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19/07/2009

L’empire du laid, par Simon Leys

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Trouvé via un commentaire chez ILYS ce texte de Simon Leys qui ne manque pas de piquant...

 

 

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Chronique de Simon Leys parue sous le titre “La chronique des antipodes” dans Le Magazine Littéraire n°440 de mars 2005.

Les Indiens de la côte du Pacifique étaient de hardis navigateurs. Ils taillaient leurs grandes pirogues de guerre dans le tronc d’un de ces cèdres géants dont les forêts couvraient tout le nord-ouest de l’Amérique. La construction commençait par une cérémonie rituelle au pied de l’arbre choisi, pour lui expliquer le besoin urgent qu’on avait de l’abattre, et lui en demander pardon. Chose remarquable, à l’autre côté du Pacifique, les Maoris de Nouvelle-Zélande creusaient des pirogues semblables dans le tronc des kauri ; et là aussi, l’abattage était précédé d’une cérémonie propitiatoire pour obtenir le pardon de l’arbre.

Des mœurs aussi exquisément civilisées devraient nous faire honte. Tel fut mon sentiment l’autre matin ; j’avais été réveillé par les hurlements d’une scie mécanique à l’œuvre dans le jardin de mon voisin, et, de ma fenêtre, je pus apercevoir ce dernier qui - apparemment sans avoir procédé à aucune cérémonie préalable - présidait à l’abattage d’un magnifique arbre qui ombrageait notre coin depuis un demi-siècle. Les grands oiseaux qui nichaient dans ses branches (une variété de corbeaux inconnue dans l’hémisphère Nord, et qui, loin de croasser, a un chant surnaturellement mélodieux), épouvantés par la destruction de leur habitat, tournoyaient en vols frénétiques, lançant de déchirants cris d’alarme. Mon voisin n’est pas un mauvais bougre, et nos relations sont parfaitement courtoises, mais j’aurais quand même bien voulu savoir la raison de son ahurissant vandalisme. Devinant sans doute ma curiosité, il m’annonça joyeusement que ses plates-bandes auraient désormais plus de soleil. Dans son Journal, Claudel rapporte une explication semblable fournie par un voisin de campagne qui venait d’abattre un orme séculaire auquel le poète était attaché : “Cet arbre donnait de l’ombre et il était infesté de rossignols.”

La beauté appelle la catastrophe aussi sûrement que les clochers attirent la foudre. Les services publics qui font passer une autoroute au milieu de Stonehenge, ou un chemin de fer à travers les ruines de Villers-la-Ville, le moine qui met le feu au Kinkakuji, la municipalité qui transforme l’abbatiale de Cluny en une carrière de pierres, l’énergumène qui lance un pot d’acrylique sur le dernier autoportrait de Rembrandt, ou celui qui attaque au marteau la madone de Michel-Ange, obéissent tous, sans le savoir, à une même pulsion.

Un jour, il y a longtemps, un minuscule incident m’en a donné l’intuition. J’étais en train d’écrire dans un café ; comme beaucoup de paresseux, j’aime sentir de l’animation autour de moi quand je suis sensé travailler - ça me donne une illusion d’activité. Aussi la rumeur des conversations ne me dérangeait pas, ni même la radio qui beuglait dans un coin - toute la matinée, elle avait déversé sans interruption des chansonnettes à la mode, les cours de la Bourse, de la “muzak”, des résultats sportifs, une causerie sur la fièvre aphteuse des bovins, encore des chansonnettes, et toute cette panade auditive coulait comme de l’eau tiédasse fuyant d’un robinet mal fermé. Et d’ailleurs, personne n’écoutait. Tout à coup - miracle ! - pour une raison inexplicable, cette vulgaire routine radiophonique fit place sans transition à une musique sublime : les premières mesures du quintette de Mozart prirent possession de notre petit espace avec une sereine autorité, transformant cette salle de café en une antichambre du Paradis.

