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12/02/2007

Michel Houellebecq

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«...mais je continuais quand même au fond de moi, et contre toute évidence, à croire en l'amour. »


« La peur est là, vérité de toutes choses, en tout égale au monde observable. Il n'y a plus de monde réel, de monde senti, de monde humain, je suis sorti du temps, je n'ai plus de passé ni d'avenir, je n'ai plus de tristesse ni de projet, de nostalgie, d'abandon ni d'espérance; il n'y a plus que la peur. 

»

« La seule chance de survie, lorsqu'on est sincèrement épris, consiste à le dissimuler à la femme qu'on aime, à feindre en toutes circonstances un léger détachement. Quelle tristesse, dans cette simple constatation ! Quelle accusation contre l'homme !... Il ne m'était cependant jamais venu à l'esprit de contester cette loi, ni d'envisager de m'y soustraire : l'amour rend faible, et le plus faible des deux est opprimé, torturé et finalement tué par l'autre, qui de son côté opprime, torture et tue sans penser à mal, sans même en éprouver de plaisir, avec une complète indifférence ; voilà ce que les hommes, ordinairement, appellent l'amour. »

Michel Houellebecq, La possibilité d'une île

Houellebecq à propos de Maurice G. Dantec : « L'origine de sa force me restait mystérieuse, et puis j'ai lu [dans une interview] qu'il avait des origines populaires. "Ah, me suis-je dit, c'est donc ça.'' Il se trouve que je suis dans le même cas, ça m'aide à comprendre. Le premier bénéfice qu'on retire d'une origine populaire est de n'avoir aucun respect pour le peuple ; le second, de n'avoir aucune peur de la gauche ; le troisième, de n'avoir aucune fascination pour la racaille. »


Philippe Sollers et Michel Houellebecq, fêtant la relax de Houellebecq suite à son procès avec les barbus à cause de ses propos sur l'Islam...

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Philippe Sollers : "Ma France"

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Il y a la France de Diam's ... et il y a une autre France aussi, dont Sollers nous apporte ici quelques éléments par un recadrage qui lui est certes propre mais qui ne manque nullement d'intérêt...


"Ma France


REVUE DES DEUX MONDES -
On voit bien, au fil de vos livres, l’émergence d’une question posée sur ce qu’il en est de la France. Il y a un enjeu esthétique lié à la question France. Comment l’évaluez-vous ?

PHILIPPE SOLLERS - Le moment où cela se formule comme tel, c’est-à-dire le moment où je pense qu’il va falloir que je m’intéresse de près à l’histoire de mon pays, on le repère déjà dans Femmes, et il devient évident surtout dans Portrait du joueur, c’est-à-dire il y a exactement vingt ans. La question française est évoquée dans Portrait du joueur à travers le filtre dont je dispose biographiquement : Bordeaux, la Gironde. À partir de ce lieu, je peux tenter de m’expliquer à moi-même pourquoi je me sens si peu français. Comme si j’appartenais à une autre civilisation, ou à un décalage de cette civilisation.
Là, je suis obligé de faire état de mon expérience biographique sur des questions qui ne datent pas de l’actualité récente. Je prends en compte la longue période de l’histoire sur un certain nombre de sujets capitaux pour moi. Que dois-je m’expliquer ? Pourquoi chercherais-je ainsi à la bougie, moi enfant de Bordeaux, dont la famille est immédiatement anglophile et qui se trouve là en position isolée par rapport à m’irruption non seulement du nazisme mais de la collaboration ? J’ai mis beaucoup de temps à comprendre qu’il s’agissait d’un événement décisif. Partant de là, je me demande encore ce que cela veut dire de façon plus vaste, ce qu’il en est de cette région, quelle est sa particularité océanique, tournée très tôt vers Londres, son histoire à travers les siècles… Qu’est-ce que la Gironde ? Qu’est-ce que le parti girondin ? Qu’est-ce que cette ville non tournée vers Napoléon, non jacobine ? Jeanne d’Arc ne paraît pas non plus une héroïne locale, pas plus que Louis XIV. Louis XV, en revanche.. L’actuelle place de la Bourse s’appelait justement place Louis XV…Bref, qu’est-ce donc que la fortune – comme on disait dans l’Antiquité – dans l’Histoire ? Comment se fait-il que Bordeaux soit le point géographique le plus éloigné de l’Hexagone, à tel point que lorsque quelque chose s’effondre à Paris, tout le monde se réfugie à Bordeaux, ou bien l’on prend éventuellement le Massilia au moment où la Chambre du Front populaire vote les pleins pouvoirs à Pétain et que quelques députés réfractaires s’embarquent là ? Pourquoi La Boétie, Montaigne, Montesquieu, Mauriac ?
Toutes ces questions, ces observations, j’y ai été forcé aussi bien pour des raisons d’enfance. La mienne ? Irruption du Front populaire, lutte des classes très sensible (je suis d’une famille d’industriels), toutes les semaines, j’entends dire (mon nom est Joyaux) : « Joyaux au poteau ». Il y a les Allemands qui occupent le bas des maisons, les réfugiés qu’on rencontre sur la route de l’immigration espagnole, la guerre d’Espagne, j’apprends l’espagnol pour des raisons sentimentales… Tout cela compte énormément pour moi. Et puis les Anglais qui parlent à la radio, les aviateurs anglais descendus cachés dans les caves… Que dit Londres ? Dans Portrait du joueur, vous avez des tas de passages auxquels j’ai été très tôt sensible ( à l’époque, j’ai 6, 7 ans) : « une hirondelle ne fait pas le printemps », « les renards n’ont pas forcément la rage »… Des « messages personnels ». Qu’est-ce donc qu’être français à ce moment-là pour un jeune garçon qui n’a pas le droit, d’après sa famille, d’adhérer au discours communautaire français ? On me disait : « Si à l’école on chante Maréchal nous voilà, tu dois sortir » : cela ne relevait même pas d’une opinion étroitement politique, c’était une question de goût. Après Vichy, Moscou. Vous vous rendez compte.
Avec les messages codés d’Angleterre, une question de vocalisation immédiate : on entend des voix aux accents multiples, c’est très étrange… Messages en français depuis l’étranger… Dans ma famille, on dit : « Les Anglais ne peuvent pas avoir tort », c’est la doxa familiale, doxa dont je me félicite. Si vous étudiez un peu cette question par rapport à la France, c’est ce que j’appelle le premier placard français de l’histoire récente depuis soixante ans. On en connaît les noms : Pétain, Bousquet, Mitterrand, Papon, le Vél’d’Hiv : l’antisémitisme et toute cette profonde anglophobie française, scolarisée comme telle. Le deuxième placard, c’est la guerre d’Algérie, le troisième Mai 68. Ensuite on passe à la mondialisation qui liquide l’axe Vichy-Moscou mais sous tutelle économique folle américaine.
J’ai écrit tout cela cent fois, mais cela n’a jamais été pris en compte, à tel point que cela finit par m’intriguer : c’est comme si je ne disais rien. À partir de là, deux hypothèses : soit je fabule soit c’est vérifiable. Mais pourquoi et-ce si difficile ? Le problème, en l’occurrence, ce n’et pas moi, ce sont mes compatriotes.
Le deuxième livre qui reprend explicitement cette problématique, c’est Le Cœur absolu : j’explique en quoi, me sentant si peu français, je vis beaucoup dans l’étrangeté, mais aussi beaucoup à l’étranger, en Espagne, en Italie, à Venise, etc. Or à partir du moment où j’insiste, toute la mémoire du français lui-même s’adresse à moi sous des formes diverses. Diderot, Voltaire… mais aussi Stendhal (en 1828 : « Bordeaux, la plus belle ville de France… »), Hölderlin… Au fait, vous savez combien de temps il a fallu pour qu’on mette une plaque à Bordeaux signalant le passage de Hölderlin ? Deux siècles.
Puis Les Folies françaises, livre publié en 1988. Très mal reçu Au point que d’avoir imprimé ces mots sur une couverture (il s’agit d’une pièce de Couperin) suscite une sorte de gêne, de malaise, de réprobation. De quoi s’agit-il pour moi ? Aller vers une mise en scène romanesque destinée à susciter l’afflux physique de la mémoire française. Le thème : un inceste doux entre père et fille, lequel se conclura par un départ de cette fille aux antipodes, c’est-à-dire en Nouvelle-Zélande, antipode exact de la France. La mère est américaine et juive, et la fille s’appelle France. Retournement complet de La France juive de Drumont : qu’on ne me dise pas que ce n’est pas un sujet brûlant encore à notre époque, ces jours-ci.

REVUE DES DEUX MONDES – C’est à partir de là que s’affirme nettement chez vous la référence au XVIIIe siècle. Qu’est-ce que cela veut dire, le « XVIIIe siècle » ?

PHILIPPE SOLLERS - Oui, ce qui monte à ce moment-là, c’est le XVIIIe siècle. C’est-à-dire les Lumières et leur très nouvelle façon d’envisager le corps humain. Qui ne se rend pas compte de ce qui se passe là se prive de toute compréhension à venir. Qu’est-ce à dire ? Il y a des femmes en liberté et du même coup des hommes en train de savoir de quoi il retourne. Cela se passe un peu partout en Europe, pensons à Mozart, mais l’endroit où cela trouve sa forme verbalisée, c’est la France, c’est Paris. Paris avec Venise (n’oublions pas que Casanova écrit en français). La façon de dire comment des corps humains participent pleinement de la conscience d’agir dans des choses qui mettent en jeu leur plaisir est français, indubitablement. C’est comme ça. Littérature, philosophie, libertinage (1). Comment expliquer que cette extraordinaire effervescence, miraculeuse dira Nietzsche, supérieure au miracle grec, ait été si sévèrement réprimée ? C’est là qu’on entre dans la grande affaire du XIXe et du XXe siècle. S’agit-il pour autant de prôner un « retour » au XVIIIe ? Évidemment non. Il ne s’agit pas de « revenir » mais de s’interroger sur les raisons d’une perte hémorragique d’énergie. Si vous voulez : comment passe-t-on de la Juliette de Sade à Madame Bovary ? Formulons autrement la chose : comment la France regarde-t-elle son histoire ? Ou plutôt ne la regarde pas ? Le corset effarant qui tenait tout cela est en train de craquer de partout.
Cela a des conséquences esthétiques. Dans Les Folies françaises, on croise beaucoup d’allusions directes à toutes sortes de champs littéraires, musicaux, picturaux qui ne relèvent pas du XVIIIe proprement dit, mais ce n’est justement pas le problème… Je pense par exemple à Manet, dont la jeune France devient l’un des personnages :
« Ton peintre préféré ?
- Manet. Fleurs dans des vases ou des verres. Fin de sa vie. Juste avant qu’on lui coupe la jambe. Fleurs coupées. Les racines ne sont pas les pétales, les cœurs, les corolles. Deux mondes différents. L’eau transparente en miroir, l’épanouissement dans la toile sans tain. Des bouquets apportés par des amis, lui sur un canapé, une ou deux séances, hop, tableau. Roses dans un verre à champagne. Roses, œillets, pensées. L’incroyable lilas et roses. Le bouleversant lilas bleuté dans son verre. Roses, tulipes et lilas dans un vase de cristal. Vase de fleurs, roses et lilas. Œillets et clématites. Lilas blanc. C’est sans fin. Le cerveau est sans fin. Entre temps, il meurt. « je voudrais les peindre toutes ! » Antonin Proust : « Manet était de taille moyenne, fortement musclé… Cambré, bien pris, il avait une allure rythmée à laquelle le déhanchement de sa démarche imprimait une particularité élégante. Quelqu’effort qu’il fît, en exagérant ce déhanchement et en affectant le parler traînant du gamin de Paris, il ne pouvait parvenir à être vulgaire… Sa bouche, relevée aux extrémités, était railleuse. Il avait le regard clair. L’œil étant petit, mais d’une grande mobilité. Peu d’hommes ont été aussi séduisants. » Paul Alexis : « Manet est un des cinq ou six hommes de la société actuelle qui sachent encore causer avec les femmes… Sa lèvre, mobile et moqueuse, a des bonheurs d’attitude en confessant les Parisiennes… » Mallarmé : « Griffes d’un rire du regard… Sa main – la pression sentie claire et prête… Vivace, lavé profond, aigu ou bonté de certain noir »…
- Le chef-d’œuvre nouveau et français. »
- Voilà. Georges Jeanniot : « Lorsque je revins à Paris, en janvier 1882, ma première visite fut pour Manet. Il peignait alors Un bar aux Folies Bergères, et le modèle, une jolie fille, posait derrière une table chargée de bouteilles… Il me dit : « Dans une figure, cherchez la grande lumière et la grande ombre, le reste viendra naturellement : c’est souvent très peu de chose… il faut tout le temps rester maître et faire ce qui vous amuse. Pas de pensum ! Ah non, pas de pensum : » Jules Camille de Polignac, dans Le journal de Paris du 5 mai 1883 : « Pas de ciel, pas de soleil, des nuages clairs répandent un gris très doux dans le plein air… Le cortège s’arrête au portail de l’église Saint-Louis-d’Antin où, devant le maître-autel resplendissant de lumières, un catafalque est dressé… Manet entre, suivi de sa famille et d’un petit groupe d’amis, et aussitôt les chœurs religieux éclatent – suivis des soli lamentables de la messe des morts »… Les bouquets sont là, les derniers, dans l’atelier de la rue d’Amsterdam… Roses et lilas blancs, du 1er mars… Peu de fleurs sont aussi séduisantes. À jamais. La pression sentie claire et prête… Reprends les adjectifs…
- « Vivace, lavé, profond, aigu ou hanté »…
- Cinq. M-A-N-E-T. Manet et manebit : il reste, il restera.
- Il ne meurt pas ?
- Non. Au-delà du noir. Du catafalque aux pivoines. Portrait de Berthe Morisot, portrait de Tronquette. Tu as quelque chose de Tronquette.
- Ou de Suzon, dans le bar ?
- Les deux. » (2)
Je suis très frappé par le fait que lorsque Picasso veut se relancer, il revient toujours à Manet. Le Déjeuner sur l’herbe, Un Bar des Folies Bergères… Qu’est-ce que c’est que tout ça ? Cela vient en tout cas de loin… On peut penser à La Fontaine : « Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? Que ce soit aux rives prochaines ; Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau, toujours divers, toujours nouveau ; Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste… » Je pourrais vous parler longtemps de ces vers, insister sur le s de « soyez » et son effet de soie, puis sur l’apparition du t… Après, vous vous demanderez pourquoi La Fontaine vous fait participer à une méditation inouïe sur le tout et le rien : « J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique, La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien qui ne me soit souverain bien, Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique… »

REVUE DES DEUX MONDES – En quoi l’espace français est-il particulièrement approprié à ce type de perception ?

PHILIPPE SOLLERS - Au fond, c’est très mystérieux… je crois qu’il faut aller au problème de l’aristocratie française sous son double aspect : d’une part l’exacerbation sensuelle, d’autre part la répression religieuse : tout cela dans un conflit aigu qu’il s’agit de bien considérer dans son rapport intime. Car si vous supprimez toute référence à la chrétienté, vous supprimez toute l’extraordinaire virulence physique qui s’en est emparée pour la contester. On est là au fond du problème français, dans cette contradiction qui dure et que chacun semble avoir eu intérêt à entretenir. Surtout, vous manquez la position de surplomb qui serait absolument nécessaire pour qu’on décide si oui ou non il y a une nouvelle histoire qui peut continuer et transformer l’ancienne.
À ce moment-là, il faut, oui, une position de surplomb et non pas répéter les antagonismes. Je ne prononcerai pas le mot « synthèse » mais enfin, c’est bien de cela qu’il s’agit. La crise où vous êtes en tant que Français, personnellement, socialement, c’est une crise d’identité par négation de cet extraordinaire rapport de force qui a été porté en France jusqu’à ses plus extrêmes conséquences : Pascal et Sade. Il faut se faire une raison là-dessus : ce n’est pas Pascal contre Sade, mais bel et bien Pascal et Sade. L’un et l’autre. Je n’arrête pas de répéter cela dans la Guerre du goût, Éloge de l’infini : le moment est venu de surplomber cette histoire et d’en tirer quelque chose d’autre. D’autre ? Une nouvelle aurore, pas du tout un crépuscule. Quelque chose qui ne soit pas le constat désolé d’une décadence, d’une dépression : ou alors, on cède à l’esprit de ressentiment et de vengeance. Ici, Nietzsche ma paraît capital : « Je rappelle encore, contre Schopenhauer, que toute la haute civilisation et la grande littérature de la France classique se sont développées sur des intérêts sexuels. On peut chercher partout chez elle la galanterie, les sens, la lutte sexuelle, « la femme », on ne les cherchera pas en vain. »
Par rapport à cela, les Français sont à un point du temps où ils ont intériorisé une culpabilité, un sentiment de honte de soi qui fait qu’ils se trouvent coupables, angoissés et décidés à s’appliquer à eux-mêmes une punition. À la limite, je vais loin, les Allemands pourraient, sans se l’avouer bien sûr, être assez fiers d’avoir eu parmi eux un grand criminel, les Russes aussi d’ailleurs, et les Chinois. Mussolini ne fait pas vraiment problème pour les Italiens, Franco non plus pour l’Espagne, puisqu’il a rétabli la monarchie, et je ne parle pas de l’Angleterre… Le fait est que les Français ne sont pas contents d’avoir collaboré à leur propre abaissement ; ils ont une très grosse difficulté, malgré De Gaulle (ou à cause de lui ?), à imaginer qu’ils ont gagné la guerre – et pour cause, ils l’ont perdue. Je vous renvoie ici à l’extraordinaire journal de Léon Werth, Déposition (3). Comparez avec ce qu’écrivent, à la même époque, un Gide, un Martin du Gard… Vous êtes saisi de stupeur.
Cela veut dire quoi ?
Je ne dirai pas comme Barthes : « soudain, il m’est devenu indifférent d’être moderne ». Moderne je le suis, résolument, et c’est la raison pour laquelle je suis aussi parfaitement classique. Ce n’est pourtant pas demain, ni après demain que vous me verrez académicien. Je ne suis ni pour l’avant-garde destroy, ni pour l’académisme pétrifié.
Il est interdit en France de parler de façon « absolument moderne » pour reprendre la formule de Rimbaud, c’est-à-dire aussi bien absolument classique, voilà la question du royaume : surplomb de l’histoire monarchiste et catholique, surplomb de la République et de la nation. Tel est le point de vue révolutionnaire.
Êtes-vous royaliste ? Mais non.
Alors vous êtes républicain ? Ce n’est pas le problème.
Il faut entrer dans la langue pour comprendre que ce n’est pas le problème. On peut se reporter ici à Baudelaire : « La Révolution a été faite par des voluptueux.(4) » Puis la Terreur est venue… La Révolution est-elle un bloc ? Ah mais pas du tout ! Rappelez-vous le concert d’indignation lorsque Furet a commencé à faire une nouvelle lecture de la question révolutionnaire… la vraie révolution française qui ne demandait qu’à se continuer n’était pas obligée d’aller vers la Terreur… Que se passe-t-il quand la question sexuelle est arraisonnée par la politique ? Que se passe-t-il quand il y a une identification de la sexualité avec la classe au pouvoir (ce qui a lieu à travers la figure de Marie-Antoinette) ? Tout cela se joue en quelques années… Je me souviens de mes visites à René Pomeau, grand voltairien comme vous savez, on parlait… Et parfois, cela lui venait naturellement : « Encore un coup des rousseauistes ! » Charmant, non ?
Les historiens semblent embarrassés à traiter la question, c’est pourquoi il faut bien les écrivains s’occupent de dégager l’espace pour cette position de surplomb que je viens d’évoquer et où Paris devrait occuper une place centrale. Paris est tout de même la vraie capitale de l’Europe ! Et la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, ne croyez pas que j’y vois le moindre inconvénient ! La disparition de Paris dans la littérature est d’ailleurs quelque chose de stupéfiant si l’on pense à Baudelaire, Proust ; à Nadja de Breton, au Paysan de Paris d’Aragon, à Céline. Lisez donc aujourd’hui le splendide livre de Pleynet, Le Savoir-vivre, et sa réappropriation étonnante des Tuileries (5).
Mais les Français connaissent-ils Paris ? Savent-ils à quel point Paris a été la capitale de l’Europe ? Connaissent-ils l’Europe ? On vous dira que la Renaissance se poursuit par la Réforme, laquelle est suivie par ce qu’on appelle la Contre-Réforme, en réalité une véritable révolution esthétique (baroque), partout constatable en Itallie comme en Autriche, à Prague comme à Venise, Naples ou Rome.
On va s’agiter de plus en plus autour de ces questions, nais il y a fort à craindre que l’on n’en sorte pas par le haut, ce qui voudrait dire que nous sommes capables de nous appuyer sur l’excellence ? Qu’est-ce qu’il y a donc de si profond dans la nature humaine pour vouloir écraser ce qui figure une leçon de noblesse ? Je ne parle pas de la noblesse de patrimoine, ça c’est pour les magazines people, je parle de cette noblesse d’esprit qu’évoque Nietzsche, qui s’est révélée au XVIIIe siècle dans une façon de traiter ce qu’on appelle la sexualité. Voilà le point : car dans l’expropriation des corps humains qui va avoir lieu de plus en plus, ce point est visé par ce que j’ai coutume d’appeler l’Adversaire avec un grand A. Ce n’est évidemment pas à coup de religiosité ou de porno (ce qui revient au même) que l’on va régler la question. L’important est ailleurs : il est dans la question de savoir qui veut ou non l’esprit de vengeance. Quand je dis cela, il paraît que je représente l’anti-France : savoureux, non ? Épatant, même. J’aime beaucoup être désigné comme cela. Dans ces conditions, j’aimerais bien qu’on me dise alors ce qu’est réellement la France, mais j’attends toujours la réponse ouverte, puisque c’est toujours le même disque dix-neuviémiste. Tout ce que j’essaie de faire est de desserrer l’étau dans lequel nous sommes pris et qui ne permet pas le surplomb. Faire sentir en somme, à la place de la rumination dépressive, que la langue elle-même est pensante."


Propos recueillis par Michel Crépu
La Revue des Deux Mondes, Avril 2006.


(1)– Romanciers libertins du XVIIIe siècle, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 tomes.

(2)- Philippe Sollers, Les Folies françaises, Gallimard, « Folio », 1990

(3)– Léon Werth, Déposition. Journal 1940-1944, Éditions Viviane Hamy, 2000.

(4)– « Pour célébrer la vraie Révolution française », in Improvisations, Gallimard, Folio essais 165 ».

(5)– Marcelin Pleynet, Le Savoir-vivre, Gallimard, « L’infini », 2006.


