à comprendre. Le premier bénéfice qu'on retire d'une origine populaire est de n'avoir aucun respect pour le peuple ; le second, de n'avoir aucune peur de la gauche ; le troisième, de n'avoir aucune fascination pour la racaille. »


Philippe Sollers et Michel Houellebecq, fêtant la relax de Houellebecq suite à son procès avec les barbus à cause de ses propos sur l'Islam...

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Philippe Sollers : "Ma France"

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Il y a la France de Diam's ... et il y a une autre France aussi, dont Sollers nous apporte ici quelques éléments par un recadrage qui lui est certes propre mais qui ne manque nullement d'intérêt...


"Ma France


REVUE DES DEUX MONDES -
On voit bien, au fil de vos livres, l’émergence d’une question posée sur ce qu’il en est de la France. Il y a un enjeu esthétique lié à la question France. Comment l’évaluez-vous ?

PHILIPPE SOLLERS - Le moment où cela se formule comme tel, c’est-à-dire le moment où je pense qu’il va falloir que je m’intéresse de près à l’histoire de mon pays, on le repère déjà dans Femmes, et il devient évident surtout dans Portrait du joueur, c’est-à-dire il y a exactement vingt ans. La question française est évoquée dans Portrait du joueur à travers le filtre dont je dispose biographiquement : Bordeaux, la Gironde. À partir de ce lieu, je peux tenter de m’expliquer à moi-même pourquoi je me sens si peu français. Comme si j’appartenais à une autre civilisation, ou à un décalage de cette civilisation.
Là, je suis obligé de faire état de mon expérience biographique sur des questions qui ne datent pas de l’actualité récente. Je prends en compte la longue période de l’histoire sur un certain nombre de sujets capitaux pour moi. Que dois-je m’expliquer ? Pourquoi chercherais-je ainsi à la bougie, moi enfant de Bordeaux, dont la famille est immédiatement anglophile et qui se trouve là en position isolée par rapport à m’irruption non seulement du nazisme mais de la collaboration ? J’ai mis beaucoup de temps à comprendre qu’il s’agissait d’un événement décisif. Partant de là, je me demande encore ce que cela veut dire de façon plus vaste, ce qu’il en est de cette région, quelle est sa particularité océanique, tournée très tôt vers Londres, son histoire à travers les siècles… Qu’est-ce que la Gironde ? Qu’est-ce que le parti girondin ? Qu’est-ce que cette ville non tournée vers Napoléon, non jacobine ? Jeanne d’Arc ne paraît pas non plus une héroïne locale, pas plus que Louis XIV. Louis XV, en revanche.. L’actuelle place de la Bourse s’appelait justement place Louis XV…Bref, qu’est-ce donc que la fortune – comme on disait dans l’Antiquité – dans l’Histoire ? Comment se fait-il que Bordeaux soit le point géographique le plus éloigné de l’Hexagone, à tel point que lorsque quelque chose s’effondre à Paris, tout le monde se réfugie à Bordeaux, ou bien l’on prend éventuellement le Massilia au moment où la Chambre du Front populaire vote les pleins pouvoirs à Pétain et que quelques députés réfractaires s’embarquent là ? Pourquoi La Boétie, Montaigne, Montesquieu, Mauriac ?
Toutes ces questions, ces observations, j’y ai été forcé aussi bien pour des raisons d’enfance. La mienne ? Irruption du Front populaire, lutte des classes très sensible (je suis d’une famille d’industriels), toutes les semaines, j’entends dire (mon nom est Joyaux) : « Joyaux au poteau ». Il y a les Allemands qui occupent le bas des maisons, les réfugiés qu’on rencontre sur la route de l’immigration espagnole, la guerre d’Espagne, j’apprends l’espagnol pour des raisons sentimentales… Tout cela compte énormément pour moi. Et puis les Anglais qui parlent à la radio, les aviateurs anglais descendus cachés dans les caves… Que dit Londres ? Dans Portrait du joueur, vous avez des tas de passages auxquels j’ai été très tôt sensible ( à l’époque, j’ai 6, 7 ans) : « une hirondelle ne fait pas le printemps », « les renards n’ont pas forcément la rage »… Des « messages personnels ». Qu’est-ce donc qu’être français à ce moment-là pour un jeune garçon qui n’a pas le droit, d’après sa famille, d’adhérer au discours communautaire français ? On me disait : « Si à l’école on chante Maréchal nous voilà, tu dois sortir » : cela ne relevait même pas d’une opinion étroitement politique, c’était une question de goût. Après Vichy, Moscou. Vous vous rendez compte.
Avec les messages codés d’Angleterre, une question de vocalisation immédiate : on entend des voix aux accents multiples, c’est très étrange… Messages en français depuis l’étranger… Dans ma famille, on dit : « Les Anglais ne peuvent pas avoir tort », c’est la doxa familiale, doxa dont je me félicite. Si vous étudiez un peu cette question par rapport à la France, c’est ce que j’appelle le premier placard français de l’histoire récente depuis soixante ans. On en connaît les noms : Pétain, Bousquet, Mitterrand, Papon, le Vél’d’Hiv : l’antisémitisme et toute cette profonde anglophobie française, scolarisée comme telle. Le deuxième placard, c’est la guerre d’Algérie, le troisième Mai 68. Ensuite on passe à la mondialisation qui liquide l’axe Vichy-Moscou mais sous tutelle économique folle américaine.
J’ai écrit tout cela cent fois, mais cela n’a jamais été pris en compte, à tel point que cela finit par m’intriguer : c’est comme si je ne disais rien. À partir de là, deux hypothèses : soit je fabule soit c’est vérifiable. Mais pourquoi et-ce si difficile ? Le problème, en l’occurrence, ce n’et pas moi, ce sont mes compatriotes.
Le deuxième livre qui reprend explicitement cette problématique, c’est Le Cœur absolu : j’explique en quoi, me sentant si peu français, je vis beaucoup dans l’étrangeté, mais aussi beaucoup à l’étranger, en Espagne, en Italie, à Venise, etc. Or à partir du moment où j’insiste, toute la mémoire du français lui-même s’adresse à moi sous des formes diverses. Diderot, Voltaire… mais aussi Stendhal (en 1828 : « Bordeaux, la plus belle ville de France… »), Hölderlin… Au fait, vous savez combien de temps il a fallu pour qu’on mette une plaque à Bordeaux signalant le passage de Hölderlin ? Deux siècles.
Puis Les Folies françaises, livre publié en 1988. Très mal reçu Au point que d’avoir imprimé ces mots sur une couverture (il s’agit d’une pièce de Couperin) suscite une sorte de gêne, de malaise, de réprobation. De quoi s’agit-il pour moi ? Aller vers une mise en scène romanesque destinée à susciter l’afflux physique de la mémoire française. Le thème : un inceste doux entre père et fille, lequel se conclura par un départ de cette fille aux antipodes, c’est-à-dire en Nouvelle-Zélande, antipode exact de la France. La mère est américaine et juive, et la fille s’appelle France. Retournement complet de La France juive de Drumont : qu’on ne me dise pas que ce n’est pas un sujet brûlant encore à notre époque, ces jours-ci.

REVUE DES DEUX MONDES – C’est à partir de là que s’affirme nettement chez vous la référence au XVIIIe siècle. Qu’est-ce que cela veut dire, le « XVIIIe siècle » ?

PHILIPPE SOLLERS - Oui, ce qui monte à ce moment-là, c’est le XVIIIe siècle. C’est-à-dire les Lumières et leur très nouvelle façon d’envisager le corps humain. Qui ne se rend pas compte de ce qui se passe là se prive de toute compréhension à venir. Qu’est-ce à dire ? Il y a des femmes en liberté et du même coup des hommes en train de savoir de quoi il retourne. Cela se passe un peu partout en Europe, pensons à Mozart, mais l’endroit où cela trouve sa forme verbalisée, c’est la France, c’est Paris. Paris avec Venise (n’oublions pas que Casanova écrit en français). La façon de dire comment des corps humains participent pleinement de la conscience d’agir dans des choses qui mettent en jeu leur plaisir est français, indubitablement. C’est comme ça. Littérature, philosophie, libertinage (1). Comment expliquer que cette extraordinaire effervescence, miraculeuse dira Nietzsche, supérieure au miracle grec, ait été si sévèrement réprimée ? C’est là qu’on entre dans la grande affaire du XIXe et du XXe siècle. S’agit-il pour autant de prôner un « retour » au XVIIIe ? Évidemment non. Il ne s’agit pas de « revenir » mais de s’interroger sur les raisons d’une perte hémorragique d’énergie. Si vous voulez : comment passe-t-on de la Juliette de Sade à Madame Bovary ? Formulons autrement la chose : comment la France regarde-t-elle son histoire ? Ou plutôt ne la regarde pas ? Le corset effarant qui tenait tout cela est en train de craquer de partout.
Cela a des conséquences esthétiques. Dans Les Folies françaises, on croise beaucoup d’allusions directes à toutes sortes de champs littéraires, musicaux, picturaux qui ne relèvent pas du XVIIIe proprement dit, mais ce n’est justement pas le problème… Je pense par exemple à Manet, dont la jeune France devient l’un des personnages :
« Ton peintre préféré ?
- Manet. Fleurs dans des vases ou des verres. Fin de sa vie. Juste avant qu’on lui coupe la jambe. Fleurs coupées. Les racines ne sont pas les pétales, les cœurs, les corolles. Deux mondes différents. L’eau transparente en miroir, l’épanouissement dans la toile sans tain. Des bouquets apportés par des amis, lui sur un canapé, une ou deux séances, hop, tableau. Roses dans un verre à champagne. Roses, œillets, pensées. L’incroyable lilas et roses. Le bouleversant lilas bleuté dans son verre. Roses, tulipes et lilas dans un vase de cristal. Vase de fleurs, roses et lilas. Œillets et clématites. Lilas blanc. C’est sans fin. Le cerveau est sans fin. Entre temps, il meurt. « je voudrais les peindre toutes ! » Antonin Proust : « Manet était de taille moyenne, fortement musclé… Cambré, bien pris, il avait une allure rythmée à laquelle le déhanchement de sa démarche imprimait une particularité élégante. Quelqu’effort qu’il fît, en exagérant ce déhanchement et en affectant le parler traînant du gamin de Paris, il ne pouvait parvenir à être vulgaire… Sa bouche, relevée aux extrémités, était railleuse. Il avait le regard clair. L’œil étant petit, mais d’une grande mobilité. Peu d’hommes ont été aussi séduisants. » Paul Alexis : « Manet est un des cinq ou six hommes de la société actuelle qui sachent encore causer avec les femmes… Sa lèvre, mobile et moqueuse, a des bonheurs d’attitude en confessant les Parisiennes… » Mallarmé : « Griffes d’un rire du regard… Sa main – la pression sentie claire et prête… Vivace, lavé profond, aigu ou bonté de certain noir »…
- Le chef-d’œuvre nouveau et français. »
- Voilà. Georges Jeanniot : « Lorsque je revins à Paris, en janvier 1882, ma première visite fut pour Manet. Il peignait alors Un bar aux Folies Bergères, et le modèle, une jolie fille, posait derrière une table chargée de bouteilles… Il me dit : « Dans une figure, cherchez la grande lumière et la grande ombre, le reste viendra naturellement : c’est souvent très peu de chose… il faut tout le temps rester maître et faire ce qui vous amuse. Pas de pensum ! Ah non, pas de pensum : » Jules Camille de Polignac, dans Le journal de Paris du 5 mai 1883 : « Pas de ciel, pas de soleil, des nuages clairs répandent un gris très doux dans le plein air… Le cortège s’arrête au portail de l’église Saint-Louis-d’Antin où, devant le maître-autel resplendissant de lumières, un catafalque est dressé… Manet entre, suivi de sa famille et d’un petit groupe d’amis, et aussitôt les chœurs religieux éclatent – suivis des soli lamentables de la messe des morts »… Les bouquets sont là, les derniers, dans l’atelier de la rue d’Amsterdam… Roses et lilas blancs, du 1er mars… Peu de fleurs sont aussi séduisantes. À jamais. La pression sentie claire et prête… Reprends les adjectifs…
- « Vivace, lavé, profond, aigu ou hanté »…
- Cinq. M-A-N-E-T. Manet et manebit : il reste, il restera.
- Il ne meurt pas ?
- Non. Au-delà du noir. Du catafalque aux pivoines. Portrait de Berthe Morisot, portrait de Tronquette. Tu as quelque chose de Tronquette.
- Ou de Suzon, dans le bar ?
- Les deux. » (2)
Je suis très frappé par le fait que lorsque Picasso veut se relancer, il revient toujours à Manet. Le Déjeuner sur l’herbe, Un Bar des Folies Bergères… Qu’est-ce que c’est que tout ça ? Cela vient en tout cas de loin… On peut penser à La Fontaine : « Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? Que ce soit aux rives prochaines ; Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau, toujours divers, toujours nouveau ; Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste… » Je pourrais vous parler longtemps de ces vers, insister sur le s de « soyez » et son effet de soie, puis sur l’apparition du t… Après, vous vous demanderez pourquoi La Fontaine vous fait participer à une méditation inouïe sur le tout et le rien : « J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique, La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien qui ne me soit souverain bien, Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique… »

REVUE DES DEUX MONDES – En quoi l’espace français est-il particulièrement approprié à ce type de perception ?

PHILIPPE SOLLERS - Au fond, c’est très mystérieux… je crois qu’il faut aller au problème de l’aristocratie française sous son double aspect : d’une part l’exacerbation sensuelle, d’autre part la répression religieuse : tout cela dans un conflit aigu qu’il s’agit de bien considérer dans son rapport intime. Car si vous supprimez toute référence à la chrétienté, vous supprimez toute l’extraordinaire virulence physique qui s’en est emparée pour la contester. On est là au fond du problème français, dans cette contradiction qui dure et que chacun semble avoir eu intérêt à entretenir. Surtout, vous manquez la position de surplomb qui serait absolument nécessaire pour qu’on décide si oui ou non il y a une nouvelle histoire qui peut continuer et transformer l’ancienne.
À ce moment-là, il faut, oui, une position de surplomb et non pas répéter les antagonismes. Je ne prononcerai pas le mot « synthèse » mais enfin, c’est bien de cela qu’il s’agit. La crise où vous êtes en tant que Français, personnellement, socialement, c’est une crise d’identité par négation de cet extraordinaire rapport de force qui a été porté en France jusqu’à ses plus extrêmes conséquences : Pascal et Sade. Il faut se faire une raison là-dessus : ce n’est pas Pascal contre Sade, mais bel et bien Pascal et Sade. L’un et l’autre. Je n’arrête pas de répéter cela dans la Guerre du goût, Éloge de l’infini : le moment est venu de surplomber cette histoire et d’en tirer quelque chose d’autre. D’autre ? Une nouvelle aurore, pas du tout un crépuscule. Quelque chose qui ne soit pas le constat désolé d’une décadence, d’une dépression : ou alors, on cède à l’esprit de ressentiment et de vengeance. Ici, Nietzsche ma paraît capital : « Je rappelle encore, contre Schopenhauer, que toute la haute civilisation et la grande littérature de la France classique se sont développées sur des intérêts sexuels. On peut chercher partout chez elle la galanterie, les sens, la lutte sexuelle, « la femme », on ne les cherchera pas en vain. »
Par rapport à cela, les Français sont à un point du temps où ils ont intériorisé une culpabilité, un sentiment de honte de soi qui fait qu’ils se trouvent coupables, angoissés et décidés à s’appliquer à eux-mêmes une punition. À la limite, je vais loin, les Allemands pourraient, sans se l’avouer bien sûr, être assez fiers d’avoir eu parmi eux un grand criminel, les Russes aussi d’ailleurs, et les Chinois. Mussolini ne fait pas vraiment problème pour les Italiens, Franco non plus pour l’Espagne, puisqu’il a rétabli la monarchie, et je ne parle pas de l’Angleterre… Le fait est que les Français ne sont pas contents d’avoir collaboré à leur propre abaissement ; ils ont une très grosse difficulté, malgré De Gaulle (ou à cause de lui ?), à imaginer qu’ils ont gagné la guerre – et pour cause, ils l’ont perdue. Je vous renvoie ici à l’extraordinaire journal de Léon Werth, Déposition (3). Comparez avec ce qu’écrivent, à la même époque, un Gide, un Martin du Gard… Vous êtes saisi de stupeur.
Cela veut dire quoi ?
Je ne dirai pas comme Barthes : « soudain, il m’est devenu indifférent d’être moderne ». Moderne je le suis, résolument, et c’est la raison pour laquelle je suis aussi parfaitement classique. Ce n’est pourtant pas demain, ni après demain que vous me verrez académicien. Je ne suis ni pour l’avant-garde destroy, ni pour l’académisme pétrifié.
Il est interdit en France de parler de façon « absolument moderne » pour reprendre la formule de Rimbaud, c’est-à-dire aussi bien absolument classique, voilà la question du royaume : surplomb de l’histoire monarchiste et catholique, surplomb de la République et de la nation. Tel est le point de vue révolutionnaire.
Êtes-vous royaliste ? Mais non.
Alors vous êtes républicain ? Ce n’est pas le problème.
Il faut entrer dans la langue pour comprendre que ce n’est pas le problème. On peut se reporter ici à Baudelaire : « La Révolution a été faite par des voluptueux.(4) » Puis la Terreur est venue… La Révolution est-elle un bloc ? Ah mais pas du tout ! Rappelez-vous le concert d’indignation lorsque Furet a commencé à faire une nouvelle lecture de la question révolutionnaire… la vraie révolution française qui ne demandait qu’à se continuer n’était pas obligée d’aller vers la Terreur… Que se passe-t-il quand la question sexuelle est arraisonnée par la politique ? Que se passe-t-il quand il y a une identification de la sexualité avec la classe au pouvoir (ce qui a lieu à travers la figure de Marie-Antoinette) ? Tout cela se joue en quelques années… Je me souviens de mes visites à René Pomeau, grand voltairien comme vous savez, on parlait… Et parfois, cela lui venait naturellement : « Encore un coup des rousseauistes ! » Charmant, non ?
Les historiens semblent embarrassés à traiter la question, c’est pourquoi il faut bien les écrivains s’occupent de dégager l’espace pour cette position de surplomb que je viens d’évoquer et où Paris devrait occuper une place centrale. Paris est tout de même la vraie capitale de l’Europe ! Et la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, ne croyez pas que j’y vois le moindre inconvénient ! La disparition de Paris dans la littérature est d’ailleurs quelque chose de stupéfiant si l’on pense à Baudelaire, Proust ; à Nadja de Breton, au Paysan de Paris d’Aragon, à Céline. Lisez donc aujourd’hui le splendide livre de Pleynet, Le Savoir-vivre, et sa réappropriation étonnante des Tuileries (5).
Mais les Français connaissent-ils Paris ? Savent-ils à quel point Paris a été la capitale de l’Europe ? Connaissent-ils l’Europe ? On vous dira que la Renaissance se poursuit par la Réforme, laquelle est suivie par ce qu’on appelle la Contre-Réforme, en réalité une véritable révolution esthétique (baroque), partout constatable en Itallie comme en Autriche, à Prague comme à Venise, Naples ou Rome.
On va s’agiter de plus en plus autour de ces questions, nais il y a fort à craindre que l’on n’en sorte pas par le haut, ce qui voudrait dire que nous sommes capables de nous appuyer sur l’excellence ? Qu’est-ce qu’il y a donc de si profond dans la nature humaine pour vouloir écraser ce qui figure une leçon de noblesse ? Je ne parle pas de la noblesse de patrimoine, ça c’est pour les magazines people, je parle de cette noblesse d’esprit qu’évoque Nietzsche, qui s’est révélée au XVIIIe siècle dans une façon de traiter ce qu’on appelle la sexualité. Voilà le point : car dans l’expropriation des corps humains qui va avoir lieu de plus en plus, ce point est visé par ce que j’ai coutume d’appeler l’Adversaire avec un grand A. Ce n’est évidemment pas à coup de religiosité ou de porno (ce qui revient au même) que l’on va régler la question. L’important est ailleurs : il est dans la question de savoir qui veut ou non l’esprit de vengeance. Quand je dis cela, il paraît que je représente l’anti-France : savoureux, non ? Épatant, même. J’aime beaucoup être désigné comme cela. Dans ces conditions, j’aimerais bien qu’on me dise alors ce qu’est réellement la France, mais j’attends toujours la réponse ouverte, puisque c’est toujours le même disque dix-neuviémiste. Tout ce que j’essaie de faire est de desserrer l’étau dans lequel nous sommes pris et qui ne permet pas le surplomb. Faire sentir en somme, à la place de la rumination dépressive, que la langue elle-même est pensante."


Propos recueillis par Michel Crépu
La Revue des Deux Mondes, Avril 2006.


(1)– Romanciers libertins du XVIIIe siècle, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 tomes.

(2)- Philippe Sollers, Les Folies françaises, Gallimard, « Folio », 1990

(3)– Léon Werth, Déposition. Journal 1940-1944, Éditions Viviane Hamy, 2000.

(4)– « Pour célébrer la vraie Révolution française », in Improvisations, Gallimard, Folio essais 165 ».

(5)– Marcelin Pleynet, Le Savoir-vivre, Gallimard, « L’infini », 2006.