 

Mais les autres consommateurs, occupés jusqu’alors à bavarder, à jouer aux cartes ou à lire les journaux, n’étaient pas sourds après tout : en entendant ces accents célestes, ils s’entre-regardèrent, interloqués. Leur désarroi ne dura que quelques secondes - au soulagement de tous, l’un d’entre eux se leva résolument, vint tourner le bouton de la radio et changea de station, rétablissant ainsi un flot de bruit plus familier et rassurant, qu’il fut à nouveau loisible à chacun de tranquillement ignorer.

A ce moment, je fus frappé d’une évidence qui ne m’a jamais quitté depuis : les vrais Philistins ne sont pas des gens incapables de reconnaître la beauté - ils ne la reconnaissent que trop bien, ils la détectent instantanément, et avec un flair aussi infaillible que celui de l’esthète le plus subtil, mais c’est pour pouvoir fondre immédiatement dessus de façon à l’étouffer avant qu’elle ait pu prendre pied dans leur universel empire de la laideur. Car l’ignorance, l’obscurantisme, le mauvais goût, ou la stupidité ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui s’affirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie. Le talent inspiré est toujours une insulte à la médiocrité. Et si cela est vrai dans l’ordre esthétique, ce l’est bien plus encore dans l’ordre moral. Plus que la beauté artistique, la beauté morale semble avoir le don d’exaspérer notre triste espèce. Le besoin de tout rabaisser à notre misérable niveau, de souiller, moquer, et dégrader tout ce qui nous domine de sa splendeur est probablement l’un des traits les plus désolants de la nature humaine.

 


Michel Leys

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22/06/2009

HOW THE WEST WAS WON (part two)

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HOW THE WEST WAS WON

(part two)

 

Laurent Schang

 

 

Lorsque enfin la nation américaine prit conscience derrière son président de l’ampleur de la catastrophe, la plupart des analystes interrogés considérèrent qu’il était déjà trop tard, l’avance économique, financière, plus encore technologique enregistrée en vingt-cinq ans par les Chinois ne pouvant être raisonnablement comblée à ce rythme avant un demi siècle, sauf intercession de la Divine Providence.

Pour comprendre cette situation inédite, il faut remonter à 1972 et à la poignée de main historique échangée à Pékin entre Richard Nixon et Mao Zedong. Chinois et Américains formaient un projet commun, celui de contenir au maximum la puissance de l’URSS, conjointement l’ennemi numéro un des États-Unis et de la République Populaire de Chine depuis la suspension en 1960 de tous les accords de coopération entre Pékin et Moscou. En se rapprochant de manière si spectaculaire tant sur le plan diplomatique que commercial, chacune des deux parties savait défendre en priorité ses propres intérêts dans la région. Les Américains comptaient tirer profit de ces relations mutuelles apaisées afin, notamment, d’ouvrir la Chine aux lois du « marché capitaliste planétaire » (Immanuel Wallerstein), suite logique − de leur point de vue − de son admission à l’ONU l’année précédente. Seulement, parmi les différents scenarii échafaudés à Washington, Henry Kissinger n’avait pas envisagé l’hypothèse où la Chine s’érigerait à son tour en superpuissance, devenant par là même le principal concurrent des États-Unis.

 

Les années 80 et 90 virent l’inflation de la dette nationale américaine aller s’aggravant, avec pour corollaire la diminution constante des exportations made in USA. Pendant ce temps, l’économie chinoise continua sa progression vers le leadership, élargissant tous azimuts ses compétences par le rachat de secteurs entiers de l’industrie américaine : énergie, électronique, télécoms, informatique, banque, assurances. Ce jusqu’à investir assez en bons du Trésor américains au début des années 2000 pour conférer aux multinationales chinoises, autant dire à l’État chinois, plus de contrôle sur l’économie américaine que les États-Unis n’en avaient sur elles.