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« Mon dieu, quelle erreur ! Se tromper à ce point ! S’en remettre à la Publicité et à la Technique, au lieu de reconnaître la force calme du pouvoir aimant, c’est-à-dire du possible ! Déjà, dans son temps ancien, M.N. avait constaté qu’on ne pensait plus et qu’on discutait simplement de philosophie. Il a prévenu, en vain, que le corps humain était quelque chose d’essentiellement autre qu’un organisme animal. Rien à faire, ils foncent dans ce panneau. C’est tragique, ou plutôt comique. Le fait est qu’au comique près, il se sent (lui !) souvent d’accord, pour des motifs entièrement différents, avec l’Eglise de Rome sur ce sujet crucial. Un comble. » (pp. 478-479) Philippe Sollers, Une Vie Divine

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« Je pense à ma mort chaque jour. J’ai une vieille concession familiale qui est déjà retenue, mais je ne dédaignerais pas être enterré dans une belle église de Venise. Je ne pense pas que ce soit possible… à moins que le Saint-Siège me désigne en voie de béatification atypique ! (rires). » Philippe Sollers



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11/02/2007

Joris-Karl Huysmans (1848-1907)

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Quelques extraits tirés de Là-Bas


" Le peuple, fit des Hermies, en versant de l'eau dans la cafetière, au lieu de l'améliorer, les siècles l'avarient, le prostrent, l'abêtissent ! Rappelez-vous le siège, la commune, les engouements irraisonnés, les haines tumultuaires et sans cause, toute la démence d'une populace mal nourrie, trop désaltérée et en armes! - Elle ne vaut tout de même pas la naïve et miséricordieuse plèbe du moyen age !

(...)

- Mon Dieu! quelles trombes d'ordures soufflent à l'horizon ! murmura tristement Durtal.
- Non, s'exclama Carhaix, non, ne dites point cela ! Ici-bas, tout est décomposé, tout est mort, mais là-haut ! Ah ! je l'avoue, l'effusion de l'Esprit Saint, la venue du Divin Paraclet se fait attendre ! Mais les textes qui l'annoncent sont inspirés ; l'avenir est donc crédité, l'aube sera claire !
Et les yeux baissés, les mains jointes, ardemment il pria.
Des Hermies se leva et fit quelques pas dans la pièce.
- Tout cela est fort bien, grogna-t-il ; mais ce siècle se fiche absolument du Christ en gloire ; il contamine le surnaturel et vomit l'au delà. Alors, comment espérer en l'avenir, comment s'imaginer qu'ils seront propres, les gosses issus des fétides bourgeois de ce sale temps ? élevés de la sorte, je me demande ce qu'ils feront dans la vie, ceux-là ?
- Ils feront, comme leurs pères, comme leurs mères, répondit Durtal ; ils s'empliront les tripes et ils se vidangeront l'âme par le bas-ventre !"


___________________________________________________________

"Il se leva pour aller ouvrir la porte, car la sonnette tintait; il revint avec une lettre apportée par le concierge.
Il l'ouvrit. Qu'est-ce que c'est que cela ? Fit-il étonné, lisant :
"Monsieur,
"Je ne suis ni une aventurière, ni une femme d'esprit se grisant de causeries comme d'autres de liqueurs et de parfums, ni une chercheuse d'aventures. Je suis encore moins une vulgaire curieuse tenant à constater si un auteur a le physique de son oeuvre, ni rien enfin de ce que vous fournirait le champ des suppositions possibles. La vérité c'est que je viens de lire votre dernier roman..."
- Elle y a mis le temps, car voilà plus d'une année qu'il a paru, murmura Durtal.
"... douloureux comme les battements d'une âme qu'on emprisonne... "
- Ah zut ! - passons les compliments ; ils portent à faux du reste, comme toujours !
"... Et maintenant, monsieur, bien que je pense qu'il y ait infailliblement folie et bêtise à vouloir réaliser un désir, voulez-vous qu'une de vos soeurs en lassitude vous rencontre, un soir, à l'endroit que vous désignerez, après quoi, nous retournerons, chacun, dans notre intérieur, dans l'intérieur des gens destinés à tomber parce qu'ils ne sont pas placés dans l'alignement. Adieu, monsieur, soyez assuré que je vous tiens pour quelqu'un dans ce siècle de sous effacés.
"Ignorant si ce billet aura une réponse, je m'abstiens de me faire connaître. Ce soir, une bonne passera chez votre concierge, et demandera s'il y a une réponse au nom de Mme Maubel."
- Hum! fit Durtal, en repliant la lettre. Je la connais, celle-là; ce doit être une de ces très anciennes dames qui placent des lots oubliés de caresses, des warrants d'âme! Quarante-cinq ans, pour le moins; sa clientèle se compose ou de petits jeunes gens toujours satisfaits, s'ils ne payent point, ou de gens de lettres, peu difficiles à contenter, car la laideur des maîtresses, dans ce monde-là, est proverbiale! - A moins que ce ne soit une simple mystification; - mais de qui? Et dans quel but? Puisque je ne connais plus maintenant personne!
Dans tous les cas, il n'y a qu'à ne pas répondre.
Mais, malgré lui, il rouvrit cette lettre. Voyons, qu'est-ce que je risque? Se dit-il; si cette dame veut me vendre un trop vieux coeur, rien ne m'oblige à l'acquérir; j'en serai quitte pour aller à un rendez-vous.
Oui, mais où le lui fixer ce rendez-vous? Ici, non; une fois chez moi, l'affaire se complique, car il est plus difficile de mettre une femme à la porte que de la lâcher dans un coin de rue. [...]nous résoudrons cette question-là, plus tard, après sa réponse. Et il écrivit une lettre dans laquelle il parlait, lui aussi, de sa lassitude d'âme, déclarait cette entrevue inutile, car il n'attendait plus rien, ici-bas, d'heureux.
Je vais ajouter que je suis souffrant, cela fait toujours bien et puis ça peut excuser, au besoin, des défaillances, se dit-il, en roulant une cigarette.
Là, ça y est; - ce n'est pas bien encourageant pour elle... oh! Et puis... Voyons, quoi encore? - Eh! Pour éviter le futur crampon, je ne ferai pas mal de lui laisser entendre aussi qu'une liaison sérieuse et soutenue avec moi n'est pas, pour des raisons de famille, possible, et en voilà assez pour une fois...
Il plia sa lettre et griffonna l'adresse.
Puis il la tint entre ses doigts et réfléchit. Décidément c'est une bêtise de répondre; est-ce qu'on sait? Est-ce qu'on peut prévoir dans quels guêpiers mènent ces entreprises? Il savait pourtant bien que, quelle qu'elle soit, la femme est un haras de chagrins et d'ennuis. Si elle est bonne, elle est souvent par trop bête, ou alors elle n'a pas de santé ou bien encore elle est désolamment féconde, dès qu'on la touche. Si elle est mauvaise, l'on peut s'attendre, en plus, à tous les déboires, à tous les soucis, à toutes les hontes. Ah! quoi qu'on fasse, on écope!
Il se régurgita les souvenirs féminins de sa jeunesse, se rappela les attentes et les mensonges, les carottes et les cocuages, l'impitoyable saleté d'âme des femmes encore jeunes! Non, décidément, ce n'est plus de mon âge, ces choses-là. - Oh! et puis, pour ce que j'ai besoin maintenant des femmes!
Mais, malgré tout, cette inconnue l'intéressait. Qui sait? Elle est peut-être jolie? Elle est peut-être aussi, par extraordinaire, pas trop rosse; rien ne coûte de vérifier. Et il relut la lettre. Il n'y a pas de fautes d'orthographe; - l'écriture n'est point commerciale; les idées sur mon livre sont médiocres, mais, dame, on ne peut pas lui demander de s'y connaître! - ça sent discrètement l'héliotrope, reprit-il, en flairant l'enveloppe.
Eh! Au petit bonheur! Et en descendant pour déjeuner, il déposa sa réponse chez le concierge."


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Y'a pas à dire... psychologie au scalpel et bonheur du très Saint Verbe.



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C'était ma lecture du Jour... je m'en retourne à mes larmes d'Or...

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10/02/2007

La Guerre des sexes depuis Adam et Eve ?

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« Elles cherchent un maître sur lequel régner » Lacan

« Qui oserait rappeler l’évidence démontrée il y a déjà vingt-cinq ou trente ans par Foucault que non seulement la guerre des races ne s’est pas éteinte avec l’émergence des guerres nationales, ou de la "lutte des classes", mais qu’elles ne cessent au contraire toutes ensemble de s’élaborer sans cesse dans l’infernal creuset des âmes humaines livrées à elles-mêmes, et aux mauvais picrates intellectuels du XXème siècle, contaminant peu à peu toutes les structures de la société-monde, jusqu’à nous promettre l’éclatement prochain d’une guerre des sexes comme horizon terminal, au milieu des destructions de la guerre civile planétaire ? » Maurice G. Dantec, Laboratoire de catastrophe générale (Le théâtre des opérations 2000-2001), Gallimard, 2001, p. 284-285

À lire l'excellent article, dense et bien écrit, du Grain de Sable d'où j'ai tiré ces deux citations...Cliquez là : La Guerre des sexes ou L’Histoire comme scène de ménage


C'était ma lecture du jour...

09/02/2007

Miracle ?

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" Voyons un peu par exemple, cette oreille si ordinaire. Nous avons tous appris à l'école qu'elle est divisée en trois parties, l'oreille externe, l'oreille moyenne et l'oreille interne. L'oreille externe commence par le pavillon, qui recueille les ondes sonores, et se termine par le tympan. Or il est commun qu'avec l'âge, le tympan et tout ce qui le suit deviennent moins sensibles.

Toute la machinerie de l'oreille a donc besoin de recueillir des portions d'ondes plus importantes pour être mise en action. C'est ce besoin qui fait à certains d'entre vous mettre la main en cornet autour du pavillon. Vous ne l'avez jamais fait ? Hélas, hélas, ça viendra... Or, un éminent médecin me disait dernièrement qu'après de multiples observations il pouvait affirmer que chez les vieillards, les oreilles grandissent.
Depuis qu'il me l'a dit, j'ai regardé les vieux. Regardez à votre tour, c'est vrai. C'est surtout visible chez les gens très âgés. Certains ont des pavillons considérables. De vraies feuilles de laitues. Passons du pavillon au tympan. Nous vivons dans un tel vacarme que nous ne pouvons plus jouir de sa sensibilité exquise. Il est sans arrêt assailli par une macédoine de bruits permanents qui le maintiennent en vibration perpétuelle. Et nos nerfs auditifs, pour nous défendre, mettent une sourdine à la réception, un coup de gomme général. Mais au départ, la sensibilité du tympan est telle (je cite ici textuellement P. Danysz dans Science et Avenir de juillet 1961) « qu'il peut pour certaines fréquences [...] réagir (selon le Dr Bekesy) à des vibrations dont l'amplitude est inférieure à un milliardième de millimètre, soit le dixième du diamètre d'un atome d'hydrogène. Ainsi, dans le silence absolu, notre oreille pourrait entendre s'entrechoquer les molécules d'air agitées par le mouvement brownien ! ».
Pas mal... C'est encore mieux plus loin. Pénétrons.

L'onde qui fait vibrer le tympan lui a été transmise par le milieu dans lequel nous vivons : l'air. Mais le corps de l'homme, apparemment solide, est en réalité liquide. Un homme de 80 kilos contient environ 50 litres d'eau. La vibration, pour être assimilée par l'organisme humain, devra donc passer du milieu gazeux au milieu liquide. Ce faisant, elle risque de subir au passage un coup de frein. L'oreille moyenne va fournir la solution à ce problème.
L'oreille externe est en plein air. L'oreille interne est une boîte close pleine d'eau. Placée entre les deux, l'oreille moyenne va transmettre la vibration de l'une à l'autre par l'entremise de trois os minuscules, le marteau, l'enclume et l'étrier.
Le marteau est solidaire du tympan et vibre avec lui.
Il communique ses mouvements à l'enclume, qui les passe à l'étrier.
L'étrier fait vibrer une membrane élastique sur laquelle il s'appuie, et qui ferme une fenêtre pratiquée dans la boîte en os de l'oreille interne.
Les trois os intercalaires sont si miraculeusement astucieux dans leur forme, leur équilibre, leur architecture, leur agencement et les rapports de leurs dimensions, que l'onde transmise par eux du tympan à l'oreille interne se trouve en même temps amplifiée dans la proportion de 1 à 22...

Ajoutons que pour éviter les surpressions et les dépressions dans cette oreille moyenne fermée par deux membranes vibrantes, un canal de dérivation a été percé à travers chair et os : c'est la trompe d'Eustache, en relation avec l'atmosphère extérieure par la bouche. Ainsi la pression reste-t-elle toujours la même à l'intérieur et à l'extérieur de l'oreille.
Pas mal...
C'est encore mieux plus loin. Enfonçons-nous dans l'oreille interne. Jusqu'ici tout était très simple. Nous pouvions admirer le génie artisanal qui avait confectionné chaque osselet selon une forme minutieusement parfaite et les avait assemblés au moyen de muscles et ligaments minuscules dans un équilibre fonctionnel exact. Mais il nous était facile de comprendre comment les trois os faisaient ce qu'ils avaient à faire. Dans l'oreille interne cela devient extrêmement ardu. Nous passons de l'atelier d'horloger au laboratoire électronique. Et c'est bien peu dire. Car toutes les sciences doivent être sollicitées pour éclairer ce qui se passe ici.
Nous ne sommes pas assez savants, ni vous ni moi, pour tout analyser. D'ailleurs, les plus savants eux-mêmes...
Nous allons jeter, dans cette étrange caverne, un simple regard de profane. Un regard candide. Le regard de quelqu'un qui ne prétend pas savoir pourquoi quand on lui a expliqué comment.
Nous négligerons les canaux semi-circulaires, qui sont situés dans l'oreille interne mais n'interviennent pas dans le fonctionnement de l'ouïe. Du moins à ce que nous savons. Il y a sans doute une raison profonde pour qu'ils se trouvent là et non ailleurs, mais nous ne la connaissons pas. Nous savons seulement qu'ils sont le siège, le centre del'équilibre. Ils sont trois, assemblés, chacun en forme de demi-cercle, chacun perpendiculaire aux deux autres, chacun placé dans une des trois dimensions.
Qu'ils viennent à être lésés, par blessure ou maladie, et l'homme vertical ne peut plus se tenir debout. Même couché de tout son long, les yeux fermés, il ne se sent plus en équilibre. Il ne sait plus ce que sont la stabilité, la sécurité, le repos. De tous côtés le sollicitent des chutes abominables, et il ne peut se cramponner à rien car son univers bascule dans les trois dimensions.
Un homme peut devenir sourd, aveugle, muet, manchot, cul-de-jatte, cardiaque, tuberculeux, châtré et rester un homme.

Il peut sombrer dans le coma et continuer à faire partie, passivement, de notre univers, comme un caillou. Mais privé de ses canaux semi-circulaires, il est rejeté hors du monde, dont la loi première, la condition de constitution, est l'équilibre. Il n'est plus qu'un fragment de conscience du chaos.
Si ces canaux se trouvent dans l'oreille interne, c'est peut-être à cause de leur extrême importance. L'oreille interne est en effet l'emplacement le mieux protégé du corps. C'est une petite boîte solide dans la grande boîte solide du crâne. Le crâne qui doit protéger les oreilles et le cerveau est de forme à peu près sphérique.

La sphère est la forme la plus apte à rejeter les coups vers la tangente et résister aux chocs.
Abandonnons ces mystérieux canaux, ces trois gyroscopes immobiles qui sont en quelque sorte le nœud de communication entre l'équilibre universel et celui de l'individu, et reprenons la vibration où nous l'avons laissée : entrant par la fenêtre de l'oreille interne. Derrière la membrane vibrante qui ferme cette fenêtre se trouve le labyrinthe où la vibration va poursuivre son chemin. Ce labyrinthe a la forme d'un coquillage enroulé, une sorte de colimaçon pointu, dont la base est tournée vers la fenêtre et la pointe enfoncée vers l'intérieur de la tête. Mais les coquillages terrestres ou marins, tels que nous les connaissons, se composent d'une seule cavité s'enroulant sur elle-même. Ici, il y en a trois, trois conduites s'enroulant ensemble de la base jusqu'à la pointe où deux d'entre elles communiquent. La troisième, qu'on a baptisée le limaçon, est hermétiquement close : mais elle est séparée de la deuxième, tout le long de ses spires, par une membrane vibrante - encore une ! Dans le limaçon, derrière la membrane vibrante enroulée le long des spires, sont disposées environ vingt-cinq mille " cellules auditives ". Chaque cellule est hérissée de cils vibratiles à une de ses extrémités. Son autre extrémité se prolonge par un filet nerveux. Ces filets nerveux réunis en faisceaux formeront le nerf auditif chargé de porter au cerveau le message de l'oreille.
Que se passe-t-il dans ce labyrinthe ? En gros, quand la fenêtre se met à vibrer, le liquide qu'il contient transmet les vibrations aux cellules nerveuses, qui les transforment en influx nerveux et dirigent celui-ci vers le cerveau par le nerf auditif. Mais pourquoi cette forme colimaçonnesque ?
Imaginons que les cellules nerveuses soient disposées directement derrière la membrane plane de la fenêtre. Imaginons aussi que vous soyez en train de marcher dans la forêt de Chambord par une nuit de printemps. Votre oreille reçoit le chant d'amour du rossignol, le frisson du vent dans les feuilles nouvelles, le bruit de vos pas sur les brindilles, le bramement du cerf, les incongruités sonores du récepteur TV dans la maison du garde, le chœur des grenouilles, un solo de Caravelle qui passe là-haut, un ruisseau qui mouille son lit, un sanglier effrayé qui troue un fourré, un vélomoteur à dix kilomètres...
Votre oreille reçoit tout cela en même temps.
Si vos cellules auditives se trouvaient disposées toutes sur le même plan derrière la membrane de la fenêtre, elles seraient toutes sollicitées à la fois et votre cerveau recevrait tous les sons mélangés, percevrait une bouillie de bruits impossibles à séparer les uns des autres et à identifier. Le monde sonore ne serait rien d'autre pour vous qu'un ronflement perpétuel dont les seules modifications seraient les variations d'intensité.
Le labyrinthe de l'oreille interne se charge de transformer cette bouillie, ce magma de vibrations en un ensemble sonore où chaque son sera individualisé. Au cerveau ensuite d'identifier et de choisir.

Il y a autant de différence entre ce qui parvient à l'oreille interne par sa fenêtre élastique et ce qui en sort par son nerf auditif qu'entre un gâchis de couleurs passées au mixer et un tableau composé avec les mêmes couleurs.
Comment le labyrinthe procède-t-il à l'analyse de cette purée vibrante ?
Il est difficile de le savoir, car pour voir ce qui se passe dans une oreille, il faut l'ouvrir et, à partir du moment où on l'ouvre, il est bien évident qu'il ne s'y passe plus rien. En tous les cas, plus rien de normal.
Les expérimentations boiteuses qu'on a pu faire ont donné quelques indications. A la logique de bâtir des hypothèses...
La vibration totale s'engage dans une conduite dont le diamètre diminue constamment, selon une courbe logarithmique qui comblerait d'aise Salvador Dali. Chacune des vibrations partielles qui la composent traversera donc, à un certain passage de son trajet, une portion de labyrinthe d'un diamètre qui correspond à sa longueur d'onde particulière et qui lui permettra de faire entrer en résonance, à ce diamètre, là seulement et par cette longueur d'onde seulement, le dispositif d'audition. A cet endroit-là seulement, les cils des cellules auditives se mettent à vibrer, pour ce son-là seulement. Il en est ainsi pour chacune des longueurs d'onde qui composent la vibration complexe entrée par la fenêtre. Tout le long de l'enroulement hélicoïdal, chaque groupe de cellules va pêcher la longueur d'onde qui le concerne. Quand il arrivera au bout du labyrinthe, le magma sonore aura été complètement analysé.

C'est une hypothèse. Les lois de la mécanique et de l'acoustique nous permettent de la trouver plausible. Les expériences faites dans des conditions non satisfaisantes semblent la confirmer - la membrane du limaçon vibre en effet d'une façon sélective - et l'infirmer : la membrane vibre dans les spires les plus étroites pour les sons graves et dans les spires les plus larges pour les sons aigus. L'acoustique nous inclinerait à nous satisfaire du phénomène contraire. Nous pouvons seulement en conclure que nous ne comprenons pas ce qui se passe exactement, mais que ce qui se passe est effectivement fonction des longueurs d'onde d'une part et de l'enroulement hélicoïdal des trois conduites d'autre part. Mais la longueur d'onde ne suffit pas à définir un son. Au concert, ou devant votre électrophone, votre oreille est parfaitement capable de discerner une même note jouée par le piano, le violon ou la flûte. Ce sont pourtant les mêmes cellules, de la même portion hélicoïdale, qui vont être émues par le même do des trois instruments. Qui fait alors la différence ?
Il est probable que ce sont les cils vibratiles. Ce qui se passe à leur niveau est un phénomène qu'on a pu constater mais non expliquer. Il en est ainsi chaque fois qu'on se trouve devant les manifestations de base de l'électricité et de la vie : quand un cil se met à vibrer, un micro-courant électrique prend naissance dans sa substance, se propage dans la cellule auditive dont il est le prolongement et, de là, par le filet nerveux et le nerf auditif, gagne le cerveau.
Or, aucun de ces cils n'est absolument pareil à un autre dans son diamètre, sa longueur et la disposition de ses molécules.

Il est donc possible que chacun d'eux ou chaque molécule de chacun d'eux soit plus ou moins sensible à telles ou telles caractéristiques de la vibration qui n'ont rien à voir avec la longueur d'onde, mais qui constituent le timbre du piano ou de la trompette.
Chaque molécule de chaque cil envoyant à la cellule un micro-courant différemment modulé, celle-ci en fait la synthèse, en tire la résultante, et l'expédie vers le cerveau, par son fil spécial. Les 25 000 fils spéciaux issus des 25 000 cellules apportent en même temps au cerveau chacun son micro-courant qui diffère des 25 000 autres par son micro-voltage, sa micro-intensité, sa micro-énergie, sa micro-modulation et sans doute par d'autres micro-particularités dont nous n'avons pas la moindre idée.