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« Mon dieu, quelle erreur ! Se tromper à ce point ! S’en remettre à la Publicité et à la Technique, au lieu de reconnaître la force calme du pouvoir aimant, c’est-à-dire du possible ! Déjà, dans son temps ancien, M.N. avait constaté qu’on ne pensait plus et qu’on discutait simplement de philosophie. Il a prévenu, en vain, que le corps humain était quelque chose d’essentiellement autre qu’un organisme animal. Rien à faire, ils foncent dans ce panneau. C’est tragique, ou plutôt comique. Le fait est qu’au comique près, il se sent (lui !) souvent d’accord, pour des motifs entièrement différents, avec l’Eglise de Rome sur ce sujet crucial. Un comble. » (pp. 478-479) Philippe Sollers, Une Vie Divine

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« Je pense à ma mort chaque jour. J’ai une vieille concession familiale qui est déjà retenue, mais je ne dédaignerais pas être enterré dans une belle église de Venise. Je ne pense pas que ce soit possible… à moins que le Saint-Siège me désigne en voie de béatification atypique ! (rires). » Philippe Sollers



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11/02/2007

Joris-Karl Huysmans (1848-1907)

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Quelques extraits tirés de Là-Bas


" Le peuple, fit des Hermies, en versant de l'eau dans la cafetière, au lieu de l'améliorer, les siècles l'avarient, le prostrent, l'abêtissent ! Rappelez-vous le siège, la commune, les engouements irraisonnés, les haines tumultuaires et sans cause, toute la démence d'une populace mal nourrie, trop désaltérée et en armes! - Elle ne vaut tout de même pas la naïve et miséricordieuse plèbe du moyen age !

(...)

- Mon Dieu! quelles trombes d'ordures soufflent à l'horizon ! murmura tristement Durtal.
- Non, s'exclama Carhaix, non, ne dites point cela ! Ici-bas, tout est décomposé, tout est mort, mais là-haut ! Ah ! je l'avoue, l'effusion de l'Esprit Saint, la venue du Divin Paraclet se fait attendre ! Mais les textes qui l'annoncent sont inspirés ; l'avenir est donc crédité, l'aube sera claire !
Et les yeux baissés, les mains jointes, ardemment il pria.
Des Hermies se leva et fit quelques pas dans la pièce.
- Tout cela est fort bien, grogna-t-il ; mais ce siècle se fiche absolument du Christ en gloire ; il contamine le surnaturel et vomit l'au delà. Alors, comment espérer en l'avenir, comment s'imaginer qu'ils seront propres, les gosses issus des fétides bourgeois de ce sale temps ? élevés de la sorte, je me demande ce qu'ils feront dans la vie, ceux-là ?
- Ils feront, comme leurs pères, comme leurs mères, répondit Durtal ; ils s'empliront les tripes et ils se vidangeront l'âme par le bas-ventre !"


___________________________________________________________

"Il se leva pour aller ouvrir la porte, car la sonnette tintait; il revint avec une lettre apportée par le concierge.
Il l'ouvrit. Qu'est-ce que c'est que cela ? Fit-il étonné, lisant :
"Monsieur,
"Je ne suis ni une aventurière, ni une femme d'esprit se grisant de causeries comme d'autres de liqueurs et de parfums, ni une chercheuse d'aventures. Je suis encore moins une vulgaire curieuse tenant à constater si un auteur a le physique de son oeuvre, ni rien enfin de ce que vous fournirait le champ des suppositions possibles. La vérité c'est que je viens de lire votre dernier roman..."
- Elle y a mis le temps, car voilà plus d'une année qu'il a paru, murmura Durtal.
"... douloureux comme les battements d'une âme qu'on emprisonne... "
- Ah zut ! - passons les compliments ; ils portent à faux du reste, comme toujours !
"... Et maintenant, monsieur, bien que je pense qu'il y ait infailliblement folie et bêtise à vouloir réaliser un désir, voulez-vous qu'une de vos soeurs en lassitude vous rencontre, un soir, à l'endroit que vous désignerez, après quoi, nous retournerons, chacun, dans notre intérieur, dans l'intérieur des gens destinés à tomber parce qu'ils ne sont pas placés dans l'alignement. Adieu, monsieur, soyez assuré que je vous tiens pour quelqu'un dans ce siècle de sous effacés.
"Ignorant si ce billet aura une réponse, je m'abstiens de me faire connaître. Ce soir, une bonne passera chez votre concierge, et demandera s'il y a une réponse au nom de Mme Maubel."
- Hum! fit Durtal, en repliant la lettre. Je la connais, celle-là; ce doit être une de ces très anciennes dames qui placent des lots oubliés de caresses, des warrants d'âme! Quarante-cinq ans, pour le moins; sa clientèle se compose ou de petits jeunes gens toujours satisfaits, s'ils ne payent point, ou de gens de lettres, peu difficiles à contenter, car la laideur des maîtresses, dans ce monde-là, est proverbiale! - A moins que ce ne soit une simple mystification; - mais de qui? Et dans quel but? Puisque je ne connais plus maintenant personne!
Dans tous les cas, il n'y a qu'à ne pas répondre.
Mais, malgré lui, il rouvrit cette lettre. Voyons, qu'est-ce que je risque? Se dit-il; si cette dame veut me vendre un trop vieux coeur, rien ne m'oblige à l'acquérir; j'en serai quitte pour aller à un rendez-vous.
Oui, mais où le lui fixer ce rendez-vous? Ici, non; une fois chez moi, l'affaire se complique, car il est plus difficile de mettre une femme à la porte que de la lâcher dans un coin de rue. [...]nous résoudrons cette question-là, plus tard, après sa réponse. Et il écrivit une lettre dans laquelle il parlait, lui aussi, de sa lassitude d'âme, déclarait cette entrevue inutile, car il n'attendait plus rien, ici-bas, d'heureux.
Je vais ajouter que je suis souffrant, cela fait toujours bien et puis ça peut excuser, au besoin, des défaillances, se dit-il, en roulant une cigarette.
Là, ça y est; - ce n'est pas bien encourageant pour elle... oh! Et puis... Voyons, quoi encore? - Eh! Pour éviter le futur crampon, je ne ferai pas mal de lui laisser entendre aussi qu'une liaison sérieuse et soutenue avec moi n'est pas, pour des raisons de famille, possible, et en voilà assez pour une fois...
Il plia sa lettre et griffonna l'adresse.
Puis il la tint entre ses doigts et réfléchit. Décidément c'est une bêtise de répondre; est-ce qu'on sait? Est-ce qu'on peut prévoir dans quels guêpiers mènent ces entreprises? Il savait pourtant bien que, quelle qu'elle soit, la femme est un haras de chagrins et d'ennuis. Si elle est bonne, elle est souvent par trop bête, ou alors elle n'a pas de santé ou bien encore elle est désolamment féconde, dès qu'on la touche. Si elle est mauvaise, l'on peut s'attendre, en plus, à tous les déboires, à tous les soucis, à toutes les hontes. Ah! quoi qu'on fasse, on écope!
Il se régurgita les souvenirs féminins de sa jeunesse, se rappela les attentes et les mensonges, les carottes et les cocuages, l'impitoyable saleté d'âme des femmes encore jeunes! Non, décidément, ce n'est plus de mon âge, ces choses-là. - Oh! et puis, pour ce que j'ai besoin maintenant des femmes!
Mais, malgré tout, cette inconnue l'intéressait. Qui sait? Elle est peut-être jolie? Elle est peut-être aussi, par extraordinaire, pas trop rosse; rien ne coûte de vérifier. Et il relut la lettre. Il n'y a pas de fautes d'orthographe; - l'écriture n'est point commerciale; les idées sur mon livre sont médiocres, mais, dame, on ne peut pas lui demander de s'y connaître! - ça sent discrètement l'héliotrope, reprit-il, en flairant l'enveloppe.
Eh! Au petit bonheur! Et en descendant pour déjeuner, il déposa sa réponse chez le concierge."


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Y'a pas à dire... psychologie au scalpel et bonheur du très Saint Verbe.



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C'était ma lecture du Jour... je m'en retourne à mes larmes d'Or...

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10/02/2007

La Guerre des sexes depuis Adam et Eve ?

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« Elles cherchent un maître sur lequel régner » Lacan

« Qui oserait rappeler l’évidence démontrée il y a déjà vingt-cinq ou trente ans par Foucault que non seulement la guerre des races ne s’est pas éteinte avec l’émergence des guerres nationales, ou de la "lutte des classes", mais qu’elles ne cessent au contraire toutes ensemble de s’élaborer sans cesse dans l’infernal creuset des âmes humaines livrées à elles-mêmes, et aux mauvais picrates intellectuels du XXème siècle, contaminant peu à peu toutes les structures de la société-monde, jusqu’à nous promettre l’éclatement prochain d’une guerre des sexes comme horizon terminal, au milieu des destructions de la guerre civile planétaire ? » Maurice G. Dantec, Laboratoire de catastrophe générale (Le théâtre des opérations 2000-2001), Gallimard, 2001, p. 284-285

À lire l'excellent article, dense et bien écrit, du Grain de Sable d'où j'ai tiré ces deux citations...Cliquez là : La Guerre des sexes ou L’Histoire comme scène de ménage


C'était ma lecture du jour...

09/02/2007

Miracle ?

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" Voyons un peu par exemple, cette oreille si ordinaire. Nous avons tous appris à l'école qu'elle est divisée en trois parties, l'oreille externe, l'oreille moyenne et l'oreille interne. L'oreille externe commence par le pavillon, qui recueille les ondes sonores, et se termine par le tympan. Or il est commun qu'avec l'âge, le tympan et tout ce qui le suit deviennent moins sensibles.

Toute la machinerie de l'oreille a donc besoin de recueillir des portions d'ondes plus importantes pour être mise en action. C'est ce besoin qui fait à certains d'entre vous mettre la main en cornet autour du pavillon. Vous ne l'avez jamais fait ? Hélas, hélas, ça viendra... Or, un éminent médecin me disait dernièrement qu'après de multiples observations il pouvait affirmer que chez les vieillards, les oreilles grandissent.
Depuis qu'il me l'a dit, j'ai regardé les vieux. Regardez à votre tour, c'est vrai. C'est surtout visible chez les gens très âgés. Certains ont des pavillons considérables. De vraies feuilles de laitues. Passons du pavillon au tympan. Nous vivons dans un tel vacarme que nous ne pouvons plus jouir de sa sensibilité exquise. Il est sans arrêt assailli par une macédoine de bruits permanents qui le maintiennent en vibration perpétuelle. Et nos nerfs auditifs, pour nous défendre, mettent une sourdine à la réception, un coup de gomme général. Mais au départ, la sensibilité du tympan est telle (je cite ici textuellement P. Danysz dans Science et Avenir de juillet 1961) « qu'il peut pour certaines fréquences [...] réagir (selon le Dr Bekesy) à des vibrations dont l'amplitude est inférieure à un milliardième de millimètre, soit le dixième du diamètre d'un atome d'hydrogène. Ainsi, dans le silence absolu, notre oreille pourrait entendre s'entrechoquer les molécules d'air agitées par le mouvement brownien ! ».
Pas mal... C'est encore mieux plus loin. Pénétrons.

L'onde qui fait vibrer le tympan lui a été transmise par le milieu dans lequel nous vivons : l'air. Mais le corps de l'homme, apparemment solide, est en réalité liquide. Un homme de 80 kilos contient environ 50 litres d'eau. La vibration, pour être assimilée par l'organisme humain, devra donc passer du milieu gazeux au milieu liquide. Ce faisant, elle risque de subir au passage un coup de frein. L'oreille moyenne va fournir la solution à ce problème.
L'oreille externe est en plein air. L'oreille interne est une boîte close pleine d'eau. Placée entre les deux, l'oreille moyenne va transmettre la vibration de l'une à l'autre par l'entremise de trois os minuscules, le marteau, l'enclume et l'étrier.
Le marteau est solidaire du tympan et vibre avec lui.
Il communique ses mouvements à l'enclume, qui les passe à l'étrier.
L'étrier fait vibrer une membrane élastique sur laquelle il s'appuie, et qui ferme une fenêtre pratiquée dans la boîte en os de l'oreille interne.
Les trois os intercalaires sont si miraculeusement astucieux dans leur forme, leur équilibre, leur architecture, leur agencement et les rapports de leurs dimensions, que l'onde transmise par eux du tympan à l'oreille interne se trouve en même temps amplifiée dans la proportion de 1 à 22...

Ajoutons que pour éviter les surpressions et les dépressions dans cette oreille moyenne fermée par deux membranes vibrantes, un canal de dérivation a été percé à travers chair et os : c'est la trompe d'Eustache, en relation avec l'atmosphère extérieure par la bouche. Ainsi la pression reste-t-elle toujours la même à l'intérieur et à l'extérieur de l'oreille.
Pas mal...
C'est encore mieux plus loin. Enfonçons-nous dans l'oreille interne. Jusqu'ici tout était très simple. Nous pouvions admirer le génie artisanal qui avait confectionné chaque osselet selon une forme minutieusement parfaite et les avait assemblés au moyen de muscles et ligaments minuscules dans un équilibre fonctionnel exact. Mais il nous était facile de comprendre comment les trois os faisaient ce qu'ils avaient à faire. Dans l'oreille interne cela devient extrêmement ardu. Nous passons de l'atelier d'horloger au laboratoire électronique. Et c'est bien peu dire. Car toutes les sciences doivent être sollicitées pour éclairer ce qui se passe ici.
Nous ne sommes pas assez savants, ni vous ni moi, pour tout analyser. D'ailleurs, les plus savants eux-mêmes...
Nous allons jeter, dans cette étrange caverne, un simple regard de profane. Un regard candide. Le regard de quelqu'un qui ne prétend pas savoir pourquoi quand on lui a expliqué comment.
Nous négligerons les canaux semi-circulaires, qui sont situés dans l'oreille interne mais n'interviennent pas dans le fonctionnement de l'ouïe. Du moins à ce que nous savons. Il y a sans doute une raison profonde pour qu'ils se trouvent là et non ailleurs, mais nous ne la connaissons pas. Nous savons seulement qu'ils sont le siège, le centre del'équilibre. Ils sont trois, assemblés, chacun en forme de demi-cercle, chacun perpendiculaire aux deux autres, chacun placé dans une des trois dimensions.
Qu'ils viennent à être lésés, par blessure ou maladie, et l'homme vertical ne peut plus se tenir debout. Même couché de tout son long, les yeux fermés, il ne se sent plus en équilibre. Il ne sait plus ce que sont la stabilité, la sécurité, le repos. De tous côtés le sollicitent des chutes abominables, et il ne peut se cramponner à rien car son univers bascule dans les trois dimensions.
Un homme peut devenir sourd, aveugle, muet, manchot, cul-de-jatte, cardiaque, tuberculeux, châtré et rester un homme.

Il peut sombrer dans le coma et continuer à faire partie, passivement, de notre univers, comme un caillou. Mais privé de ses canaux semi-circulaires, il est rejeté hors du monde, dont la loi première, la condition de constitution, est l'équilibre. Il n'est plus qu'un fragment de conscience du chaos.
Si ces canaux se trouvent dans l'oreille interne, c'est peut-être à cause de leur extrême importance. L'oreille interne est en effet l'emplacement le mieux protégé du corps. C'est une petite boîte solide dans la grande boîte solide du crâne. Le crâne qui doit protéger les oreilles et le cerveau est de forme à peu près sphérique.

La sphère est la forme la plus apte à rejeter les coups vers la tangente et résister aux chocs.
Abandonnons ces mystérieux canaux, ces trois gyroscopes immobiles qui sont en quelque sorte le nœud de communication entre l'équilibre universel et celui de l'individu, et reprenons la vibration où nous l'avons laissée : entrant par la fenêtre de l'oreille interne. Derrière la membrane vibrante qui ferme cette fenêtre se trouve le labyrinthe où la vibration va poursuivre son chemin. Ce labyrinthe a la forme d'un coquillage enroulé, une sorte de colimaçon pointu, dont la base est tournée vers la fenêtre et la pointe enfoncée vers l'intérieur de la tête. Mais les coquillages terrestres ou marins, tels que nous les connaissons, se composent d'une seule cavité s'enroulant sur elle-même. Ici, il y en a trois, trois conduites s'enroulant ensemble de la base jusqu'à la pointe où deux d'entre elles communiquent. La troisième, qu'on a baptisée le limaçon, est hermétiquement close : mais elle est séparée de la deuxième, tout le long de ses spires, par une membrane vibrante - encore une ! Dans le limaçon, derrière la membrane vibrante enroulée le long des spires, sont disposées environ vingt-cinq mille " cellules auditives ". Chaque cellule est hérissée de cils vibratiles à une de ses extrémités. Son autre extrémité se prolonge par un filet nerveux. Ces filets nerveux réunis en faisceaux formeront le nerf auditif chargé de porter au cerveau le message de l'oreille.
Que se passe-t-il dans ce labyrinthe ? En gros, quand la fenêtre se met à vibrer, le liquide qu'il contient transmet les vibrations aux cellules nerveuses, qui les transforment en influx nerveux et dirigent celui-ci vers le cerveau par le nerf auditif. Mais pourquoi cette forme colimaçonnesque ?
Imaginons que les cellules nerveuses soient disposées directement derrière la membrane plane de la fenêtre. Imaginons aussi que vous soyez en train de marcher dans la forêt de Chambord par une nuit de printemps. Votre oreille reçoit le chant d'amour du rossignol, le frisson du vent dans les feuilles nouvelles, le bruit de vos pas sur les brindilles, le bramement du cerf, les incongruités sonores du récepteur TV dans la maison du garde, le chœur des grenouilles, un solo de Caravelle qui passe là-haut, un ruisseau qui mouille son lit, un sanglier effrayé qui troue un fourré, un vélomoteur à dix kilomètres...
Votre oreille reçoit tout cela en même temps.
Si vos cellules auditives se trouvaient disposées toutes sur le même plan derrière la membrane de la fenêtre, elles seraient toutes sollicitées à la fois et votre cerveau recevrait tous les sons mélangés, percevrait une bouillie de bruits impossibles à séparer les uns des autres et à identifier. Le monde sonore ne serait rien d'autre pour vous qu'un ronflement perpétuel dont les seules modifications seraient les variations d'intensité.
Le labyrinthe de l'oreille interne se charge de transformer cette bouillie, ce magma de vibrations en un ensemble sonore où chaque son sera individualisé. Au cerveau ensuite d'identifier et de choisir.

Il y a autant de différence entre ce qui parvient à l'oreille interne par sa fenêtre élastique et ce qui en sort par son nerf auditif qu'entre un gâchis de couleurs passées au mixer et un tableau composé avec les mêmes couleurs.
Comment le labyrinthe procède-t-il à l'analyse de cette purée vibrante ?
Il est difficile de le savoir, car pour voir ce qui se passe dans une oreille, il faut l'ouvrir et, à partir du moment où on l'ouvre, il est bien évident qu'il ne s'y passe plus rien. En tous les cas, plus rien de normal.
Les expérimentations boiteuses qu'on a pu faire ont donné quelques indications. A la logique de bâtir des hypothèses...
La vibration totale s'engage dans une conduite dont le diamètre diminue constamment, selon une courbe logarithmique qui comblerait d'aise Salvador Dali. Chacune des vibrations partielles qui la composent traversera donc, à un certain passage de son trajet, une portion de labyrinthe d'un diamètre qui correspond à sa longueur d'onde particulière et qui lui permettra de faire entrer en résonance, à ce diamètre, là seulement et par cette longueur d'onde seulement, le dispositif d'audition. A cet endroit-là seulement, les cils des cellules auditives se mettent à vibrer, pour ce son-là seulement. Il en est ainsi pour chacune des longueurs d'onde qui composent la vibration complexe entrée par la fenêtre. Tout le long de l'enroulement hélicoïdal, chaque groupe de cellules va pêcher la longueur d'onde qui le concerne. Quand il arrivera au bout du labyrinthe, le magma sonore aura été complètement analysé.

C'est une hypothèse. Les lois de la mécanique et de l'acoustique nous permettent de la trouver plausible. Les expériences faites dans des conditions non satisfaisantes semblent la confirmer - la membrane du limaçon vibre en effet d'une façon sélective - et l'infirmer : la membrane vibre dans les spires les plus étroites pour les sons graves et dans les spires les plus larges pour les sons aigus. L'acoustique nous inclinerait à nous satisfaire du phénomène contraire. Nous pouvons seulement en conclure que nous ne comprenons pas ce qui se passe exactement, mais que ce qui se passe est effectivement fonction des longueurs d'onde d'une part et de l'enroulement hélicoïdal des trois conduites d'autre part. Mais la longueur d'onde ne suffit pas à définir un son. Au concert, ou devant votre électrophone, votre oreille est parfaitement capable de discerner une même note jouée par le piano, le violon ou la flûte. Ce sont pourtant les mêmes cellules, de la même portion hélicoïdale, qui vont être émues par le même do des trois instruments. Qui fait alors la différence ?
Il est probable que ce sont les cils vibratiles. Ce qui se passe à leur niveau est un phénomène qu'on a pu constater mais non expliquer. Il en est ainsi chaque fois qu'on se trouve devant les manifestations de base de l'électricité et de la vie : quand un cil se met à vibrer, un micro-courant électrique prend naissance dans sa substance, se propage dans la cellule auditive dont il est le prolongement et, de là, par le filet nerveux et le nerf auditif, gagne le cerveau.
Or, aucun de ces cils n'est absolument pareil à un autre dans son diamètre, sa longueur et la disposition de ses molécules.

Il est donc possible que chacun d'eux ou chaque molécule de chacun d'eux soit plus ou moins sensible à telles ou telles caractéristiques de la vibration qui n'ont rien à voir avec la longueur d'onde, mais qui constituent le timbre du piano ou de la trompette.
Chaque molécule de chaque cil envoyant à la cellule un micro-courant différemment modulé, celle-ci en fait la synthèse, en tire la résultante, et l'expédie vers le cerveau, par son fil spécial. Les 25 000 fils spéciaux issus des 25 000 cellules apportent en même temps au cerveau chacun son micro-courant qui diffère des 25 000 autres par son micro-voltage, sa micro-intensité, sa micro-énergie, sa micro-modulation et sans doute par d'autres micro-particularités dont nous n'avons pas la moindre idée.