Mais la menace ne s’arrêta pas là. Fort de ses succès, le gouvernement chinois conclut en 2004, sur son initiative, un traité des plus fructueux avec ses voisins de l’ASEAN (Association des États du Sud-Est Asiatique), traité dont le résultat fut l’inauguration officielle de la première zone mondiale de libre-échange, excluant de fait Américains et Occidentaux. Surmontées de part et d’autre les réticences de façade, Chinois, Coréens réunifiés et Japonais signèrent la décennie suivante un accord de partenariat privilégié, englobant les questions économique, politique et militaire. Taiwan rentra sagement dans le giron chinois. Exit la prédominance américaine, le péril jaune était devenu réalité.

La pacification de l’Irak avait eu beau être un fiasco (le retrait des troupes américaines laissa une autorité irakienne désemparée) et la « guerre contre le terrorisme » un piètre substitut idéologique à la chute du communisme en regard des efforts colossaux consentis par les USA, l’administration américaine se résigna une nouvelle fois à abattre sa carte majeure, la plus dangereuse certainement, la plus radicale aussi : la carte militaire.

Les versions modernes du combat de David contre Goliath ayant conduit à l’échec systématique de ce dernier (les États-Unis en Somalie, la Russie en Tchétchénie, Israël au Sud Liban), les stratèges du Pentagone convinrent des risques encourus a fortiori à engager une lutte de Goliath à Goliath dans un contexte aussi défavorable. La Chine se développait-elle économiquement à pas de géant, sacrifiant sa politique frontalière à ses besoins immédiats en nouveaux marchés ? Les Américains recourraient à la doctrine de l’endiguement ou containment déjà employée à l’époque de la Guerre froide contre l’URSS.

Le 11 septembre 2001, le monde occidental était entré avec fracas dans l’ère de la guerre dite de la quatrième génération, une guerre en ordre dispersé, non linéaire, une guerre englobant des sociétés, des cultures entières, où l’ennemi trouve refuge au milieu de la population civile et où le contrôle de l’information audiovisuelle est plus déterminant que la destruction de dix divisions blindées. Une guerre où les systèmes d’armement les plus high-tech se montrent inaptes à déjouer des attaques menées à l’aide de moyens artisanaux.

Puissance investissant une proportion énorme de sa richesse nationale dans la défense, il apparaît normal avec le recul que les États-Unis aient perçu les premiers le passage de l’affrontement symétrique de haute intensité à l’affrontement asymétrique de basse intensité. À ennemis diversifiés : proto-étatiques (mouvements indépendantistes), para-étatiques (sociétés privées, crime organisé), anti-étatiques (partis extrémistes, bandes armées, groupes terroristes), répliques diversifiées ! De l’intimidation par démonstration des effets dévastateurs de la « mini-nuke », bombe nucléaire miniaturisée, à la neutralisation pure et simple de la cible.

État de dimension continentale, les pays en bordure de la République Populaire de Chine présentaient l’avantage significatif, pour qui voulait s’immiscer dans leurs politiques, d’être soit étroitement dépendants de ses décisions (obligation de composer, d’où désir d’émancipation), soit en proie à une instabilité chronique (d’où facilité d’infiltration, possibilité de déstabilisation et/ou renversement d’alliance). Le pourtour chinois fut donc divisé par les spécialistes en quatre zones d’intervention, déterminées en fonction du type d’opération à y mener. Comme un fait exprès, ces zones d’influence s’avérèrent correspondre à la répartition géographique « naturelle » des États sur la carte : au Nord, la Russie, rival traditionnel donc manoeuvrable de la Chine ; à l’Est, le Japon, la Corée ; au Sud, une ligne oblique séparant l’Océan indien du Pacifique, de la Birmanie à l’Indonésie ; à l’Ouest, le bloc des États d’Asie centrale, auquel il fallait ajouter le Pakistan, le Népal et le Bhoutan. L’Inde et l’Australie, alliés objectifs, serviraient de relais.