Le cerveau reçoit les 25 000 signaux électriques et les transforme, par un processus qu'il ne semble pas que nous puissions jamais élucider, en sensation auditive. La bouillie vibratoire recueillie par le pavillon, reçue par le tympan, amplifiée par les osselets, analysée par le labyrinthe, codée par le limaçon, acheminée par le câble auditif, traduite par le cortex cervical est devenue une mosaïque sonore construite, claire, profonde et colorée; le cerf et la grenouille, et le soupir du vent, sont entrés dans votre tête et vous les avez reconnus.
Voilà ce qui se passe dans l'oreille. Du moins à peu près. J'ai beaucoup simplifié ce que nous connaissons. Et nous ne connaissons pas tout.
Et ce que j'ai supposé est peut-être inexact. Mais si nous connaissions tout, avec exactitude, nous aurions sans doute encore plus de raisons de nous sentir étreints par l'émerveillement, et par l'angoisse de l'inconnu.
Qui a conçu l'oreille ?
Il faut être singulièrement facile à contenter pour accepter de voir dans la simplicité harmonieuse de son aménagement général, le raffinement de ses détails, la diversité de son fonctionnement mécanique, acoustique, électrique, chimique, séreux, sanguin, conjonctif, osseux, musculaire, nerveux, liquide, solide, gazeux, et nous en oublions, et nous en ignorons, et dans la coordination immédiate et parfaite de cette multiple subtilité, le résultat chanceux de mutations hasardeuses.
Nous admettons volontiers le système de la sélection du mieux armé et du mieux adapté. L'animé qui avait une oreille a survécu à celui qui n'en avait pas. D'accord. Mais qui a donné son oreille à celui qui l'avait ?
Ce n'est pas si simple, dit-on. Il y a eu d'abord une cellule qui était vaguement sensible aux vibrations, puis...
D'accord.
Mais comment cette cellule vaguement sensible a-t-elle transformé cette vibration en une sensation auditive ? Comment s'est-elle adjoint d'autres cellules ? Comment se sont-elles fait pousser des cils sélectifs, se sont-elles enfermées dans le limaçon, le limaçon dans le labyrinthe ? Comment se sont-elles fait précéder d'un système amplificateur ? Comment ont-elles fait émerger et fleurir le pavillon ? Comment ? comment ? comment ? Qui a voulu ces perfectionnements successifs ?
Est-ce l'individu ?
Si c'était possible, tous les hommes se seraient depuis longtemps fait pousser des ailes et des yeux derrière la tête.
Est-ce l'espèce ? La matière vivante elle-même ?
Qui ?
L'oreille ne s'est pas faite par l'invraisemblable hasard de millions de mutations favorables.
L'oreille est un ensemble conçu, architecturé, organisé. Le hasard ne conçoit pas, n'ajuste pas, n'organise pas. Le hasard ne fait que de la bouillie.
Même si on tient compte du facteur temps, on ne peut pas accepter l'explication du hasard. Je connais l'argument du singe et de la machine à écrire : si on place un singe devant une machine à écrire et qu'il tape au hasard sur le clavier pendant l'éternité, comme il tapera une infinité de combinaisons de lettres, il finira par taper le texte de la Bible.
Je n'accepte pas cet argument. Il est faux. Il confond la quantité et la qualité. Le singe ne tapera pas la Bible, pas même La Cigale et la Fourmi. Il tapera pendant l'éternité un cafouillis lettriste, jusqu'à la fin des temps.
Vous pouvez lancer un dé pendant l'éternité, vous n'obtiendrez jamais une série de 1000 six. Or il faudrait une accumulation de mutations favorables autrement extraordinaire qu'une série de 1000 six pour fabriquer une oreille, ou une marguerite ou un petit chat.
Mais d'où viennent l'oreille et la marguerite ?
IL Y A QUELQU'UN !...
Il y a quelqu'un sous le lit, dans l'armoire ! Il y a quelqu'un dans notre vie, dans notre chair. Quelqu'un qui nous a faits et qui fait de nous ce qu'il veut."

René Barjavel
La faim du Tigre



Michel-Ange : La Création d'Adam, fresque de la Chapelle Sixtine.

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07/02/2007

Ernst Jünger (1895-1998)

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« Notre espoir repose sur les jeunes gens qui souffrent de fièvre, parce que la purulence verte du dégoût les consume, sur ces âmes grandes dont nous voyons les possesseurs errer comme des malades à travers l'ordre des auges à porc. Il repose sur la révolte qui se dresse contre le règne du bon-garçonnisme, et qui exige les armes d'une destruction lancée contre le monde des formes, qui exige l'explosif, afin de balayer l'espace de la vie, au profit d'une hiérarchie nouvelle. »
Ernst Jünger

...dessin...Marie-Pierre CIRIC

« La résistance du Rebelle est absolue : elle ne connaît pas de neutralité, ni de grâce, ni de détention en forteresse. Il ne s'attend pas à ce que l'ennemi se montre sensible aux arguments, encore moins à ce qu'il s'astreigne à des règles chevaleresques, il sait aussi en ce qui le concerne que la peine de mort n'est pas abolie. »
Ernst Jünger


« Les actes de banditisme que la Campagna connaissait déjà se renouvelaient alors, et les habitants étaient enlevés à la faveur de la nuit et du brouillard. Nul n'en revenait. Ce que nous entendions chuchoter de leur destin parmi le peuple faisait songer aux cadavres des lézards que nous trouvions écorchés sous les falaises, et nous remplissait le cœur d'affliction. »
Ernst Jünger
Sur les falaises de marbre



« Paris, 30 juillet 1944 Une ondée me fait passer quelques instants au musée Rodin, que d'habitude je n'aime guère. (...) Les archéologues d'âges futurs retrouveront peut-être ces statues juste sous la couche des tanks et des torpilles aériennes. On se demandera comment de tels objets peuvent être si rapprochés, et on échafaudera des hypothèses subtiles. »
Ernst Jünger
Journal de Guerre



« Je suis alors pris de dégoût à la vue des uniformes, des épaulettes, des décorations, des armes, choses dont j'ai tant aimé l'éclat. »
Ernst Jünger
Journal de Guerre


« Prenons garde au plus grand danger qui soit : celui de laisser la vie nous devenir quotidienne. Quelle que soit la matière à dominer et les moyens dont on dispose - cette chaleur de sang qui permet le contact immédiat ne doit pas se perdre. L'ennemi qui la possède a plus de prix à nos yeux que l'ami qui l'ignore. La foi, la piété, l'audace, la capacité à s'enthousiasmer, à s'attacher avec amour, quel qu'en soit l'objet, tout ce que notre époque dénonce comme sottise radicale - partout où nous le rencontrons, nous respirons plus librement, fût-ce dans le cercle le plus restreint. Tout cela est lié à cette très simple expérience que j'appelle étonnement, cette ardeur à s'ouvrir au monde et cette immense envie de s'emparer de lui, comme un enfant qui aperçoit une boule de verre. »
Ernst Jünger
Le Coeur aventureux



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05/02/2007

Yves Adrien III : MAGMA

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Rock & Folk n° 54 - Juillet 1971


"La nouvelle œuvre de Magma… Comment exprimer le choc que j'ai ressenti, à l'écoute du second enregistrement de ce groupe qui est déjà l'un des meilleurs au monde et sera peut-être un jour le seul, l'ultime ?
Comment dire à quel point est magistrale la gifle que porte Magma à la médiocre musique française, celle qui adapte ou qui plagie ?

Comment ? … Christian Vander crée une musique chaque jour plus dure, plus belle, plus intelligente et nous, critiques, n'avons que nos pauvres mots pour tenter de rendre plus accessible, plus palpable la dimension de ce travail exceptionnel ; Vander a inventé un langage nouveau (c'est de la musique dont je parle, non du kobaïen) et nous, critiques, n'avons rien inventé, pas même la critique…

"Terre… Mange ton cœur, bois ton sang, brûle ton âme
Arbre flétri que déchirent les lames du soleil
…Tu fus ce brasier imaginaire dépourvu de passion
Qui se forgea son crématoire
Bruit silence, bruit silence
Le temps a passé
Bruit silence, bruit, silence
Son flot de vagues se déverse inlassablement
Il inonde l'univers, imperturbable,
Tandis que la sève de ta pauvre vie
Perle péniblement sur ton écorce avive
Bruit silence, bruit silence
Ta vie s'étire et le temps passe
Les dernières gouttes de ta sueur,
Fruit de ton angoisse constante, s'échappent de tes racines
Ta mort te salue
Bruit silence, bruit repos
Que tu n'attendais pas
…Flots du temps, flots du temps
Ne pardonnez pas
Vengez ces âmes pures aux veines translucides
Qui ne demandaient qu'à respirer
Tes parfums trompeurs de haine et d'hypocrisie
Terre, purge ce premier néant !
L'air du temps comme ton sort
Est prisonnier du cycle infini de la vie…"

(Fragments d'un poème rêvé par Christian Vander dans la nuit du 8 au 9 juillet 1970).

Elle est toujours là, la haine de Vander ; un jour, peut-être, elle se changera en une grande force tranquille, mais aujourd'hui il (Vander) continue, tel un Sun Râ en colère, à hurler des menaces à sa vieille ennemie, la Terre… Sa musique c'est le combat d'un homme contre une planète. II a été à maintes reprises traité de fasciste, le leader de Magma, parce qu'il y avait des croix gammées sur la pochette de son disque et que le ton de ses discours rappelait à certains un autre leader célèbre en son temps ; les gens se sont trompés : les croix gammées étaient détruites, tout comme les buildings, églises, avions et autres pourritures que nous offre la Terre ; quant aux discours, on pouvait très bien y trouver des origines dans le théâtre Nô ou ailleurs.

Au début de cette année, plusieurs membres de Magma, coup sur coup, partirent : Richard Rault, Claude Engel, Paco Charlery ; le groupe sembla un moment devoir éclater (sa séparation officielle fut même annoncée); pendant ce temps, Christian Vander sélectionnait de nouveaux musiciens qu'il emmena au début du mois d'avril aux studios de Michel Magne (Hérouville) pour y graver les morceaux du second album. Aujourd'hui, Magma est de retour, plus fort que jamais… Le groupe se compose désormais d'une "force rythmique" et d'un "peloton de cuivres" ; la force rythmique comprend Klaus Blasquiz (chant, percussions), François Cahen (piano et piano électrique Fender), Francis Moze (basse électrique) et Christian Vander (batterie de combat, percussions, voix); quant au peloton de cuivres, il regroupe Teddy Lasry (clarinette, saxe, flûte, voix), Jeff Seffer (saxe, clarinette basse), Louis Toesca (trompette) et Louis Sarkissian (régisseur stratégique). Tous ces gens, ainsi que Roland Hilda (réalisateur plénipotentiaire) et Dominique Blanc-Francard (ingénieur des sons) sont les artisans de cette splendide réussite qu'est Magma 2. Ce disque marque, chose incroyable, un immense progrès par rapport au précédent qui était pourtant lui-même un très grand moment musical…

Vander a maintenant réussi à dépasser ses deux plus fortes influences, Stravinsky et Coltrane ; il a su également éviter de refaire l'erreur du premier album (résumé du déroulement de l'action dans les notes de pochette) : cette fois-ci, pas de fil conducteur pour le lecteur, mais seulement un poème, au verso : la musique de Magma ne se raconte pas… Le sommet de Magma 2, c'est sans aucun doute "Rïah Sahïltaahk" qui occupe la totalité de la première face, 21'51" ; composé par Vander, "Rïah Sahïltaahk" est un morceau d'une richesse phénoménale: il est difficile d'imaginer qu'il soit possible de dire tant de choses en si peu de temps… Mais Christian Vander se joue du Temps, joue avec les temps, avec tout ce qui est musique et peut lui permettre d'exprimer la violence de ses sentiments : écoutez donc ces tempos hachés, ces rafales des cuivres ponctués de cris aigus et tranchants comme la lame du couteau dans la chair ; écoutez la voix chaude et majestueuse de Klaus qui sait si bien imiter le cri des grands oiseaux de nuit ; écoutez aussi la finesse des interventions de François Cahen (au piano électrique, il fait souvent penser à Don Preston dans "King Kong", les cuivres étant eux-mêmes parfois assez proches des Mothers) et la solidité du travail de Francis Moze qui, tel un roc, soutient de sa basse puissante l'édifice Magma. François Cahen et Teddy Lasry se sont partagés la face B ; le pianiste a composé "Ki Iahl O Lïahk", le saxophoniste "Iss" Lanseï Doïa ; ces deux morceaux (le premier surtout) sont certainement, du strict point de vue de l'écriture musicale, plus soignés que "Rïah Sahïltaahk" mais il leur manque cependant une qualité essentielle sans laquelle la démarche de Magma pourrait se trouver un jour gravement entravée : la violence…

Violence que détient Vander ; je ne dis pas que les autres membres n'ont pas les motivations ; je pense seulement qu'ils ne ressentent pas au même degré d'intensité ce besoin radical de hurler et de cracher dans lequel Vander est tellement à son aise. Magma est, je pense que ses membres le savent très bien, engagé dans les mécanismes de haine et de violence, SANS POSSIBILITÉS DE RETOUR : pour vivre, il doit cogner (j'espère aussi que ses membres savent où et contre qui), vite, très vite et fort, très fort… Si le groupe devait arriver à la plénitude sans avoir mené à bien le travail qu'il s'est fixé, ce serait une tragédie : Vander, s'il veut continuer à créer une musique aussi exceptionnelle, sera obligé de rester un individualiste forcené ; à lui de savoir s'il s'en sent le courage… "La nouvelle innocence, c'est le rêve maléfique devenant réalité. La subjectivité ne se construit pas sans anéantir ses obstacles ; elle puise dans l'intermonde la violence nécessaire à cette fin. La nouvelle innocence est la construction lucide d'un anéantissement" (Raoul Vaneigem. Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations). La plénitude tue plus vite et plus sûrement que le combat, et l'on souhaite très fort que Christian Vander reste vivant pour faire (entre autres choses) de superbes albums comme celui-ci ; on ne le dira jamais assez, la musique de Magma est PRIMORDIALE ; on ne le dira jamais assez… "


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TEXTE RÊVÉ PAR ADRIEN DANS LA NUIT DU 12 AU 13 JUILLET 1971… et plus particulièrement destiné à ceux qui n'ont pas encore compris que Magma était le meilleur groupe de ce système solaire.

" 1) A tous les rêveurs passés, présents… et à venir.

Par une lucarne ouvrant sa petite gueule affamée de lumière vers l'immensité glacée du Ciel, l'aube grisâtre prenait lentement possession de la pièce sans âme dans laquelle se terminait un trip qui s'était avéré fort éprouvant pour ses participants. L'ombre était peu à peu délogée de chacun des recoins où elle s'était imaginée pouvoir se réfugier et une fille pleurait de ne plus voir (" Something is happening here, and you dont know what it is… ") le visage de celui qui fit fortune en giflant l'Amérique se détacher sur les milliers de kilomètres de pylônes télégraphiques baignés de rosée.

" Aux fourmis-souvenirs
Qui font parfois frémir
Les murs roses et noirs
Et nus de ma mémoire… "

Le mauvais poète baudelairien s'était soudainement arrêté, prenant conscience que la peau blanche et parfumée de la femme blonde à laquelle il dédiait sa douleur bien ordonnée n'était plus en répit que pour quelques cinquante années : dans un rire déchiré de sanglots de dégoût, il se jura tout à coup, chassant de son esprit l'image de la charogne putréfiée que serait dans cinquante années la peau blanche et parfumée de la femme blonde (et maintenant presque enterrée) à laquelle il avait dédié sa douleur bien ordonnée, de ne plus jamais aimer. Dans cette pièce où gisaient effondrés quelques grands clowns tristes de l'underground parisien, un jeune homme à cheveux plus longs que les autres se morfondait, lassé par la sarabande que dansaient autour de lui les pantins et les putains " psychédéliques "; le Smart-Ass Rock'n'roll Critic (ainsi s'appelait le jeune homme à cheveux plus longs que les autres) voyait décroître son énergie qui n'était déjà plus que le vain mot qu'utilisent parfois pour se faire remarquer les freaks sans imagination ; il évoqua certaines images susceptibles de le ramener vers la pulsion originelle… Les immenses cités de pierre qu'H. P. Lovecraft avait imaginées au-delà de l'Au-Delà polaire ; la tâche rousse de cet écureuil trempé de soleil et de pluie le fixant étrangement dans les yeux (et dans le cœur)l'après-midi d'avril où l'orage avait agressé la forêt ; la nuit pendant laquelle, lors d'un trip aquatique, le gentil visage de Christelle s'était rapidement décomposé en une abominable outre suintante. Mais rien de tout cela ne pouvait arriver à le libérer de la torpeur qui le tenait cloué à ce vieux fauteuil de cuir; il repassa longtemps dans son esprit les instantanés démoniaques ou merveilleux de ses expéditions vers ce qui avait jadis été l'Inconnu mais il dut bien se rendre à l'évidence qu'il était prisonnier de l'apathie régnant parmi les ombres censées constituer son entourage… LA TRAGÉDIE DES SOLITUDES PARALLÈLES, pensa-t-il un instant, en refusant de caresser le pied qu'avait posé sur l'accoudoir du fauteuil, EleKtric Prune, une fillette de douze ans très, très envahissante ; c'est à ce moment qu'il s'aperçut qu'un sang plus vif battait à ses tempes : loin dans sa tête, un rythme sourd avait pris naissance et s'amplifiait de seconde en seconde… C'était un roulement sauvage, comme celui d'une armée en marche, entrecoupé de rafales de cuivres cinglantes et de cris haineux éclatant dans un langage qu'il lui était impossible de traduire, bien que familier ; les coups heurtés redoublaient maintenant d'intensité et l'impression fugitive qu'avait éprouvée le jeune homme aux cheveux plus longs que les autres se changeait rapidement en certitude : cette violence sans appel, ce ne pouvait être que son ami VANDER, et ce morceau… RIAH SAIHLTAAHK, la plus belle de ses compositions. Le Smart-Ass Rock'n'Roll Critic quitta sans même s'en apercevoir le vieux fauteuil de cuir qui chuta mollement sur un grand plateau de fruits tropicaux ; les visages des gens dont il avait partagé l'intimité lui semblèrent plus dérisoires encore : la petite EleKtric Prune s'était couchée près d'un vieil opiomane suédois et elle serrait contre son ventre la pochette de " Chelsea Girls "… La violence électrique déjà déchirait l'air épais ; le Smart-Ass Rock'n'Roll Critic se planta au milieu de la pièce et, de la musique de MAGMA plein la tête, hurla : " ÉTERNITÉ ".

L'opiomane eut un spasme, deux filles déchirèrent le satin noir de leurs longues robes et, les yeux révulsés, s'en fouettèrent sauvagement ; EleKtric Prune plaça le ventilateur entre ses cuisses et, reins cambrés, tête renversée elle se mit à pleurer doucement, la gorge tendue vers le lustre de cristal qui oscillait déjà de manière menaçante au plafond. Le Smart-Ass Rock'n'Roll Critic sortit définitivement de LEUR trip qu'il avait cassé.

2) Qui n'est là que pour permettre au Smart-Ass Rock'n'Roll Critic de retrouver son identité (le banal JE)… mais peut-être également considéré comme un moyen facile d'annoncer le 3).

Lorsque l'air frais vint caresser son visage, le jeune homme aux cheveux plus longs que les autres passa deux doigts distraits sur son cou et, réalisant tout à coup qu'il lui serait exquis d'écrire quelques lignes sur MAGMA, décida de localiser au plus vite sa machine à écrire. II y parvint après plusieurs heures d'un vagabondage infructueux qui l'amena jusqu'à la lourde porte chenue de son ancestrale demeure, le Smart-Ass Rock'n'Roll Critic's Territory ; il entra dans le jardin, s'assit au soleil, mangea un pamplemousse et, après avoir chassé du docile instrument un couple de retraités CGT qui y avaient élu domicile, il écrivit :

3) (qui devrait être le 1) mais devra pourtant bien se contenter de rester le 3) puisqu'il y a eu avant le 1) et le 2).

Un après-midi du mois de juin 1970, je remontais le boulevard Saint-Germain en pensant très fort à la façon dont j'allais pouvoir me rendre à Bath assister au concert de Frank Zappa et de ses nouveaux Mothers lorsque j'aperçus Klaus Blasquiz, chanteur de MAGMA, un groupe dont le premier double album venait juste de sortir, recueillant des critiques contradictoires de la presse spécialisée (dont j'étais alors très fier de ne pas faire partie). Klaus et moi nous arrêtâmes (ayant certains traits physiques communs, nous nous arrêtons toujours afin de vérifier si c'est bien à l'autre ou à soi-même que nous avons affaire) ; nous nous assîmes et parlâmes de musique ; la conversation tourna rapidement sur MAGMA ; Klaus me demanda si je connaissais le disque du groupe et, constatant que je ne l'avais jamais écouté (je n'étais pas encore un Smart-Ass Rock'n'Roll Critic à cette époque), il me proposa de passer chez lui un soir… Lorsque je me rendis à son invitation, ce fut plus à une initiation qu'à une écoute de disque que je participai : Klaus entreprit de m'expliquer méticuleusement les différentes phases du voyage vers Kobaïa, les sentiments éprouvés par les hommes à leur arrivée sur la planète, les réactions des occupants de ce sol, les sensations de joie et de terreur ; il me parla fréquemment de VANDER, de Claude Engel aussi et je revins plusieurs fois rue Jacob pour y discuter de MAGMA…

4) La rencontre avec VANDER.



A l'automne dernier, MAGMA donna un concert à l'Olympia ; il y avait peu de monde ce jour-là dans la salle ; je me trouvais en coulisses et je vis arriver VANDER, dur et solitaire dans son grand manteau de cuir noir, serrant à l'occasion une main qui lui était tendue, souriant avec la bouche mais ne cessant jamais de fixer de son regard clair et incisif les gens qui l'approchaient. Un homme sur la défensive, pensai-je en le voyant passer. Quelques semaines plus tard, un ami s'occupant d'un café-théâtre me proposa d'organiser des soirées pendant lesquelles j'inviterais une personnalité musicale de mon choix à venir se faire interviewer en public. L'image de VANDER traversant les coulisses de l'Olympia me revint aussitôt à l'esprit et j'acceptai cette offre, décidant de faire du leader de MAGMA le premier sujet de mes entretiens… Entrer en contact avec lui ne fut pas aussi difficile que je l'avais escompté ; après quelques coups de téléphone infructueux, j'arrivai à le joindre un matin et lui exposai ce que j'attendais de lui : à ma grande surprise, il accepta et un rendez-vous fut pris pour que nous puissions nous rencontrer avant la soirée proprement dite…
Chez lui, le dimanche matin, il ne fut pas très loquace : je le devinai tout d'abord tendu, puis, vers la fin de notre entrevue, je sentis qu'il abaissait un peu ses défenses ; cependant, quand je le quittai il me dévisagea du même air glacial que quand j'étais entré, une heure plus tôt… Le surlendemain, c'était l'interview au café-théâtre ; à 8 h 45, VANDER entra, vêtu du grand manteau de cuir noir et, sans regarder personne, se dirigea vers moi ; la salle s'emplissait doucement et je lui proposai de boire quelque chose : il accepta mais ne trempa pas ses lèvres dans le verre que je lui avais offert ; par contre il me demanda de l'accompagner chercher des cigarettes et, quand nous eûmes trouvé un bar ouvert, s'informa de ce que je voulais prendre, m'expliquant par la même occasion qu'il se méfiait des boissons qu'on lui offrait là où il était invité.
VANDER, ce soir-là, m'étonna beaucoup. Il se livra quasi totalement, résumant les circonstances parfois intimes dans lesquelles il en avait été amené à adopter certaines positions vis-à-vis des relations humaines ; il parla du travail qu'il avait entrepris en vue de perfectionner le kobaïen, s'installa au piano afin de mieux faire comprendre les explications strictement musicales. VANDER fut tour à tour attentif, ironique, provocateur, détaché selon que le public était sincère avec lui et que Francis Moze, le bassiste de MAGMA également présent, se chargeait de répondre ou non. Certains trouvèrent que VANDER était suffisant et prétentieux, d'autres furent touchés par celui qu'ils considéraient comme un idéaliste. Personne de toute manière ne resta indifférent… Quelques temps après, VANDER et moi eûmes nos problèmes respectifs à régler et nous nous perdîmes de vue jusqu'au début du mois de juillet.

5) L'interview de MAGMA.

Le jeudi 8 juillet à 15 h, le soleil écrasait Paris et je descendais les marches du Gibus afin de retrouver les membres de MAGMA avec lesquels j'avais rendez-vous ; le Gibus, c'était leur dernier engagement jusqu'au… 11 septembre, ce qui prouve que les propriétaires de clubs capables de reconnaître un bon groupe ne sont pas légion.

Tout d'abord, pourriez-vous nous faire un rapide résumé des raisons pour lesquelles est né MAGMA ?