Le cerveau reçoit les 25 000 signaux électriques et les transforme, par un processus qu'il ne semble pas que nous puissions jamais élucider, en sensation auditive. La bouillie vibratoire recueillie par le pavillon, reçue par le tympan, amplifiée par les osselets, analysée par le labyrinthe, codée par le limaçon, acheminée par le câble auditif, traduite par le cortex cervical est devenue une mosaïque sonore construite, claire, profonde et colorée; le cerf et la grenouille, et le soupir du vent, sont entrés dans votre tête et vous les avez reconnus.
Voilà ce qui se passe dans l'oreille. Du moins à peu près. J'ai beaucoup simplifié ce que nous connaissons. Et nous ne connaissons pas tout.
Et ce que j'ai supposé est peut-être inexact. Mais si nous connaissions tout, avec exactitude, nous aurions sans doute encore plus de raisons de nous sentir étreints par l'émerveillement, et par l'angoisse de l'inconnu.
Qui a conçu l'oreille ?
Il faut être singulièrement facile à contenter pour accepter de voir dans la simplicité harmonieuse de son aménagement général, le raffinement de ses détails, la diversité de son fonctionnement mécanique, acoustique, électrique, chimique, séreux, sanguin, conjonctif, osseux, musculaire, nerveux, liquide, solide, gazeux, et nous en oublions, et nous en ignorons, et dans la coordination immédiate et parfaite de cette multiple subtilité, le résultat chanceux de mutations hasardeuses.
Nous admettons volontiers le système de la sélection du mieux armé et du mieux adapté. L'animé qui avait une oreille a survécu à celui qui n'en avait pas. D'accord. Mais qui a donné son oreille à celui qui l'avait ?
Ce n'est pas si simple, dit-on. Il y a eu d'abord une cellule qui était vaguement sensible aux vibrations, puis...
D'accord.
Mais comment cette cellule vaguement sensible a-t-elle transformé cette vibration en une sensation auditive ? Comment s'est-elle adjoint d'autres cellules ? Comment se sont-elles fait pousser des cils sélectifs, se sont-elles enfermées dans le limaçon, le limaçon dans le labyrinthe ? Comment se sont-elles fait précéder d'un système amplificateur ? Comment ont-elles fait émerger et fleurir le pavillon ? Comment ? comment ? comment ? Qui a voulu ces perfectionnements successifs ?
Est-ce l'individu ?
Si c'était possible, tous les hommes se seraient depuis longtemps fait pousser des ailes et des yeux derrière la tête.
Est-ce l'espèce ? La matière vivante elle-même ?
Qui ?
L'oreille ne s'est pas faite par l'invraisemblable hasard de millions de mutations favorables.
L'oreille est un ensemble conçu, architecturé, organisé. Le hasard ne conçoit pas, n'ajuste pas, n'organise pas. Le hasard ne fait que de la bouillie.
Même si on tient compte du facteur temps, on ne peut pas accepter l'explication du hasard. Je connais l'argument du singe et de la machine à écrire : si on place un singe devant une machine à écrire et qu'il tape au hasard sur le clavier pendant l'éternité, comme il tapera une infinité de combinaisons de lettres, il finira par taper le texte de la Bible.
Je n'accepte pas cet argument. Il est faux. Il confond la quantité et la qualité. Le singe ne tapera pas la Bible, pas même La Cigale et la Fourmi. Il tapera pendant l'éternité un cafouillis lettriste, jusqu'à la fin des temps.
Vous pouvez lancer un dé pendant l'éternité, vous n'obtiendrez jamais une série de 1000 six. Or il faudrait une accumulation de mutations favorables autrement extraordinaire qu'une série de 1000 six pour fabriquer une oreille, ou une marguerite ou un petit chat.
Mais d'où viennent l'oreille et la marguerite ?
IL Y A QUELQU'UN !...
Il y a quelqu'un sous le lit, dans l'armoire ! Il y a quelqu'un dans notre vie, dans notre chair. Quelqu'un qui nous a faits et qui fait de nous ce qu'il veut."

René Barjavel
La faim du Tigre



Michel-Ange : La Création d'Adam, fresque de la Chapelle Sixtine.

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07/02/2007

Ernst Jünger (1895-1998)

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« Notre espoir repose sur les jeunes gens qui souffrent de fièvre, parce que la purulence verte du dégoût les consume, sur ces âmes grandes dont nous voyons les possesseurs errer comme des malades à travers l'ordre des auges à porc. Il repose sur la révolte qui se dresse contre le règne du bon-garçonnisme, et qui exige les armes d'une destruction lancée contre le monde des formes, qui exige l'explosif, afin de balayer l'espace de la vie, au profit d'une hiérarchie nouvelle. »
Ernst Jünger

...dessin...Marie-Pierre CIRIC

« La résistance du Rebelle est absolue : elle ne connaît pas de neutralité, ni de grâce, ni de détention en forteresse. Il ne s'attend pas à ce que l'ennemi se montre sensible aux arguments, encore moins à ce qu'il s'astreigne à des règles chevaleresques, il sait aussi en ce qui le concerne que la peine de mort n'est pas abolie. »
Ernst Jünger


« Les actes de banditisme que la Campagna connaissait déjà se renouvelaient alors, et les habitants étaient enlevés à la faveur de la nuit et du brouillard. Nul n'en revenait. Ce que nous entendions chuchoter de leur destin parmi le peuple faisait songer aux cadavres des lézards que nous trouvions écorchés sous les falaises, et nous remplissait le cœur d'affliction. »
Ernst Jünger
Sur les falaises de marbre



« Paris, 30 juillet 1944 Une ondée me fait passer quelques instants au musée Rodin, que d'habitude je n'aime guère. (...) Les archéologues d'âges futurs retrouveront peut-être ces statues juste sous la couche des tanks et des torpilles aériennes. On se demandera comment de tels objets peuvent être si rapprochés, et on échafaudera des hypothèses subtiles. »
Ernst Jünger
Journal de Guerre



« Je suis alors pris de dégoût à la vue des uniformes, des épaulettes, des décorations, des armes, choses dont j'ai tant aimé l'éclat. »
Ernst Jünger
Journal de Guerre


« Prenons garde au plus grand danger qui soit : celui de laisser la vie nous devenir quotidienne. Quelle que soit la matière à dominer et les moyens dont on dispose - cette chaleur de sang qui permet le contact immédiat ne doit pas se perdre. L'ennemi qui la possède a plus de prix à nos yeux que l'ami qui l'ignore. La foi, la piété, l'audace, la capacité à s'enthousiasmer, à s'attacher avec amour, quel qu'en soit l'objet, tout ce que notre époque dénonce comme sottise radicale - partout où nous le rencontrons, nous respirons plus librement, fût-ce dans le cercle le plus restreint. Tout cela est lié à cette très simple expérience que j'appelle étonnement, cette ardeur à s'ouvrir au monde et cette immense envie de s'emparer de lui, comme un enfant qui aperçoit une boule de verre. »
Ernst Jünger
Le Coeur aventureux



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05/02/2007

Yves Adrien III : MAGMA

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Rock & Folk n° 54 - Juillet 1971


"La nouvelle œuvre de Magma… Comment exprimer le choc que j'ai ressenti, à l'écoute du second enregistrement de ce groupe qui est déjà l'un des meilleurs au monde et sera peut-être un jour le seul, l'ultime ?
Comment dire à quel point est magistrale la gifle que porte Magma à la médiocre musique française, celle qui adapte ou qui plagie ?

Comment ? … Christian Vander crée une musique chaque jour plus dure, plus belle, plus intelligente et nous, critiques, n'avons que nos pauvres mots pour tenter de rendre plus accessible, plus palpable la dimension de ce travail exceptionnel ; Vander a inventé un langage nouveau (c'est de la musique dont je parle, non du kobaïen) et nous, critiques, n'avons rien inventé, pas même la critique…

"Terre… Mange ton cœur, bois ton sang, brûle ton âme
Arbre flétri que déchirent les lames du soleil
…Tu fus ce brasier imaginaire dépourvu de passion
Qui se forgea son crématoire
Bruit silence, bruit silence
Le temps a passé
Bruit silence, bruit, silence
Son flot de vagues se déverse inlassablement
Il inonde l'univers, imperturbable,
Tandis que la sève de ta pauvre vie
Perle péniblement sur ton écorce avive
Bruit silence, bruit silence
Ta vie s'étire et le temps passe
Les dernières gouttes de ta sueur,
Fruit de ton angoisse constante, s'échappent de tes racines
Ta mort te salue
Bruit silence, bruit repos
Que tu n'attendais pas
…Flots du temps, flots du temps
Ne pardonnez pas
Vengez ces âmes pures aux veines translucides
Qui ne demandaient qu'à respirer
Tes parfums trompeurs de haine et d'hypocrisie
Terre, purge ce premier néant !
L'air du temps comme ton sort
Est prisonnier du cycle infini de la vie…"

(Fragments d'un poème rêvé par Christian Vander dans la nuit du 8 au 9 juillet 1970).

Elle est toujours là, la haine de Vander ; un jour, peut-être, elle se changera en une grande force tranquille, mais aujourd'hui il (Vander) continue, tel un Sun Râ en colère, à hurler des menaces à sa vieille ennemie, la Terre… Sa musique c'est le combat d'un homme contre une planète. II a été à maintes reprises traité de fasciste, le leader de Magma, parce qu'il y avait des croix gammées sur la pochette de son disque et que le ton de ses discours rappelait à certains un autre leader célèbre en son temps ; les gens se sont trompés : les croix gammées étaient détruites, tout comme les buildings, églises, avions et autres pourritures que nous offre la Terre ; quant aux discours, on pouvait très bien y trouver des origines dans le théâtre Nô ou ailleurs.

Au début de cette année, plusieurs membres de Magma, coup sur coup, partirent : Richard Rault, Claude Engel, Paco Charlery ; le groupe sembla un moment devoir éclater (sa séparation officielle fut même annoncée); pendant ce temps, Christian Vander sélectionnait de nouveaux musiciens qu'il emmena au début du mois d'avril aux studios de Michel Magne (Hérouville) pour y graver les morceaux du second album. Aujourd'hui, Magma est de retour, plus fort que jamais… Le groupe se compose désormais d'une "force rythmique" et d'un "peloton de cuivres" ; la force rythmique comprend Klaus Blasquiz (chant, percussions), François Cahen (piano et piano électrique Fender), Francis Moze (basse électrique) et Christian Vander (batterie de combat, percussions, voix); quant au peloton de cuivres, il regroupe Teddy Lasry (clarinette, saxe, flûte, voix), Jeff Seffer (saxe, clarinette basse), Louis Toesca (trompette) et Louis Sarkissian (régisseur stratégique). Tous ces gens, ainsi que Roland Hilda (réalisateur plénipotentiaire) et Dominique Blanc-Francard (ingénieur des sons) sont les artisans de cette splendide réussite qu'est Magma 2. Ce disque marque, chose incroyable, un immense progrès par rapport au précédent qui était pourtant lui-même un très grand moment musical…

Vander a maintenant réussi à dépasser ses deux plus fortes influences, Stravinsky et Coltrane ; il a su également éviter de refaire l'erreur du premier album (résumé du déroulement de l'action dans les notes de pochette) : cette fois-ci, pas de fil conducteur pour le lecteur, mais seulement un poème, au verso : la musique de Magma ne se raconte pas… Le sommet de Magma 2, c'est sans aucun doute "Rïah Sahïltaahk" qui occupe la totalité de la première face, 21'51" ; composé par Vander, "Rïah Sahïltaahk" est un morceau d'une richesse phénoménale: il est difficile d'imaginer qu'il soit possible de dire tant de choses en si peu de temps… Mais Christian Vander se joue du Temps, joue avec les temps, avec tout ce qui est musique et peut lui permettre d'exprimer la violence de ses sentiments : écoutez donc ces tempos hachés, ces rafales des cuivres ponctués de cris aigus et tranchants comme la lame du couteau dans la chair ; écoutez la voix chaude et majestueuse de Klaus qui sait si bien imiter le cri des grands oiseaux de nuit ; écoutez aussi la finesse des interventions de François Cahen (au piano électrique, il fait souvent penser à Don Preston dans "King Kong", les cuivres étant eux-mêmes parfois assez proches des Mothers) et la solidité du travail de Francis Moze qui, tel un roc, soutient de sa basse puissante l'édifice Magma. François Cahen et Teddy Lasry se sont partagés la face B ; le pianiste a composé "Ki Iahl O Lïahk", le saxophoniste "Iss" Lanseï Doïa ; ces deux morceaux (le premier surtout) sont certainement, du strict point de vue de l'écriture musicale, plus soignés que "Rïah Sahïltaahk" mais il leur manque cependant une qualité essentielle sans laquelle la démarche de Magma pourrait se trouver un jour gravement entravée : la violence…

Violence que détient Vander ; je ne dis pas que les autres membres n'ont pas les motivations ; je pense seulement qu'ils ne ressentent pas au même degré d'intensité ce besoin radical de hurler et de cracher dans lequel Vander est tellement à son aise. Magma est, je pense que ses membres le savent très bien, engagé dans les mécanismes de haine et de violence, SANS POSSIBILITÉS DE RETOUR : pour vivre, il doit cogner (j'espère aussi que ses membres savent où et contre qui), vite, très vite et fort, très fort… Si le groupe devait arriver à la plénitude sans avoir mené à bien le travail qu'il s'est fixé, ce serait une tragédie : Vander, s'il veut continuer à créer une musique aussi exceptionnelle, sera obligé de rester un individualiste forcené ; à lui de savoir s'il s'en sent le courage… "La nouvelle innocence, c'est le rêve maléfique devenant réalité. La subjectivité ne se construit pas sans anéantir ses obstacles ; elle puise dans l'intermonde la violence nécessaire à cette fin. La nouvelle innocence est la construction lucide d'un anéantissement" (Raoul Vaneigem. Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations). La plénitude tue plus vite et plus sûrement que le combat, et l'on souhaite très fort que Christian Vander reste vivant pour faire (entre autres choses) de superbes albums comme celui-ci ; on ne le dira jamais assez, la musique de Magma est PRIMORDIALE ; on ne le dira jamais assez… "


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TEXTE RÊVÉ PAR ADRIEN DANS LA NUIT DU 12 AU 13 JUILLET 1971… et plus particulièrement destiné à ceux qui n'ont pas encore compris que Magma était le meilleur groupe de ce système solaire.

" 1) A tous les rêveurs passés, présents… et à venir.

Par une lucarne ouvrant sa petite gueule affamée de lumière vers l'immensité glacée du Ciel, l'aube grisâtre prenait lentement possession de la pièce sans âme dans laquelle se terminait un trip qui s'était avéré fort éprouvant pour ses participants. L'ombre était peu à peu délogée de chacun des recoins où elle s'était imaginée pouvoir se réfugier et une fille pleurait de ne plus voir (" Something is happening here, and you dont know what it is… ") le visage de celui qui fit fortune en giflant l'Amérique se détacher sur les milliers de kilomètres de pylônes télégraphiques baignés de rosée.

" Aux fourmis-souvenirs
Qui font parfois frémir
Les murs roses et noirs
Et nus de ma mémoire… "

Le mauvais poète baudelairien s'était soudainement arrêté, prenant conscience que la peau blanche et parfumée de la femme blonde à laquelle il dédiait sa douleur bien ordonnée n'était plus en répit que pour quelques cinquante années : dans un rire déchiré de sanglots de dégoût, il se jura tout à coup, chassant de son esprit l'image de la charogne putréfiée que serait dans cinquante années la peau blanche et parfumée de la femme blonde (et maintenant presque enterrée) à laquelle il avait dédié sa douleur bien ordonnée, de ne plus jamais aimer. Dans cette pièce où gisaient effondrés quelques grands clowns tristes de l'underground parisien, un jeune homme à cheveux plus longs que les autres se morfondait, lassé par la sarabande que dansaient autour de lui les pantins et les putains " psychédéliques "; le Smart-Ass Rock'n'roll Critic (ainsi s'appelait le jeune homme à cheveux plus longs que les autres) voyait décroître son énergie qui n'était déjà plus que le vain mot qu'utilisent parfois pour se faire remarquer les freaks sans imagination ; il évoqua certaines images susceptibles de le ramener vers la pulsion originelle… Les immenses cités de pierre qu'H. P. Lovecraft avait imaginées au-delà de l'Au-Delà polaire ; la tâche rousse de cet écureuil trempé de soleil et de pluie le fixant étrangement dans les yeux (et dans le cœur)l'après-midi d'avril où l'orage avait agressé la forêt ; la nuit pendant laquelle, lors d'un trip aquatique, le gentil visage de Christelle s'était rapidement décomposé en une abominable outre suintante. Mais rien de tout cela ne pouvait arriver à le libérer de la torpeur qui le tenait cloué à ce vieux fauteuil de cuir; il repassa longtemps dans son esprit les instantanés démoniaques ou merveilleux de ses expéditions vers ce qui avait jadis été l'Inconnu mais il dut bien se rendre à l'évidence qu'il était prisonnier de l'apathie régnant parmi les ombres censées constituer son entourage… LA TRAGÉDIE DES SOLITUDES PARALLÈLES, pensa-t-il un instant, en refusant de caresser le pied qu'avait posé sur l'accoudoir du fauteuil, EleKtric Prune, une fillette de douze ans très, très envahissante ; c'est à ce moment qu'il s'aperçut qu'un sang plus vif battait à ses tempes : loin dans sa tête, un rythme sourd avait pris naissance et s'amplifiait de seconde en seconde… C'était un roulement sauvage, comme celui d'une armée en marche, entrecoupé de rafales de cuivres cinglantes et de cris haineux éclatant dans un langage qu'il lui était impossible de traduire, bien que familier ; les coups heurtés redoublaient maintenant d'intensité et l'impression fugitive qu'avait éprouvée le jeune homme aux cheveux plus longs que les autres se changeait rapidement en certitude : cette violence sans appel, ce ne pouvait être que son ami VANDER, et ce morceau… RIAH SAIHLTAAHK, la plus belle de ses compositions. Le Smart-Ass Rock'n'Roll Critic quitta sans même s'en apercevoir le vieux fauteuil de cuir qui chuta mollement sur un grand plateau de fruits tropicaux ; les visages des gens dont il avait partagé l'intimité lui semblèrent plus dérisoires encore : la petite EleKtric Prune s'était couchée près d'un vieil opiomane suédois et elle serrait contre son ventre la pochette de " Chelsea Girls "… La violence électrique déjà déchirait l'air épais ; le Smart-Ass Rock'n'Roll Critic se planta au milieu de la pièce et, de la musique de MAGMA plein la tête, hurla : " ÉTERNITÉ ".

L'opiomane eut un spasme, deux filles déchirèrent le satin noir de leurs longues robes et, les yeux révulsés, s'en fouettèrent sauvagement ; EleKtric Prune plaça le ventilateur entre ses cuisses et, reins cambrés, tête renversée elle se mit à pleurer doucement, la gorge tendue vers le lustre de cristal qui oscillait déjà de manière menaçante au plafond. Le Smart-Ass Rock'n'Roll Critic sortit définitivement de LEUR trip qu'il avait cassé.

2) Qui n'est là que pour permettre au Smart-Ass Rock'n'Roll Critic de retrouver son identité (le banal JE)… mais peut-être également considéré comme un moyen facile d'annoncer le 3).

Lorsque l'air frais vint caresser son visage, le jeune homme aux cheveux plus longs que les autres passa deux doigts distraits sur son cou et, réalisant tout à coup qu'il lui serait exquis d'écrire quelques lignes sur MAGMA, décida de localiser au plus vite sa machine à écrire. II y parvint après plusieurs heures d'un vagabondage infructueux qui l'amena jusqu'à la lourde porte chenue de son ancestrale demeure, le Smart-Ass Rock'n'Roll Critic's Territory ; il entra dans le jardin, s'assit au soleil, mangea un pamplemousse et, après avoir chassé du docile instrument un couple de retraités CGT qui y avaient élu domicile, il écrivit :

3) (qui devrait être le 1) mais devra pourtant bien se contenter de rester le 3) puisqu'il y a eu avant le 1) et le 2).

Un après-midi du mois de juin 1970, je remontais le boulevard Saint-Germain en pensant très fort à la façon dont j'allais pouvoir me rendre à Bath assister au concert de Frank Zappa et de ses nouveaux Mothers lorsque j'aperçus Klaus Blasquiz, chanteur de MAGMA, un groupe dont le premier double album venait juste de sortir, recueillant des critiques contradictoires de la presse spécialisée (dont j'étais alors très fier de ne pas faire partie). Klaus et moi nous arrêtâmes (ayant certains traits physiques communs, nous nous arrêtons toujours afin de vérifier si c'est bien à l'autre ou à soi-même que nous avons affaire) ; nous nous assîmes et parlâmes de musique ; la conversation tourna rapidement sur MAGMA ; Klaus me demanda si je connaissais le disque du groupe et, constatant que je ne l'avais jamais écouté (je n'étais pas encore un Smart-Ass Rock'n'Roll Critic à cette époque), il me proposa de passer chez lui un soir… Lorsque je me rendis à son invitation, ce fut plus à une initiation qu'à une écoute de disque que je participai : Klaus entreprit de m'expliquer méticuleusement les différentes phases du voyage vers Kobaïa, les sentiments éprouvés par les hommes à leur arrivée sur la planète, les réactions des occupants de ce sol, les sensations de joie et de terreur ; il me parla fréquemment de VANDER, de Claude Engel aussi et je revins plusieurs fois rue Jacob pour y discuter de MAGMA…

4) La rencontre avec VANDER.