S’agissant des secteurs Sud et Ouest, de loin les moins sécurisés, on procéda pays par pays afin d’obtenir l’allégeance des gouvernements. La seconde guerre d’Afghanistan avait fait la preuve de l’obsolescence des déploiements de forces conventionnelles, remplacées sur le terrain par de petits détachements interarmées, souples, autosuffisants à court terme et agissant à haute vitesse à partir de bases disséminées hors du théâtre des opérations. Pour le ravitaillement, les Américains disposaient déjà d’infrastructures dans le périmètre. La maîtrise du réseau de communications serait assurée en temps réel depuis les États-Unis. Selon la situation, les services américains choisirent de mater la guérilla ou d’aider à la destitution du pouvoir en place, tantôt ravivant les vieux démons locaux, tantôt étouffant dans l’œuf les velléités de rébellion, en vertu de leur vision « stratégique » du droit international. Parallèlement, des émissaires américains proposèrent à chacun une série de partenariats directs pour répondre aux causes multiples des conflits : investissements financiers, projets humanitaires (installation d’ONG, organisations non gouvernementales mais téléguidées) ; engagements diplomatiques longs.

Au Nord et à l’Est, les Américains agitèrent un autre spectre, en l’espèce l’émergence d’un nouvel hégémonisme de fer, la politique d’ouverture de la Chine n’ayant de finalité à leurs dires que la mise sous tutelle de l’ensemble de la zone Pacifique. Une course à l’armement avec les USA n’aurait pas eu grand sens pour des dirigeants chinois en quête permanente de capitaux. La publication opportune du rapport annuel du Pentagone sur les dépenses militaires de la Chine suffit néanmoins à semer le trouble dans les esprits. Ce faisant, les Américains atteignirent deux de leurs objectifs : geler momentanément les contrats militaires russo-chinois (des accords-cadres signés avec le Kremlin les compenseraient par ailleurs) ; créer un sentiment de panique chez les nations les plus chatouilleuses au sein de la sphère d’influence chinoise. Le reste du travail fut confié aux ambassades. Les systèmes de surveillance multimédias tournaient à plein régime.

 

Ce programme complexe prit fin brutalement le jour où les banques chinoises cessèrent de financer la dette américaine, mettant à genoux dans l’heure suivante l’économie des États-Unis.

Au livre III de L’Art de la Guerre, le général chinois Sun Zi écrivait : « Celui qui remporte cent victoires en cent combats n’est pas le plus grand ; le plus grand est celui qui remporte la victoire sans combattre. » Il y a vingt-six siècles.

 

 

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Une première version de ce texte avait paru dans une revue confidentielle aujourd'hui disparue, Laurent Schang l'a retravaillé.

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Lisez ou relisez l'autre texte de Laurent Shang qui se trouve sur Incarnation...

 

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20/06/2009

La Vie l'emporte... mais la Mort veille...

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"La Marquise d'O" par Kleist. Le trouble exprimé avec précision et nuance et les signes disposés entre les lignes qui indiquent le parcours du démon, sa prolifération, ses métastases de fer rongeant progressivement les coeurs et les âmes. Et tout ce beau monde coincé dans ses convenances en guise d'armure pour affronter le péché. Rédemption finale et honneur préservé. On s'attend sans arrêt à ce que le récit s'achève mal. Mais la lumière perce la brume de leur somnambulisme et les frappe au front. Je ne parle pas par énigme, je ne veux rien dévoiler. Les forces de la vie, profondes, célestes et telluriques, mènent la danse des corps et des esprits chancelants. La mort est une possibilité nuptiale de chaque instant. Et la mort elle-même n'est qu'une part de la vie. Et la vie l'emporte. Nous ne sommes que des jouets. Notre volonté n'a d'emprise que sur les circonstances qui sont les nôtres et les éléments qui nous sont donnés comme des axes, des pivots ou des clefs. Démerde-toi avec ça camarade, pour traverser la Ténèbre. Ouvre ce livre.

Le grand défaut de la rationalité est qu'elle nous fait oublier que la pensée humaine est fondée sur l'incertitude. Alors pour parler de la Foi...