Francis Moze :
C'est très simple. En 1969, nous avons fait, Christian (VANDER) et moi, une tournée en Italie ; à notre retour nous avons ressenti un besoin pressant de faire quelque chose de personnel.
VANDER : cette tournée se passait dans des boîtes à champagne où les minettes sont plus intéressées par les chaussures du bassiste que par la musique.

Comment s'est opérée la sélection des musiciens?

Teddy Lasry :
en partie grâce à des rencontres d'amis, des conversations.

Que devient Uniweria Zekt?

VANDER :
Uniweria Zekt. D'abord ce n'est pas un hasard si on l'a appelée Uniweria Zekt et non pas Internationa Zekt. C'est une organisation fondée pour aider à l'épanouissement et à la propagation de créations de qualité, que ce soit dans des domaines artistiques musicaux, cinématographiques, picturaux ou bien scientifiques, voire même philosophiques. Le handicap aujourd'hui, c'est que nous n'avons pas d'argent…

François Cahen : mais la Secte de toute manière existe déjà à notre niveau… MAGMA, c'est la Secte.

Quelles sont les raisons pour lesquelles Richard Rault, Claude Engel et Paco Charlery sont partis?

François Cahen :
peut-être vaudrait-il mieux le leur demander ?

Teddy Lasry : en ce qui concerne Richard, je crois que c'était purement esthétique. Pour Paco, c'est différent : il ne travaillait visiblement pas assez son instrument ; chez MAGMA, on ne peut pas se contenter de donner l'impression ; de plus il prenait comme des implications raciales le fait qu'on lui fasse remarquer qu'il arrivait en retard…

Francis Moze : pour Claude, je pense qu'il y avait un problème d'emploi, il sentait peut-être qu'il ne pouvait pas tellement s'exprimer au sein de MAGMA… Et puis il a eu d'autres propositions… les sessions… il fallait qu'il ait les mains libres. J'ai entendu dire qu'il préparait son premier album solo ; cela sera certainement intéressant…

Avez-vous eu des problèmes pour recruter de nouveaux musiciens?

VANDER :
Non, aucun.

Et leur arrivée n'a-t-elle pas créé une certaine perte d'identité, une sorte d'affaiblissement de l'image du groupe ?

François Cahen :
non, ils se sont très bien adaptés et on est vraiment heureux de les avoir avec nous…

Teddy Lasry : de toute façon, des musiciens, il en passera encore chez MAGMA.

Quels sont vos projets immédiats?

François Cahen :
repos forcé jusqu'en septembre car nous n'avons aucun engagement d'ici là.

VANDER : nous allons enregistrer chacun un album en solo, plus commercial, pour Barclay ; nous travaillerons avec Laurent Thibault ; nous enregistrons pendant la première semaine d'août à Hérouville.

Avez-vous quelque chose à ajouter?

VANDER :
oui. J'aime tout le monde. Et plus particulièrement le nommé Gilbert Rovère, qui joue chez Martial Solal et s'est permis un jour de juger Coltrane.

Ainsi parlait VANDER, le musicien le plus violent de sa génération.

6) Le Smart-Ass Rock'n'Roll Critic reposa sa plume dans l'encrier et, tandis que la cendre de sa cigarette volait sans hâte vers le cendrier vieux de trois siècles, la demie d'une heure qu'il ne connaissait pas sonna au beffroi…


Yves ADRIEN
Rock & Folk n° 55 - Août 1971



Yves Adrien

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04/02/2007

Yves Adrien II

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

Et puis... lire :


Yves Adrien "2001, une apocalypse rock"
Editions Flammarion


"En essaims, Capricornides, Cygnides, Aquarides ou Perséides, les étoiles filantes étaient au rendez-vous d'août et les pollueurs de la FM, en meute sourde, à celui de la rentrée : engluement dans des play-lists calamiteuses, pouffements de concubines godillant trois annonces ânonnées, tutoiement pleutre de rigueur et fast-food d'oldies amollis, c'était, pesant, bruyant, borné, l'ordinaire radioteur 88 ; de ce morne assommoir pré-pubère et sénile, de ce vaste panorama de demeures Merlin sonorisées A-ha montait le chant des d-jay's version française, usuels cuistres prétendument félins dont les efforts viraient aux râles d'égoutiers gazés par leurs propres renvois méphitiques : à ces drôles sinistres, à ces bas exploiteurs privilégiant l'anesthésie et le plombage d'âme, pardonnerait-on ?
--L'on pardonnerait, en espérant pourtant, sans don-quichottisme ni douceur, la venue d'un Fabrice Emaer des fréquences, d'un joueur opposant l'argent à l'argent et la volupté à la veulerie : d'un maître es-fêtes viscontien jetant deux ou trois milliards au néant et inventant, pour autant de saisons, un Palace hertzien pareil à quelque radiant soleil d'ondes. "


"--Révérence aux mini-skirts mauves et splendeur des choses mûres, chaque été déclinant marquait le retour d'Abbey road : il fallait être là en 1969 dans le fracas des bus et l'habituel railway du ciel, être là, muet et seul à Hyde Park, à s'enivrer pour jamais des harmonies de Because et de Sun King, des vocaux impériaux laminés de Golden Slumbers, des rutilances de Couronnement éteint de cet ultime attelage conduit par le très anglais George Martin ; être là, oui, pour le serment d'allégeance à la plénitude : maçon failli, joueur de sitar incertain, jeune époux ayant balafré maint coeur de belette et fils-de-personne rêvant d'oblation domestique, les simples et souverains Beatles, en l'été dernier de la décennie, passaient sur l'autre rive.
--Mains dans les poches, silhouette léonine, le prophète Mersey en complet blanc ouvrait la marche, réinventant l'art de traverser dans les clous et ébauchant quelque chemin de croix vers la nuit rompue de Dakota Building : " Boy, you're gonna carry that weight, for a long time "
--Au seuil assourdi de septembre, les Beatles devenus classiques scellaient leur adieu d'un Lohengrin pour esthètes pop et racketteurs de restaurants pakistanais ; lassé, le proverbial cygne s'éloignait : sur ce gouffre gracieux, le temps ne se refermerait pas. "


"--" Vu de 2001, tout est égal
--" Du digital au mental, un autre transfert s'est opéré : bande-son de la révolution métanoïaque, le silence règne.
--" Baissons les yeux
--" 1968-88, morne sabbat d'agioteurs : c'est du Marcel L'Herbier, L'Argent, ramené aux dimensions d'un spot acrylique Mutuelle du Mans ; de la peur dans le rétroviseur, Alain Delon adulte et, sur la banquette arrière, autant de jetés battus médiatiques pour dire que rien ne change ; de fait, Dim diffère l'épilogue : " Pour voir des saints comme ça ", refrain.
--" Mais surtout il y a, s'autorisant du carrousel des raiders, cet aimable Dow Jones dont l'indice chaque soir répercuté met Wall Street aux portes de Villers-Cotterêts.
--" Le monde est-il captif ou captivant ?
--" Il fut un temps où le rock était indéfendable : une Justine à l'égard des fugueurs, virées en costume Régence juke-box, les cheveux teints au mercurochrome, dans la trouée diurne des ciels de banlieue : Ann Arbor, Montreuil, Saint Jean d'Acre, qui se souvient de l'arrogance et des baronnies wild ?
--" Now I'm looking for/The dum dum boys/The walls close in and/I need some noise "
--"A son apogée, le bruit a valeur de morale : mais certains demandent davantage : coloristes pyromanes et casseurs de légendes, les Stooges allèrent plus haut que le bruit : trouèrent la fournaise par trois fois et, 1-2-3, dépassant le voltage frénétique du surmonde, jetèrent trois LPs pareils à une promesse spatiale "
--Dans le plus pur style " Allez voir higher ci-gît suis ", Yves s'était arrêté là." "



--



" " Brian Wilson est de retour ", entendait-on.
--Un amateur d'errances, mentales ou autres, convoquerait ici Hölderlin écrivant au seuil de son Hypérion : " il est une éclipse (...), un silence de notre être où il nous semble avoir tout trouvé ", aveu dont l'auteur, trente-sept années durant, allait renvoyer l'écho : " Voyez-vous, gracieux seigneur, une virgule ! "
--Brian Wilson étant de retour, Orphan avait acheté son album bleu asile et marbre blond et, le confiant à un fauteuil d'ottoman, s'était promis de l'écouter au matin du 25 décembre, à l'heure où la lumière s'incarne ; puis, en avance chez le dentiste un vendredi d'automne, il revisitait Enzo Ferrari dans Match quand, tombé de l'industrieuse FM, Good Vibrations avait épandu son manteau d'ondes...
--Le dimanche suivant, entreprenant une fouille archéologique dans les possessions d'Yves, il exhumerait le single Capitol CLF 5676 Luxe, l'aérien Good Vibrations en face B duquel, joyau de Pet Sounds, l'attendait cette somme de 2'17, ce miracle orchestral digne d'un Gordon Jenkins arrangeant La Chanson De Sinatra Qui Ne Commence Jamais : Let's Go Away For A While.
--Orphan n'avait bientôt plus écouté que cela, ce Let's Go Away For A While d'où se débrumait toute l'enfance d'Yves : la blancheur intouchable de l'été 1957 à Biarritz, la distance des femmes goûtant Jalousie ou Confessions à 5 h au casino et la cigarette meurtrière sur laquelle, pieds nus, l'on se brûle ; il écoutait, réécoutait ce Let's Go Away For A While indicible, voyait passer les heures, les jours, savait qu'il n'y aurait pas de 2001 ce mois-ci et, piège ancien, s'arrêter une fois, n'est-ce pas s'arrêter toujours ?
--Puis, effaçant jusqu'à l'idée d'écrire, il rejouait les 2'17 addictives, ralliait l'Eden lumineux des hauts rouleaux et croisait Patrick, châtelain à l'âge où l'on apprend à lire ; tout ce qu'une première amitié entre fils uniques a de farouche était dans la photo (" A Biarritz, 1957 ") tombée l'hiver suivant : les chevilles cerclées d'écume et le futur aux lèvres, Patrick se tenait sous le ciel immense avec, surgi derrière l'épaule, dans un fracas laiteux d'océan, ce continent sombré qu'on nomme l'Atlantide.
--Let's Go Away... aidant, Orphan s'immergeait en l'enfance d'Yves et, revenant trois décennies plus tard à Brian Wilson, méditait l'"envoi " noyé de 1988 : " Cet album est dédié à ceux qui ne l'entendront pas : Dennis & Frieda." "


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"-- Yves Adrien : Je crois très fort à l’arrogance. Je hais l’idée de soumission, d’humilité. C’est l’une des idées majeures de ce mouvement "Ultra" : ne pas être soumis. Saint-Just était aussi aristocrate que ceux qu’il a guillotinés. Quant à moi, s’il faut subir une forme de contrainte ou de dictature, je préférerais toujours qu’elle soit exercée par l’élite plutôt que par la masse. On peut discuter avec l’élite. Avec la masse, c’est impossible, elle parle trop fort..."

(Entretien avec Alain Pacadis, Libération, 16/17 mai 1981, Pour un rock thermidor)

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C'était ma lecture du jour... je retourne à mes errances lumineuses...

01:05 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : 52-lectures : yves adrien ii | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

03/02/2007

Yves Adrien

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

En 1973, j'avais 8 ans et je lisais "Rock & Folk" et "Karaté Magazine"... quand j'avais de l'argent de poche. Les temps étaient difficiles.

Je lisais les visions d'Yves Adrien auxquelles je n'entravais rien, mais que, déjà, je trouvais très jolies...

Plus tard... vers mes 16/17 ans, tout me remonta à la gueule comme un vieil acide oublié...


Yves Adrien, 1973



« JE CHANTE LE ROCK ÉLECTRIQUE


Rappel initial : Born To Be Wild

Il existe généralement, vers les 10 heures du matin, une énergie renaissante. C'est le moment où à Detroit, au coeur de Notting Hill Gate, dans le Lower East Side, à Montreuil ou à Montpellier, les amoureux des Stones et des Stooges ouvrent les yeux, se traînent nonchalamment jusqu'à leurs piles de disques et se penchent, songeurs, sur l'alignement des pochettes cartonnées ou glacées. Si le déclic est immédiat, les doigts courent, l'instinct dicte et wham bam thank you mam, la musique bientôt envahit la pièce. Alliance quotidienne du rock addict avec l'électricité. Mais la redécouverte de cette pulsion-là s'avère parfois moins aisée. Car un rythme pendant la nuit a été brisé : le corps se cherche, les désirs s'ignorent ou s'annihilent.

C'est pourquoi il convient de s'octroyer, à chaque journée nouvelle, un premier shoot de rockanroll soigneusement dosé : un album en public, "Got Live If You Want It", avec ses petites filles qui s'entre-déchirent pour approcher Mick et Brian; I Wanna Be Your Dog, Not Right, Real Cool Time, les plus violents morceaux du premier Stooges. Pour oublier l'odeur de cendre froide accrochée aux murs et briser l'ennui de s'ennuyer. Une série de singles des Who, une autre des Kinks ou des Pretty Things : la malice gourmande de Chuck Berry avalant les mots de Little Queenie. Se réapproprier ce que le sommeil avait volé, choisir ce que l'on va représenter dans les quinze ou vingt heures à venir; quel personnage l'on jouera. La rage du MC5, le Teenage Head des Flamin' Groovies. Pure joie physique de la tension qui monte. Et soudain... PUNK, c'est l'orgasme électrique, le satori dirty. Le corps volatilisé et les yeux clos, sentir chacune de ses cellules hurler son désir de vie. La petite pièce est devenue un coeur effroyablement puissant, un meteorock qui défie le soleil : I'm gonna booglarize you baby.

C'est cela le rockanroll : TIRER LA LANGUE, descendre les autoroutes, la nuit, dans un vieux bus crachant des chansons de Chuck Berry. Et, de toutes les parures adoptées par cette musique, il en est au moins une qui lui sied à ravir. Je veux parler de la Wild Thing et de sa vocation d'outrage. Le feu dans la poudrière américaine des fifties. La gorge brulante pour avoir oublié d'avaler sa salive. Dynamite !!! Cette "chose sauvage" fournit aux grands pionniers l'énergie initiale. Mais l'histoire ne s'arrêta pas là. Car on retrouve l'outrage, vers 1963-1964, dans la musique des Stones, Kinks, Who, Pretty Things. La seconde moitié des sixties verra d'immenses personnages - Jim Morrison, John Kay, Iggy Stooge - le revendiquer. Et, aujourd'hui, Alice Cooper, les New York Dolls ou les Flamin' Groovies le perpétuent. Les lignes qui suivent n'ont d'autre prétention que de refléter cette continuité. Pour ceux qui aiment leur rock violent, éphémère et sauvagement teenager...

1. Sweet little rock'n roller

Qu'est-ce que la culture des juke-box ? Le goût de révoltes justifiées mais absurdes et la paire de bas Nylon que Mary Lou empruntait à sa mère ? Du Coca, des bijoux de pacotille dans des sacs à main en simili beige et des costumes pailletés rivalisant avec le néon ? L'insulte aux nantis d'une poignée de beaux gosses blancs aimant la musique noire ? Ou bien encore une lune idyllique et idéalement jaune sous laquelle naissent, au coin des rues, dans les parkings, des groupes vocaux affublés de noms impossibles ? Avec, en prime, le glissement nocturne des Cadillac pastel.

Se méfier. De la nostalgie qui frappe et gagne à tous les coups. Des légendes dont on cimente les cultes et religions. Ne surtout pas oublier le gouffre qui sépare le vécu français de l'américain : des Cadillac, ici, nous n'en avons pas vu beaucoup... Et, Hallyday excepté, les beaux gosses sont devenus des Presley sans Las Vegas. Car hériter de l'obésité sans les milliards ne condamne pas, en France, à mourir dans du cuir noir. C'est là toute la différence entre Jean Dupont et Gene Vincent.

Mais, bien souvent, c'est l'ersatz qui vous donne le goût de la real thing: la valeur douteuse du premier disque que j'achetai - un super 45 tours de Vic Laurens et les Vautours - ne gêna en rien mon entrée dans ce que presse mobilisatrice et parents accablés s'accordaient alors à définir comme "le monde trouble de la délinquance juvénile". Wow ! Pour moi ce fut, vers le tout début des années soixante, un CEG nouvellement construit, au coeur d'une cité où les filles aimaient bien qu'on les caresse sous les jupes. Le vol de disques dans les Prisunic, les bouchons des réservoirs d'essence dérobés dans les parkings et les règlements de comptes sur les pelouses ou dans les caves des immeubles. Avec, aussi, l'ennui de ces longues journées d'été passées à vider des flacons de sherry sur les marches du centre commercial. Les jets de pierres anonymes, l'échange de photos arrachées à la hâte dans les Cinémonde du kiosquiste. Les paquets de Royale dont on se bourre les poches avant de retrouver la petite amie entrevue au cinéma. Et ponctuant tout cela, le vacarme des flippers sur le cliquetis des pièces tombant dans le juke-box.

Les fins d'enfance en banlieue grisâtre relèvent de si petits conflits qu'elles nécessitent des références constantes aux mythes qui sublimeront leur quotidien : les bijoux de Little Richard dans le port de Sydney, l'habit de cuir noir revêtu par Gene Vincent à la mort d'Eddie Cochran. Ainsi naissent les légendes, ces commodités exhumées quinze ans plus tard pour satisfaire la nostalgie d'une génération.

I said the joint was rockin'
Goin' round and round,
A reelin' and a rockin'
What a crazy sound.
And they never stopped rockin'
TilI the moon went down.

(Chuck Berry, Around And Around)



De tous les immenses personnages découverts par les enfants des cités, Bo Diddley et Chuck Berry sont ceux dont le rôle a été, au fil des années, le plus justement réévalué, valorisé. Chaque ère de l'aventure électrique résonne de leurs hymnes : en 1965, les gentils Beatles jouaient Rock And Roll Music ou Roll Over Beethoven; les méchants Stones Carol, Bye Bye Johnny, Mona; les répugnants Pretty Things Roadrunner, Mama Keep Your Big Mouth Shut, She's Fine, She's Mine; les énigmatiques Who I'm A Man, les succulents Kinks Beautiful Delilah, les vertueux Yardbirds Too Much Monkey Business et les joviaux Animals Memphis, Around And Around ou Story Of Bo Diddley, l'hommage de Burdon au Gladiateur noir... En 1970, rien n'avait changé Jim Morrison chantait Who Do You Love, gravé par Quicksilver sur "Happy Trails" (le plus bel album d'acid rock) où l'on trouvait aussi Mona, titre de la première et unique aventure solo de Mick Farren. Ce dernier s'était, notons-le, inspiré du MC5 dont le second LP s'intitulait "Back In The USA", une référence à Chuck Berry... Enfin, pour ceux qui s'obstineraient à croire aux coïncidences, précisons que la "tendance" ci-dessus évoquée se confirme en 1972 : les Flamin' Groovies interprètent sur scène un Little Queenie fabuleux; le B-side de Who Do You Love, I'm Bad, a donné son nom au nouvel album de Kim Fowley et les New York Dolls se réclament de... Bo Diddley. Chink-a-chink-chink-ca-chink.

And they never stopped rockin'
Till the moon went down.


Il est des soirs où l'on donnerait tout Burroughs pour que Chuck Berry, l'éternel écolier, revienne à Paris nous conter l'histoire de la "V-8 Fo'd" et du "coupe de ville".

2. My generation (the kids are alright...)

- Qu'est-ce que vous faites samedi?
- On va à la Loco voir les Pretty Things. Et toi?
- Je sais pas très bien encore. Les Pretty Things, tu dis ? C'est eux qui ont un chanteur dément, non?
- Ouais, Phil May il s'appelle. Leur batteur est pas mal non plus. Complètement dingue. La dernière fois qu'ils étaient à Paris, on leur a filé d'la prélu. Il en a pris quinze avant leur passage, et encore dix pendant. Complètement parti. Il a fini à genoux avec ses cymbales.
- Dément. Dis, Stone, elle est toujours avec toi?
- Non, j'l'ai larguée. Je sors avec sa soeur, Chris. Ah ! oui, j'oubliais d'te dire, Ronnie est rentré de Londres. ll a ramené des escarpins à boucles, tu sais, comme le chanteur des Kinks. On a écouté des disques déments l'autre soir. Les Who, tu connais?
- Les quoi?
- Les Who. C'est des Mods, mais ils sont vraiment très bien. Ronnie les a vus sur scène à Londres. Paraît qu'ils s'tapent dessus quand ils jouent
- Dément... Bon, j'vais raccrocher. Y a un vieux qu'est en train d'faire une scène dehors. On s'voit samedi-8 heures devant la Loco?
- D'accord, 8 heures. Salut.

Le samedi, les banlieues se vidaient de leurs mutants électriques et de très longs week-ends commençaient. Lorsque la nuit tombait sur Paris, en 1965, les kids à cheveux longs arrivaient par centaines à la Locomotive, un club de Pigalle où l'on pouvait voir les Kinks, les Pretty Things ou d'autres formations plus obscures tels les Koobas, les Sorrows, les Stormville Shakers. Et Ronnie Bird, dont toutes les filles ensuite parlaient pendant des semaines. L'acide n'était pas très connu alors (Phil May fut le premier en Europe à le chanter : LSD...) et tout le monde se gavait de préludine. C'était l'époque des ordonnances falsifiées et nous vivions sur une fabuleuse énergie que les 45 tours des nouveaux groupes anglais venaient sans cesse raviver : on restait trois nuits sans dormir et un soir, en allant s'écrouler chez un ami, on découvrait I Can't Explain des Who ou Gloria des Them. Craaazy !!! C'était cela, avoir 15 ans en 1965 : la guitare de Brian Joncs pointée vers la salle, les yeux cernés des filles dans les matins lugubres (elles s'appelaient toutes Stone, et nous Ronnie...), la joie de Mick Jagger dansant en tennis, les groupes anglais immanquablement photographiés devant des murs de briques, à l'angle de ruelles pluvieuses. Tout avait commencé avec les Stones, la vague beat ne correspondant ici qu'à une période de transition dont les seuls survivants seraient, dix-huit mois plus tard, les Beatles. Ce furent les Stones qui, les premiers, tirèrent la langue et vinrent hurler aux grilles des prisons adultes : Not Fade Away, Carol, It's All Over Now, le stuff dont on alimente ses révoltes. Là où la musique des Beatles avait réjoui / régénéré / rajeuni, celle de Jag & Co. libérait : nos Stones, précisaient leurs fans... Les premiers albums des Pierres étaient bourrés de classiques de Chuck Berry et Bo Diddley, maîtres swingers qu'une génération allait en l'espace de quelques mois (re)découvrir. Et tout cela coïncidait avec les premières parutions Tamla-Motown, le retour de Little Richard ("Bama lama, bama loo"), les débuts sur scène de Ronnie Bird et la nouvelle formule de Disco Revue ("Unissons-nous et appelons-nous LES ROCKERS ; à partir de là, tout ce qui nous semble impossible aujourd'hui ne le sera plus demain", n°1, 3 octobre 1964).

On était à la veille de la première venue en France des Stones et l'été avait révélé les Animals. Ceux-là au moins ne feraient pas s'évanouir les petites filles : leur trip les portait plutôt vers l'hommage à John Lee Hooker et à Ray Charles auxquels leur chanteur, un Geordie sans grâce mais plein de feeling, vouait une admiration illimitée et un amour immense. Ce fut donc The House Of The Rising Sun, avec l'infâme solo d'orgue d'Alan Price. I'm Crying, Boom Boom, une dizaine de hits et quelques albums fabuleux suivirent. Le fardeau, à cette époque, ne pesait pas encore trop lourd sur les épaules d'Eric.