A l'automne dernier, MAGMA donna un concert à l'Olympia ; il y avait peu de monde ce jour-là dans la salle ; je me trouvais en coulisses et je vis arriver VANDER, dur et solitaire dans son grand manteau de cuir noir, serrant à l'occasion une main qui lui était tendue, souriant avec la bouche mais ne cessant jamais de fixer de son regard clair et incisif les gens qui l'approchaient. Un homme sur la défensive, pensai-je en le voyant passer. Quelques semaines plus tard, un ami s'occupant d'un café-théâtre me proposa d'organiser des soirées pendant lesquelles j'inviterais une personnalité musicale de mon choix à venir se faire interviewer en public. L'image de VANDER traversant les coulisses de l'Olympia me revint aussitôt à l'esprit et j'acceptai cette offre, décidant de faire du leader de MAGMA le premier sujet de mes entretiens… Entrer en contact avec lui ne fut pas aussi difficile que je l'avais escompté ; après quelques coups de téléphone infructueux, j'arrivai à le joindre un matin et lui exposai ce que j'attendais de lui : à ma grande surprise, il accepta et un rendez-vous fut pris pour que nous puissions nous rencontrer avant la soirée proprement dite…
Chez lui, le dimanche matin, il ne fut pas très loquace : je le devinai tout d'abord tendu, puis, vers la fin de notre entrevue, je sentis qu'il abaissait un peu ses défenses ; cependant, quand je le quittai il me dévisagea du même air glacial que quand j'étais entré, une heure plus tôt… Le surlendemain, c'était l'interview au café-théâtre ; à 8 h 45, VANDER entra, vêtu du grand manteau de cuir noir et, sans regarder personne, se dirigea vers moi ; la salle s'emplissait doucement et je lui proposai de boire quelque chose : il accepta mais ne trempa pas ses lèvres dans le verre que je lui avais offert ; par contre il me demanda de l'accompagner chercher des cigarettes et, quand nous eûmes trouvé un bar ouvert, s'informa de ce que je voulais prendre, m'expliquant par la même occasion qu'il se méfiait des boissons qu'on lui offrait là où il était invité.
VANDER, ce soir-là, m'étonna beaucoup. Il se livra quasi totalement, résumant les circonstances parfois intimes dans lesquelles il en avait été amené à adopter certaines positions vis-à-vis des relations humaines ; il parla du travail qu'il avait entrepris en vue de perfectionner le kobaïen, s'installa au piano afin de mieux faire comprendre les explications strictement musicales. VANDER fut tour à tour attentif, ironique, provocateur, détaché selon que le public était sincère avec lui et que Francis Moze, le bassiste de MAGMA également présent, se chargeait de répondre ou non. Certains trouvèrent que VANDER était suffisant et prétentieux, d'autres furent touchés par celui qu'ils considéraient comme un idéaliste. Personne de toute manière ne resta indifférent… Quelques temps après, VANDER et moi eûmes nos problèmes respectifs à régler et nous nous perdîmes de vue jusqu'au début du mois de juillet.

5) L'interview de MAGMA.

Le jeudi 8 juillet à 15 h, le soleil écrasait Paris et je descendais les marches du Gibus afin de retrouver les membres de MAGMA avec lesquels j'avais rendez-vous ; le Gibus, c'était leur dernier engagement jusqu'au… 11 septembre, ce qui prouve que les propriétaires de clubs capables de reconnaître un bon groupe ne sont pas légion.

Tout d'abord, pourriez-vous nous faire un rapide résumé des raisons pour lesquelles est né MAGMA ?

Francis Moze :
C'est très simple. En 1969, nous avons fait, Christian (VANDER) et moi, une tournée en Italie ; à notre retour nous avons ressenti un besoin pressant de faire quelque chose de personnel.
VANDER : cette tournée se passait dans des boîtes à champagne où les minettes sont plus intéressées par les chaussures du bassiste que par la musique.

Comment s'est opérée la sélection des musiciens?

Teddy Lasry :
en partie grâce à des rencontres d'amis, des conversations.

Que devient Uniweria Zekt?

VANDER :
Uniweria Zekt. D'abord ce n'est pas un hasard si on l'a appelée Uniweria Zekt et non pas Internationa Zekt. C'est une organisation fondée pour aider à l'épanouissement et à la propagation de créations de qualité, que ce soit dans des domaines artistiques musicaux, cinématographiques, picturaux ou bien scientifiques, voire même philosophiques. Le handicap aujourd'hui, c'est que nous n'avons pas d'argent…

François Cahen : mais la Secte de toute manière existe déjà à notre niveau… MAGMA, c'est la Secte.

Quelles sont les raisons pour lesquelles Richard Rault, Claude Engel et Paco Charlery sont partis?

François Cahen :
peut-être vaudrait-il mieux le leur demander ?

Teddy Lasry : en ce qui concerne Richard, je crois que c'était purement esthétique. Pour Paco, c'est différent : il ne travaillait visiblement pas assez son instrument ; chez MAGMA, on ne peut pas se contenter de donner l'impression ; de plus il prenait comme des implications raciales le fait qu'on lui fasse remarquer qu'il arrivait en retard…

Francis Moze : pour Claude, je pense qu'il y avait un problème d'emploi, il sentait peut-être qu'il ne pouvait pas tellement s'exprimer au sein de MAGMA… Et puis il a eu d'autres propositions… les sessions… il fallait qu'il ait les mains libres. J'ai entendu dire qu'il préparait son premier album solo ; cela sera certainement intéressant…

Avez-vous eu des problèmes pour recruter de nouveaux musiciens?

VANDER :
Non, aucun.

Et leur arrivée n'a-t-elle pas créé une certaine perte d'identité, une sorte d'affaiblissement de l'image du groupe ?

François Cahen :
non, ils se sont très bien adaptés et on est vraiment heureux de les avoir avec nous…

Teddy Lasry : de toute façon, des musiciens, il en passera encore chez MAGMA.

Quels sont vos projets immédiats?

François Cahen :
repos forcé jusqu'en septembre car nous n'avons aucun engagement d'ici là.

VANDER : nous allons enregistrer chacun un album en solo, plus commercial, pour Barclay ; nous travaillerons avec Laurent Thibault ; nous enregistrons pendant la première semaine d'août à Hérouville.

Avez-vous quelque chose à ajouter?

VANDER :
oui. J'aime tout le monde. Et plus particulièrement le nommé Gilbert Rovère, qui joue chez Martial Solal et s'est permis un jour de juger Coltrane.

Ainsi parlait VANDER, le musicien le plus violent de sa génération.

6) Le Smart-Ass Rock'n'Roll Critic reposa sa plume dans l'encrier et, tandis que la cendre de sa cigarette volait sans hâte vers le cendrier vieux de trois siècles, la demie d'une heure qu'il ne connaissait pas sonna au beffroi…


Yves ADRIEN
Rock & Folk n° 55 - Août 1971



Yves Adrien

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04/02/2007

Yves Adrien II

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

Et puis... lire :


Yves Adrien "2001, une apocalypse rock"
Editions Flammarion


"En essaims, Capricornides, Cygnides, Aquarides ou Perséides, les étoiles filantes étaient au rendez-vous d'août et les pollueurs de la FM, en meute sourde, à celui de la rentrée : engluement dans des play-lists calamiteuses, pouffements de concubines godillant trois annonces ânonnées, tutoiement pleutre de rigueur et fast-food d'oldies amollis, c'était, pesant, bruyant, borné, l'ordinaire radioteur 88 ; de ce morne assommoir pré-pubère et sénile, de ce vaste panorama de demeures Merlin sonorisées A-ha montait le chant des d-jay's version française, usuels cuistres prétendument félins dont les efforts viraient aux râles d'égoutiers gazés par leurs propres renvois méphitiques : à ces drôles sinistres, à ces bas exploiteurs privilégiant l'anesthésie et le plombage d'âme, pardonnerait-on ?
--L'on pardonnerait, en espérant pourtant, sans don-quichottisme ni douceur, la venue d'un Fabrice Emaer des fréquences, d'un joueur opposant l'argent à l'argent et la volupté à la veulerie : d'un maître es-fêtes viscontien jetant deux ou trois milliards au néant et inventant, pour autant de saisons, un Palace hertzien pareil à quelque radiant soleil d'ondes. "


"--Révérence aux mini-skirts mauves et splendeur des choses mûres, chaque été déclinant marquait le retour d'Abbey road : il fallait être là en 1969 dans le fracas des bus et l'habituel railway du ciel, être là, muet et seul à Hyde Park, à s'enivrer pour jamais des harmonies de Because et de Sun King, des vocaux impériaux laminés de Golden Slumbers, des rutilances de Couronnement éteint de cet ultime attelage conduit par le très anglais George Martin ; être là, oui, pour le serment d'allégeance à la plénitude : maçon failli, joueur de sitar incertain, jeune époux ayant balafré maint coeur de belette et fils-de-personne rêvant d'oblation domestique, les simples et souverains Beatles, en l'été dernier de la décennie, passaient sur l'autre rive.
--Mains dans les poches, silhouette léonine, le prophète Mersey en complet blanc ouvrait la marche, réinventant l'art de traverser dans les clous et ébauchant quelque chemin de croix vers la nuit rompue de Dakota Building : " Boy, you're gonna carry that weight, for a long time "
--Au seuil assourdi de septembre, les Beatles devenus classiques scellaient leur adieu d'un Lohengrin pour esthètes pop et racketteurs de restaurants pakistanais ; lassé, le proverbial cygne s'éloignait : sur ce gouffre gracieux, le temps ne se refermerait pas. "


"--" Vu de 2001, tout est égal
--" Du digital au mental, un autre transfert s'est opéré : bande-son de la révolution métanoïaque, le silence règne.
--" Baissons les yeux
--" 1968-88, morne sabbat d'agioteurs : c'est du Marcel L'Herbier, L'Argent, ramené aux dimensions d'un spot acrylique Mutuelle du Mans ; de la peur dans le rétroviseur, Alain Delon adulte et, sur la banquette arrière, autant de jetés battus médiatiques pour dire que rien ne change ; de fait, Dim diffère l'épilogue : " Pour voir des saints comme ça ", refrain.
--" Mais surtout il y a, s'autorisant du carrousel des raiders, cet aimable Dow Jones dont l'indice chaque soir répercuté met Wall Street aux portes de Villers-Cotterêts.
--" Le monde est-il captif ou captivant ?
--" Il fut un temps où le rock était indéfendable : une Justine à l'égard des fugueurs, virées en costume Régence juke-box, les cheveux teints au mercurochrome, dans la trouée diurne des ciels de banlieue : Ann Arbor, Montreuil, Saint Jean d'Acre, qui se souvient de l'arrogance et des baronnies wild ?
--" Now I'm looking for/The dum dum boys/The walls close in and/I need some noise "
--"A son apogée, le bruit a valeur de morale : mais certains demandent davantage : coloristes pyromanes et casseurs de légendes, les Stooges allèrent plus haut que le bruit : trouèrent la fournaise par trois fois et, 1-2-3, dépassant le voltage frénétique du surmonde, jetèrent trois LPs pareils à une promesse spatiale "
--Dans le plus pur style " Allez voir higher ci-gît suis ", Yves s'était arrêté là." "



--



" " Brian Wilson est de retour ", entendait-on.
--Un amateur d'errances, mentales ou autres, convoquerait ici Hölderlin écrivant au seuil de son Hypérion : " il est une éclipse (...), un silence de notre être où il nous semble avoir tout trouvé ", aveu dont l'auteur, trente-sept années durant, allait renvoyer l'écho : " Voyez-vous, gracieux seigneur, une virgule ! "
--Brian Wilson étant de retour, Orphan avait acheté son album bleu asile et marbre blond et, le confiant à un fauteuil d'ottoman, s'était promis de l'écouter au matin du 25 décembre, à l'heure où la lumière s'incarne ; puis, en avance chez le dentiste un vendredi d'automne, il revisitait Enzo Ferrari dans Match quand, tombé de l'industrieuse FM, Good Vibrations avait épandu son manteau d'ondes...
--Le dimanche suivant, entreprenant une fouille archéologique dans les possessions d'Yves, il exhumerait le single Capitol CLF 5676 Luxe, l'aérien Good Vibrations en face B duquel, joyau de Pet Sounds, l'attendait cette somme de 2'17, ce miracle orchestral digne d'un Gordon Jenkins arrangeant La Chanson De Sinatra Qui Ne Commence Jamais : Let's Go Away For A While.
--Orphan n'avait bientôt plus écouté que cela, ce Let's Go Away For A While d'où se débrumait toute l'enfance d'Yves : la blancheur intouchable de l'été 1957 à Biarritz, la distance des femmes goûtant Jalousie ou Confessions à 5 h au casino et la cigarette meurtrière sur laquelle, pieds nus, l'on se brûle ; il écoutait, réécoutait ce Let's Go Away For A While indicible, voyait passer les heures, les jours, savait qu'il n'y aurait pas de 2001 ce mois-ci et, piège ancien, s'arrêter une fois, n'est-ce pas s'arrêter toujours ?
--Puis, effaçant jusqu'à l'idée d'écrire, il rejouait les 2'17 addictives, ralliait l'Eden lumineux des hauts rouleaux et croisait Patrick, châtelain à l'âge où l'on apprend à lire ; tout ce qu'une première amitié entre fils uniques a de farouche était dans la photo (" A Biarritz, 1957 ") tombée l'hiver suivant : les chevilles cerclées d'écume et le futur aux lèvres, Patrick se tenait sous le ciel immense avec, surgi derrière l'épaule, dans un fracas laiteux d'océan, ce continent sombré qu'on nomme l'Atlantide.
--Let's Go Away... aidant, Orphan s'immergeait en l'enfance d'Yves et, revenant trois décennies plus tard à Brian Wilson, méditait l'"envoi " noyé de 1988 : " Cet album est dédié à ceux qui ne l'entendront pas : Dennis & Frieda." "


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"-- Yves Adrien : Je crois très fort à l’arrogance. Je hais l’idée de soumission, d’humilité. C’est l’une des idées majeures de ce mouvement "Ultra" : ne pas être soumis. Saint-Just était aussi aristocrate que ceux qu’il a guillotinés. Quant à moi, s’il faut subir une forme de contrainte ou de dictature, je préférerais toujours qu’elle soit exercée par l’élite plutôt que par la masse. On peut discuter avec l’élite. Avec la masse, c’est impossible, elle parle trop fort..."

(Entretien avec Alain Pacadis, Libération, 16/17 mai 1981, Pour un rock thermidor)

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C'était ma lecture du jour... je retourne à mes errances lumineuses...

01:05 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : 52-lectures : yves adrien ii | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

03/02/2007

Yves Adrien

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

En 1973, j'avais 8 ans et je lisais "Rock & Folk" et "Karaté Magazine"... quand j'avais de l'argent de poche. Les temps étaient difficiles.

Je lisais les visions d'Yves Adrien auxquelles je n'entravais rien, mais que, déjà, je trouvais très jolies...

Plus tard... vers mes 16/17 ans, tout me remonta à la gueule comme un vieil acide oublié...


Yves Adrien, 1973



« JE CHANTE LE ROCK ÉLECTRIQUE


Rappel initial : Born To Be Wild

Il existe généralement, vers les 10 heures du matin, une énergie renaissante. C'est le moment où à Detroit, au coeur de Notting Hill Gate, dans le Lower East Side, à Montreuil ou à Montpellier, les amoureux des Stones et des Stooges ouvrent les yeux, se traînent nonchalamment jusqu'à leurs piles de disques et se penchent, songeurs, sur l'alignement des pochettes cartonnées ou glacées. Si le déclic est immédiat, les doigts courent, l'instinct dicte et wham bam thank you mam, la musique bientôt envahit la pièce. Alliance quotidienne du rock addict avec l'électricité. Mais la redécouverte de cette pulsion-là s'avère parfois moins aisée. Car un rythme pendant la nuit a été brisé : le corps se cherche, les désirs s'ignorent ou s'annihilent.

C'est pourquoi il convient de s'octroyer, à chaque journée nouvelle, un premier shoot de rockanroll soigneusement dosé : un album en public, "Got Live If You Want It", avec ses petites filles qui s'entre-déchirent pour approcher Mick et Brian; I Wanna Be Your Dog, Not Right, Real Cool Time, les plus violents morceaux du premier Stooges. Pour oublier l'odeur de cendre froide accrochée aux murs et briser l'ennui de s'ennuyer. Une série de singles des Who, une autre des Kinks ou des Pretty Things : la malice gourmande de Chuck Berry avalant les mots de Little Queenie. Se réapproprier ce que le sommeil avait volé, choisir ce que l'on va représenter dans les quinze ou vingt heures à venir; quel personnage l'on jouera. La rage du MC5, le Teenage Head des Flamin' Groovies. Pure joie physique de la tension qui monte. Et soudain... PUNK, c'est l'orgasme électrique, le satori dirty. Le corps volatilisé et les yeux clos, sentir chacune de ses cellules hurler son désir de vie. La petite pièce est devenue un coeur effroyablement puissant, un meteorock qui défie le soleil : I'm gonna booglarize you baby.

C'est cela le rockanroll : TIRER LA LANGUE, descendre les autoroutes, la nuit, dans un vieux bus crachant des chansons de Chuck Berry. Et, de toutes les parures adoptées par cette musique, il en est au moins une qui lui sied à ravir. Je veux parler de la Wild Thing et de sa vocation d'outrage. Le feu dans la poudrière américaine des fifties. La gorge brulante pour avoir oublié d'avaler sa salive. Dynamite !!! Cette "chose sauvage" fournit aux grands pionniers l'énergie initiale. Mais l'histoire ne s'arrêta pas là. Car on retrouve l'outrage, vers 1963-1964, dans la musique des Stones, Kinks, Who, Pretty Things. La seconde moitié des sixties verra d'immenses personnages - Jim Morrison, John Kay, Iggy Stooge - le revendiquer. Et, aujourd'hui, Alice Cooper, les New York Dolls ou les Flamin' Groovies le perpétuent. Les lignes qui suivent n'ont d'autre prétention que de refléter cette continuité. Pour ceux qui aiment leur rock violent, éphémère et sauvagement teenager...

1. Sweet little rock'n roller

Qu'est-ce que la culture des juke-box ? Le goût de révoltes justifiées mais absurdes et la paire de bas Nylon que Mary Lou empruntait à sa mère ? Du Coca, des bijoux de pacotille dans des sacs à main en simili beige et des costumes pailletés rivalisant avec le néon ? L'insulte aux nantis d'une poignée de beaux gosses blancs aimant la musique noire ? Ou bien encore une lune idyllique et idéalement jaune sous laquelle naissent, au coin des rues, dans les parkings, des groupes vocaux affublés de noms impossibles ? Avec, en prime, le glissement nocturne des Cadillac pastel.

Se méfier. De la nostalgie qui frappe et gagne à tous les coups. Des légendes dont on cimente les cultes et religions. Ne surtout pas oublier le gouffre qui sépare le vécu français de l'américain : des Cadillac, ici, nous n'en avons pas vu beaucoup... Et, Hallyday excepté, les beaux gosses sont devenus des Presley sans Las Vegas. Car hériter de l'obésité sans les milliards ne condamne pas, en France, à mourir dans du cuir noir. C'est là toute la différence entre Jean Dupont et Gene Vincent.

Mais, bien souvent, c'est l'ersatz qui vous donne le goût de la real thing: la valeur douteuse du premier disque que j'achetai - un super 45 tours de Vic Laurens et les Vautours - ne gêna en rien mon entrée dans ce que presse mobilisatrice et parents accablés s'accordaient alors à définir comme "le monde trouble de la délinquance juvénile". Wow ! Pour moi ce fut, vers le tout début des années soixante, un CEG nouvellement construit, au coeur d'une cité où les filles aimaient bien qu'on les caresse sous les jupes. Le vol de disques dans les Prisunic, les bouchons des réservoirs d'essence dérobés dans les parkings et les règlements de comptes sur les pelouses ou dans les caves des immeubles. Avec, aussi, l'ennui de ces longues journées d'été passées à vider des flacons de sherry sur les marches du centre commercial. Les jets de pierres anonymes, l'échange de photos arrachées à la hâte dans les Cinémonde du kiosquiste. Les paquets de Royale dont on se bourre les poches avant de retrouver la petite amie entrevue au cinéma. Et ponctuant tout cela, le vacarme des flippers sur le cliquetis des pièces tombant dans le juke-box.

Les fins d'enfance en banlieue grisâtre relèvent de si petits conflits qu'elles nécessitent des références constantes aux mythes qui sublimeront leur quotidien : les bijoux de Little Richard dans le port de Sydney, l'habit de cuir noir revêtu par Gene Vincent à la mort d'Eddie Cochran. Ainsi naissent les légendes, ces commodités exhumées quinze ans plus tard pour satisfaire la nostalgie d'une génération.

I said the joint was rockin'
Goin' round and round,
A reelin' and a rockin'
What a crazy sound.
And they never stopped rockin'
TilI the moon went down.

(Chuck Berry, Around And Around)



De tous les immenses personnages découverts par les enfants des cités, Bo Diddley et Chuck Berry sont ceux dont le rôle a été, au fil des années, le plus justement réévalué, valorisé. Chaque ère de l'aventure électrique résonne de leurs hymnes : en 1965, les gentils Beatles jouaient Rock And Roll Music ou Roll Over Beethoven; les méchants Stones Carol, Bye Bye Johnny, Mona; les répugnants Pretty Things Roadrunner, Mama Keep Your Big Mouth Shut, She's Fine, She's Mine; les énigmatiques Who I'm A Man, les succulents Kinks Beautiful Delilah, les vertueux Yardbirds Too Much Monkey Business et les joviaux Animals Memphis, Around And Around ou Story Of Bo Diddley, l'hommage de Burdon au Gladiateur noir... En 1970, rien n'avait changé Jim Morrison chantait Who Do You Love, gravé par Quicksilver sur "Happy Trails" (le plus bel album d'acid rock) où l'on trouvait aussi Mona, titre de la première et unique aventure solo de Mick Farren. Ce dernier s'était, notons-le, inspiré du MC5 dont le second LP s'intitulait "Back In The USA", une référence à Chuck Berry... Enfin, pour ceux qui s'obstineraient à croire aux coïncidences, précisons que la "tendance" ci-dessus évoquée se confirme en 1972 : les Flamin' Groovies interprètent sur scène un Little Queenie fabuleux; le B-side de Who Do You Love, I'm Bad, a donné son nom au nouvel album de Kim Fowley et les New York Dolls se réclament de... Bo Diddley. Chink-a-chink-chink-ca-chink.

And they never stopped rockin'
Till the moon went down.