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15/06/2009

La France Moisie

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Elle était là, elle est toujours là ; on la sent, peu à peu, remonter en surface : la France moisie est de retour. Elle vient de loin, elle n’a rien compris ni rien appris, son obstination résiste à toutes les leçons de l’Histoire, elle est assise une fois pour toutes dans ses préjugés viscéraux. Elle a son corps, ses mots de passe, ses habitudes, ses réflexes. Elle parle bas dans les salons, les ministères, les commissariats, les usines, à la campagne comme dans les bureaux. Elle a son catalogue de clichés qui finissent par sortir en plein jour, sa voix caractéristique. Des petites phrases arrivent, bien rancies, bien médiocres, des formules de rentier peureux se tenant au chaud d’un ressentiment borné. Il y a une bêtise française sans équivalent, laquelle, on le sait, fascinait Flaubert. L’intelligence, en France, est d’autant plus forte qu’elle est exceptionnelle.

La France moisie a toujours détesté, pêle-mêle, les Allemands, les Anglais, les Juifs, les Arabes, les étrangers en général, l’art moderne, les intellectuels coupeurs de cheveux en quatre, les femmes trop indépendantes ou qui pensent, les ouvriers non encadrés, et, finalement, la liberté sous toutes ses formes.

La France moisie, rappelez- vous, c’est la force tranquille des villages, la torpeur des provinces, la terre qui, elle, ne ment pas, le mariage conflictuel, mais nécessaire, du clocher et de l’école républicaine. C’est le national social ou le social national. Il y a eu la version familiale Vichy, la cellule Moscou-sur-Seine. On ne s’aime pas, mais on est ensemble. On est avare, soupçonneux, grincheux, mais, de temps en temps, La Marseillaise prend à la gorge, on agite le drapeau tricolore. On déteste son voisin comme soi-même, mais on le retrouve volontiers en masse pour des explosions unanimes sans lendemain. L’Etat ? Chacun est contre, tout en attendant qu’il vous assiste. L’argent ? Evidemment, pourvu que les choses se passent en silence, en coulisse. Un référendum sur l’Europe ? Vous n’y pensez pas : ce serait non, alors que le désir est oui. Faites vos affaires sans nous, parlons d’autre chose. Laissez-nous à notre bonne vieille routine endormie.
La France moisie a bien aimé le XIXe siècle, sauf 1848 et la Commune de Paris. Cela fait longtemps que le XXe lui fait horreur, boucherie de 14 et humiliation de 40. Elle a eu un bref espoir pendant quatre ans, mais supporte très difficilement qu’on lui rappelle l’abjection de la Collaboration.

Pendant quatre-vingts ans, d’autre part, une de ses composantes importante et très influente a systématiquement menti sur l’est de l’Europe, ce qui a eu comme résultat de renforcer le sommeil hexagonal. New York ? Connais pas. Moscou ? Il paraît que c’est globalement positif, malgré quelques vipères lubriques.

Oui, finalement, ce XXe siècle a été très décevant, on a envie de l’oublier, d’en faire table rase. Pourquoi ne pas repartir des cathédrales, de Jeanne d’Arc, ou, à défaut, d’avant 1914, de Péguy ? A quoi bon les penseurs et les artistes qui ont tout compliqué comme à plaisir, Heidegger, Sartre, Joyce, Picasso, Stravinski, Genet, Giacometti, Céline ? La plupart se sont d’ailleurs honteusement trompés ou ont fait des oeuvres incompréhensibles, tandis que nous, les moisis, sans bruit, nous avons toujours eu raison sur le fond, c’est-à- dire la nature humaine. Il y a eu trop de bizarreries, de désordres intimes, de singularités. Revenons au bon sens, à la morale élémentaire, à la société policée, à la charité bien ordonnée commençant par soi-même. Serrons les rangs, le pays est en danger.

Le danger, vous le connaissez : il rôde, il est insaisissable, imprévisible, ludique. Son nom de code est 68, autrement dit Cohn-Bendit.