Un automne nous apporta les délicieux Kinks, dans leurs vestes de chasse rehaussées de cols à jabot. Wow, You Really Got Me, Ray... Les Kinks venaient de Muswell Hill, un quartier peu reluisant, et ils niaient avec immensément de talent leurs origines plus que modestes. Une demi-décade avant Arthur, c'était déjà la même vision douce-amère que nous proposait Ray Davies : les enfants des rues se parant de dentelles pour aller filmer leur hit à Top of the Pops...

Sur scène, Ray et l'adorable Dave se montraient outrageusement charmants : il leur arrivait parfois de se gifler ou de mimer quelque fantaisie homosexuelle. Les Kinks furent sans nul doute les premiers décadents du rock anglais. Et l'aîné des deux frères avait une certaine facilité pour écrire des classiques de 2' 35" : You Really Got Me, All Day And All Of The Night, Tired Of Waiting For You, Set Me Free, A Well-Respected Man, Till The End Of The Day, Dedicated Follower Of Fashion, Sunny Afternoon, Dandy, Dead End Street, Mister Pleasant et, arrêtons-nous en 1967, le merveilleux Waterloo Sunset. N'oubliez jamais les Kinks : a mother of a rock'n fuckin' roll band...

Nous découvrîmes, vers le tout début de 1965, Les Plus Sauvages d'Entre Tous. Ils étaient originaires de Dartford, comme ces Stones avec lesquels leur guitariste avait joué, et s'appelaient les Pretty Things. Les Choses d'alors se composaient de Phil May (chanteur-harmoniciste), Dick Taylor (guitariste), Brian Pendleton (rythmique), John Stax (bassiste) et Viv Prince, premier d'une longue lignée de batteurs "fous" (Skip Allen, Twink, etc.). Rosalyn, Don't Bring Me Down, Honey I Need, Midnight To Six Man, Cry To Me et une multitude de classiques créés par Bo Diddley étaient les pièces maîtresses d'un répertoire que Phil May interprétait avec une folle sensualité. Jamais le chanteur des Things ne laissait indifférent. Et ce groupe à scandale reste, aujourd'hui encore, l'un des plus violents de l'histoire.

Vinrent ensuite les Who et les Them. Les Who étaient, avant Meher Baba et les longueurs de Tommy, des profanateurs au premier degré : ils attaquaient sans même le vouloir toute une conception aliénante de la musique. Le chanteur bégayait, le batteur semblait ignorer les temps. Et Townshend, à grand renfort de moulinets, reculait les limites du permis, pulvérisait la notion de bon goût. Tout cela dans la plus parfaite innocence, comme seuls quatre Mods de Sheperd's Bush pouvaient se le permettre... I Can't Explain, My Generation, The Kids Are Alright, Out In The Street, I'm A Boy, Instant Party. Faut-il encore insister?

Don't Start Crying Now, Philosophy, Baby Please Don't Go, Gloria : les Them arrivaient de Belfast, de ce Maritime Club où ils s'étaient, avec les marins et les prostituées, habitués à briser des bouteilles en jouant du rhythm'n blues. Leur chanteur, un jeune vieillard menaçant, avait fait son apprentissage en Allemagne, dans les casernes de Noirs américains. Van Morrison hurlait chaque mot, parfois chaque syllabe, et se consumait en solitaire. Mystic Eyes...

Il y eut aussi les Yardbirds (For Your Love, Heart Full Of Soul, Still I'm Sad), capables de remplacer leur légendaire premier guitariste par un second plus talentueux encore. Les Moody Blues (Go Now) qui ne donnaient pas à cette époque dans la pompe et le mellotron, mais préféraient électrifier des vieux classiques de Sonny Boy Williamson (Bye Bye Bird). Les Small Faces (Whatcha Gonna Do About It, Sha La La La Lee, Hey Girl, All Or Nothing), quatre autres Mods hargneux. Les Outsiders (Lying All The Time, Touch, That's Your Problem), un fabuleux groupe hollandais dans la lignée des Pretty Things. Ronnie Bird (Fais attention, Où va-t-elle ?), le seul en France à chanter le rock comme nous l'aimions. Et les Troggs, dont la voix métallique du leadsinger (Reg Presley) et le jeu sommaire/dépouillé du batteur (Ronnie Bond) préfiguraient assez étrangement... Alice Cooper. Les Troggs, une sexualité fruste, primaire: Wild Thing, With A Girl Like You, I Want You, I Can't Control Myself

Ce fut une époque riche, en musique et en bien d'autres choses. Personne alors ne parlait du marginal, mais chacun le vivait. Le rock était tout, ou il n'était rien. Et il régnait, chez les gens à cheveux longs, une complicité farouche. Se heurter à la haine des adultes dans les lieux publics, échapper aux rafles de police dans les gares, squares, cités et faire de la distribution de prospectus pour ne pas dépendre de la famille, tout cela créait des liens assez forts.

Mais le rock allait devenir un... art. Il allait naître une contre-culture pour ceux qui s'étaient jusque-là passés de culture. Jagger venait de se couper les cheveux et les enfants des banlieues savaient bien que tout devrait changer. On entrait dans une nouvelle ère, celle des acid trips et des questions sans réponses. Il redevenait urgent de falsifier le Réel, de le jeter à un chien nommé Hasard qui l'emporterait loin, très loin... À Paris nous étions, en cet automne 1966, une poignée à découvrir les premiers groupes punk Mitch Ryder & the Detroit Wheels, les Shadows of Knight, le Count Five, Question Mark and the Mysterians. Tout pouvait encore recommencer.

Intermède : la fonction teenager
(des mérites comparés du gauchisme, du twist et des bottes à semelles compensées)

Les teenagers préfèrent le bubblegum au marxisme. C'est heureux. En 1972, on a redécouvert le trip teen et son implication première, l'éphémère. Les mots "engagement", "rigueur", "lucidité " font bâiller leur utilisation/existence est désormais aussi désuète que l'était devenue celle du terme british blues il y a deux ou trois ans. Fatigués d'écouter des prêcheurs attardés (Mao-Mayall, même combat...), les Enfants électriques ont chaussé des bottes et escarpins à hauts talons dorés, gagnant ainsi en taille ce qu'ils avaient perdu en illusions. Et, dans les librairies de Saint-Michel, on se débarrasse vite fait des encombrants volumes d'analyses militantes pour se racheter les premiers Little Richard chez Specialty. Awopbopaloobopalopbam-boom. Le processus, on le sait, n'est pas neuf : une période de puritanisme (ici le gauchisme) engendre presque immanquablement une recherche outrancière de jouissance, d'éclatement, de "libération". La disgrâce actuelle dudit gauchisme résulte d'une méconnaissance des lois régissant le monde teen : elle est l'aboutissement normal de cette incapacité des militants à percevoir/devancer les fantaisies des kids. Â trop répéter que le rock était une musique aliénante, les vieillards en battle-dress se sont coupés de son public. Imposer ne suffit pas toujours à séduire. Il nous faudra, la prochaine fois, des politiciens érotiques.

Croire, en Phrance, à la vocation politique du rock c'est, si l'on refuse de s'associer aux trips autoritaires, se heurter:
a) aux naufragés du gauchisme et autres laissés-pour-compte d'une époque où distribution de frites et renversement de deux barrières métalliques prenaient immanquablement le nom de "fête sauvage". Chaque génération porte en elle ses anciens combattants;
b) à cette fraction (importante) du public qui associe la dénonciation du star system à une quelconque volonté d'empêcher les gens de "rêver en rond". Pourquoi brûler ce que l'on a aimé ? demandent les défenseurs du rêve.
R: Parce que c'est l'essence même du phénomène teenager que de brûler ce que l'on a aimé : qu'est-ce qu'un teen, sinon un juke-box dans lequel les 45 tours se chassent d'un mois à l'autre. L'innocence par l'excès, la réponse à ses impulsions tout cela relève de la plus élémentaire politique du jeu. Et le dégoût que l'on peut éprouver pour le star system provient de ce qu'il tue le jeu immensément plus qu'il ne l'enrichit : ses "étoiles" sont des institutions, de vulgaires cailloux/satellites prisonniers du système au coeur duquel ils se meuvent. Turn turn turn.

Si les stars étaient, au contraire, "originatrices" de nouveaux systèmes, les institutions disparaîtraient : elles seraient démesurées/dérisoires et, mieux encore, éphémères: on les jetterait comme les Kleenex qu'elles sont. Le rêve n'y perdrait pas grand-chose.


I'm just out a school
Like I'm real real cool
Goot shake, gotta jive
Got the message that I gotta be alive
I'm a wild one
Yeah... I'm a wild one.

La rock music n'a que faire des slogans ("Power to the people", "Crève salope", etc.). Lorsqu'elle est politique, c'est le plus souvent inconsciemment : Chuck Berry, les Stones de Satisfaction, les Who de My Generation, les Beach Boys (la quasi-répugnance qu'éprouve tout un chacun à parler des fabuleux BB est assez révélatrice des tares dont souffre la critique rock phrançaise...), Alice Cooper (Eighteen). Mots griffonnés pendant des heures de cours, inscriptions sur les murs des supermarchés. L'imagerie du vécu dépasse n'importe quelle logique fondée sur un raisonnement. C'est là la force du teenager.

Et l'aventure gauchiste n'est pas, dans le contexte musical/électrique qui nous préoccupe, plus importante que la mode du twist ou des bottes à semelles compensées.


3. Punks

1967, année du regain americain...

À Monterey, Jimi "Wild Thing" Hendrix caresse de sa Stratocaster les bas-ventres californiens. L'outrage renaît, avec des groupes sensiblement en marge du mouvement hip : les Doors, Steppenwolf, deux des plus monstrueuses mécaniques que l'Amérique ait assemblées en son sein. Noblesse du cuir noir. Puissance. Viol. Et, sur la côte est, le Velvet. La viole de John Cale, comme le cri d'un ongle sur le tableau. Lou Reed, témoin nasillard d'une décadence feutrée il sera à David Bowie ce que Chuck Berry avait été aux Stones. Peel slowly and see, vous découvrirez une lumière et une chaleur blanches. Réverbères brisés, heavy vibes.

"Detroit, c'est le Grande Ballroom. Ça sent la sueur des chicks et tu prends des bouteilles dans les jambes, mais l'énergie est super high". (Phil, un punk du Michigan rencontré à Bath.)

Jouer du rockanroll à Detroit, cela signifie échapper aux chaînes de montage de la General Motors, oublier qu'il faut décrasser ses vitres chaque matin si l'on veut voir la lumière du jour. En 1969, le MC5 donna la mesure de cette réalité : un premier album de live, l'insurrectionnel "Kick Out The Jams". Dans la brèche ouverte par Rob Tyner et son gang, mille et un heavy-metal rockanroll hands s'engouffrèrent : Frost, SRC, les Amboy Dukes, les Rationals, le Bob Seger System, Frut, Brownsville Station, Cradle, Pride of Women, Up.

Et les Stooges, hurlant la punkitude des grands ensembles. Une musique devenue vertige, la plus belle/violente expression du rock urbain. Superbe arrogance d'Iggy crachant son ennui comme on déchire les affiches, lambeau par lambeau :

Well, it's 1969, OK
All across the USA
One more year for me and you
Another year with nothin' to do

(1969)


Autre personnage d'exception révélé par les Stooges : Ron Asheton. Réécoutez, sur le premier album, un morceau intitulé Not Right : vous y découvrirez la partie de guitare la plus rock, la plus "sale", la plus punk de l'histoire...

À cette époque, l'Angleterre s'essayait elle aussi à la High-Energy Music : Edgar Broughton et son légendaire Out Demons Out, les striptease de Twink (le batteur des Pink Fairies), la brutalité de Third World War. Les précurseurs de ce mouvement avaient été les Deviants, groupe profanateur assemblé par Mick Farren. Souvenir : un après-midi d'août 1972, à Wembley. Le Gladiateur noir est en scène. Il y a beaucoup de bière, deux chicks des White Panthers s'embrassant dans le soleil et des Teds qui dansent le bop. Tout à coup Mick Farren hurle "Bo Diddley is a lover..." Entre deux accords, le créateur de Mama Keep Your Big Mouth Shut tend le poing et sourit.

4.I'm bad

All the flat top cats
With their rock and roli queens
Just a-rockin' and rollin'
In their red & blue jeans
Rock and roll is all they play
All round the world.

(Little Richard, All Around The World)

1973 sera une année électrique. Alice Cooper a réintroduit l'éphémère (Eighteen, School's Out, Elected) dans un univers qui s'en passait difficilement. Mais Alice est un garçon très, très équilibré qui ignore les folies gratuites. Aucune confusion chez lui entre la scène et la vie : grand admirateur/observateur de Jim Morrison, il a su tirer les leçons qui s'imposaient, s'est fabriqué un masque fort pratique et ne dépassera jamais cette limite au-delà de laquelle le connu risquerait de s'effriter...

Ce pas, d'autres se décideront à le franchir. On pense aux New York Dolls dont le batteur (Billy Murcia, 18 ans) est mort il y a quelques semaines. Les Dolls semblent prêtes à pousser le jeu jusqu'à son extrême limite : elles exigent, avant même d'avoir enregistré un seul disque, deux Cadillac pour leurs déplacements. Si ces Poupées-là venaient à réussir leur coup, gageons qu'une génération entière s'éprendrait de leurs inspirations : Stones, Kinks, Pretty Things, Who... L'amour des Pierres ne nous avait-il pas, il y aura bientôt dix ans, fait découvrir Bo Diddley et Chuck Berry?

Les Flamin' Groovies, nous y reviendrons, sont de délicieux punks qui claquent sans cesse des doigts et possèdent chacun leur cran d'arrêt. I'm bad... Les Groovies ont su associer la musique des 50's, l'atmosphère des 60's et l'esprit des 70's en restant, ce qui ne gâche rien, de réels teenagers : demandez à Cyril, leur guitariste, comment il forçait l'entrée des concerts des Beach Boys, à Los Angeles, avec ses amis Kim Fowley et Rodney Bigenheimer.

À Londres c'est, depuis l'été dernier, la récréation nostalgique de la scène warholienne des mid-sixties : David Bowie et Roxy Music restent cependant les figures les plus représentatives de ce courant "cigarettes mentholées et camionneurs graisseux rêvant de Dorothy Lamour"... Lou Reed vient de sortir un nouvel album, "Transformer", et Iggy a terminé l'enregistrement du sien. Enfin, les Pretty Things reviennent, avec un Phil May aussi sensuel que par le passé.

Tout est possible, pour 1973. Flash Cadillac and the Continental Kids, les Sparks, Kim Fowley, Teenage Lust, il suffit d'oser... Du verre brisé, des cuirs flamboyants, et overdose sur overdose d'électricité. Laissez-vous porter, pendant un an, par cette rockanroll music (... It's got a back beat, you can't lose it) : get yer ya ya's out. Il n'est jamais trop tard pour tout recommencer. »


Yves Adrien, Rock & Folk, n° 72 - Janvier 1973.

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La Solitude De Brian Jones, par Yves Adrien


« Brian Jones, mort "à l'age de 26 ans ", en avait mille, vieille femme enceinte d'un ange mort-né, expérimentateur poly-instrumentiste payant le prix d'une vie d'exigence, d'égoisme et d'insatisfaction, Pop -Star affligée d'une horde d'enfants illégitimes auxquels il préférait ses chats, bref un coeur frigide: Mr.Heart of Stone, pour les fans.

"I see a red door/ And i want to paint it black": jeans de velours rouge et col roulé noir pour les séances du single menacant la lumière du monde ( " No colours anymore/ I want them to turn black" ), Brian Jones avait refermé chaque porte sur lui, remplacé ses relations par des sitars accordés à ses nerfs de cristal et goûté, en anti-cernes Estée Lauder et manteau d'hermine, ce cannibalisme autodestructeur que Poe nommait " démon de la perversité" et Sade " principe de délicatesse.

L'absolu entravé à sa source, le perfectionnisme menant à la suffocation et le bonheur borné des autres perçu comme un arrêt de mort, symptomes via lesquels le Rolling Stone blond se faisait l'héritier de Marylin Monroe: un Something's Got To Give inachevé, un Beggars Banquet d'où l'on sort seul, ultime acte d'Icône vieillissante entrevoyant le final façon silence-et- pharmacie, quand s'abat cette certitude que tout, décors et sentiments, sourires et soirées, ne fut que prétextes, leurres à l'usage de ceux qui ne demandent pas trop.

Pourtant, les Stars, au coeur stoppé eurent une enfance; dans Music Parade, éphémère revue anglaise de l'été 1965 promettant " Les Stones Par Celles Qui Savent", Mrs. Louisa Jones évoquait le jeune Brian,son fils: " A l'école, il était très tourné vers les sports, ping-pong et judo surtout, le plongeon, où il excellait. Nager ne l'intéressait pas particulièrement, mais c'était un habitué de l'échelle menant au grand plongeoir...."

Avec l'arrêt sur image du 3/7/1969, corolle argentée d'une chevelure buvant le chlore d'une piscine du Surrey, l'on lirait là la seule épitaphe digne de Brian Jones:

" Nager ne l'intéressait pas particulièrement." »


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« Et Iggy, deux soirs de suite, tendit ses muscles, les tendit à vide, prenant sur la scène du Palace une série de poses qu’on eu pu à plus d’un égard qualifier de plastiques : il y a des chansons abdominales et des chansons dorsales, un medley moins solaire qu’un plexus, un jeté battu synthétique, un « en garde de trois quarts » amnésique et, pour le final, un total assaut frontal du genre « portrait du junky repenti en gymnaste »...Pour certain(e)s, la démonstration fut captivante, pour d’autres déprimante et pour moi normale, juste normale. »

Yves Adrien (NovöVision)



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Je retourne à mes prières d'Agnostique...

03:20 Publié dans Lectures | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : 51-lectures : yves adrien | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

02/02/2007

Conseils à un jeune écrivain...

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Danilo Kis (Lire : Danilo Kich), écrivain Serbe (1935-1989) dispensait ses conseils au jeune écrivain selon les termes suivants :

Conseils à un jeune Écrivain


Cultive le doute à l’égard des idéologies régnantes et des princes.
Tiens-toi à l’écart des princes.
Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.
Sois persuadé que tu es plus fort que les généraux, mais ne te mesure pas à eux.
Ne crois pas que tu es plus faible que les généraux mais ne te mesure pas à eux.
Ne crois pas aux projets utopiques, sauf à ceux que tu conçois toi-même.
Montre-toi aussi fier envers les princes qu’envers la populace.
Aie la conscience tranquille quant aux privilèges que te confère ton métier d’écrivain.
Ne confonds pas la malédiction de ton choix avec l’oppression de classe.
Ne sois pas obsédé par l’urgence historique et ne crois pas en la métaphore des trains de l’histoire.
Ne saute,donc, pas dans les « trains de l’histoire », c’est une métaphore stupide.
Garde sans cesse à l’esprit cette maxime : «Qui atteint le but manque tout le reste ».
N’écris pas de reportages sur des pays où tu as séjourné en touriste ; n’écris pas de reportages du tout, tu n’es pas journaliste.
Ne te fie pas aux statistiques, aux chiffres, aux déclarations publiques : la réalité est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.
Ne visite pas les usines, les kolkhozes, les chantiers : le progrès est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.
Ne t’occupe pas d’économie, de sociologie, de psychanalyse.
Ne te pique pas de philosophie orientale, zen-bouddhisme etc : tu as mieux à faire.
Sois conscient du fait que l’imagination est sœur du mensonge, et par là-même dangereuse.
Ne t’associe avec personne : l’écrivain est seul.
Ne crois pas ceux qui disent que ce monde est le pire de tous.
Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.
Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.
Aie la conscience tranquille : les princes n’ont rien à voir avec toi, car tu es prince.
Aie la conscience tranquille : les mineurs de fond n’ont rien à voir avec toi, car tu es mineur de fond.
Sache que ce que tu n’as pas dit dans les journaux n’est pas perdu pour toujours : c’est de la tourbe.
N’écris pas sur commande.
Ne parie pas sur l’instant, car tu le regretterais.
Ne parie pas non plus sur l’éternité, car tu le regretterais.
Sois mécontent de ton destin, car seuls les imbéciles sont contents.
Ne sois pas mécontent de ton destin, car tu es un élu.
Ne cherche pas de justifications morales à ceux qui ont trahi.
Garde-toi du « redoutable esprit de suite ».
Crois ceux qui paient cher leur inconséquence.
Ne crois pas ceux qui font payer cher leur inconséquence.
Ne prône pas le relativisme de toutes les valeurs : la hiérarchie des valeurs existe.
Reçois avec indifférence les récompenses que te décernent les princes, mais ne fais rien pour les mériter.
Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la meilleure de toutes, car tu n’en as pas d’autres.
Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la pire de toutes, bien que tu ne l’échangerais contre aucune autre.
« Parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche » (Apocalypse 3, 16)
Ne sois pas servile, car les princes te prendraient pour valet.
Ne sois pas présomptueux, car tu ressemblerais aux valets des princes.
Ne te laisse pas persuader que la littérature est socialement inutile.
Ne pense pas que ta littérature est « utile à la société ».
Ne pense pas que tu es toi-même un membre utile de la société.
Ne te laisse pas persuader pour autant que tu es un parasite de la société.
Sois convaincu que ton sonnet vaut mieux que les discours des hommes politiques et des princes.
Sache que ton sonnet n’a aucun sens face à la rhétorique des hommes politiques et des princes.
Aie en toute chose ton avis propre.
Ne donne pas en toute chose ton avis.
C’est à toi que les mots coûtent le moins.
Tes mots n’ont pas de prix.
Ne parle pas au nom de ta nation, car qui es-tu pour prétendre représenter quiconque, si ce n’est toi-même ?
Ne sois pas dans l’opposition, car tu n’es pas en face, mais au-dessous.
Ne sois pas du côté du pouvoir et des princes, car tu es au-dessus d’eux.
Bats-toi contre les injustices sociales, sans en faire un programme.
Prends garde que la lutte contre les injustices sociales ne te détourne pas de ton chemin.
Apprends ce que pensent les autres, puis oublie-le.
Ne conçois pas de programme politique, ne conçois aucun programme : tu conçois à partir du magma et du chaos du monde.
Garde-toi de ceux qui proposent des solutions finales.
Ne sois pas l’écrivain des minorités.
Dès qu’une communauté te fait sien, remets-toi en question.
N’écris pas pour le « lecteur moyen » : tous les lecteurs sont moyens.
N’écris pas pour l’élite ; l’élite n’existe pas : tu es l’élite.
Ne pense pas à mort, mais n’oublie pas que tu es mortel.
Ne crois pas en l’immortalité de l’écrivain, ce sont là sottises de professeurs.
Ne sois pas tragiquement sérieux, car c’est comique.
Ne joue pas la comédie, car les boyards ont l’habitude qu’on les amuse.
Ne sois pas bouffon de cour.
Ne pense pas que les écrivains sont « la conscience de l’humanité » ; tu as vu trop de crapules.
Ne te laisse pas persuader que tu n’es rien ni personne : tu as vu que les boyards ont peur des poètes.
Ne va à la mort pour aucune idée et ne convainc personne de mourir.
Ne sois pas lâche, et méprise les lâches.
N’oublie pas que l’héroïsme se paie cher.
N’écris pas pour les fêtes et les jubilés.
N’écris pas de panégyriques, car tu le regretterais.
N’écris pas d’oraisons funèbres aux héros de la nation, car tu le regretterais.
Si tu ne peux pas dire la vérité – tais-toi.
Garde-toi des demi-vérités.
Lorsque c’est la fête, il n’y a pas de raison pour que tu y prennes part.
Ne rends pas service aux princes et aux boyards.
Ne demande pas de service aux princes et aux boyards.
Ne sois pas tolérant par politesse.
Ne défends pas la vérité à tout prix : « On ne discute pas avec un imbécile ».
Ne te laisse pas persuader que nous avons tous également raison, et que les goûts ne se discutent pas. « Etre deux à avoir tort ne veut pas dire qu’on soit deux à avoir raison » (Karl Popper )
« Admettre que l’autre puisse avoir raison ne nous protège pas contre un autre danger : celui de croire que tout le monde a peut-être raison ». (Popper)
Ne discute pas avec des ignorants de choses dont ils t’entendent parler pour la première fois.