Il est des soirs où l'on donnerait tout Burroughs pour que Chuck Berry, l'éternel écolier, revienne à Paris nous conter l'histoire de la "V-8 Fo'd" et du "coupe de ville".

2. My generation (the kids are alright...)

- Qu'est-ce que vous faites samedi?
- On va à la Loco voir les Pretty Things. Et toi?
- Je sais pas très bien encore. Les Pretty Things, tu dis ? C'est eux qui ont un chanteur dément, non?
- Ouais, Phil May il s'appelle. Leur batteur est pas mal non plus. Complètement dingue. La dernière fois qu'ils étaient à Paris, on leur a filé d'la prélu. Il en a pris quinze avant leur passage, et encore dix pendant. Complètement parti. Il a fini à genoux avec ses cymbales.
- Dément. Dis, Stone, elle est toujours avec toi?
- Non, j'l'ai larguée. Je sors avec sa soeur, Chris. Ah ! oui, j'oubliais d'te dire, Ronnie est rentré de Londres. ll a ramené des escarpins à boucles, tu sais, comme le chanteur des Kinks. On a écouté des disques déments l'autre soir. Les Who, tu connais?
- Les quoi?
- Les Who. C'est des Mods, mais ils sont vraiment très bien. Ronnie les a vus sur scène à Londres. Paraît qu'ils s'tapent dessus quand ils jouent
- Dément... Bon, j'vais raccrocher. Y a un vieux qu'est en train d'faire une scène dehors. On s'voit samedi-8 heures devant la Loco?
- D'accord, 8 heures. Salut.

Le samedi, les banlieues se vidaient de leurs mutants électriques et de très longs week-ends commençaient. Lorsque la nuit tombait sur Paris, en 1965, les kids à cheveux longs arrivaient par centaines à la Locomotive, un club de Pigalle où l'on pouvait voir les Kinks, les Pretty Things ou d'autres formations plus obscures tels les Koobas, les Sorrows, les Stormville Shakers. Et Ronnie Bird, dont toutes les filles ensuite parlaient pendant des semaines. L'acide n'était pas très connu alors (Phil May fut le premier en Europe à le chanter : LSD...) et tout le monde se gavait de préludine. C'était l'époque des ordonnances falsifiées et nous vivions sur une fabuleuse énergie que les 45 tours des nouveaux groupes anglais venaient sans cesse raviver : on restait trois nuits sans dormir et un soir, en allant s'écrouler chez un ami, on découvrait I Can't Explain des Who ou Gloria des Them. Craaazy !!! C'était cela, avoir 15 ans en 1965 : la guitare de Brian Joncs pointée vers la salle, les yeux cernés des filles dans les matins lugubres (elles s'appelaient toutes Stone, et nous Ronnie...), la joie de Mick Jagger dansant en tennis, les groupes anglais immanquablement photographiés devant des murs de briques, à l'angle de ruelles pluvieuses. Tout avait commencé avec les Stones, la vague beat ne correspondant ici qu'à une période de transition dont les seuls survivants seraient, dix-huit mois plus tard, les Beatles. Ce furent les Stones qui, les premiers, tirèrent la langue et vinrent hurler aux grilles des prisons adultes : Not Fade Away, Carol, It's All Over Now, le stuff dont on alimente ses révoltes. Là où la musique des Beatles avait réjoui / régénéré / rajeuni, celle de Jag & Co. libérait : nos Stones, précisaient leurs fans... Les premiers albums des Pierres étaient bourrés de classiques de Chuck Berry et Bo Diddley, maîtres swingers qu'une génération allait en l'espace de quelques mois (re)découvrir. Et tout cela coïncidait avec les premières parutions Tamla-Motown, le retour de Little Richard ("Bama lama, bama loo"), les débuts sur scène de Ronnie Bird et la nouvelle formule de Disco Revue ("Unissons-nous et appelons-nous LES ROCKERS ; à partir de là, tout ce qui nous semble impossible aujourd'hui ne le sera plus demain", n°1, 3 octobre 1964).

On était à la veille de la première venue en France des Stones et l'été avait révélé les Animals. Ceux-là au moins ne feraient pas s'évanouir les petites filles : leur trip les portait plutôt vers l'hommage à John Lee Hooker et à Ray Charles auxquels leur chanteur, un Geordie sans grâce mais plein de feeling, vouait une admiration illimitée et un amour immense. Ce fut donc The House Of The Rising Sun, avec l'infâme solo d'orgue d'Alan Price. I'm Crying, Boom Boom, une dizaine de hits et quelques albums fabuleux suivirent. Le fardeau, à cette époque, ne pesait pas encore trop lourd sur les épaules d'Eric.

Un automne nous apporta les délicieux Kinks, dans leurs vestes de chasse rehaussées de cols à jabot. Wow, You Really Got Me, Ray... Les Kinks venaient de Muswell Hill, un quartier peu reluisant, et ils niaient avec immensément de talent leurs origines plus que modestes. Une demi-décade avant Arthur, c'était déjà la même vision douce-amère que nous proposait Ray Davies : les enfants des rues se parant de dentelles pour aller filmer leur hit à Top of the Pops...

Sur scène, Ray et l'adorable Dave se montraient outrageusement charmants : il leur arrivait parfois de se gifler ou de mimer quelque fantaisie homosexuelle. Les Kinks furent sans nul doute les premiers décadents du rock anglais. Et l'aîné des deux frères avait une certaine facilité pour écrire des classiques de 2' 35" : You Really Got Me, All Day And All Of The Night, Tired Of Waiting For You, Set Me Free, A Well-Respected Man, Till The End Of The Day, Dedicated Follower Of Fashion, Sunny Afternoon, Dandy, Dead End Street, Mister Pleasant et, arrêtons-nous en 1967, le merveilleux Waterloo Sunset. N'oubliez jamais les Kinks : a mother of a rock'n fuckin' roll band...

Nous découvrîmes, vers le tout début de 1965, Les Plus Sauvages d'Entre Tous. Ils étaient originaires de Dartford, comme ces Stones avec lesquels leur guitariste avait joué, et s'appelaient les Pretty Things. Les Choses d'alors se composaient de Phil May (chanteur-harmoniciste), Dick Taylor (guitariste), Brian Pendleton (rythmique), John Stax (bassiste) et Viv Prince, premier d'une longue lignée de batteurs "fous" (Skip Allen, Twink, etc.). Rosalyn, Don't Bring Me Down, Honey I Need, Midnight To Six Man, Cry To Me et une multitude de classiques créés par Bo Diddley étaient les pièces maîtresses d'un répertoire que Phil May interprétait avec une folle sensualité. Jamais le chanteur des Things ne laissait indifférent. Et ce groupe à scandale reste, aujourd'hui encore, l'un des plus violents de l'histoire.

Vinrent ensuite les Who et les Them. Les Who étaient, avant Meher Baba et les longueurs de Tommy, des profanateurs au premier degré : ils attaquaient sans même le vouloir toute une conception aliénante de la musique. Le chanteur bégayait, le batteur semblait ignorer les temps. Et Townshend, à grand renfort de moulinets, reculait les limites du permis, pulvérisait la notion de bon goût. Tout cela dans la plus parfaite innocence, comme seuls quatre Mods de Sheperd's Bush pouvaient se le permettre... I Can't Explain, My Generation, The Kids Are Alright, Out In The Street, I'm A Boy, Instant Party. Faut-il encore insister?

Don't Start Crying Now, Philosophy, Baby Please Don't Go, Gloria : les Them arrivaient de Belfast, de ce Maritime Club où ils s'étaient, avec les marins et les prostituées, habitués à briser des bouteilles en jouant du rhythm'n blues. Leur chanteur, un jeune vieillard menaçant, avait fait son apprentissage en Allemagne, dans les casernes de Noirs américains. Van Morrison hurlait chaque mot, parfois chaque syllabe, et se consumait en solitaire. Mystic Eyes...

Il y eut aussi les Yardbirds (For Your Love, Heart Full Of Soul, Still I'm Sad), capables de remplacer leur légendaire premier guitariste par un second plus talentueux encore. Les Moody Blues (Go Now) qui ne donnaient pas à cette époque dans la pompe et le mellotron, mais préféraient électrifier des vieux classiques de Sonny Boy Williamson (Bye Bye Bird). Les Small Faces (Whatcha Gonna Do About It, Sha La La La Lee, Hey Girl, All Or Nothing), quatre autres Mods hargneux. Les Outsiders (Lying All The Time, Touch, That's Your Problem), un fabuleux groupe hollandais dans la lignée des Pretty Things. Ronnie Bird (Fais attention, Où va-t-elle ?), le seul en France à chanter le rock comme nous l'aimions. Et les Troggs, dont la voix métallique du leadsinger (Reg Presley) et le jeu sommaire/dépouillé du batteur (Ronnie Bond) préfiguraient assez étrangement... Alice Cooper. Les Troggs, une sexualité fruste, primaire: Wild Thing, With A Girl Like You, I Want You, I Can't Control Myself

Ce fut une époque riche, en musique et en bien d'autres choses. Personne alors ne parlait du marginal, mais chacun le vivait. Le rock était tout, ou il n'était rien. Et il régnait, chez les gens à cheveux longs, une complicité farouche. Se heurter à la haine des adultes dans les lieux publics, échapper aux rafles de police dans les gares, squares, cités et faire de la distribution de prospectus pour ne pas dépendre de la famille, tout cela créait des liens assez forts.

Mais le rock allait devenir un... art. Il allait naître une contre-culture pour ceux qui s'étaient jusque-là passés de culture. Jagger venait de se couper les cheveux et les enfants des banlieues savaient bien que tout devrait changer. On entrait dans une nouvelle ère, celle des acid trips et des questions sans réponses. Il redevenait urgent de falsifier le Réel, de le jeter à un chien nommé Hasard qui l'emporterait loin, très loin... À Paris nous étions, en cet automne 1966, une poignée à découvrir les premiers groupes punk Mitch Ryder & the Detroit Wheels, les Shadows of Knight, le Count Five, Question Mark and the Mysterians. Tout pouvait encore recommencer.

Intermède : la fonction teenager
(des mérites comparés du gauchisme, du twist et des bottes à semelles compensées)

Les teenagers préfèrent le bubblegum au marxisme. C'est heureux. En 1972, on a redécouvert le trip teen et son implication première, l'éphémère. Les mots "engagement", "rigueur", "lucidité " font bâiller leur utilisation/existence est désormais aussi désuète que l'était devenue celle du terme british blues il y a deux ou trois ans. Fatigués d'écouter des prêcheurs attardés (Mao-Mayall, même combat...), les Enfants électriques ont chaussé des bottes et escarpins à hauts talons dorés, gagnant ainsi en taille ce qu'ils avaient perdu en illusions. Et, dans les librairies de Saint-Michel, on se débarrasse vite fait des encombrants volumes d'analyses militantes pour se racheter les premiers Little Richard chez Specialty. Awopbopaloobopalopbam-boom. Le processus, on le sait, n'est pas neuf : une période de puritanisme (ici le gauchisme) engendre presque immanquablement une recherche outrancière de jouissance, d'éclatement, de "libération". La disgrâce actuelle dudit gauchisme résulte d'une méconnaissance des lois régissant le monde teen : elle est l'aboutissement normal de cette incapacité des militants à percevoir/devancer les fantaisies des kids. Â trop répéter que le rock était une musique aliénante, les vieillards en battle-dress se sont coupés de son public. Imposer ne suffit pas toujours à séduire. Il nous faudra, la prochaine fois, des politiciens érotiques.

Croire, en Phrance, à la vocation politique du rock c'est, si l'on refuse de s'associer aux trips autoritaires, se heurter:
a) aux naufragés du gauchisme et autres laissés-pour-compte d'une époque où distribution de frites et renversement de deux barrières métalliques prenaient immanquablement le nom de "fête sauvage". Chaque génération porte en elle ses anciens combattants;
b) à cette fraction (importante) du public qui associe la dénonciation du star system à une quelconque volonté d'empêcher les gens de "rêver en rond". Pourquoi brûler ce que l'on a aimé ? demandent les défenseurs du rêve.
R: Parce que c'est l'essence même du phénomène teenager que de brûler ce que l'on a aimé : qu'est-ce qu'un teen, sinon un juke-box dans lequel les 45 tours se chassent d'un mois à l'autre. L'innocence par l'excès, la réponse à ses impulsions tout cela relève de la plus élémentaire politique du jeu. Et le dégoût que l'on peut éprouver pour le star system provient de ce qu'il tue le jeu immensément plus qu'il ne l'enrichit : ses "étoiles" sont des institutions, de vulgaires cailloux/satellites prisonniers du système au coeur duquel ils se meuvent. Turn turn turn.

Si les stars étaient, au contraire, "originatrices" de nouveaux systèmes, les institutions disparaîtraient : elles seraient démesurées/dérisoires et, mieux encore, éphémères: on les jetterait comme les Kleenex qu'elles sont. Le rêve n'y perdrait pas grand-chose.


I'm just out a school
Like I'm real real cool
Goot shake, gotta jive
Got the message that I gotta be alive
I'm a wild one
Yeah... I'm a wild one.

La rock music n'a que faire des slogans ("Power to the people", "Crève salope", etc.). Lorsqu'elle est politique, c'est le plus souvent inconsciemment : Chuck Berry, les Stones de Satisfaction, les Who de My Generation, les Beach Boys (la quasi-répugnance qu'éprouve tout un chacun à parler des fabuleux BB est assez révélatrice des tares dont souffre la critique rock phrançaise...), Alice Cooper (Eighteen). Mots griffonnés pendant des heures de cours, inscriptions sur les murs des supermarchés. L'imagerie du vécu dépasse n'importe quelle logique fondée sur un raisonnement. C'est là la force du teenager.

Et l'aventure gauchiste n'est pas, dans le contexte musical/électrique qui nous préoccupe, plus importante que la mode du twist ou des bottes à semelles compensées.


3. Punks

1967, année du regain americain...

À Monterey, Jimi "Wild Thing" Hendrix caresse de sa Stratocaster les bas-ventres californiens. L'outrage renaît, avec des groupes sensiblement en marge du mouvement hip : les Doors, Steppenwolf, deux des plus monstrueuses mécaniques que l'Amérique ait assemblées en son sein. Noblesse du cuir noir. Puissance. Viol. Et, sur la côte est, le Velvet. La viole de John Cale, comme le cri d'un ongle sur le tableau. Lou Reed, témoin nasillard d'une décadence feutrée il sera à David Bowie ce que Chuck Berry avait été aux Stones. Peel slowly and see, vous découvrirez une lumière et une chaleur blanches. Réverbères brisés, heavy vibes.

"Detroit, c'est le Grande Ballroom. Ça sent la sueur des chicks et tu prends des bouteilles dans les jambes, mais l'énergie est super high". (Phil, un punk du Michigan rencontré à Bath.)

Jouer du rockanroll à Detroit, cela signifie échapper aux chaînes de montage de la General Motors, oublier qu'il faut décrasser ses vitres chaque matin si l'on veut voir la lumière du jour. En 1969, le MC5 donna la mesure de cette réalité : un premier album de live, l'insurrectionnel "Kick Out The Jams". Dans la brèche ouverte par Rob Tyner et son gang, mille et un heavy-metal rockanroll hands s'engouffrèrent : Frost, SRC, les Amboy Dukes, les Rationals, le Bob Seger System, Frut, Brownsville Station, Cradle, Pride of Women, Up.

Et les Stooges, hurlant la punkitude des grands ensembles. Une musique devenue vertige, la plus belle/violente expression du rock urbain. Superbe arrogance d'Iggy crachant son ennui comme on déchire les affiches, lambeau par lambeau :

Well, it's 1969, OK
All across the USA
One more year for me and you
Another year with nothin' to do

(1969)


Autre personnage d'exception révélé par les Stooges : Ron Asheton. Réécoutez, sur le premier album, un morceau intitulé Not Right : vous y découvrirez la partie de guitare la plus rock, la plus "sale", la plus punk de l'histoire...

À cette époque, l'Angleterre s'essayait elle aussi à la High-Energy Music : Edgar Broughton et son légendaire Out Demons Out, les striptease de Twink (le batteur des Pink Fairies), la brutalité de Third World War. Les précurseurs de ce mouvement avaient été les Deviants, groupe profanateur assemblé par Mick Farren. Souvenir : un après-midi d'août 1972, à Wembley. Le Gladiateur noir est en scène. Il y a beaucoup de bière, deux chicks des White Panthers s'embrassant dans le soleil et des Teds qui dansent le bop. Tout à coup Mick Farren hurle "Bo Diddley is a lover..." Entre deux accords, le créateur de Mama Keep Your Big Mouth Shut tend le poing et sourit.

4.I'm bad

All the flat top cats
With their rock and roli queens
Just a-rockin' and rollin'
In their red & blue jeans
Rock and roll is all they play
All round the world.

(Little Richard, All Around The World)

1973 sera une année électrique. Alice Cooper a réintroduit l'éphémère (Eighteen, School's Out, Elected) dans un univers qui s'en passait difficilement. Mais Alice est un garçon très, très équilibré qui ignore les folies gratuites. Aucune confusion chez lui entre la scène et la vie : grand admirateur/observateur de Jim Morrison, il a su tirer les leçons qui s'imposaient, s'est fabriqué un masque fort pratique et ne dépassera jamais cette limite au-delà de laquelle le connu risquerait de s'effriter...

Ce pas, d'autres se décideront à le franchir. On pense aux New York Dolls dont le batteur (Billy Murcia, 18 ans) est mort il y a quelques semaines. Les Dolls semblent prêtes à pousser le jeu jusqu'à son extrême limite : elles exigent, avant même d'avoir enregistré un seul disque, deux Cadillac pour leurs déplacements. Si ces Poupées-là venaient à réussir leur coup, gageons qu'une génération entière s'éprendrait de leurs inspirations : Stones, Kinks, Pretty Things, Who... L'amour des Pierres ne nous avait-il pas, il y aura bientôt dix ans, fait découvrir Bo Diddley et Chuck Berry?

Les Flamin' Groovies, nous y reviendrons, sont de délicieux punks qui claquent sans cesse des doigts et possèdent chacun leur cran d'arrêt. I'm bad... Les Groovies ont su associer la musique des 50's, l'atmosphère des 60's et l'esprit des 70's en restant, ce qui ne gâche rien, de réels teenagers : demandez à Cyril, leur guitariste, comment il forçait l'entrée des concerts des Beach Boys, à Los Angeles, avec ses amis Kim Fowley et Rodney Bigenheimer.

À Londres c'est, depuis l'été dernier, la récréation nostalgique de la scène warholienne des mid-sixties : David Bowie et Roxy Music restent cependant les figures les plus représentatives de ce courant "cigarettes mentholées et camionneurs graisseux rêvant de Dorothy Lamour"... Lou Reed vient de sortir un nouvel album, "Transformer", et Iggy a terminé l'enregistrement du sien. Enfin, les Pretty Things reviennent, avec un Phil May aussi sensuel que par le passé.

Tout est possible, pour 1973. Flash Cadillac and the Continental Kids, les Sparks, Kim Fowley, Teenage Lust, il suffit d'oser... Du verre brisé, des cuirs flamboyants, et overdose sur overdose d'électricité. Laissez-vous porter, pendant un an, par cette rockanroll music (... It's got a back beat, you can't lose it) : get yer ya ya's out. Il n'est jamais trop tard pour tout recommencer. »


Yves Adrien, Rock & Folk, n° 72 - Janvier 1973.

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La Solitude De Brian Jones, par Yves Adrien


« Brian Jones, mort "à l'age de 26 ans ", en avait mille, vieille femme enceinte d'un ange mort-né, expérimentateur poly-instrumentiste payant le prix d'une vie d'exigence, d'égoisme et d'insatisfaction, Pop -Star affligée d'une horde d'enfants illégitimes auxquels il préférait ses chats, bref un coeur frigide: Mr.Heart of Stone, pour les fans.

"I see a red door/ And i want to paint it black": jeans de velours rouge et col roulé noir pour les séances du single menacant la lumière du monde ( " No colours anymore/ I want them to turn black" ), Brian Jones avait refermé chaque porte sur lui, remplacé ses relations par des sitars accordés à ses nerfs de cristal et goûté, en anti-cernes Estée Lauder et manteau d'hermine, ce cannibalisme autodestructeur que Poe nommait " démon de la perversité" et Sade " principe de délicatesse.

L'absolu entravé à sa source, le perfectionnisme menant à la suffocation et le bonheur borné des autres perçu comme un arrêt de mort, symptomes via lesquels le Rolling Stone blond se faisait l'héritier de Marylin Monroe: un Something's Got To Give inachevé, un Beggars Banquet d'où l'on sort seul, ultime acte d'Icône vieillissante entrevoyant le final façon silence-et- pharmacie, quand s'abat cette certitude que tout, décors et sentiments, sourires et soirées, ne fut que prétextes, leurres à l'usage de ceux qui ne demandent pas trop.

Pourtant, les Stars, au coeur stoppé eurent une enfance; dans Music Parade, éphémère revue anglaise de l'été 1965 promettant " Les Stones Par Celles Qui Savent", Mrs. Louisa Jones évoquait le jeune Brian,son fils: " A l'école, il était très tourné vers les sports, ping-pong et judo surtout, le plongeon, où il excellait. Nager ne l'intéressait pas particulièrement, mais c'était un habitué de l'échelle menant au grand plongeoir...."

Avec l'arrêt sur image du 3/7/1969, corolle argentée d'une chevelure buvant le chlore d'une piscine du Surrey, l'on lirait là la seule épitaphe digne de Brian Jones:

" Nager ne l'intéressait pas particulièrement." »


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« Et Iggy, deux soirs de suite, tendit ses muscles, les tendit à vide, prenant sur la scène du Palace une série de poses qu’on eu pu à plus d’un égard qualifier de plastiques : il y a des chansons abdominales et des chansons dorsales, un medley moins solaire qu’un plexus, un jeté battu synthétique, un « en garde de trois quarts » amnésique et, pour le final, un total assaut frontal du genre « portrait du junky repenti en gymnaste »...Pour certain(e)s, la démonstration fut captivante, pour d’autres déprimante et pour moi normale, juste normale. »

Yves Adrien (NovöVision)



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Je retourne à mes prières d'Agnostique...

03:20 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : 51-lectures : yves adrien | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

02/02/2007

Conseils à un jeune écrivain...

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Danilo Kis (Lire : Danilo Kich), écrivain Serbe (1935-1989) dispensait ses conseils au jeune écrivain selon les termes suivants :

Conseils à un jeune Écrivain


Cultive le doute à l’égard des idéologies régnantes et des princes.
Tiens-toi à l’écart des princes.
Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.
Sois persuadé que tu es plus fort que les généraux, mais ne te mesure pas à eux.
Ne crois pas que tu es plus faible que les généraux mais ne te mesure pas à eux.
Ne crois pas aux projets utopiques, sauf à ceux que tu conçois toi-même.
Montre-toi aussi fier envers les princes qu’envers la populace.
Aie la conscience tranquille quant aux privilèges que te confère ton métier d’écrivain.
Ne confonds pas la malédiction de ton choix avec l’oppression de classe.
Ne sois pas obsédé par l’urgence historique et ne crois pas en la métaphore des trains de l’histoire.
Ne saute,donc, pas dans les « trains de l’histoire », c’est une métaphore stupide.
Garde sans cesse à l’esprit cette maxime : «Qui atteint le but manque tout le reste ».
N’écris pas de reportages sur des pays où tu as séjourné en touriste ; n’écris pas de reportages du tout, tu n’es pas journaliste.
Ne te fie pas aux statistiques, aux chiffres, aux déclarations publiques : la réalité est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.
Ne visite pas les usines, les kolkhozes, les chantiers : le progrès est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.
Ne t’occupe pas d’économie, de sociologie, de psychanalyse.
Ne te pique pas de philosophie orientale, zen-bouddhisme etc : tu as mieux à faire.
Sois conscient du fait que l’imagination est sœur du mensonge, et par là-même dangereuse.
Ne t’associe avec personne : l’écrivain est seul.
Ne crois pas ceux qui disent que ce monde est le pire de tous.
Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.
Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.
Aie la conscience tranquille : les princes n’ont rien à voir avec toi, car tu es prince.
Aie la conscience tranquille : les mineurs de fond n’ont rien à voir avec toi, car tu es mineur de fond.
Sache que ce que tu n’as pas dit dans les journaux n’est pas perdu pour toujours : c’est de la tourbe.
N’écris pas sur commande.
Ne parie pas sur l’instant, car tu le regretterais.
Ne parie pas non plus sur l’éternité, car tu le regretterais.
Sois mécontent de ton destin, car seuls les imbéciles sont contents.
Ne sois pas mécontent de ton destin, car tu es un élu.
Ne cherche pas de justifications morales à ceux qui ont trahi.
Garde-toi du « redoutable esprit de suite ».
Crois ceux qui paient cher leur inconséquence.
Ne crois pas ceux qui font payer cher leur inconséquence.
Ne prône pas le relativisme de toutes les valeurs : la hiérarchie des valeurs existe.
Reçois avec indifférence les récompenses que te décernent les princes, mais ne fais rien pour les mériter.
Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la meilleure de toutes, car tu n’en as pas d’autres.
Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la pire de toutes, bien que tu ne l’échangerais contre aucune autre.
« Parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche » (Apocalypse 3, 16)
Ne sois pas servile, car les princes te prendraient pour valet.
Ne sois pas présomptueux, car tu ressemblerais aux valets des princes.
Ne te laisse pas persuader que la littérature est socialement inutile.
Ne pense pas que ta littérature est « utile à la société ».
Ne pense pas que tu es toi-même un membre utile de la société.
Ne te laisse pas persuader pour autant que tu es un parasite de la société.
Sois convaincu que ton sonnet vaut mieux que les discours des hommes politiques et des princes.
Sache que ton sonnet n’a aucun sens face à la rhétorique des hommes politiques et des princes.
Aie en toute chose ton avis propre.
Ne donne pas en toute chose ton avis.
C’est à toi que les mots coûtent le moins.
Tes mots n’ont pas de prix.
Ne parle pas au nom de ta nation, car qui es-tu pour prétendre représenter quiconque, si ce n’est toi-même ?
Ne sois pas dans l’opposition, car tu n’es pas en face, mais au-dessous.
Ne sois pas du côté du pouvoir et des princes, car tu es au-dessus d’eux.
Bats-toi contre les injustices sociales, sans en faire un programme.
Prends garde que la lutte contre les injustices sociales ne te détourne pas de ton chemin.
Apprends ce que pensent les autres, puis oublie-le.
Ne conçois pas de programme politique, ne conçois aucun programme : tu conçois à partir du magma et du chaos du monde.
Garde-toi de ceux qui proposent des solutions finales.
Ne sois pas l’écrivain des minorités.
Dès qu’une communauté te fait sien, remets-toi en question.
N’écris pas pour le « lecteur moyen » : tous les lecteurs sont moyens.
N’écris pas pour l’élite ; l’élite n’existe pas : tu es l’élite.
Ne pense pas à mort, mais n’oublie pas que tu es mortel.
Ne crois pas en l’immortalité de l’écrivain, ce sont là sottises de professeurs.
Ne sois pas tragiquement sérieux, car c’est comique.
Ne joue pas la comédie, car les boyards ont l’habitude qu’on les amuse.
Ne sois pas bouffon de cour.
Ne pense pas que les écrivains sont « la conscience de l’humanité » ; tu as vu trop de crapules.
Ne te laisse pas persuader que tu n’es rien ni personne : tu as vu que les boyards ont peur des poètes.
Ne va à la mort pour aucune idée et ne convainc personne de mourir.
Ne sois pas lâche, et méprise les lâches.
N’oublie pas que l’héroïsme se paie cher.
N’écris pas pour les fêtes et les jubilés.
N’écris pas de panégyriques, car tu le regretterais.
N’écris pas d’oraisons funèbres aux héros de la nation, car tu le regretterais.
Si tu ne peux pas dire la vérité – tais-toi.
Garde-toi des demi-vérités.
Lorsque c’est la fête, il n’y a pas de raison pour que tu y prennes part.
Ne rends pas service aux princes et aux boyards.
Ne demande pas de service aux princes et aux boyards.
Ne sois pas tolérant par politesse.
Ne défends pas la vérité à tout prix : « On ne discute pas avec un imbécile ».
Ne te laisse pas persuader que nous avons tous également raison, et que les goûts ne se discutent pas. « Etre deux à avoir tort ne veut pas dire qu’on soit deux à avoir raison » (Karl Popper )
« Admettre que l’autre puisse avoir raison ne nous protège pas contre un autre danger : celui de croire que tout le monde a peut-être raison ». (Popper)
Ne discute pas avec des ignorants de choses dont ils t’entendent parler pour la première fois.

N’aie pas de mission.
Garde-toi de ceux qui ont une mission.
Ne crois pas à la « pensée scientifique ».
Ne crois pas à l’intuition.
Garde-toi du cynisme, entre autres du tien.
Evite les lieux communs et les citations idéologiques.
Aie le courage de nommer le poème d’Aragon à la gloire du Guépéou une infamie.
Ne lui cherche pas de circonstances atténuantes.
Ne te laisse pas convaincre que dans la polémique Sartre-Camus les deux avaient raison.
Ne crois pas à l’écriture automatique ni au « flou artistique » - tu aspires à la clarté.
Rejette les écoles littéraires qui te sont imposées.
A la mention du « réalisme socialiste », tu renonces à toute discussion.
Sur le thème de la « littérature engagée », tu restes muet comme une carpe : tu laisses cela aux professeurs.
Celui qui compare les camps de concentration à la Santé, tu l’envoies valser.
Celui qui affirme que la Kolyma, c’est différent d’Auschwitz, tu l’envoies au diable.
Celui qui affirme qu’à Auschwitz on n’a exterminé que des poux, et non des hommes, tu le jettes dehors.
Celui qui affirme que tout cela représentait une « nécessité historique », même traitement.
« Segui il carro e lascia dir le genti ». (Dante)"


_______________________________________________________

En 1988, un Journaliste demandait à Danilo Kis :

« Si vous deviez condenser en un roman la réalité Yougoslave, avec ses profonds déchirements et le spectre de conflits fratricides, quels aspects en retiendriez-vous ? »

Et Danilo Kis de répondre : « Je décrirais des Gargantua et des Pantagruel, dévorés d’un énorme appétit, et une réunion de savants, de dirigeants communistes qui parlent, même entre eux, une langue incompréhensible et ne réussissent pas à communiquer avec la population ».

Danilo Kis ne vit pas l'implosion de son pays bien-aimé. Il mourut deux ans avant...
_________________

C'était ma parenthèse du jour... je retourne à mes lectures corrosives et mon écriture du Camp Mondial...

01/02/2007

Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont

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Isidore Ducasse, dit "Comte de Lautréamont" (1846-1870)



Isidore Ducasse naît à Montevideo, en Urugay, le 4 avril 1846, jour de la Saint Isidore. Son père y est chancelier au consulat de France. Sa mère meurt un an après sa naissance. On ne sait que très peu de choses sur Isidore Ducasse, autant dire presque rien.

Ses premières études se passent chez les Jésuites, puis il est envoyé pour ses études secondaires dans le sud-ouest de la France, en premier lieu au Lycée Impérial de Tarbes, en 1859, puis au Lycée Impérial de Pau de 1863 à 1865. Nous sommes en plein Second Empire. Napoléon III règne; La France se remet mal de la Révolution de 1848 et la Guerre avec la Prusse se profile à l'horizon.

Isidore n'obtient pas son baccalauréat ès lettres. Il tente le baccalauréat ès sciences, mais on ignore quel en fut le résultat. De mai à Octobre 1867 il retourne dans son pays natal. En France à nouveau, fin 1867, il loge à Paris dans un hôtel de la rue Notre-Dame-des-Victoires et entreprend des études supérieures dont on ne sait rien. Peut-être prépare-t-il le concours d'admission à l'École Polytechnique.
Mais en Août 1868, il publie à ses frais (il a 22 ans) et sans le signer, le premier Chant des Chants de Maldoror. Le Livre Complet ne sortira que durant l'été 1869. Imprimé en Belgique, le livre passe complètement inaperçu, bien qu'il fut imprimé par les presses d'Albert Lacroix, éditeur de Hugo. Imprimé en Belgique, alors que l'Ordre moral règne dans la France Bonapartiste, Les Chants de Maldoror ne comporte sur la couverture, outre le titre, que la signature suivante: Comte de Lautréamont. L'Éditeur, effrayé par le contenu du livre en suspend la diffusion. On sait que Ducasse rentre en contact avec Poulet-Malassis, l'ancien éditeur des "Fleurs du mal" de Charles Baudelaire, afin de tenter de sauver son livre, car celui-ci édite un Bulletin des publications défendues en France et y a signalé l'existence des "Chants de Maldoror". Mais sa demande demeura sans suite.
Très rapidement, Isidore Ducasse, sous son vrai nom cette fois, fait imprimer un premier fascicule chez Balitout, Questroy et Cie, chez lesquels il avait déjà sorti son premier Chant des Chants de Maldoror, d'un ouvrage nommé "Poésies". Puis, très vite encore, un deuxième fascicule de cette publication voit le jour. L'auteur considère alors ce travail de publication comme "permanent et sans prix", chaque souscripteur à la publication pouvant verser la somme que lui dicte son coeur.

Mais à l'été 1870 la guerre éclate entre la France et la Prusse. C'est bientôt la fin du second Empire et c'est dans un Paris assiégé par les prussiens et en proie à l'espoir et aux désordres de LA COMMUNE qu'Isidore Ducasse meurt le 24 Novembre 1870 d'une cause inconnue, en son domicile du 7, Faubourg-Montmartre. L'Épitaphe sur son tombeau aurait dit :"Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire: vous savez pourquoi. Ne priez pas pour lui."

Sa mort passée, ses deux seules oeuvres, "Les chants de Maldoror" et "Poésies" vont véritablement commencer leur carrière ! D'abord, "Poésies", racheté par Jean-Baptiste Rozez (libraire et éditeur en Belgique) est réédité en 1874. Mais c'est en 1885 qu'il attire la curiosité de Max Waller, directeur de La Jeune Belgique. C'est là que la chaîne se met en place. Max Waller recommande le livre à quelques uns de ses amis, Iwan Gilkin, Albert Giraud, qui le conseillent à leur tour... et pas à n'importe qui : Joris Karl Huysmans, Léon Bloy.

Quant aux "Chants de Maldoror", Léon Genonceaux les réédite en 1890.

Rémy de Gourmont fait référence aux Chants de Maldoror dans Le Mercure de France en 1891, déjà. Valéry Larbaud en tente une analyse dés 1914. Et c'est finalement Louis Aragon et André Breton, jeunes surréalistes, qui en recopient intégralement l'unique exemplaire connu et conservé à la Bibliothèque Nationale et en font découvrir la teneur en deux fois, dans les numéros 2 et 3 (avril et mai 1919) de leur revue Littérature. André Breton affirmera sans relâche ce que le Surréalisme doit à Isidore Ducasse : "C'est au comte de Lautréamont qu'incombe peut-être la plus grande part de l'état de choses poétique actuel : entendez la révolution surréaliste."