N’aie pas de mission.
Garde-toi de ceux qui ont une mission.
Ne crois pas à la « pensée scientifique ».
Ne crois pas à l’intuition.
Garde-toi du cynisme, entre autres du tien.
Evite les lieux communs et les citations idéologiques.
Aie le courage de nommer le poème d’Aragon à la gloire du Guépéou une infamie.
Ne lui cherche pas de circonstances atténuantes.
Ne te laisse pas convaincre que dans la polémique Sartre-Camus les deux avaient raison.
Ne crois pas à l’écriture automatique ni au « flou artistique » - tu aspires à la clarté.
Rejette les écoles littéraires qui te sont imposées.
A la mention du « réalisme socialiste », tu renonces à toute discussion.
Sur le thème de la « littérature engagée », tu restes muet comme une carpe : tu laisses cela aux professeurs.
Celui qui compare les camps de concentration à la Santé, tu l’envoies valser.
Celui qui affirme que la Kolyma, c’est différent d’Auschwitz, tu l’envoies au diable.
Celui qui affirme qu’à Auschwitz on n’a exterminé que des poux, et non des hommes, tu le jettes dehors.
Celui qui affirme que tout cela représentait une « nécessité historique », même traitement.
« Segui il carro e lascia dir le genti ». (Dante)"


_______________________________________________________

En 1988, un Journaliste demandait à Danilo Kis :

« Si vous deviez condenser en un roman la réalité Yougoslave, avec ses profonds déchirements et le spectre de conflits fratricides, quels aspects en retiendriez-vous ? »

Et Danilo Kis de répondre : « Je décrirais des Gargantua et des Pantagruel, dévorés d’un énorme appétit, et une réunion de savants, de dirigeants communistes qui parlent, même entre eux, une langue incompréhensible et ne réussissent pas à communiquer avec la population ».

Danilo Kis ne vit pas l'implosion de son pays bien-aimé. Il mourut deux ans avant...
_________________

C'était ma parenthèse du jour... je retourne à mes lectures corrosives et mon écriture du Camp Mondial...

01/02/2007

Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont

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Isidore Ducasse, dit "Comte de Lautréamont" (1846-1870)



Isidore Ducasse naît à Montevideo, en Urugay, le 4 avril 1846, jour de la Saint Isidore. Son père y est chancelier au consulat de France. Sa mère meurt un an après sa naissance. On ne sait que très peu de choses sur Isidore Ducasse, autant dire presque rien.

Ses premières études se passent chez les Jésuites, puis il est envoyé pour ses études secondaires dans le sud-ouest de la France, en premier lieu au Lycée Impérial de Tarbes, en 1859, puis au Lycée Impérial de Pau de 1863 à 1865. Nous sommes en plein Second Empire. Napoléon III règne; La France se remet mal de la Révolution de 1848 et la Guerre avec la Prusse se profile à l'horizon.

Isidore n'obtient pas son baccalauréat ès lettres. Il tente le baccalauréat ès sciences, mais on ignore quel en fut le résultat. De mai à Octobre 1867 il retourne dans son pays natal. En France à nouveau, fin 1867, il loge à Paris dans un hôtel de la rue Notre-Dame-des-Victoires et entreprend des études supérieures dont on ne sait rien. Peut-être prépare-t-il le concours d'admission à l'École Polytechnique.
Mais en Août 1868, il publie à ses frais (il a 22 ans) et sans le signer, le premier Chant des Chants de Maldoror. Le Livre Complet ne sortira que durant l'été 1869. Imprimé en Belgique, le livre passe complètement inaperçu, bien qu'il fut imprimé par les presses d'Albert Lacroix, éditeur de Hugo. Imprimé en Belgique, alors que l'Ordre moral règne dans la France Bonapartiste, Les Chants de Maldoror ne comporte sur la couverture, outre le titre, que la signature suivante: Comte de Lautréamont. L'Éditeur, effrayé par le contenu du livre en suspend la diffusion. On sait que Ducasse rentre en contact avec Poulet-Malassis, l'ancien éditeur des "Fleurs du mal" de Charles Baudelaire, afin de tenter de sauver son livre, car celui-ci édite un Bulletin des publications défendues en France et y a signalé l'existence des "Chants de Maldoror". Mais sa demande demeura sans suite.
Très rapidement, Isidore Ducasse, sous son vrai nom cette fois, fait imprimer un premier fascicule chez Balitout, Questroy et Cie, chez lesquels il avait déjà sorti son premier Chant des Chants de Maldoror, d'un ouvrage nommé "Poésies". Puis, très vite encore, un deuxième fascicule de cette publication voit le jour. L'auteur considère alors ce travail de publication comme "permanent et sans prix", chaque souscripteur à la publication pouvant verser la somme que lui dicte son coeur.

Mais à l'été 1870 la guerre éclate entre la France et la Prusse. C'est bientôt la fin du second Empire et c'est dans un Paris assiégé par les prussiens et en proie à l'espoir et aux désordres de LA COMMUNE qu'Isidore Ducasse meurt le 24 Novembre 1870 d'une cause inconnue, en son domicile du 7, Faubourg-Montmartre. L'Épitaphe sur son tombeau aurait dit :"Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire: vous savez pourquoi. Ne priez pas pour lui."

Sa mort passée, ses deux seules oeuvres, "Les chants de Maldoror" et "Poésies" vont véritablement commencer leur carrière ! D'abord, "Poésies", racheté par Jean-Baptiste Rozez (libraire et éditeur en Belgique) est réédité en 1874. Mais c'est en 1885 qu'il attire la curiosité de Max Waller, directeur de La Jeune Belgique. C'est là que la chaîne se met en place. Max Waller recommande le livre à quelques uns de ses amis, Iwan Gilkin, Albert Giraud, qui le conseillent à leur tour... et pas à n'importe qui : Joris Karl Huysmans, Léon Bloy.

Quant aux "Chants de Maldoror", Léon Genonceaux les réédite en 1890.

Rémy de Gourmont fait référence aux Chants de Maldoror dans Le Mercure de France en 1891, déjà. Valéry Larbaud en tente une analyse dés 1914. Et c'est finalement Louis Aragon et André Breton, jeunes surréalistes, qui en recopient intégralement l'unique exemplaire connu et conservé à la Bibliothèque Nationale et en font découvrir la teneur en deux fois, dans les numéros 2 et 3 (avril et mai 1919) de leur revue Littérature. André Breton affirmera sans relâche ce que le Surréalisme doit à Isidore Ducasse : "C'est au comte de Lautréamont qu'incombe peut-être la plus grande part de l'état de choses poétique actuel : entendez la révolution surréaliste."

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Poésies -I


EXERGUE

«Je remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l'espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la foi, les sophismes par la froideur du calme et l'orgueil par la modestie.»
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Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes.
Les premiers principes doivent être hors de discussion.
J'accepte Euripide et Sophocle; mais je n'accepte pas Eschyle.
Ne faites pas preuve de manque des convenances les plus élémentaires et de mauvais goût envers le créateur.
Repoussez l'incrédulité: vous me ferez plaisir.
Il n'existe pas deux genres de poésies; il n'en est qu'une.
Il existe une convention peu tacite entre l'auteur et le lecteur, par laquelle le premier s'intitule malade, et accepte le second comme garde-malade. C'est le poète qui console l'humanité! Les rôles sont intervertis arbitrairement.
Je ne veux pas être flétri de la qualification de poseur.
Je ne laisserai pas des Mémoires.
La poésie n'est pas la tempête, pas plus que le cyclone. C'est un fleuve majestueux et fertile.
Ce n'est qu'en admettant la nuit physiquement, qu'on est parvenu à la faire passer moralement. O Nuits d'Young! vous m'avez causé beaucoup de migraines!
On ne rêve que lorsque l'on dort. Ce sont des mots comme celui de rêve, néant de la vie, passage terrestre, la préposition peut-être, le trépied désordonné, qui ont infiltré dans vos âmes cette poésie moite des langueurs, pareille à de la pourriture. Passer des mots aux idées, il n'y a qu'un pas.
Les perturbations, les anxiétés, les dépravations, la mort, les exceptions dans l'ordre physique ou moral, l'esprit de négation, les abrutissements, les hallucinations servies par la volonté, les tourments, la destruction, les renversements, les larmes, les insatiabilités, les asservissements, les imaginations creusantes, les romans, ce qui est inattendu, ce qu'il ne faut pas faire, les singularités chimiques de vautour mystérieux qui guette la charogne de quelque illusion morte, les expériences précoces et avortées, les obscurités à carapace de punaise, la monomanie terrible de l'orgueil, l'inoculation des stupeurs profondes, les oraisons funèbres, les envies, les trahisons, les tyrannies, les impiétés, les irritations, les acrimonies, les incartades agressives, la démence, le splëen, lesépouvantements raisonnés, les inquiétudes étranges, que le lecteur préférerait ne pas éprouver, les grimaces, les névroses, les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois, les exagérations, l'absence de sincérité, les scies, les platitudes, le sombre, le lugubre, les enfantements pires que les meurtres, les passions, le clan des romanciers de cours d'assises, les tragédies, les odes, les mélodrames, les extrêmes présentés à perpétuité, la raison impunément sifflée, les odeurs de poule mouillée, les affadissements, les grenouilles, les poulpes, les requins, le simoun des déserts, ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux, phoque parlant, équivoque, poitrinaire, spasmodique, aphrodisiaque, anémique, borgne, hermaphrodite, bâtard, albinos, pédéraste, phénomène d'aquarium et femme à barbe, les heures soûles du découragement taciturne, les fantaisies, les âcretés, les monstres, les syllogismes démoralisateurs, les ordures, ce qui ne réfléchit pas comme l'enfant, la désolation, ce mancenillier intellectuel, les chancres parfumés, les cuisses aux camélias, la culpabilité d'un écrivain qui roule sur la pente du néant et se méprise lui-même avec des cris joyeux, les remords, les hypocrisies, les perspectives vagues qui vous broient dans leurs engrenages imperceptibles, les crachats sérieux sur les axiômes sacrés, la vermine et ses chatouillements insinuants, les préfaces insensées, comme celles de Cromwell, de Mlle de Maupin et de Dumas fils, les caducités, les impuissances, les blasphêmes, les asphyxies, les étouffements, les rages, – devant ces charniers immondes, que je rougis de nommer, il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement.
Votre esprit est entraîné perpétuellement hors de ses gonds, et surpris dans le piége de ténèbres construit avec un art grossier par l'égoïsme et l'amour-propre.
Le goût est la qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités. C'est le nec plus ultrà de l'intelligence. Ce n'est que par lui seul que le génie est la santé suprême et l'équilibre de toutes les facultés. Villemain est trente-quatre fois plus intelligent qu'Eugène Sue et Frédéric Soulié. Sa préface du Dictionnaire de l'Académie verra la mort des romans de Walter Scott, de Fenimore Cooper, de tous les romans possibles et imaginables. Le roman est un genre faux, parce qu'il décrit les passions pour elles-mêmes: la conclusion morale est absente. Décrire les passions n'est rien; il suffit de naître un peu chacal, un peu vautour, un peu panthère. Nous n'y tenons pas. Les décrire, pour les soumettre à une haute moralité, comme Corneille, est autre chose. Celui qui s'abstiendra de faire la première chose, tout en restant capable d'admirer et de comprendre ceux à qui il est donné de faire la deuxième, surpasse, de toute la supériorité des vertus sur les vices, celui qui fait la première. Par cela seul qu'un professeur de seconde a dit: «Quand on me donnerait tous les trésors de l'univers, je ne voudrais pas avoir fait des romans pareils à ceux de Balzac et d'Alexandre Dumas» , par cela seul, il est plus intelligent qu'Alexandre Dumas et Balzac. Par cela seul qu'un élève de troisième s'est pénétré qu'il ne faut pas chanter les difformités physiques et intellectuelles, par cela seul, il est plus fort, plus capable, plus intelligent que Victor Hugo, s'il n'avait fait que des romans, des drames et des lettres.
Alexandre Dumas fils ne fera jamais, au grand jamais, un discours de distribution des prix pour un lycée. Il ne connaît pas ce que c'est que la morale. Elle ne transige pas. S'il le faisait, il devrait auparavant biffer d'un trait de plume tout ce qu'il a écrit jusqu'ici, en commençant par ses Préfaces absurdes. Réunissez un jury d'hommes compétents: je soutiens qu'un bon élève de seconde est plus fort que lui dans n'importe quoi, même dans la sale question des courtisanes.
Les chefs-d'oeuvre de la langue française sont les discours de distribution pour les lycées, et les discours académiques. En effet, l'instruction de la jeunesse est peut-être la plus belle expression pratique du devoir, et une bonne appréciation des ouvrages de Voltaire (creusez le mot appréciation) est préférable à ces ouvrages eux-mêmes. – Naturellement!
Les meilleurs auteurs de romans et de drames dénatureraient à la longue la fameuse idée du bien, si les corps enseignants, conservatoires du juste, ne retenaient les générations jeunes et vieilles dans la voie de l'honnêteté et du travail.
En son nom personnel, malgré elle, il le faut, je viens renier, avec une volonté indomptable, et une ténacité de fer, le passé hideux de l'humanité pleurarde. Oui: je veux proclamer le beau sur une lyre d'or, défalcation faite des tristesses goitreuses et des fiertés stupides qui décomposent, à sa source, la poésie marécageuse de ce siècle. C'est avec les pieds que je foulerai les stances aigres du scepticisme, qui n'ont pas leur motif d'être. Le jugement, une fois entré dans l'efflorescence de son énergie, impérieux et résolu, sans balancer une seconde dans les incertitudes dérisoires d'une
pitié mal placée, comme un procureur général, fatidiquement, les condamne. Il faut veiller sans relâche sur les insomnies purulentes et les cauchemars atrabilaires. Je méprise et j'exècre l'orgueil, et les voluptés infâmes d'une ironie, faite éteignoir, qui déplace la justesse de la pensée.
Quelques caractères, excessivement intelligents, il n'y a pas lieu que vous l'infirmiez par des palinodies, d'un goût douteux, se sont jetés, à tête perdue, dans les bras du mal. C'est l'absinthe, savoureuse, je ne le crois pas, mais, nuisible, qui tua moralement l'auteur de Rolla, Malheur à ceux qui sont gourmands! A peine est-il entré dans l'âge mûr, l'aristocrate anglais, que sa harpe se brise sous les murs de Missolonghi, après n'avoir cueilli sur son passage que les fleurs qui couvent l'opium des mornes anéantissements.
Quoique plus grand que les génies ordinaires, s'il s'était trouvé de son temps un autre poète, doué, comme lui, à doses semblables, d'une intelligence exceptionnelle, et capable de se présenter comme son rival, il aurait avoué, le premier, l'inutilité de ses efforts pour produire des malédictions disparates; et que, le bien exclusif est, seul, déclaré digne, de par la voix de tous les mondes, de s'approprier notre estime. Le fait fut qu'il n'y eut personne pour le combattre avec avantage. Voilà ce qu'aucun n'a dit. Chose étrange! même en feuilletant les recueils et les livres de son époque, aucun critique n'a songé à mettre en relief le rigoureux syllogisme qui précède. Et ce n'est que celui qui le surpassera qui peut l'avoir inventé. Tant on était rempli de stupeur et d'inquiétude, plutôt que d'admiration réfléchie, devant des ouvrages écrits d'une main perfide, mais qui révélaient, cependant, les manifestations imposantes d'une âme qui n'appartient pas au vulgaire des hommes, et qui se trouvait à son aise dans les conséquences dernières d'un des deux moins obscurs
problèmes qui intéressent les coeurs non-solitaires: le bien, le mal. Il n'est pas donné à quiconque d'aborder les extrêmes, soit dans un sens, soit dans un autre. C'est ce qui explique pourquoi, tout en louant, sans arrière-pensée, l'intelligence merveilleuse dont il dénote à chaque instant la preuve, lui, un des quatre ou cinq phares de l'humanité, l'on fait, en silence, ses nombreuses réserves sur les applications et l'emploi injustifiables qu'il en a faits sciemment. Il n'aurait pas dû parcourir les domaines sataniques.
La révolte féroce des Troppmann, des Napoléon Ier, des Papavoine, des Byron, des Victor Noir et des Charlotte Corday sera contenue à distance de mon regard sévère. Ces grands criminels, à des titres si divers, je les écarte d'un geste. Qui croit-on tromper ici, je le demande avec une lenteur qui s'interpose? Ô dadas de bagne! Bulles de savon! Pantins en baudruche! Ficelles usées! Qu'ils s'approchent, les Konrad, les Manfred, les Lara, les marins qui ressemblent au Corsaire, les Méphistophélès, les Werther, les Don Juan, les Faust, les Iago, les Rodin, les Caligula, les Caïn, les Iridion, les mégèresà l'instar de Colomba, les Ahrimane, les manitous manichéens, barbouillés de cervelle, qui cuvent le sang de leurs victimes dans les pagodes sacrées de l'Hindoustan, le serpent, le crapaud et le crocodile, divinités, considérées comme anormales, de l'antique Égypte, les sorciers et les puissances démoniaques du moyen âge, les Prométhée, les Titans de la mythologie foudroyés par Jupiter, les Dieux Méchants vomis par l'imagination primitive des peuples barbares, – toute la série bruyante des diables en carton. Avec la certitude de les vaincre, je saisis la cravache de l'indignation et de la concentration qui soupèse, et j'attends ces monstres de pied ferme, comme leur dompteur prévu.
Il y a des écrivains ravalés, dangereux loustics, farceurs au quarteron, sombres mystificateurs, véritables aliénés, qui mériteraient de peupler Bicêtre. Leurs têtes crétinisantes, d'où une tuile a été enlevée, créent des fantômes gigantesques, qui descendent au lieu de monter. Exercice scabreux; gymnastique spécieuse. Passez donc, grotesque muscade. S'il vous plaît, retirez-vous de ma présence, fabricateurs, à la douzaine, de rébus défendus, dans lesquels je n'apercevais pas auparavant, du premier coup, comme aujourd'hui, le joint de la solution frivole. Cas pathologique d'un égoïsme formidable. Automates fantastiques: indiquez-vous du doigt, l'un à l'autre, mes enfants, l'épithète qui les remet à leur place.
S'ils existaient, sous la réalité plastique, quelque part, ils seraient, malgré leur intelligence avérée, mais fourbe, l'opprobre, le fiel, des planètes qu'ils habiteraient la honte. Figurez-vous-les, un instant, réunis en société avec des substances qui seraient leurs semblables. C'est une succession non interrompue de combats, dont ne rêveront pas les bouledogues, interdits en France, les requins et les macrocéphales-cachalots. Ce sont des torrents de sang, dans ces régions chaotiques pleines d'hydres et de minotaures, et d'où la colombe, effarée sans retour, s'enfuit à tire-d'aile. C'est un entassement de bêtes apocalyptiques, qui n'ignorent pas ce qu'elles font. Ce sont des chocs de passions, d'irréconciliabilités et d'ambitions, à travers les hurlements d'un orgueil qui ne se laisse pas lire, se contient, et dont personne ne peut, même approximativement, sonder les écueils et les bas-fonds.
Mais, ils ne m'en imposeront plus. Souffrir est une faiblesse, lorsqu'on peut s'en empêcher et faire quelque chose de mieux. Exhaler les souffrances d'une splendeur non équilibrée, c'est prouver, ô moribonds des maremmes perverses! moins de résistance et de courage, encore. Avec ma voix et ma solennité des grands jours, je te rappelle dans mes foyers déserts, glorieux espoir. Viens t'asseoir à mes côtés, enveloppé du
manteau des illusions, sur le trépied raisonnable des apaisements. Comme un meuble de rebut, je t'ai chassé de ma demeure, avec un fouet aux cordes de scorpions. Si tu souhaites que je sois persuadé que tu as oublié, en revenant chez moi, les chagrins que, sous l'indice des repentirs, je t'ai causés autrefois, crebleu, ramène alors avec toi, cortége sublime, – soutenez-moi, je m'évanouis! – les vertus offensées et leurs impérissables redressements.
Je constate, avec amertume, qu'il ne reste plus que quelques gouttes de sang dans les artères de nos époques phtisiques. Depuis les pleurnicheries odieuses et spéciales, brevetées sans garantie d'un point de repère, des Jean-Jacques Rousseau, des Châteaubriand et des nourrices en pantalon aux poupons Obermann, à travers les autres poètes qui se sont vautrés dans le limon impur, jusqu'au songe de Jean-Paul, le suicide de Dolorès de Veintemilla, le Corbeau d'Allan, la Comédie Infernale du Polonais, les yeux sanguinaires de Zorilla, et l'immortel cancer, Une Charogne, que peignit autrefois, avec amour, l'amant morbide de la Vénus hottentote, les douleurs invraisemblables que ce siècle s'est créées à lui-même, dans leur voulu monotone et dégoûtant, l'ont rendu poitrinaire. Larves absorbantes dans leurs engourdissements insupportables!
Allez, la musique.
Oui, bonnes gens, c'est moi qui vous ordonne de brûler, sur une pelle, rougie au feu, avec un peu de sucre jaune, le canard du doute, aux lèvres de vermouth, qui, répandant, dans une lutte mélancolique entre le bien et le mal, des larmes qui ne viennent pas du coeur, sans machine pneumatique, fait, partout, le vide universel. C'est ce que vous avez de mieux à faire.
Le désespoir, se nourrissant avec un parti pris, de ses fantasmagories, conduit imperturbablement le littérateur à l'abrogation en masse des lois divines et sociales, et à la méchanceté théorique et pratique. En un mot, fait prédominer le derrière humain dans les raisonnements. Allez, et passez-moi le mot! L'on devient méchant, je le répète, et les yeux prennent la teinte des condamnés à mort. Je ne retirerai pas ce que j'avance. Je veux que ma poésie puisse être lue par une jeune fille de quatorze ans.
La vraie douleur est incompatible avec l'espoir. Pour si grande que soit cette douleur, l'espoir, de cent coudées, s'élève plus haut encore. Donc, laissez-moi tranquille avec les chercheurs. A bas, les pattes, à bas, chiennes cocasses, faiseurs d'embarras, poseurs! Ce qui souffre, ce qui dissèque les mystères qui nous entourent, n'espère pas. La poésie qui discute les vérités nécessaires est moins belle que celle qui ne les discute pas. Indécisions à outrance, talent mal employé, perte de temps: rien ne sera plus facile à vérifier.
Chanter Adamastor, Jocelyn, Rocambole, c'est puéril. Ce n'est même que parce que l'auteur espère que le lecteur sous-entend qu'il pardonnera à ses héros fripons, qu'il se trahit lui-même et s'appuie sur le bien pour faire passer la description du mal. C'est au nom de ces mêmes vertus que Frank a méconnues, que nous voulons bien le supporter, ô saltimbanques de malaises incurables.
Ne faites pas comme ces explorateurs sans pudeur, magnifiques, à leurs yeux, de mélancolie, qui trouvent des choses inconnues dans leur esprit et dans leurs corps!
La mélancolie et la tristesse sont déjà le commencement du doute; le doute est le commencement du désespoir; le désespoir est le commencement cruel des différents degrés de la méchanceté. Pour vous en convaincre, lisez la Confession d'un enfant du siècle. La pente est fatale, une fois qu'on s'y engage. Il est certain qu'on arrive à la méchanceté. Méfiez-vous de la pente. Extirpez le mal par la racine. Neflattez pas le culte d'adjectifs tels que indescriptible, inénarrable, rutilant, incomparable, colossal, qui mentent sans vergogne aux substantifs qu'ils défigurent: ils sont poursuivis par la lubricité.
Les intelligences de deuxième ordre, comme Alfred de Musset, peuvent pousser rétivement une ou deux de leurs facultés beaucoup plus loin que les facultés correspondantes des intelligences de premier ordre, Lamartine, Hugo. Nous sommes en présence du déraillement d'une locomotive surmenée. C'est un cauchemar qui tient la plume. Apprenez que l'âme se compose d'une vingtaine de facultés. Parlez-moi de ces mendiants qui ont un chapeau grandiose, avec des haillons sordides!
Voici un moyen de constater l'infériorité de Musset sous les deux poètes. Lisez, devant une jeune fille, Rolla ou Les Nuits, Les Fous de Cobb, sinon les portraits de Gwynplaine et de Dea, ou le Récit de Théramène d'Euripide, traduit en vers français par Racine le père. Elle tressaille, fronce les sourcils, lève et abaisse les mains, sans but déterminé, comme un homme qui se noie; les yeux jetteront des lueurs verdâtres. Lisez-lui la Prière pour tous, de Victor Hugo. Les effets sont diamétralement opposés. Le genre d'électricité n'est plus le même. Elle rit aux éclats, elle en demande davantage.
De Hugo, il ne restera que les poésies sur les enfants, où se trouve beaucoup de mauvais.
Paul et Virginie, choque nos aspirations les plus profondes au bonheur. Autrefois, cet épisode qui broie du noir de la première à la dernière page, surtout le naufrage final, me faisait grincer des dents. Je me roulais sur le tapis et donnais des coups de pied à mon cheval en bois. La description de la douleur est un contresens. Il faut faire voir tout en beau. Si cette histoire était racontée dans une simple biographie, je ne l'attaquerais point. Elle change tout de suite de caractère. Le malheur devient auguste par la volonté impénétrable de Dieu qui le créa. Mais l'homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres. C'est ne vouloir, à toutes forces, considérer qu'un seul côté des choses. Ö hurleurs maniaques, que vous êtes!
Ne reniez pas l'immortalité de l'âme, la sagesse de Dieu, la grandeur de la vie, l'ordre qui se manifeste dans l'univers, la beauté corporelle, l'amour de la famille, le mariage, les institutions sociales. Laissez de côté les écrivassiers funestes: Sand, Balzac, Alexandre Dumas, Musset, Du Terrail, Féval, Flaubert, Baudelaire, Leconte et la Grève des Forgerons!
Ne transmettez à ceux qui vous lisent que l'expérience qui se dégage de la douleur, et qui n'est plus la douleur elle-même. Ne pleurez pas en public.
Il faut savoir arracher des beautés littéraires jusque dans le sein de la mort; mais ces beautés n'appartiendront pas à la mort. La mort n'est ici que la cause occasionnelle. Ce n'est pas le moyen, c'est le but, qui n'est pas elle. Les vérités immuables et nécessaires, qui font la gloire des nations, et que le doute s'efforce en vain d'ébranler, ont commencé depuis les âges. Ce sont des choses auxquelles on ne devrait pas toucher. Ceux qui veulent faire de l'anarchie en littérature, sous prétexte de nouveau, tombent dans le contresens. On n'ose pas attaquer Dieu; on attaque l'immortalité de l'âme. Mais, l'immortalité de l'âme, elle aussi, est vieille comme les assises du monde. Quelle autre croyance la remplacera, si elle doit être remplacée? Ce ne sera pas toujours une négation.
Si l'on se rappelle la vérité d'où découlent toutes les autres, la bonté absolue de Dieu et son ignorance absolue du mal, les sophismes s'effondreront d'eux-mêmes. S'effondrera, dans un temps pareil, la littérature peu poétique qui s'est appuyée sur eux. Toute littérature qui discute les axiomes éternels est condamnée à ne vivre que d'elle-même. Elle est injuste. Elle se dévore le foie. Les novissima Verba font sourire superbement les gosses sans mouchoir de la quatrième. Nous n'avons pas le droit d'interroger le Créateur sur quoi que ce soit.
Si vous êtes malheureux, il ne faut pas le dire au lecteur. Gardez cela pour vous.
Si on corrigeait les sophismes dans le sens des vérités correspondantes à ces sophismes, ce n'est que la correction qui serait vraie; tandis que la pièce ainsi remaniée, aurait le droit de ne plus s'intituler fausse. Le reste serait hors du vrai, avec trace de faux, par conséquent nul, et considéré,
forcément, comme non avenu.
La poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes. Reprenons le fil indestructible de la poésie impersonnelle brusquement interrompu depuis la naissance du philosophe manqué de Ferney, depuis l'avortement du grand Voltaire.
Il paraît beau, sublime, sous prétexte d'humilité ou d'orgueil, de discuter les causes finales, d'en fausser les conséquences stables et connues. Détrompez-vous, parce qu'il n'y a rien de plus bête! Renouons la chaîne régulière avec les temps passés; la poésie est la géométrie par excellence. Depuis Racine, la poésie n'a pas progressé d'un millimètre. Elle a reculé. Grâce à qui? aux Grandes-Têtes-Molles de notre époque. Grâce aux femmelettes, Châteaubriand, le Mohican-Mélancolique; Sénancourt, l'Homme-en-Jupon; JeanJacques Rousseau, le Socialiste-Grincheur; Anne Radcliffe, le Spectre-Toqué; Edgar Poe, le Mameluck-des-Rêves-d'Alcool; Mathurin, le Compère-des-Ténèbres; Georges Sand, l'Hermaphrodite-Circoncis; Théophile Gautier, l'Incomparable-Epicier; Leconte, le Captif-du-Diable; Goethe, le Suicidé-pour-Pleurer; Sainte-Beuve, le Suicidé-pour-Rire; Lamartine, la Cigogne-Larmoyante;
Lermontoff, le Tigre-qui-Rugit; Victor Hugo, le Funèbre-Echalas-Vert; Misçkiéwicz, l'Imitateur-de-Satan; Musset, le Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle; et Byron, l'Hippopotame-des-Jungles-Infernales.
Le doute a existé en tout temps en minorité. Dans ce siècle, il est en majorité. Nous respirons la violation du devoir par les pores. Cela ne s'est vu qu'une fois; cela ne se reverra plus.
Les notions de la simple raison sont tellement obscurcies à l'heure qu'il est, que, la première chose que font les professeurs de quatrième, quand ils apprennent à faire des vers latins à leurs élèves, jeunes poètes dont la lèvre est humectée du lait maternel, c'est de leur dévoiler par la pratique le nom d'Alfred de Musset. Je vous demande un peu, beaucoup! Les professeurs de troisième, donc, donnent, dans leurs classes à traduire, en vers grecs, deux sanglants épisodes. Le premier, c'est la repoussante comparaison du pélican. Le deuxième, sera l'épouvantable catastrophe arrivée à un laboureur. A quoi bon regarder le mal? N'est-il pas en minorité? Pourquoi pencher la tête d'un lycéen sur des questions qui, faute de n'avoir pas été comprises, ont fait perdre la leur à des hommes tels que Pascal et Byron?
Un élève m'a raconté que son professeur de seconde avait donné à sa classe, jour par jour, ces deux charognes à traduire en vers hébreux, Ces plaies de la nature animale et humaine le rendirent malade pendant un mois, qu'il passa à l'infirmerie. Comme nous nous connaissions, il me fit demander par sa mère. Il me raconta, quoique avec naïveté, que ses nuits étaient troublées par des rêves de persistance, Il croyait voir une armée de pélicans qui s'abattaient sur sa poitrine, et la lui déchiraient. Ils s'envolaient ensuite vers une chaumière en flammes. Ils mangeaient la femme du laboureur et ses enfants. Le corps noirci de brûlures, le laboureur sortait de la maison, engageait avec les pélicans un combat atroce. Le tout se précipitait dans la chaumière, qui retombait en éboulements. De la masse soulevée des décombres – cela ne ratait jamais – il voyait sortir son professeur de seconde, tenant d'une main son coeur, de l'autre une feuille de papier où l'on déchiffrait, en traits de soufre, la comparaison du pélican et celle du laboureur, telles que Musset lui-même les a composées. Il ne fut pas facile, au premier abord, de pronostiquer son genre de maladie. Je lui recommandai de se taire soigneusement, et de n'en parler à personne, surtout à son professeur de seconde. Je conseillai à sa mère de le prendre quelques jours chez elle, en assurant que cela se passerait. En effet, j'avais soin d'arriver chaque jour pendant quelques heures, et cela se passa.
Il faut que la critique attaque la forme, jamais le fond de vos idées, de vos phrases. Arrangez-vous.
Les sentiments sont la forme de raisonnement la plus incomplète qui se puisse imaginer.
Toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle."