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Poésies -I


EXERGUE

«Je remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l'espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la foi, les sophismes par la froideur du calme et l'orgueil par la modestie.»
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Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes.
Les premiers principes doivent être hors de discussion.
J'accepte Euripide et Sophocle; mais je n'accepte pas Eschyle.
Ne faites pas preuve de manque des convenances les plus élémentaires et de mauvais goût envers le créateur.
Repoussez l'incrédulité: vous me ferez plaisir.
Il n'existe pas deux genres de poésies; il n'en est qu'une.
Il existe une convention peu tacite entre l'auteur et le lecteur, par laquelle le premier s'intitule malade, et accepte le second comme garde-malade. C'est le poète qui console l'humanité! Les rôles sont intervertis arbitrairement.
Je ne veux pas être flétri de la qualification de poseur.
Je ne laisserai pas des Mémoires.
La poésie n'est pas la tempête, pas plus que le cyclone. C'est un fleuve majestueux et fertile.
Ce n'est qu'en admettant la nuit physiquement, qu'on est parvenu à la faire passer moralement. O Nuits d'Young! vous m'avez causé beaucoup de migraines!
On ne rêve que lorsque l'on dort. Ce sont des mots comme celui de rêve, néant de la vie, passage terrestre, la préposition peut-être, le trépied désordonné, qui ont infiltré dans vos âmes cette poésie moite des langueurs, pareille à de la pourriture. Passer des mots aux idées, il n'y a qu'un pas.
Les perturbations, les anxiétés, les dépravations, la mort, les exceptions dans l'ordre physique ou moral, l'esprit de négation, les abrutissements, les hallucinations servies par la volonté, les tourments, la destruction, les renversements, les larmes, les insatiabilités, les asservissements, les imaginations creusantes, les romans, ce qui est inattendu, ce qu'il ne faut pas faire, les singularités chimiques de vautour mystérieux qui guette la charogne de quelque illusion morte, les expériences précoces et avortées, les obscurités à carapace de punaise, la monomanie terrible de l'orgueil, l'inoculation des stupeurs profondes, les oraisons funèbres, les envies, les trahisons, les tyrannies, les impiétés, les irritations, les acrimonies, les incartades agressives, la démence, le splëen, lesépouvantements raisonnés, les inquiétudes étranges, que le lecteur préférerait ne pas éprouver, les grimaces, les névroses, les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois, les exagérations, l'absence de sincérité, les scies, les platitudes, le sombre, le lugubre, les enfantements pires que les meurtres, les passions, le clan des romanciers de cours d'assises, les tragédies, les odes, les mélodrames, les extrêmes présentés à perpétuité, la raison impunément sifflée, les odeurs de poule mouillée, les affadissements, les grenouilles, les poulpes, les requins, le simoun des déserts, ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux, phoque parlant, équivoque, poitrinaire, spasmodique, aphrodisiaque, anémique, borgne, hermaphrodite, bâtard, albinos, pédéraste, phénomène d'aquarium et femme à barbe, les heures soûles du découragement taciturne, les fantaisies, les âcretés, les monstres, les syllogismes démoralisateurs, les ordures, ce qui ne réfléchit pas comme l'enfant, la désolation, ce mancenillier intellectuel, les chancres parfumés, les cuisses aux camélias, la culpabilité d'un écrivain qui roule sur la pente du néant et se méprise lui-même avec des cris joyeux, les remords, les hypocrisies, les perspectives vagues qui vous broient dans leurs engrenages imperceptibles, les crachats sérieux sur les axiômes sacrés, la vermine et ses chatouillements insinuants, les préfaces insensées, comme celles de Cromwell, de Mlle de Maupin et de Dumas fils, les caducités, les impuissances, les blasphêmes, les asphyxies, les étouffements, les rages, – devant ces charniers immondes, que je rougis de nommer, il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement.
Votre esprit est entraîné perpétuellement hors de ses gonds, et surpris dans le piége de ténèbres construit avec un art grossier par l'égoïsme et l'amour-propre.
Le goût est la qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités. C'est le nec plus ultrà de l'intelligence. Ce n'est que par lui seul que le génie est la santé suprême et l'équilibre de toutes les facultés. Villemain est trente-quatre fois plus intelligent qu'Eugène Sue et Frédéric Soulié. Sa préface du Dictionnaire de l'Académie verra la mort des romans de Walter Scott, de Fenimore Cooper, de tous les romans possibles et imaginables. Le roman est un genre faux, parce qu'il décrit les passions pour elles-mêmes: la conclusion morale est absente. Décrire les passions n'est rien; il suffit de naître un peu chacal, un peu vautour, un peu panthère. Nous n'y tenons pas. Les décrire, pour les soumettre à une haute moralité, comme Corneille, est autre chose. Celui qui s'abstiendra de faire la première chose, tout en restant capable d'admirer et de comprendre ceux à qui il est donné de faire la deuxième, surpasse, de toute la supériorité des vertus sur les vices, celui qui fait la première. Par cela seul qu'un professeur de seconde a dit: «Quand on me donnerait tous les trésors de l'univers, je ne voudrais pas avoir fait des romans pareils à ceux de Balzac et d'Alexandre Dumas» , par cela seul, il est plus intelligent qu'Alexandre Dumas et Balzac. Par cela seul qu'un élève de troisième s'est pénétré qu'il ne faut pas chanter les difformités physiques et intellectuelles, par cela seul, il est plus fort, plus capable, plus intelligent que Victor Hugo, s'il n'avait fait que des romans, des drames et des lettres.
Alexandre Dumas fils ne fera jamais, au grand jamais, un discours de distribution des prix pour un lycée. Il ne connaît pas ce que c'est que la morale. Elle ne transige pas. S'il le faisait, il devrait auparavant biffer d'un trait de plume tout ce qu'il a écrit jusqu'ici, en commençant par ses Préfaces absurdes. Réunissez un jury d'hommes compétents: je soutiens qu'un bon élève de seconde est plus fort que lui dans n'importe quoi, même dans la sale question des courtisanes.
Les chefs-d'oeuvre de la langue française sont les discours de distribution pour les lycées, et les discours académiques. En effet, l'instruction de la jeunesse est peut-être la plus belle expression pratique du devoir, et une bonne appréciation des ouvrages de Voltaire (creusez le mot appréciation) est préférable à ces ouvrages eux-mêmes. – Naturellement!
Les meilleurs auteurs de romans et de drames dénatureraient à la longue la fameuse idée du bien, si les corps enseignants, conservatoires du juste, ne retenaient les générations jeunes et vieilles dans la voie de l'honnêteté et du travail.
En son nom personnel, malgré elle, il le faut, je viens renier, avec une volonté indomptable, et une ténacité de fer, le passé hideux de l'humanité pleurarde. Oui: je veux proclamer le beau sur une lyre d'or, défalcation faite des tristesses goitreuses et des fiertés stupides qui décomposent, à sa source, la poésie marécageuse de ce siècle. C'est avec les pieds que je foulerai les stances aigres du scepticisme, qui n'ont pas leur motif d'être. Le jugement, une fois entré dans l'efflorescence de son énergie, impérieux et résolu, sans balancer une seconde dans les incertitudes dérisoires d'une
pitié mal placée, comme un procureur général, fatidiquement, les condamne. Il faut veiller sans relâche sur les insomnies purulentes et les cauchemars atrabilaires. Je méprise et j'exècre l'orgueil, et les voluptés infâmes d'une ironie, faite éteignoir, qui déplace la justesse de la pensée.
Quelques caractères, excessivement intelligents, il n'y a pas lieu que vous l'infirmiez par des palinodies, d'un goût douteux, se sont jetés, à tête perdue, dans les bras du mal. C'est l'absinthe, savoureuse, je ne le crois pas, mais, nuisible, qui tua moralement l'auteur de Rolla, Malheur à ceux qui sont gourmands! A peine est-il entré dans l'âge mûr, l'aristocrate anglais, que sa harpe se brise sous les murs de Missolonghi, après n'avoir cueilli sur son passage que les fleurs qui couvent l'opium des mornes anéantissements.
Quoique plus grand que les génies ordinaires, s'il s'était trouvé de son temps un autre poète, doué, comme lui, à doses semblables, d'une intelligence exceptionnelle, et capable de se présenter comme son rival, il aurait avoué, le premier, l'inutilité de ses efforts pour produire des malédictions disparates; et que, le bien exclusif est, seul, déclaré digne, de par la voix de tous les mondes, de s'approprier notre estime. Le fait fut qu'il n'y eut personne pour le combattre avec avantage. Voilà ce qu'aucun n'a dit. Chose étrange! même en feuilletant les recueils et les livres de son époque, aucun critique n'a songé à mettre en relief le rigoureux syllogisme qui précède. Et ce n'est que celui qui le surpassera qui peut l'avoir inventé. Tant on était rempli de stupeur et d'inquiétude, plutôt que d'admiration réfléchie, devant des ouvrages écrits d'une main perfide, mais qui révélaient, cependant, les manifestations imposantes d'une âme qui n'appartient pas au vulgaire des hommes, et qui se trouvait à son aise dans les conséquences dernières d'un des deux moins obscurs
problèmes qui intéressent les coeurs non-solitaires: le bien, le mal. Il n'est pas donné à quiconque d'aborder les extrêmes, soit dans un sens, soit dans un autre. C'est ce qui explique pourquoi, tout en louant, sans arrière-pensée, l'intelligence merveilleuse dont il dénote à chaque instant la preuve, lui, un des quatre ou cinq phares de l'humanité, l'on fait, en silence, ses nombreuses réserves sur les applications et l'emploi injustifiables qu'il en a faits sciemment. Il n'aurait pas dû parcourir les domaines sataniques.
La révolte féroce des Troppmann, des Napoléon Ier, des Papavoine, des Byron, des Victor Noir et des Charlotte Corday sera contenue à distance de mon regard sévère. Ces grands criminels, à des titres si divers, je les écarte d'un geste. Qui croit-on tromper ici, je le demande avec une lenteur qui s'interpose? Ô dadas de bagne! Bulles de savon! Pantins en baudruche! Ficelles usées! Qu'ils s'approchent, les Konrad, les Manfred, les Lara, les marins qui ressemblent au Corsaire, les Méphistophélès, les Werther, les Don Juan, les Faust, les Iago, les Rodin, les Caligula, les Caïn, les Iridion, les mégèresà l'instar de Colomba, les Ahrimane, les manitous manichéens, barbouillés de cervelle, qui cuvent le sang de leurs victimes dans les pagodes sacrées de l'Hindoustan, le serpent, le crapaud et le crocodile, divinités, considérées comme anormales, de l'antique Égypte, les sorciers et les puissances démoniaques du moyen âge, les Prométhée, les Titans de la mythologie foudroyés par Jupiter, les Dieux Méchants vomis par l'imagination primitive des peuples barbares, – toute la série bruyante des diables en carton. Avec la certitude de les vaincre, je saisis la cravache de l'indignation et de la concentration qui soupèse, et j'attends ces monstres de pied ferme, comme leur dompteur prévu.
Il y a des écrivains ravalés, dangereux loustics, farceurs au quarteron, sombres mystificateurs, véritables aliénés, qui mériteraient de peupler Bicêtre. Leurs têtes crétinisantes, d'où une tuile a été enlevée, créent des fantômes gigantesques, qui descendent au lieu de monter. Exercice scabreux; gymnastique spécieuse. Passez donc, grotesque muscade. S'il vous plaît, retirez-vous de ma présence, fabricateurs, à la douzaine, de rébus défendus, dans lesquels je n'apercevais pas auparavant, du premier coup, comme aujourd'hui, le joint de la solution frivole. Cas pathologique d'un égoïsme formidable. Automates fantastiques: indiquez-vous du doigt, l'un à l'autre, mes enfants, l'épithète qui les remet à leur place.
S'ils existaient, sous la réalité plastique, quelque part, ils seraient, malgré leur intelligence avérée, mais fourbe, l'opprobre, le fiel, des planètes qu'ils habiteraient la honte. Figurez-vous-les, un instant, réunis en société avec des substances qui seraient leurs semblables. C'est une succession non interrompue de combats, dont ne rêveront pas les bouledogues, interdits en France, les requins et les macrocéphales-cachalots. Ce sont des torrents de sang, dans ces régions chaotiques pleines d'hydres et de minotaures, et d'où la colombe, effarée sans retour, s'enfuit à tire-d'aile. C'est un entassement de bêtes apocalyptiques, qui n'ignorent pas ce qu'elles font. Ce sont des chocs de passions, d'irréconciliabilités et d'ambitions, à travers les hurlements d'un orgueil qui ne se laisse pas lire, se contient, et dont personne ne peut, même approximativement, sonder les écueils et les bas-fonds.
Mais, ils ne m'en imposeront plus. Souffrir est une faiblesse, lorsqu'on peut s'en empêcher et faire quelque chose de mieux. Exhaler les souffrances d'une splendeur non équilibrée, c'est prouver, ô moribonds des maremmes perverses! moins de résistance et de courage, encore. Avec ma voix et ma solennité des grands jours, je te rappelle dans mes foyers déserts, glorieux espoir. Viens t'asseoir à mes côtés, enveloppé du
manteau des illusions, sur le trépied raisonnable des apaisements. Comme un meuble de rebut, je t'ai chassé de ma demeure, avec un fouet aux cordes de scorpions. Si tu souhaites que je sois persuadé que tu as oublié, en revenant chez moi, les chagrins que, sous l'indice des repentirs, je t'ai causés autrefois, crebleu, ramène alors avec toi, cortége sublime, – soutenez-moi, je m'évanouis! – les vertus offensées et leurs impérissables redressements.
Je constate, avec amertume, qu'il ne reste plus que quelques gouttes de sang dans les artères de nos époques phtisiques. Depuis les pleurnicheries odieuses et spéciales, brevetées sans garantie d'un point de repère, des Jean-Jacques Rousseau, des Châteaubriand et des nourrices en pantalon aux poupons Obermann, à travers les autres poètes qui se sont vautrés dans le limon impur, jusqu'au songe de Jean-Paul, le suicide de Dolorès de Veintemilla, le Corbeau d'Allan, la Comédie Infernale du Polonais, les yeux sanguinaires de Zorilla, et l'immortel cancer, Une Charogne, que peignit autrefois, avec amour, l'amant morbide de la Vénus hottentote, les douleurs invraisemblables que ce siècle s'est créées à lui-même, dans leur voulu monotone et dégoûtant, l'ont rendu poitrinaire. Larves absorbantes dans leurs engourdissements insupportables!
Allez, la musique.
Oui, bonnes gens, c'est moi qui vous ordonne de brûler, sur une pelle, rougie au feu, avec un peu de sucre jaune, le canard du doute, aux lèvres de vermouth, qui, répandant, dans une lutte mélancolique entre le bien et le mal, des larmes qui ne viennent pas du coeur, sans machine pneumatique, fait, partout, le vide universel. C'est ce que vous avez de mieux à faire.
Le désespoir, se nourrissant avec un parti pris, de ses fantasmagories, conduit imperturbablement le littérateur à l'abrogation en masse des lois divines et sociales, et à la méchanceté théorique et pratique. En un mot, fait prédominer le derrière humain dans les raisonnements. Allez, et passez-moi le mot! L'on devient méchant, je le répète, et les yeux prennent la teinte des condamnés à mort. Je ne retirerai pas ce que j'avance. Je veux que ma poésie puisse être lue par une jeune fille de quatorze ans.
La vraie douleur est incompatible avec l'espoir. Pour si grande que soit cette douleur, l'espoir, de cent coudées, s'élève plus haut encore. Donc, laissez-moi tranquille avec les chercheurs. A bas, les pattes, à bas, chiennes cocasses, faiseurs d'embarras, poseurs! Ce qui souffre, ce qui dissèque les mystères qui nous entourent, n'espère pas. La poésie qui discute les vérités nécessaires est moins belle que celle qui ne les discute pas. Indécisions à outrance, talent mal employé, perte de temps: rien ne sera plus facile à vérifier.
Chanter Adamastor, Jocelyn, Rocambole, c'est puéril. Ce n'est même que parce que l'auteur espère que le lecteur sous-entend qu'il pardonnera à ses héros fripons, qu'il se trahit lui-même et s'appuie sur le bien pour faire passer la description du mal. C'est au nom de ces mêmes vertus que Frank a méconnues, que nous voulons bien le supporter, ô saltimbanques de malaises incurables.
Ne faites pas comme ces explorateurs sans pudeur, magnifiques, à leurs yeux, de mélancolie, qui trouvent des choses inconnues dans leur esprit et dans leurs corps!
La mélancolie et la tristesse sont déjà le commencement du doute; le doute est le commencement du désespoir; le désespoir est le commencement cruel des différents degrés de la méchanceté. Pour vous en convaincre, lisez la Confession d'un enfant du siècle. La pente est fatale, une fois qu'on s'y engage. Il est certain qu'on arrive à la méchanceté. Méfiez-vous de la pente. Extirpez le mal par la racine. Neflattez pas le culte d'adjectifs tels que indescriptible, inénarrable, rutilant, incomparable, colossal, qui mentent sans vergogne aux substantifs qu'ils défigurent: ils sont poursuivis par la lubricité.
Les intelligences de deuxième ordre, comme Alfred de Musset, peuvent pousser rétivement une ou deux de leurs facultés beaucoup plus loin que les facultés correspondantes des intelligences de premier ordre, Lamartine, Hugo. Nous sommes en présence du déraillement d'une locomotive surmenée. C'est un cauchemar qui tient la plume. Apprenez que l'âme se compose d'une vingtaine de facultés. Parlez-moi de ces mendiants qui ont un chapeau grandiose, avec des haillons sordides!
Voici un moyen de constater l'infériorité de Musset sous les deux poètes. Lisez, devant une jeune fille, Rolla ou Les Nuits, Les Fous de Cobb, sinon les portraits de Gwynplaine et de Dea, ou le Récit de Théramène d'Euripide, traduit en vers français par Racine le père. Elle tressaille, fronce les sourcils, lève et abaisse les mains, sans but déterminé, comme un homme qui se noie; les yeux jetteront des lueurs verdâtres. Lisez-lui la Prière pour tous, de Victor Hugo. Les effets sont diamétralement opposés. Le genre d'électricité n'est plus le même. Elle rit aux éclats, elle en demande davantage.
De Hugo, il ne restera que les poésies sur les enfants, où se trouve beaucoup de mauvais.
Paul et Virginie, choque nos aspirations les plus profondes au bonheur. Autrefois, cet épisode qui broie du noir de la première à la dernière page, surtout le naufrage final, me faisait grincer des dents. Je me roulais sur le tapis et donnais des coups de pied à mon cheval en bois. La description de la douleur est un contresens. Il faut faire voir tout en beau. Si cette histoire était racontée dans une simple biographie, je ne l'attaquerais point. Elle change tout de suite de caractère. Le malheur devient auguste par la volonté impénétrable de Dieu qui le créa. Mais l'homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres. C'est ne vouloir, à toutes forces, considérer qu'un seul côté des choses. Ö hurleurs maniaques, que vous êtes!
Ne reniez pas l'immortalité de l'âme, la sagesse de Dieu, la grandeur de la vie, l'ordre qui se manifeste dans l'univers, la beauté corporelle, l'amour de la famille, le mariage, les institutions sociales. Laissez de côté les écrivassiers funestes: Sand, Balzac, Alexandre Dumas, Musset, Du Terrail, Féval, Flaubert, Baudelaire, Leconte et la Grève des Forgerons!
Ne transmettez à ceux qui vous lisent que l'expérience qui se dégage de la douleur, et qui n'est plus la douleur elle-même. Ne pleurez pas en public.
Il faut savoir arracher des beautés littéraires jusque dans le sein de la mort; mais ces beautés n'appartiendront pas à la mort. La mort n'est ici que la cause occasionnelle. Ce n'est pas le moyen, c'est le but, qui n'est pas elle. Les vérités immuables et nécessaires, qui font la gloire des nations, et que le doute s'efforce en vain d'ébranler, ont commencé depuis les âges. Ce sont des choses auxquelles on ne devrait pas toucher. Ceux qui veulent faire de l'anarchie en littérature, sous prétexte de nouveau, tombent dans le contresens. On n'ose pas attaquer Dieu; on attaque l'immortalité de l'âme. Mais, l'immortalité de l'âme, elle aussi, est vieille comme les assises du monde. Quelle autre croyance la remplacera, si elle doit être remplacée? Ce ne sera pas toujours une négation.
Si l'on se rappelle la vérité d'où découlent toutes les autres, la bonté absolue de Dieu et son ignorance absolue du mal, les sophismes s'effondreront d'eux-mêmes. S'effondrera, dans un temps pareil, la littérature peu poétique qui s'est appuyée sur eux. Toute littérature qui discute les axiomes éternels est condamnée à ne vivre que d'elle-même. Elle est injuste. Elle se dévore le foie. Les novissima Verba font sourire superbement les gosses sans mouchoir de la quatrième. Nous n'avons pas le droit d'interroger le Créateur sur quoi que ce soit.
Si vous êtes malheureux, il ne faut pas le dire au lecteur. Gardez cela pour vous.
Si on corrigeait les sophismes dans le sens des vérités correspondantes à ces sophismes, ce n'est que la correction qui serait vraie; tandis que la pièce ainsi remaniée, aurait le droit de ne plus s'intituler fausse. Le reste serait hors du vrai, avec trace de faux, par conséquent nul, et considéré,
forcément, comme non avenu.
La poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes. Reprenons le fil indestructible de la poésie impersonnelle brusquement interrompu depuis la naissance du philosophe manqué de Ferney, depuis l'avortement du grand Voltaire.
Il paraît beau, sublime, sous prétexte d'humilité ou d'orgueil, de discuter les causes finales, d'en fausser les conséquences stables et connues. Détrompez-vous, parce qu'il n'y a rien de plus bête! Renouons la chaîne régulière avec les temps passés; la poésie est la géométrie par excellence. Depuis Racine, la poésie n'a pas progressé d'un millimètre. Elle a reculé. Grâce à qui? aux Grandes-Têtes-Molles de notre époque. Grâce aux femmelettes, Châteaubriand, le Mohican-Mélancolique; Sénancourt, l'Homme-en-Jupon; JeanJacques Rousseau, le Socialiste-Grincheur; Anne Radcliffe, le Spectre-Toqué; Edgar Poe, le Mameluck-des-Rêves-d'Alcool; Mathurin, le Compère-des-Ténèbres; Georges Sand, l'Hermaphrodite-Circoncis; Théophile Gautier, l'Incomparable-Epicier; Leconte, le Captif-du-Diable; Goethe, le Suicidé-pour-Pleurer; Sainte-Beuve, le Suicidé-pour-Rire; Lamartine, la Cigogne-Larmoyante;
Lermontoff, le Tigre-qui-Rugit; Victor Hugo, le Funèbre-Echalas-Vert; Misçkiéwicz, l'Imitateur-de-Satan; Musset, le Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle; et Byron, l'Hippopotame-des-Jungles-Infernales.
Le doute a existé en tout temps en minorité. Dans ce siècle, il est en majorité. Nous respirons la violation du devoir par les pores. Cela ne s'est vu qu'une fois; cela ne se reverra plus.
Les notions de la simple raison sont tellement obscurcies à l'heure qu'il est, que, la première chose que font les professeurs de quatrième, quand ils apprennent à faire des vers latins à leurs élèves, jeunes poètes dont la lèvre est humectée du lait maternel, c'est de leur dévoiler par la pratique le nom d'Alfred de Musset. Je vous demande un peu, beaucoup! Les professeurs de troisième, donc, donnent, dans leurs classes à traduire, en vers grecs, deux sanglants épisodes. Le premier, c'est la repoussante comparaison du pélican. Le deuxième, sera l'épouvantable catastrophe arrivée à un laboureur. A quoi bon regarder le mal? N'est-il pas en minorité? Pourquoi pencher la tête d'un lycéen sur des questions qui, faute de n'avoir pas été comprises, ont fait perdre la leur à des hommes tels que Pascal et Byron?
Un élève m'a raconté que son professeur de seconde avait donné à sa classe, jour par jour, ces deux charognes à traduire en vers hébreux, Ces plaies de la nature animale et humaine le rendirent malade pendant un mois, qu'il passa à l'infirmerie. Comme nous nous connaissions, il me fit demander par sa mère. Il me raconta, quoique avec naïveté, que ses nuits étaient troublées par des rêves de persistance, Il croyait voir une armée de pélicans qui s'abattaient sur sa poitrine, et la lui déchiraient. Ils s'envolaient ensuite vers une chaumière en flammes. Ils mangeaient la femme du laboureur et ses enfants. Le corps noirci de brûlures, le laboureur sortait de la maison, engageait avec les pélicans un combat atroce. Le tout se précipitait dans la chaumière, qui retombait en éboulements. De la masse soulevée des décombres – cela ne ratait jamais – il voyait sortir son professeur de seconde, tenant d'une main son coeur, de l'autre une feuille de papier où l'on déchiffrait, en traits de soufre, la comparaison du pélican et celle du laboureur, telles que Musset lui-même les a composées. Il ne fut pas facile, au premier abord, de pronostiquer son genre de maladie. Je lui recommandai de se taire soigneusement, et de n'en parler à personne, surtout à son professeur de seconde. Je conseillai à sa mère de le prendre quelques jours chez elle, en assurant que cela se passerait. En effet, j'avais soin d'arriver chaque jour pendant quelques heures, et cela se passa.
Il faut que la critique attaque la forme, jamais le fond de vos idées, de vos phrases. Arrangez-vous.
Les sentiments sont la forme de raisonnement la plus incomplète qui se puisse imaginer.
Toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle."

31/01/2007

Aux Modernes

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"Aux Modernes

Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,
Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,
Châtrés dès le berceau par le siècle assassin
De toute passion vigoureuse et profonde.

Votre cervelle est vide autant que votre sein,
Et vous avez souillé ce misérable monde
D'un sang si corrompu, d'un souffle si malsain,
Que la mort germe seule en cette boue immonde.

Hommes, tueurs de Dieux, les temps ne sont pas loin
Où, sur un grand tas d'or vautrés dans quelque coin,
Ayant rongé le sol nourricier jusqu'aux roches,

Ne sachant faire rien ni des jours ni des nuits,
Noyés dans le néant des suprêmes ennuis,
Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches."


Charles-Marie LECONTE DE LISLE (1818-1894)
Poèmes barbares


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22/01/2007

Trois Photos du Général

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"La politique ne m’intéresse que lorsqu’elle est située sur le terrain tragique et qu’elle met aux prises un individu, l’histoire et le destin. Autant dire que, né en 1959, je n’ai jamais eu l’occasion de me passionner pour les péripéties qui ont conduit au pouvoir un banquier matois, un inspecteur des finances arrogant, un avocat véreux et un énarque impulsif, tous complices de ceux qui ont installé l’histoire dans le registre hystérique et décérébré de la comédie de boulevard.
Lorsque le Général de Gaulle disparaît, j’ai onze ans et subis la pédagogie de prêtre salésiens dans un orphelinat fonctionnant sur les principes du siècle précédent : perversions, coups, brimades, sadisme à la petite semaine, saleté. Passons . La mort du connétable a signifié, pour moi, une journée de congé, le jour des obsèques. Ceux qui avaient des parents dignes de ce nom sont rentrés chez eux, quittant le pensionnat où nous sommes restés une poignée, une dizaine sur les six-cent élèves que comptaient l’école.
Dans cette prison où tout était vu, su, encadré dans de rigoureux emplois du temps, décidé par des curés perclus de complexes et de ressentiments à l’endroit de la vie, nous avons été abandonnés à nous-mêmes, laissés-pour-compte, considérés comme absents : le Général était mort, quelque chose d’exceptionnel se passait, et les règlements de l’orphelinat n’existaient plus. Alors que les prêtres devaient suivre les évènements à la télévision, nous en avons profité, à deux ou trois, pour visiter la salle des professeurs où nous avons retourné toutes les paperasses possibles et inimaginables. Nous avons mangé deux ou trois gâteaux qui traînaient là, volé des cartes postales et des livres, fait bombance et régné comme des rois.
Après cette fête de l’âne, à notre manière, nous avons décidé de dormir à la belle étoile, non loin du Belvédère, un endroit dans un bois proche, qui dominait le cour de l’Orne et les champs alentours. Nous avions des cigarettes, un peu d’alcool et de quoi transformer une bâche en toile de tente : la nuit, froide, les bruits du lieu, les cris d’animaux, les chiens au loin, et d’autres bestioles hululantes ou sifflantes dont nous ignorions tout, on entamé nos ardeurs. Nous rentrâmes au dortoir sans que personne nous ai vu, ni se soit aperçu de notre escapade car tous les adultes avaient déserté les postes de combat : la guérite de surveillance dans le dortoir aux cent-vingt lits, les couloirs habituellement hantés par des cerbères tout de noir vêtus, le bureau du préfet de discipline ou les chambres de surveillants. Tout était mort, la liberté était à nous, je ne savais quoi en faire.
De Gaulle, pour moi, c’était la cause des inscriptions faites en blanc sur la fromagerie de mon village : non . « Non à quoi ? » Mes parents m’avaient bien répondu : « Non à De Gaulle », mais je n’en comprenais pas plus. J’était soucieux, à l’époque, des faveurs d’une jeune et jolie parisienne qui venait en vacances dans le bourg et à qui j’écrivais des lettres enflammées : elle me répondait des inepties, mais je crois bien que j’étais amoureux. En même temps, je tenais scrupuleusement mon journal et remplissais des carnets d’histoire que j’inventais et transformais en romans. La vie paraissait simple, mes parents sur leur plan ète, moi sur la mienne et De Gaulle au milieu de tout ça. J’ai bien souvenir, vaguement, qu’à la télévision, où je ne comprenais rien des Perses d’Eschyle, apparaissait parfois un vieil homme, une fois en costume sombre, une autre en habit militaire, et qu’il parlait après qu’une musique royale l’avait précédé au générique. Mais je n’ai jamais eu soucis de ce qu’il disait. Et voilà qu’il était mort.
Par la suite, j’ai compris de manière viscérale que les humiliations supportées par les pauvres devraient interdire à tout jamais qu’ils deviennent de droite, comme on dit. Donc, souscrivant à la vulgate, j’ai cru plusieurs années que De Gaulle était un homme de droite, parce que ceux de gauche le disaient, certes, mais aussi parce que ceux de droite, parfois, s’en réclamaient. C’est en lisant Les chênes qu’on abbat que j’ai compris que les choses n’étaient pas aussi simples. Je venais d’avoir vingt ans et j’ai souligné, dans la marge, ces commentaires de Malraux que je retrouve aujourd’hui : « Le Général ne pouvait affronter que des évènements historiques —ou la mort —ou le secret. » Puis : « Il n’est évidemment pas un défenseur du capitalisme, mais pas d’avantage du prolétariat. » Enfin : « Sa pensée ombrageuse ne se confond pas avec un système. » Et, par la suite, je n’ai cessé d’aimer cet homme installé dans l’épique et le mythe, le tragique et la souveraineté, passionné de liberté et d’indépendance. Il me plaisait également qu’il fut lecteur de Bergson et de Nietzsche, homme d’action à la volonté trempée comme un glaive, visionnaire et, parce que j’aime tout particulièrement ce trait, ombrageux. En feuilletant aujourd’hui le livre de Malraux, je redécouvre ces vers de Victor Hugo :

Oh ! quel farouche bruit font dans le crépuscule
Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule !

Comment puis-je concilier un goût pour De Gaulle l’austère et en même temps aimer Antisthène ou Diogène ? Comment apprécier l’action d’un général quand on est antimilitariste ? Comment soutenir un homme que la gauche honnit, que la droite récupère quand on se sent plus chez soi chez Stirner ou Proudhon, Nietzsche ou Baudelaire ? Comment s’enthousiasmer pour un catholique pratiquant quand on est d’un athéisme radical ? Je me suis souvent posé ces questions, craignant pour mon compte les pires contradictions avant de trouver la réponse : j’ai plaisir à cette individualité forte tout simplement parce que j’aime les figures singulières, les destins sans duplication, les monades rebelles et audacieuses qui assument le tragique à l’œuvre dans l’antinomie radicale entre l’individu et la société, les styles à l’œuvre, les visionnaires qui agissent, les solitaires qui s’impliquent dans l’action comme on se jette la tête la première dans un abyme ou un brasier.
Le grand homme n’est pas seulement ce que Hegel en dit, une construction de l’esprit, une ruse de la raison prise par l’histoire, une incarnation transformant un sujet en objet, il est surtout un sculpteur d’énergie, un démiurge, un artiste ou un poète au sens grec, un producteur de forme et de sens. Il faut lire Carlyle et Scheler, sinon Bergson pour se souvenir de la parenté entre le Saint, le Génie et le Héros, pointes d’une civilisation, éminences d’un ordre au milieu du chaos. Le trait distinctif de ces figures d’exception est la solitude dans l’expression de leur destin, dans le déroulement de l’anankè, la nécessité. Et je comprends soudain pour quelles raisons, dans l’iconographie du général de Gaulle, trois photographies font partie de mon musée imaginaire : toutes elles montrent un homme seul face à son destin, une fois en mer de Manche en 1941, une autre sur la pelouse de Baden-Baden en 1968, une dernière sur les plages d’Irlande en 1970.
Sur ces trois clichés, De Gaulle est personnage de tragédie, un acteur échappé des pièces de Corneille : confronté au pouvoir, l’homme est une fois rebelle, une autre fois solitaire, une dernière fois exilé, trois états familiers des héros cornéliens qui évoluent dans le désir de grandeur, et cheminent travaillés par la volonté d’être à la hauteur, debout, majestueux. Le héros cornélien a l’âme fière, le sens de l’honneur et de la gloire, du destin et de la nécessité, il sait la puissance et la force du devoir. En politique, il vise le sublime, catégori e esthétique par excellence, à partir de laquelle il ordonne le réel. Du vieil homme, Malraux écrivait : « Il a toujours dit que son idéologie courrait mal en terrain plat. » Et chez lui comme chez Nietzsche, on trouve souvent des métaphores de cimes, de montagnes, de crêtes et de pics. A la Boisserie, il dira : « quand tout va mal et que vous cherchez votre décision, regardez vers les sommets ; il n’y a pas d’encombrements. » Les géographies gaulliènes sont les déserts et les pleines mers, les rocs et les embruns, les landes et les escarpements. D’autres se satisfont de mornes plaines et de fondrières aux eaux croupissantes.
La pleine mer, donc, avec cette photographie qui le représente en ciré, képi sur le chef, ganté, dépassant d’une tête ceux des marins qui l’accompagnent. Derrière lui, la mer, devant, les câbles du navire sur lesquels il croise, filins d’acier qui strient le cliché en diagonale. Son regard est perdu au loin, fixe sur un point que personne d’autre ne regarde, le visage paraît grave, tendu, sinon inquiet, du moins soucieux : il est au large des côtes anglaises à bord d’un bâtiment des forces françaises libres. La date est 1941. C’est déjà l’homme qui descendra les Champs-Elysées, mieux, c’est déjà le rebelle qui dira non aux américains et refusera l’Amgot, dont personne n’aura parlé l’année du cinquantenaire du Débarquement et la Libération. Et pourtant, faut-il rappeler qu’après avoir dit non au fascisme de Pétain, non à Staline et au totalitarisme soviétique, il lui fallut également dire non au projet américain de transformer la France en pays sous tutelle avec monnaie d’occupation US et administration US ?
Faut-il rappeler que les américains avaient imprimé des billets et formé succinctement du personnel pour occuper les préfectures et sous-préfectures françaises de conserve avec les vichystes qu’outre-Atlantique on entendait ménager ? Faut-il rappeler que le général Giraud était le Pétain de ce projet-là et que De Gaulle fut une fois encore le résistant de ce nouveau camouflet néo-vichiste ?
J’aime cet homme qui regarde la mer comme Hercule les travaux qui l’attendent et dira non au totalitarisme d’où qu’il vienne, antifasciste par essence, républicain de conviction, démocrate dans l’âme. Il ne voulait rien d’autre que l’indépendance, la liberté, l’autonomie : ni une nouvelle Révolution nationale, ni le bolchévisme, ni l’american way of life. Qui ne souscrirait à pareil programme ? Nous avons échappé aux deux premiers fléaux, le troisième nous a rattrapé : dès le départ de De Gaulle, avec l’arrivée du banquier de Montboudif au pouvoir, l’amérique entrait de plain-pied dans les modèles et références explicites de la France. Nous sommes depuis sous ses hospices-là, sacrifiant aux mythologies qu’ils nous font payer en dollars. Au regard des échouages qui caractérisent notre époque grégaire, j’aime la solitude de cet homme-là, convaincu qu’il faut dire non, tenir, résister et s’affranchir des modèles, justement pour être soi-même un modèle. J’ai de la sympathie pour son isolement en mer de Manche quand il lui faut lutter contre tout et tous pour imposer son idée —qui est la bonne.
Dès 1905, il est alors âgé de quinze ans, évidemment encore lycéen, par encore dans la carrière des armes, il écrit sur un cahier d’écolier un scénario de fiction : en 1930, la France est envahie, les armées allemandes pénètrent sur le territoire national par les Vosges. Mais la riposte ne se fait pas attendre et on confie au … général de Gaulle une armée de deux cent milles hommes qui lui permettra de bouter les occupants. Presque quarante ans plus tard, il est dans ce cas de figure et sa fiction a été rattrapée par le réel —ou l’inverse. Oracles ou invocations ? Auspices ou divinations ? Toujours est-il qu’on ne peut guère être mieux antihégélien qu’en manifestant ce nietzschéisme du destin et de la nécessité incarnés dans le réel, l’œuvre, l’action, l’histoire, manifestés par une figure d’exception, habitée, hantée. « La plus grande gloire du monde, celle des hommes qui n’ont pas cédé », confiera-t-il à Malraux.
Je ne suis pas d’âge à appréhender cette période autrement que sur le terrain métaphysique, sinon mystique, mais je veux respecter la mémoire d’un homme qui n’a pas voulu de l’antisémitisme, du collaborationnisme, du défaitisme de Pétain ; je veux honorer la pensée d’un être qui a refusé les camps soviétiques, l’idéologie totalitaire communiste, l’optimiste délirant et religieux des lendemains qui chantent pour l’humanité entière ; je veux célébrer l’action d’une personne qui a décliné l’invitation d’un mode de vie induit pas le dollar, le seul papier imprimé que vénèrent les Américains. Pour autant, je ne me sens pas de droite, car depuis un demi siècle, soit elle a célébré les vertus pétainistes, soit elle a invité à faire de la France une étoile de plus sur le drapeau US, quand elle n’a pas fait les deux en même temps.
La solitude du Général en mer de Manche, au large des côtes de Weymouth, me touche autant que celle du souverain de la cinquième république qui ne sait pas comment lire les évènements de mai 68, donc comment y réagir, y répondre. Certes, il y a ceux qui en profitent pour avancer leurs pions, utilisent l’histoire comme un marchepied, tentent le tout pour le tout ayant pour dessein leur seule carrière politique. De Gaulle, lui, voulait comprendre, mais n’y parvenait pas. Mai 68, à Paris, c’était l’écho, dans le Quartier Latin, des secousses sismiques et ondes de choc venues des Etats-Unis, de Hollande, d’Italie, d’Allemagne, d’Inde, du Japon, de Pologne —Malraux l’a souligné, on l’oublie bien souvent. L’esprit de 68 paraît encore suffisamment indéchiffrable aujourd’hui, quand colloques, dossiers de revue, numéros spéciaux commémoratifs essayent d’en déterminer l’essence, pour qu’on n’en veuille pas à un homme de soixante dix-sept ans d’avoir eu besoin de quelques heures de réflexion pour décider de ce qu’il convenait de faire en pareil moment.
Acteurs et spectateurs se perdent en conjecture : explosion sociale, brèche poétique, débordement nihiliste, crise de société, ébranlement des valeurs bourgeoises, refus de la société de consommation, embrasement politique, grondements syndicaux, mouvement revendicatif —tout est dit pour culminer dans l’idée que l’esprit de 68 est dans la contestation. Refus du Père, pour le dire en termes freudiens, refus de l’autorité, de la hiérarchie, de la discipline, des modèles, refus des repères bourgeois. Et pour l’ensemble, je souscris à la phase négatrice, encore aujourd’hui, alors que l’esprit de 68 a été sinon étranglé, du moins fort mis à mal, par le recyclage massif auquel ont consenti les anciens combattants de cette époque dans l’appareil d’Etat socialiste, mitterrandien à partir de 1981.
N’ayant pas eu à m’impliquer dans cette histoire —mon soucis était alors de passer en cours moyen deuxième année !— , je n’ai pas de complexe à me réclamer maintenant d’un esprit dont j’ai senti les effets au cours des années qui suivirent dans ma vie quotidienne : modification des relations avec l’autorité, qu’elle soit familiale, professionnelle, amoureuse. Cette part de 68 est un héritage que je veux reprendre à mon compte, parce qu’elle fonde un certain type de modernité sur laquelle je veux asseoir mon travail d’écriture aujourd’hui —critique des valeurs bourgeoises, de l’idéologie libérale, de la société spectaculaire, de la société de consommation, de la technicisation au service du capital, éloge de l’hédonisme, de la contestation, de l’esprit libertaire, de l’indépendance, de l’existence esthétique, de la puissance de la critique, de la résistance à l’endroit de tous les pouvoirs.
En revanche, l’autre versant de Mai 68, c’est la tentative de récupération de cette formidable négation par des organisations avançant leurs propositions positives toutes inspirées de la Chine de Mao, de la IVème Internationale de Trotski, de l’expérience soviétique du marxisme-léninisme, de l’optimisme néochrétien des anarchistes ou gauchistes qui visaient le paradis demain, via les conseils ouvriers ou l’abandon de tout le pouvoir aux travailleurs. Je n’ai jamais pensé qu’il y eu vertus dans le Petit Livre rouge ou Leur morale et la nôtre , bréviaires de cynisme politique écrits avec le sang des peuples. Jamais je n’ai cru qu’on puisse trouver là autre chose que matière à exploiter, opprimer, dominer : ceux de Cronstadt avaient payé le prix fort, massacrés par l’Armée rouge inventée par Trotski, maniée par Lénine inspirée par Marx, le tout servant plus ou moins de modèle au Grand Timonier.
Le versant nihiliste de Mai 68, De Gaulle l’a compris et peut-être le voyage à Baden-Baden lui aura-t-il servi de temps pour méditer, tacher de comprendre, tenter de saisir les raisons de l’explosion sociale, même s’il paraît évident qu’il lui faudra plus longtemps que ce que l’on dit mais moins que ce que l’on croit. La photo qui retient mon attention est celle du vieil homme un peu las, venant de sortir de l’une des Alouettes qui lui a permis, avec sa femme, de survoler la France, en rase-mottes, pour échapper aux radars, en direction du quartier général des Forces françaises en Allemagne. Certes, les commentaires vont toujours bon train : abandonnait-il la France pour quelques temps ou pour toujours ? Echappait-il à ses responsabilités en laissant le pouvoir en vacance ? Etait-ce une nouvelle fuite de Varennes ? Voulait-il créer un psychodrame, décidant de l’ensemble, ou obéissait-il à des pulsions dépressives, jouet de son tempérament cyclothymique ? Tous ont leurs hypothèses, des protagonistes aux témoins, des acteurs au spectateur de ce qui allait devenir un coup de force après avoir été un coup de théâtre.
De Gaulle confiera que dans l’hélicoptère qui lui fait traverser la France à quelques mètres d’altitude, dans un appareil dont les pales et la tuyère font un bruit épouvantable, dont les vibrations sont éprouvantes, il aura compris qu’il ne pouvait laisser le pays à l’abandon, en proie aux forces nihilistes et destructrices. Sur la pelouse de Baden-Baden, il est seul. Que se passe-t-il alors dans sa tête ? Tout lâcher ? il en eut la tentation. Tout reprendre ? Certes, mais comment ? Pas de démonstration de force ou de violence, pas d’autorité militaire, pas de brutalité. Dans l’action, il sait trouver la solution : son départ, la mise en scène, l’installation des évènements sur le terrain de la tragédie, tout contribue à la formulation du problème, donc au début de sa résolution. Seul, il demande à l’action de lui épargner une méditation trop vaine. On pourrait lui prêter alors la formule de Picasso : je ne cherche pas, je trouve. Et il trouve la solution : le retour, les mots qui apaisent la tempête en promettant un combat singulier. Dissolution de l’Assemblée nationale, élections. On connaît le résultat : la formulation d’une confiance majoritaire dans les urnes. De Gaulle retrouve la légitimation du contrat social qu’il veut pratiquer directement avec le peuple, le contraire d’une pratique d’affidé du coup d ‘état.
Solitude de l’homme qui est aussi le chef de l’Etat, solitude de celui qui fut de combats plus lourds devant un monôme qu’il ne comprend pas, solitude de ce qui se voit contesté, vacillant, sur des revendications dont il ne saisit pas la nature symptomatique, solitude du vieil homme qui n’entend pas la voix des jeunes et qui surprend l’hostilité plus ou moins travestie de son entourage politique, solitude, enfin, du vieillard qui a traversé le siècle entre Première et Seconde Guerre mondiale, entre guerre d’Algérie et décolonisation et qui trébuche sur des murs annonçant qu’il faut jouir sans entraves et vivre sans temps morts. Que reste-t-il à l’homme du 18 Juin pour rebondir une dernière fois ? Le génie politique. Et il en manifeste.
Refusant les solutions marxistes aux problèmes posés par Mai 68, De Gaulle va dire qu’il a bien entendu un malaise et qu’il entend s’y attaquer, qu’il a compris la fracture et se propose de la combler. Soucieux de dire sa prise en compte des revendications, il avance la participation, une idée politique qui montre à l’envi le bien-fondé de l’idée de Malraux selon laquelle le général de Gaulle est toujours là où on ne l’attend pas, déjouant les prévisions courtes de la droite et de la gauche. C’est d’ailleurs la droite et la gauche qui, sur ce sujet, le feront tomber.
Pompidou et Giscard d’Estaing, également Chirac et Balladur, à l’époque au cabinet du Premier ministre, ne veulent pas d’un soutien franc et massif au projet du chef de l’Etat. On a prétexté que, la date du référendum étant prise, les textes sur la participation ne pouvant être rédigés dans les temps impartis, il fallait maintenir la consultation populaire dans le délai, mais proposer un autre objet de réforme, par exemple le projet Sénat-régions. Pompidou avait dit de la participation qu’elle signalait la sénilité du Général, qu’elle montrait la sénescence du vieil homme : on lui prête d’ailleurs le geste du doigt porté à la tempe qui signifie le déphasage, la folie.
Avec ce projet politique et social, De Gaulle visait l’introduction des salariés et des syndicats dans les conseils de gestion des entreprises, de sorte qu’il se mettait à dos le capital, la bourgeoisie, les patrons et la gauche qui ne voulaient pas entendre parler de ce que pas même en son sein elle n’aurait oser proposer —ni ne proposera en quatorze années de pouvoir. Le référendum se fit sur un autre projet, De Gaulle tablait malgré tout sur cette consultation pour réitérer son lien et son contrat avec le peuple afin de savoir si il pouvait compter une fois encore sur une assise populaire pour ses desseins réformistes. Il avait entendu la demande de 68 et croyait de la sorte y répondre : Giscard appela à voter contre, les pompidoliens soutinrent mollement, la gauche vota contre, le vieil homme fut congédié. Il partit. On porta au pouvoir son antithèse, il fallait bien que la phrase de Marx fut vraie qui disait que l’histoire se manifestait toujours deux fois, la première sous forme de tragédie, la seconde sous forme de bouffonnerie, de comédie. La Vème République commençait avec Corneille, elle se poursuivait avec Labiche : après Andromaque ou Mithridate, l’heure était venue de Champignol et Monsieur Berrichon. Rideau pour la grandeur, la pièce était terminée. Le Général parti pour l’Irlande afin de ne pas assister au changement de décor : on emballait les temples romains, les colonnes cannelées, les cellas furent vidées de leurs statues et l’on replia les toges viriles pour apporter les treilles, les chapeaux de paille, les panamas, les chaises longues et les fauteuils confortables. Pompidou pouvait entrer en scène et avec lui les rôles de boulevard tenus par les porteurs d’eau, les seconds couteaux qui avaient perpétré le régicide et allaient essuyer leurs larmes de crocodiles. Avec la participation, ils avaient craint, selon leurs mots, les soviets et les régimes d’assemblée, ils avaient également mal accepté le pouvoir donné aux étudiants et à leurs enseignants dans les universités réformées, ils avaient écarté le péril et allaient pouvoir gérer la France comme une Petite et Moyenne entreprise.
La dernière photo qui me touche montre l’exilé sur une plage d’Irlande, non loin de Heron’s Cove, dans une petite anse. De Gaulle se repose, lit les Mémoires d’outre-tombe et le Mémorial de Sainte-Hélène. Au sommet des dunes de Derrynane, les journalistes le guettent et photographient ses promenades sur la plage : il est en compagnie de sa femme et de son aide de camp, mais on le sait seul. Les deux proches qui l’accompagnent sont derrière ou devant, à côté, dans son sillage ou dans son ombre, mais ailleurs, sur une autre planète que celle du vieux roi déchu, renié, abandonné. La lande est grillée par l’air venu de l’Océan, le vent souffle, la mer paraît déchaînée, l’écume paraît voler sur la crête des vagues. Le Général a ses lunettes, la tête nue, une canne à la main, un grand imperméable sur le dos. Solitude, là encore, sur le sol de ses ancêtres, retour sur des terres de mémoire et de symbole. Sur le sable, il paraît souffrir mentalement l’un des supplices de l’Enfer de Dante. Pour quelles fautes ? Avoir proposé la grandeur à ceux qui ne savent pas ou plus ce que c’est ? Avoir cru que les choix se feraient sur des idées, pour le bien d’une nation dont le tissu s’était déchiré quand tous se sont évertués à en faire un échéance partisane et carriériste ? Avoir imaginé qu’un projet de société plus solidaire puisse être entendu par tous quand la plupart s’étaient déjà transformés en sourds ? Son seul péché fut d’être présomptueux en imaginant que tous étaient comme lui désireux d’un grand projet de rassemblement au-delà des partis et de la politique de boulevard, pour un destin qui engage la nation et le peuple dans un entreprise valant pour œuvre d’art .
Sur l’exemplaire des Mémoires de guerre que lui présentera l’ambassadeur de France en Irlande, De Gaulle écrira une phrase de Nietzsche : « Rien ne vaut rien. Il ne se passe rien, et cependant tout arrive. Mais cela est différent. » De retour en France, il accomplira son destin. Sur un livret scolaire datant de l’époque où il était saint-cyrien, l’un de ses maîtres avait écrit : attitude de roi en exil. Il se contentera d’illustrer la prédiction. Déjà mort pour la France, il attendait la fin en écrivant ses Mémoires, en faisant des réussites aux cartes, en recevant deux ou trois fidèles, pas plus. Il succomba, comme on sait : tel un chêne qu’on abat.
J’ai compris depuis que l’art politique français avait perdu son dernier poète et qu’aucun des suivants ne dépassa jamais la figuration dans des pièces de boulevard. Ceux qui, aujourd’hui, se succèdent sur le trône ont tous voulu sa mort politique, ils l’ont eue. L’un des plus fielleux se servi du socialisme pour étancher une volonté de puissance extraordinaire qui, le jour où elle pu s’exercer, ne produisit d’excellence que dans la bouffonnerie là où le Général avait sublimé dans la tragédie. Marx avait bien raison. Restent ceux qui, à droite, s’en réclament : les pires, qui ne l’ont jamais lu —savent-ils d’ailleurs qu’on peut le lire ?—, qui oublient qu’ils ont encore dans leur poche le couteau avec lequel ils ont saigné le vieil homme et sont d’autant plus nains qu’ils parlent de grandeur. Et puis, à droite, ceux qui déjà le combattaient : ils sont avec les ennemis de toujours du Général, les néofascistes, les pétainistes et vichyssois de tous ordres, les anciens de l’Algérie française, les libéraux qui s’offrent aux plus offrants des Américains. Tous sont là, fascinés par l’Elysée. Baudelaire déjà écrivait que les « morts ont de grandes douleurs »."


Michel Onfray
Le désir d’être un volcan - 1996