31/01/2007

Aux Modernes

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"Aux Modernes

Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,
Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,
Châtrés dès le berceau par le siècle assassin
De toute passion vigoureuse et profonde.

Votre cervelle est vide autant que votre sein,
Et vous avez souillé ce misérable monde
D'un sang si corrompu, d'un souffle si malsain,
Que la mort germe seule en cette boue immonde.

Hommes, tueurs de Dieux, les temps ne sont pas loin
Où, sur un grand tas d'or vautrés dans quelque coin,
Ayant rongé le sol nourricier jusqu'aux roches,

Ne sachant faire rien ni des jours ni des nuits,
Noyés dans le néant des suprêmes ennuis,
Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches."


Charles-Marie LECONTE DE LISLE (1818-1894)
Poèmes barbares


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22/01/2007

Trois Photos du Général

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"La politique ne m’intéresse que lorsqu’elle est située sur le terrain tragique et qu’elle met aux prises un individu, l’histoire et le destin. Autant dire que, né en 1959, je n’ai jamais eu l’occasion de me passionner pour les péripéties qui ont conduit au pouvoir un banquier matois, un inspecteur des finances arrogant, un avocat véreux et un énarque impulsif, tous complices de ceux qui ont installé l’histoire dans le registre hystérique et décérébré de la comédie de boulevard.
Lorsque le Général de Gaulle disparaît, j’ai onze ans et subis la pédagogie de prêtre salésiens dans un orphelinat fonctionnant sur les principes du siècle précédent : perversions, coups, brimades, sadisme à la petite semaine, saleté. Passons . La mort du connétable a signifié, pour moi, une journée de congé, le jour des obsèques. Ceux qui avaient des parents dignes de ce nom sont rentrés chez eux, quittant le pensionnat où nous sommes restés une poignée, une dizaine sur les six-cent élèves que comptaient l’école.
Dans cette prison où tout était vu, su, encadré dans de rigoureux emplois du temps, décidé par des curés perclus de complexes et de ressentiments à l’endroit de la vie, nous avons été abandonnés à nous-mêmes, laissés-pour-compte, considérés comme absents : le Général était mort, quelque chose d’exceptionnel se passait, et les règlements de l’orphelinat n’existaient plus. Alors que les prêtres devaient suivre les évènements à la télévision, nous en avons profité, à deux ou trois, pour visiter la salle des professeurs où nous avons retourné toutes les paperasses possibles et inimaginables. Nous avons mangé deux ou trois gâteaux qui traînaient là, volé des cartes postales et des livres, fait bombance et régné comme des rois.
Après cette fête de l’âne, à notre manière, nous avons décidé de dormir à la belle étoile, non loin du Belvédère, un endroit dans un bois proche, qui dominait le cour de l’Orne et les champs alentours. Nous avions des cigarettes, un peu d’alcool et de quoi transformer une bâche en toile de tente : la nuit, froide, les bruits du lieu, les cris d’animaux, les chiens au loin, et d’autres bestioles hululantes ou sifflantes dont nous ignorions tout, on entamé nos ardeurs. Nous rentrâmes au dortoir sans que personne nous ai vu, ni se soit aperçu de notre escapade car tous les adultes avaient déserté les postes de combat : la guérite de surveillance dans le dortoir aux cent-vingt lits, les couloirs habituellement hantés par des cerbères tout de noir vêtus, le bureau du préfet de discipline ou les chambres de surveillants. Tout était mort, la liberté était à nous, je ne savais quoi en faire.
De Gaulle, pour moi, c’était la cause des inscriptions faites en blanc sur la fromagerie de mon village : non . « Non à quoi ? » Mes parents m’avaient bien répondu : « Non à De Gaulle », mais je n’en comprenais pas plus. J’était soucieux, à l’époque, des faveurs d’une jeune et jolie parisienne qui venait en vacances dans le bourg et à qui j’écrivais des lettres enflammées : elle me répondait des inepties, mais je crois bien que j’étais amoureux. En même temps, je tenais scrupuleusement mon journal et remplissais des carnets d’histoire que j’inventais et transformais en romans. La vie paraissait simple, mes parents sur leur plan ète, moi sur la mienne et De Gaulle au milieu de tout ça. J’ai bien souvenir, vaguement, qu’à la télévision, où je ne comprenais rien des Perses d’Eschyle, apparaissait parfois un vieil homme, une fois en costume sombre, une autre en habit militaire, et qu’il parlait après qu’une musique royale l’avait précédé au générique. Mais je n’ai jamais eu soucis de ce qu’il disait. Et voilà qu’il était mort.
Par la suite, j’ai compris de manière viscérale que les humiliations supportées par les pauvres devraient interdire à tout jamais qu’ils deviennent de droite, comme on dit. Donc, souscrivant à la vulgate, j’ai cru plusieurs années que De Gaulle était un homme de droite, parce que ceux de gauche le disaient, certes, mais aussi parce que ceux de droite, parfois, s’en réclamaient. C’est en lisant Les chênes qu’on abbat que j’ai compris que les choses n’étaient pas aussi simples. Je venais d’avoir vingt ans et j’ai souligné, dans la marge, ces commentaires de Malraux que je retrouve aujourd’hui : « Le Général ne pouvait affronter que des évènements historiques —ou la mort —ou le secret. » Puis : « Il n’est évidemment pas un défenseur du capitalisme, mais pas d’avantage du prolétariat. » Enfin : « Sa pensée ombrageuse ne se confond pas avec un système. » Et, par la suite, je n’ai cessé d’aimer cet homme installé dans l’épique et le mythe, le tragique et la souveraineté, passionné de liberté et d’indépendance. Il me plaisait également qu’il fut lecteur de Bergson et de Nietzsche, homme d’action à la volonté trempée comme un glaive, visionnaire et, parce que j’aime tout particulièrement ce trait, ombrageux. En feuilletant aujourd’hui le livre de Malraux, je redécouvre ces vers de Victor Hugo :

Oh ! quel farouche bruit font dans le crépuscule
Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule !

Comment puis-je concilier un goût pour De Gaulle l’austère et en même temps aimer Antisthène ou Diogène ? Comment apprécier l’action d’un général quand on est antimilitariste ? Comment soutenir un homme que la gauche honnit, que la droite récupère quand on se sent plus chez soi chez Stirner ou Proudhon, Nietzsche ou Baudelaire ? Comment s’enthousiasmer pour un catholique pratiquant quand on est d’un athéisme radical ? Je me suis souvent posé ces questions, craignant pour mon compte les pires contradictions avant de trouver la réponse : j’ai plaisir à cette individualité forte tout simplement parce que j’aime les figures singulières, les destins sans duplication, les monades rebelles et audacieuses qui assument le tragique à l’œuvre dans l’antinomie radicale entre l’individu et la société, les styles à l’œuvre, les visionnaires qui agissent, les solitaires qui s’impliquent dans l’action comme on se jette la tête la première dans un abyme ou un brasier.
Le grand homme n’est pas seulement ce que Hegel en dit, une construction de l’esprit, une ruse de la raison prise par l’histoire, une incarnation transformant un sujet en objet, il est surtout un sculpteur d’énergie, un démiurge, un artiste ou un poète au sens grec, un producteur de forme et de sens. Il faut lire Carlyle et Scheler, sinon Bergson pour se souvenir de la parenté entre le Saint, le Génie et le Héros, pointes d’une civilisation, éminences d’un ordre au milieu du chaos. Le trait distinctif de ces figures d’exception est la solitude dans l’expression de leur destin, dans le déroulement de l’anankè, la nécessité. Et je comprends soudain pour quelles raisons, dans l’iconographie du général de Gaulle, trois photographies font partie de mon musée imaginaire : toutes elles montrent un homme seul face à son destin, une fois en mer de Manche en 1941, une autre sur la pelouse de Baden-Baden en 1968, une dernière sur les plages d’Irlande en 1970.
Sur ces trois clichés, De Gaulle est personnage de tragédie, un acteur échappé des pièces de Corneille : confronté au pouvoir, l’homme est une fois rebelle, une autre fois solitaire, une dernière fois exilé, trois états familiers des héros cornéliens qui évoluent dans le désir de grandeur, et cheminent travaillés par la volonté d’être à la hauteur, debout, majestueux. Le héros cornélien a l’âme fière, le sens de l’honneur et de la gloire, du destin et de la nécessité, il sait la puissance et la force du devoir. En politique, il vise le sublime, catégori e esthétique par excellence, à partir de laquelle il ordonne le réel. Du vieil homme, Malraux écrivait : « Il a toujours dit que son idéologie courrait mal en terrain plat. » Et chez lui comme chez Nietzsche, on trouve souvent des métaphores de cimes, de montagnes, de crêtes et de pics. A la Boisserie, il dira : « quand tout va mal et que vous cherchez votre décision, regardez vers les sommets ; il n’y a pas d’encombrements. » Les géographies gaulliènes sont les déserts et les pleines mers, les rocs et les embruns, les landes et les escarpements. D’autres se satisfont de mornes plaines et de fondrières aux eaux croupissantes.
La pleine mer, donc, avec cette photographie qui le représente en ciré, képi sur le chef, ganté, dépassant d’une tête ceux des marins qui l’accompagnent. Derrière lui, la mer, devant, les câbles du navire sur lesquels il croise, filins d’acier qui strient le cliché en diagonale. Son regard est perdu au loin, fixe sur un point que personne d’autre ne regarde, le visage paraît grave, tendu, sinon inquiet, du moins soucieux : il est au large des côtes anglaises à bord d’un bâtiment des forces françaises libres. La date est 1941. C’est déjà l’homme qui descendra les Champs-Elysées, mieux, c’est déjà le rebelle qui dira non aux américains et refusera l’Amgot, dont personne n’aura parlé l’année du cinquantenaire du Débarquement et la Libération. Et pourtant, faut-il rappeler qu’après avoir dit non au fascisme de Pétain, non à Staline et au totalitarisme soviétique, il lui fallut également dire non au projet américain de transformer la France en pays sous tutelle avec monnaie d’occupation US et administration US ?
Faut-il rappeler que les américains avaient imprimé des billets et formé succinctement du personnel pour occuper les préfectures et sous-préfectures françaises de conserve avec les vichystes qu’outre-Atlantique on entendait ménager ? Faut-il rappeler que le général Giraud était le Pétain de ce projet-là et que De Gaulle fut une fois encore le résistant de ce nouveau camouflet néo-vichiste ?
J’aime cet homme qui regarde la mer comme Hercule les travaux qui l’attendent et dira non au totalitarisme d’où qu’il vienne, antifasciste par essence, républicain de conviction, démocrate dans l’âme. Il ne voulait rien d’autre que l’indépendance, la liberté, l’autonomie : ni une nouvelle Révolution nationale, ni le bolchévisme, ni l’american way of life. Qui ne souscrirait à pareil programme ? Nous avons échappé aux deux premiers fléaux, le troisième nous a rattrapé : dès le départ de De Gaulle, avec l’arrivée du banquier de Montboudif au pouvoir, l’amérique entrait de plain-pied dans les modèles et références explicites de la France. Nous sommes depuis sous ses hospices-là, sacrifiant aux mythologies qu’ils nous font payer en dollars. Au regard des échouages qui caractérisent notre époque grégaire, j’aime la solitude de cet homme-là, convaincu qu’il faut dire non, tenir, résister et s’affranchir des modèles, justement pour être soi-même un modèle. J’ai de la sympathie pour son isolement en mer de Manche quand il lui faut lutter contre tout et tous pour imposer son idée —qui est la bonne.
Dès 1905, il est alors âgé de quinze ans, évidemment encore lycéen, par encore dans la carrière des armes, il écrit sur un cahier d’écolier un scénario de fiction : en 1930, la France est envahie, les armées allemandes pénètrent sur le territoire national par les Vosges. Mais la riposte ne se fait pas attendre et on confie au … général de Gaulle une armée de deux cent milles hommes qui lui permettra de bouter les occupants. Presque quarante ans plus tard, il est dans ce cas de figure et sa fiction a été rattrapée par le réel —ou l’inverse. Oracles ou invocations ? Auspices ou divinations ? Toujours est-il qu’on ne peut guère être mieux antihégélien qu’en manifestant ce nietzschéisme du destin et de la nécessité incarnés dans le réel, l’œuvre, l’action, l’histoire, manifestés par une figure d’exception, habitée, hantée. « La plus grande gloire du monde, celle des hommes qui n’ont pas cédé », confiera-t-il à Malraux.
Je ne suis pas d’âge à appréhender cette période autrement que sur le terrain métaphysique, sinon mystique, mais je veux respecter la mémoire d’un homme qui n’a pas voulu de l’antisémitisme, du collaborationnisme, du défaitisme de Pétain ; je veux honorer la pensée d’un être qui a refusé les camps soviétiques, l’idéologie totalitaire communiste, l’optimiste délirant et religieux des lendemains qui chantent pour l’humanité entière ; je veux célébrer l’action d’une personne qui a décliné l’invitation d’un mode de vie induit pas le dollar, le seul papier imprimé que vénèrent les Américains. Pour autant, je ne me sens pas de droite, car depuis un demi siècle, soit elle a célébré les vertus pétainistes, soit elle a invité à faire de la France une étoile de plus sur le drapeau US, quand elle n’a pas fait les deux en même temps.
La solitude du Général en mer de Manche, au large des côtes de Weymouth, me touche autant que celle du souverain de la cinquième république qui ne sait pas comment lire les évènements de mai 68, donc comment y réagir, y répondre. Certes, il y a ceux qui en profitent pour avancer leurs pions, utilisent l’histoire comme un marchepied, tentent le tout pour le tout ayant pour dessein leur seule carrière politique. De Gaulle, lui, voulait comprendre, mais n’y parvenait pas. Mai 68, à Paris, c’était l’écho, dans le Quartier Latin, des secousses sismiques et ondes de choc venues des Etats-Unis, de Hollande, d’Italie, d’Allemagne, d’Inde, du Japon, de Pologne —Malraux l’a souligné, on l’oublie bien souvent. L’esprit de 68 paraît encore suffisamment indéchiffrable aujourd’hui, quand colloques, dossiers de revue, numéros spéciaux commémoratifs essayent d’en déterminer l’essence, pour qu’on n’en veuille pas à un homme de soixante dix-sept ans d’avoir eu besoin de quelques heures de réflexion pour décider de ce qu’il convenait de faire en pareil moment.
Acteurs et spectateurs se perdent en conjecture : explosion sociale, brèche poétique, débordement nihiliste, crise de société, ébranlement des valeurs bourgeoises, refus de la société de consommation, embrasement politique, grondements syndicaux, mouvement revendicatif —tout est dit pour culminer dans l’idée que l’esprit de 68 est dans la contestation. Refus du Père, pour le dire en termes freudiens, refus de l’autorité, de la hiérarchie, de la discipline, des modèles, refus des repères bourgeois. Et pour l’ensemble, je souscris à la phase négatrice, encore aujourd’hui, alors que l’esprit de 68 a été sinon étranglé, du moins fort mis à mal, par le recyclage massif auquel ont consenti les anciens combattants de cette époque dans l’appareil d’Etat socialiste, mitterrandien à partir de 1981.
N’ayant pas eu à m’impliquer dans cette histoire —mon soucis était alors de passer en cours moyen deuxième année !— , je n’ai pas de complexe à me réclamer maintenant d’un esprit dont j’ai senti les effets au cours des années qui suivirent dans ma vie quotidienne : modification des relations avec l’autorité, qu’elle soit familiale, professionnelle, amoureuse. Cette part de 68 est un héritage que je veux reprendre à mon compte, parce qu’elle fonde un certain type de modernité sur laquelle je veux asseoir mon travail d’écriture aujourd’hui —critique des valeurs bourgeoises, de l’idéologie libérale, de la société spectaculaire, de la société de consommation, de la technicisation au service du capital, éloge de l’hédonisme, de la contestation, de l’esprit libertaire, de l’indépendance, de l’existence esthétique, de la puissance de la critique, de la résistance à l’endroit de tous les pouvoirs.
En revanche, l’autre versant de Mai 68, c’est la tentative de récupération de cette formidable négation par des organisations avançant leurs propositions positives toutes inspirées de la Chine de Mao, de la IVème Internationale de Trotski, de l’expérience soviétique du marxisme-léninisme, de l’optimisme néochrétien des anarchistes ou gauchistes qui visaient le paradis demain, via les conseils ouvriers ou l’abandon de tout le pouvoir aux travailleurs. Je n’ai jamais pensé qu’il y eu vertus dans le Petit Livre rouge ou Leur morale et la nôtre , bréviaires de cynisme politique écrits avec le sang des peuples. Jamais je n’ai cru qu’on puisse trouver là autre chose que matière à exploiter, opprimer, dominer : ceux de Cronstadt avaient payé le prix fort, massacrés par l’Armée rouge inventée par Trotski, maniée par Lénine inspirée par Marx, le tout servant plus ou moins de modèle au Grand Timonier.
Le versant nihiliste de Mai 68, De Gaulle l’a compris et peut-être le voyage à Baden-Baden lui aura-t-il servi de temps pour méditer, tacher de comprendre, tenter de saisir les raisons de l’explosion sociale, même s’il paraît évident qu’il lui faudra plus longtemps que ce que l’on dit mais moins que ce que l’on croit. La photo qui retient mon attention est celle du vieil homme un peu las, venant de sortir de l’une des Alouettes qui lui a permis, avec sa femme, de survoler la France, en rase-mottes, pour échapper aux radars, en direction du quartier général des Forces françaises en Allemagne. Certes, les commentaires vont toujours bon train : abandonnait-il la France pour quelques temps ou pour toujours ? Echappait-il à ses responsabilités en laissant le pouvoir en vacance ? Etait-ce une nouvelle fuite de Varennes ? Voulait-il créer un psychodrame, décidant de l’ensemble, ou obéissait-il à des pulsions dépressives, jouet de son tempérament cyclothymique ? Tous ont leurs hypothèses, des protagonistes aux témoins, des acteurs au spectateur de ce qui allait devenir un coup de force après avoir été un coup de théâtre.
De Gaulle confiera que dans l’hélicoptère qui lui fait traverser la France à quelques mètres d’altitude, dans un appareil dont les pales et la tuyère font un bruit épouvantable, dont les vibrations sont éprouvantes, il aura compris qu’il ne pouvait laisser le pays à l’abandon, en proie aux forces nihilistes et destructrices. Sur la pelouse de Baden-Baden, il est seul. Que se passe-t-il alors dans sa tête ? Tout lâcher ? il en eut la tentation. Tout reprendre ? Certes, mais comment ? Pas de démonstration de force ou de violence, pas d’autorité militaire, pas de brutalité. Dans l’action, il sait trouver la solution : son départ, la mise en scène, l’installation des évènements sur le terrain de la tragédie, tout contribue à la formulation du problème, donc au début de sa résolution. Seul, il demande à l’action de lui épargner une méditation trop vaine. On pourrait lui prêter alors la formule de Picasso : je ne cherche pas, je trouve. Et il trouve la solution : le retour, les mots qui apaisent la tempête en promettant un combat singulier. Dissolution de l’Assemblée nationale, élections. On connaît le résultat : la formulation d’une confiance majoritaire dans les urnes. De Gaulle retrouve la légitimation du contrat social qu’il veut pratiquer directement avec le peuple, le contraire d’une pratique d’affidé du coup d ‘état.
Solitude de l’homme qui est aussi le chef de l’Etat, solitude de celui qui fut de combats plus lourds devant un monôme qu’il ne comprend pas, solitude de ce qui se voit contesté, vacillant, sur des revendications dont il ne saisit pas la nature symptomatique, solitude du vieil homme qui n’entend pas la voix des jeunes et qui surprend l’hostilité plus ou moins travestie de son entourage politique, solitude, enfin, du vieillard qui a traversé le siècle entre Première et Seconde Guerre mondiale, entre guerre d’Algérie et décolonisation et qui trébuche sur des murs annonçant qu’il faut jouir sans entraves et vivre sans temps morts. Que reste-t-il à l’homme du 18 Juin pour rebondir une dernière fois ? Le génie politique. Et il en manifeste.
Refusant les solutions marxistes aux problèmes posés par Mai 68, De Gaulle va dire qu’il a bien entendu un malaise et qu’il entend s’y attaquer, qu’il a compris la fracture et se propose de la combler. Soucieux de dire sa prise en compte des revendications, il avance la participation, une idée politique qui montre à l’envi le bien-fondé de l’idée de Malraux selon laquelle le général de Gaulle est toujours là où on ne l’attend pas, déjouant les prévisions courtes de la droite et de la gauche. C’est d’ailleurs la droite et la gauche qui, sur ce sujet, le feront tomber.
Pompidou et Giscard d’Estaing, également Chirac et Balladur, à l’époque au cabinet du Premier ministre, ne veulent pas d’un soutien franc et massif au projet du chef de l’Etat. On a prétexté que, la date du référendum étant prise, les textes sur la participation ne pouvant être rédigés dans les temps impartis, il fallait maintenir la consultation populaire dans le délai, mais proposer un autre objet de réforme, par exemple le projet Sénat-régions. Pompidou avait dit de la participation qu’elle signalait la sénilité du Général, qu’elle montrait la sénescence du vieil homme : on lui prête d’ailleurs le geste du doigt porté à la tempe qui signifie le déphasage, la folie.
Avec ce projet politique et social, De Gaulle visait l’introduction des salariés et des syndicats dans les conseils de gestion des entreprises, de sorte qu’il se mettait à dos le capital, la bourgeoisie, les patrons et la gauche qui ne voulaient pas entendre parler de ce que pas même en son sein elle n’aurait oser proposer —ni ne proposera en quatorze années de pouvoir. Le référendum se fit sur un autre projet, De Gaulle tablait malgré tout sur cette consultation pour réitérer son lien et son contrat avec le peuple afin de savoir si il pouvait compter une fois encore sur une assise populaire pour ses desseins réformistes. Il avait entendu la demande de 68 et croyait de la sorte y répondre : Giscard appela à voter contre, les pompidoliens soutinrent mollement, la gauche vota contre, le vieil homme fut congédié. Il partit. On porta au pouvoir son antithèse, il fallait bien que la phrase de Marx fut vraie qui disait que l’histoire se manifestait toujours deux fois, la première sous forme de tragédie, la seconde sous forme de bouffonnerie, de comédie. La Vème République commençait avec Corneille, elle se poursuivait avec Labiche : après Andromaque ou Mithridate, l’heure était venue de Champignol et Monsieur Berrichon. Rideau pour la grandeur, la pièce était terminée. Le Général parti pour l’Irlande afin de ne pas assister au changement de décor : on emballait les temples romains, les colonnes cannelées, les cellas furent vidées de leurs statues et l’on replia les toges viriles pour apporter les treilles, les chapeaux de paille, les panamas, les chaises longues et les fauteuils confortables. Pompidou pouvait entrer en scène et avec lui les rôles de boulevard tenus par les porteurs d’eau, les seconds couteaux qui avaient perpétré le régicide et allaient essuyer leurs larmes de crocodiles. Avec la participation, ils avaient craint, selon leurs mots, les soviets et les régimes d’assemblée, ils avaient également mal accepté le pouvoir donné aux étudiants et à leurs enseignants dans les universités réformées, ils avaient écarté le péril et allaient pouvoir gérer la France comme une Petite et Moyenne entreprise.
La dernière photo qui me touche montre l’exilé sur une plage d’Irlande, non loin de Heron’s Cove, dans une petite anse. De Gaulle se repose, lit les Mémoires d’outre-tombe et le Mémorial de Sainte-Hélène. Au sommet des dunes de Derrynane, les journalistes le guettent et photographient ses promenades sur la plage : il est en compagnie de sa femme et de son aide de camp, mais on le sait seul. Les deux proches qui l’accompagnent sont derrière ou devant, à côté, dans son sillage ou dans son ombre, mais ailleurs, sur une autre planète que celle du vieux roi déchu, renié, abandonné. La lande est grillée par l’air venu de l’Océan, le vent souffle, la mer paraît déchaînée, l’écume paraît voler sur la crête des vagues. Le Général a ses lunettes, la tête nue, une canne à la main, un grand imperméable sur le dos. Solitude, là encore, sur le sol de ses ancêtres, retour sur des terres de mémoire et de symbole. Sur le sable, il paraît souffrir mentalement l’un des supplices de l’Enfer de Dante. Pour quelles fautes ? Avoir proposé la grandeur à ceux qui ne savent pas ou plus ce que c’est ? Avoir cru que les choix se feraient sur des idées, pour le bien d’une nation dont le tissu s’était déchiré quand tous se sont évertués à en faire un échéance partisane et carriériste ? Avoir imaginé qu’un projet de société plus solidaire puisse être entendu par tous quand la plupart s’étaient déjà transformés en sourds ? Son seul péché fut d’être présomptueux en imaginant que tous étaient comme lui désireux d’un grand projet de rassemblement au-delà des partis et de la politique de boulevard, pour un destin qui engage la nation et le peuple dans un entreprise valant pour œuvre d’art .
Sur l’exemplaire des Mémoires de guerre que lui présentera l’ambassadeur de France en Irlande, De Gaulle écrira une phrase de Nietzsche : « Rien ne vaut rien. Il ne se passe rien, et cependant tout arrive. Mais cela est différent. » De retour en France, il accomplira son destin. Sur un livret scolaire datant de l’époque où il était saint-cyrien, l’un de ses maîtres avait écrit : attitude de roi en exil. Il se contentera d’illustrer la prédiction. Déjà mort pour la France, il attendait la fin en écrivant ses Mémoires, en faisant des réussites aux cartes, en recevant deux ou trois fidèles, pas plus. Il succomba, comme on sait : tel un chêne qu’on abat.
J’ai compris depuis que l’art politique français avait perdu son dernier poète et qu’aucun des suivants ne dépassa jamais la figuration dans des pièces de boulevard. Ceux qui, aujourd’hui, se succèdent sur le trône ont tous voulu sa mort politique, ils l’ont eue. L’un des plus fielleux se servi du socialisme pour étancher une volonté de puissance extraordinaire qui, le jour où elle pu s’exercer, ne produisit d’excellence que dans la bouffonnerie là où le Général avait sublimé dans la tragédie. Marx avait bien raison. Restent ceux qui, à droite, s’en réclament : les pires, qui ne l’ont jamais lu —savent-ils d’ailleurs qu’on peut le lire ?—, qui oublient qu’ils ont encore dans leur poche le couteau avec lequel ils ont saigné le vieil homme et sont d’autant plus nains qu’ils parlent de grandeur. Et puis, à droite, ceux qui déjà le combattaient : ils sont avec les ennemis de toujours du Général, les néofascistes, les pétainistes et vichyssois de tous ordres, les anciens de l’Algérie française, les libéraux qui s’offrent aux plus offrants des Américains. Tous sont là, fascinés par l’Elysée. Baudelaire déjà écrivait que les « morts ont de grandes douleurs »."


Michel Onfray
Le désir d’être un volcan - 1996


21/01/2007

Le Sexe des mots

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"Byzance tomba aux mains des Turcs tout en discutant du sexe des anges. Le français achèvera de se décomposer dans l'illettrisme pendant que nous discuterons du sexe des mots. La querelle actuelle découle de ce fait très simple qu'il n'existe pas en français de genre neutre comme en possèdent le grec, le latin et l'allemand. D'où ce résultat que, chez nous, quantité de noms, de fonctions, métiers et titres, sémantiquement neutres, sont grammaticalement féminins ou masculins. Leur genre n'a rien à voir avec le sexe de la personne qu'ils concernent, laquelle peut être un homme. Homme, d'ailleurs, s'emploie tantôt en valeur neutre, quand il signifie l'espèce humaine, tantôt en valeur masculine quand il désigne le mâle. Confondre les deux relève d'une incompétence qui condamne à l'embrouillamini sur la féminisation du vocabulaire. Un humain de sexe masculin peut fort bien être une recrue, une vedette, une canaille, une fripouille ou une andouille. De sexe féminin, il lui arrive d'être un mannequin, un tyran ou un génie. Le respect de la personne humaine est-il réservé aux femmes, et celui des droits de l'homme aux hommes ? Absurde ! Ces féminins et masculins sont purement grammaticaux, nullement sexuels.
Certains mots sont précédés d'articles féminins ou masculins sans que ces genres impliquent que les qualités, charges ou talents correspondants appartiennent à un sexe plutôt qu'à l'autre. On dit: «Madame de Sévigné est un grand écrivain» et «Rémy de Gourmont est une plume brillante». On dit le garde des Sceaux, même quand c'est une femme, et la sentinelle, qui est presque toujours un homme. Tous ces termes sont, je le répète, sémantiquement neutres. Accoler à un substantif un article d'un genre opposé au sien ne le fait pas changer de sexe. Ce n'est qu'une banale faute d'accord.
Certains substantifs se féminisent tout naturellement : une pianiste, avocate, chanteuse, directrice, actrice, papesse, doctoresse. Mais une dame ministresse, proviseuse, médecine, gardienne des Sceaux, officière ou commandeuse de la Légion d'Honneur contrevient soit à la clarté, soit à l'esthétique, sans que remarquer cet inconvénient puisse être imputé à l'antiféminisme. Un ambassadeur est un ambassadeur, même quand c'est une femme. Il est aussi une excellence, même quand c'est un homme.
L'usage est le maître suprême. Une langue bouge de par le mariage de la logique et du tâtonnement, qu'accompagne en sourdine une mélodie originale. Le tout est fruit de la lenteur des siècles, non de l'opportunisme des politiques.
L'Etat n'a aucune légitimité pour décider du vocabulaire et de la grammaire. Il tombe en outre dans l'abus de pouvoir quand il utilise l'école publique pour imposer ses oukases langagiers à tout une jeunesse.
J'ai entendu objecter: «Vaugelas, au XVIIe siècle, n'a-t-il pas édicté des normes dans ses remarques sur la langue française?». Certes. Mais Vaugelas n'était pas ministre. Ce n'était qu'un auteur, dont chacun était libre de suivre ou non les avis. Il n'avait pas les moyens d'imposer ses lubies aux enfants. Il n'était pas Richelieu, lequel n'a jamais tranché personnellement de questions de langues. Si notre gouvernement veut servir le français, il ferait mieux de veiller d'abord à ce qu'on l'enseigne en classe, ensuite à ce que l'audiovisuel public, placé sous sa coupe, n'accumule pas à longueur de soirées les faux sens, solécismes, impropriétés, barbarismes et cuirs qui, pénétrant dans le crâne des gosses, achèvent de rendre impossible la tâche des enseignants.
La société française a progressé vers l'égalité des sexes dans tous les métiers, sauf le métier politique. Les coupables de cette honte croient s'amnistier (ils en ont l'habitude) en torturant la grammaire.
Ils ont trouvé le sésame démagogique de cette opération magique : faire avancer le féminin faute d'avoir fait avancer les femmes."


Jean François Revel

13/01/2007

Toi et la Mort

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« En premier, c’est toi que j’aime, et la mort en second,
car elle m’aime plus que toi quand tu n’es pas là.
Elle s’assied en face de moi,
aiguise sa faux.
Nous nous adressons plein de mots sages,
aussi sages que les derniers mots peuvent être.

Tiens, on frappe à la porte :
"C’est elle", dit la mort, "Alors je m’en vais."
"C’est ça", je lui dis, autrement distrait.
Ton sourire, découvrant à peine tes dents,
plus luisant que l’acier de la sinistre faux,
brille de mille éclats. Nous nous embrassons.

Nous nous roulons sur le plancher.
Ce craquement de planches,
comme si l’on brisait et quittait un cercueil,
c’est l’amour qui se relève et ne meurt pas. »

Visar Zhiti, Toi et la mort

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03/05/2006

Pourquoi plaindre toujours Prométhée et jamais le vautour ?

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« Pourquoi plaindre toujours Prométhée et jamais le vautour? L'acharnement de cet oiseau de proie, avec le foie pour seul plat de résistance, sa fidélité à la douleur d'autrui, ont pourtant quelque chose de troublant comme un amour. »

Natalie Clifford Barney, Nouvelles pensées de l'amazone

 

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13/01/2006

Absente je te parle...

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« "Te loquor absentem".
Absente je te parle.
C'est toi, unique, que ma voix nomme derrière tout ce que je désigne.
Aucune nuit ne monte sans toi.
Aucun jour ne s'élève. »

Pascal Quignard, Les Ombres errantes

 

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Adonis : Visage

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« J’ai habité le visage d’une femme
Qui habite une vague
jetée par le flux contre un rivage
Au port perdu parmi ses coquillages

J’ai habité le visage d’une femme
qui me fait mourir
Phare éteint, elle veut rester
dans mon sang qui navigue
Jusqu’aux confins du délire »

Adonis, alias Ali Ahmed Saïd Esber

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04/11/2005

Tout nous ment et nous sépare...

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« Terreur de t’aimer en ce lieu si fragile qu’est le monde.

Souffrance de t’aimer sur cette terre d’imperfection
Où tout casse et tout nous rend muets
Où tout nous ment et nous sépare. »

Sophia de Mello Breyner Andresen, Corail

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01/11/2005

Chanson du miroir déserté

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« Où es-tu toi dans moi qui bouges
Toi qui flambes dans moi soudain
Et ce mouvement de ta main
Pour mettre à tes lèvres du rouge

Où es-tu plaisir de ma nuit
Ma fugitive passagère
Ma reine aux cheveux de fougère
Avec tes yeux couleur de pluie

J’attends la minute où tu passes
Comme la terre le printemps
Et l’eau dormante de l’étang
La rame glissant sur sa face

Dans mon cadre profond et sombre
Je t’offre mes grands secrets
Approche-toi plus près plus près
Pour occuper toute mon ombre

Envahis-moi comme une armée
Prends mes plaines prends mes collines
Les parcs les palais les salines
Les soirs les songes les fumées

Montre-moi comme tu es belle
Autant qu’un meurtre et qu’un complot
Mieux que la bouche formant l’o
Plus qu’un peuple qui se rebelle

Sur les marais comme à l’affût
Un passage de sauvagines
Et battant ce que j’imagine
Anéantis ce que tu fus

Reviens visage à mon visage
Mets droit tes grands yeux dans tes yeux
Rends-moi les nuages des cieux
Rends-moi la vue et tes mirages »

Louis Aragon, Chanson du miroir déserté in Elsa

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11/10/2005

L'Attente

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« Avant que ne sonne l’impatient timbre
Et que l’on ouvre la porte et que tu entres, ô toi
Qu’attend mon anxieux désir, l’univers est tenu
D’avoir exécuté une infinie
Série d’actes concrets. Personne ne peut
Compter ce vertige, le chiffre
Des choses que multiplient les miroirs,
Des ombres qui s’allongent et régressent,
Des pas qui divergent et convergent.
Le sable ne saurait les dénombrer.
(Dans ma poitrine, l’horloge de sang mesure
Le redoutable temps de l’attente.)

Avant que tu n’arrives,
Un moine est tenu de rêver d’une ancre,
Un tigre est tenu de mourir à Sumatra,
Neuf hommes sont tenus de mourir à Bornéo. »

Jorge Luis Borges, L'attente

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01/10/2005

Laisse-moi

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« Non, laisse-moi, je t’en supplie ; 

En vain, si jeune et si jolie, 

Tu voudrais ranimer mon coeur : 

Ne vois-tu pas, à ma tristesse, 

Que mon front pâle et sans jeunesse  

Ne doit plus sourire au bonheur ?



Quand l’hiver aux froides haleines 

Des fleurs qui brillent dans nos plaines 

Glace le sein épanoui,  

Qui peut rendre à la feuille morte  

Ses parfums que la brise emporte 

Et son éclat évanoui !



Oh ! si je t’avais rencontrée  

Alors que mon âme enivrée  

Palpitait de vie et d’amours,  

Avec quel transport, quel délire 

J’aurais accueilli ton sourire  

Dont le charme eût nourri mes jours.



Mais à présent, Ô jeune fille ! 

Ton regard, c’est l’astre qui brille  

Aux yeux troublés des matelots,  

Dont la barque en proie au naufrage, 
 
A l’instant où cesse l’orage  

Se brise et s’enfuit sous les flots.



Non, laisse-moi, je t’en supplie ;  

En vain, si jeune et si jolie,  

Tu voudrais ranimer mon coeur : 

Sur ce front pâle et sans jeunesse  

Ne vois-tu pas que la tristesse  

A banni l’espoir du bonheur ? »

Gérard de Nerval, Laisse-moi

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04/09/2005

N'y crois pas !

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« L'amour est charmant, pur, et mortel. N'y crois pas !
Tel l'enfant, par un fleuve attiré pas à pas,
S'y mire, s'y lave et s'y noie. »

Victor Hugo, Les voix Intérieures

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