Résumé de sa personnalité, ces temps-ci : anarchiste mercantiliste, élite mondialisée, Allemand notoire, candidat des médias, trublion, emmerdeur, Dany-la-Pagaille. Il a du bagou, soit, mais c’est une sorte de sauvageon. Personne n’ose crier (comme dans la grande manifestation patriotique de l’époque anti-68) : " Cohn-Bendit à Dachau ! ", mais ce n’est pas l’envie qui en manque à certains, du côté de Vitrolles ou de Marignane. On se contentera, sur le terrain, de " pédé ", " enculé ", " bandit ", dans la bonne tradition syndicale virile. " Anarchiste allemand ", disait le soviétique Marchais. " Allemand qui revient tous les trente ans ", s’exclame un ancien ministre gaulliste de l’intérieur. Il n’est pas comme nous, il n’est pas de chez nous, et cela nous inquiète d’autant plus que le XXIe siècle se présente comme l’Apocalypse.

Le moisi, en euro, ne vaut déjà plus un kopeck. Tout est foutu, c’est la fin de l’Histoire, on va nous piller, nous éliminer, nous pousser dans un asservissement effroyable. Et ce rouquin rouge devenu vert vient nous narguer depuis Berlin ? C’est un comble, la famille en tremble. Non, nous ne dialoguerons pas avec lui, ce serait lui faire trop d’honneur. Quand on est un penseur sérieux, responsable, un Bourdieu par exemple, on rejette avec hauteur une telle proposition. Le bateleur sans diplômes n’aura droit qu’à quelques aboiements de chiens de garde. C’est tout ce qu’il mérite en tant que manipulateur médiatique et agent dissimulé des marchés financiers. Un entretien télévisé, autrefois, avec l’abbé Pierre, soit. Avec Cohn-Bendit, non, cela ferait blasphème dans les sacristies et les salles feutrées du Collège de France. A la limite, on peut dîner avec lui si on porte le lourd poids du passé stalinien, ça fera diversion et moderne. Nous sommes pluriels, ne l’oublions pas.

L’actuel ministre de l’intérieur est sympathique : il a frôlé la mort, il revient du royaume des ombres, c’est " un miraculé de la République ", laquelle n’attendait pas cette onction d’un quasi au-delà. Mais dans " ministre de l’intérieur ", il faut aujourd’hui entendre surtout intérieur. C’est l’intériorité qui s’exprime, ses fantasmes, ses défenses, son vocabulaire spontané. Le ministre a des lectures. Il sait ce qu’est la" vidéosphère " de Régis Debray (où se déplace, avec une aisance impertinente, cet Ariel de Cohn-Bendit, qu’il prononce " Bindit ").

Mais d’où vient, à propos des casseurs, le mot " sauvageon " ? De quel mauvais roman scout ? Soudain, c’est une vieille littérature qui s’exprime, une littérature qui n’aurait jamais enregistré l’existence de La Nausée ou d’ Ubu roi. Qui veut faire cultivé prend des risques. On n’entend pas non plus Voltaire dans cette voix-là. Comme quoi, on peut refuser du même geste les Lumières et les audaces créatrices du XXe siècle.

Ce n’est pas sa souveraineté nationale que la France moisie a perdue, mais sa souveraineté spirituelle. Elle a baissé la tête, elle s’est renfrognée, elle se sent coupable et veut à peine en convenir, elle n’aime pas l’innocence, la gratuité, l’improvisation ou le don des langues. Un Européen d’origine allemande vient la tourmenter ? C’est, ici, un écrivain européen d’origine française qui s’en félicite.

Philippe Sollers (repris dans L’Infini 65, au printemps 99, puis dans Eloge de l’infini, 2001, p. 714)

 

Le débat entre Philippe Sollers, Max Gallo et Alain Finkielkraut

 

podcast
Podcast volé sur le site Pile Face

 

Ce texte de Philippe Sollers manque singulièrement de nuances et de précisions. Mais il a l'avantage de mettre en perspective une interrogation digne d'intérêt de laquelle il serait erroné de se détourner. Monsieur Sollers a ses crispations aussi : la défense de Cohn-Bendit, envers et contre tout. Pour quelqu'un qui a la prétention de clamer chaque fois qu'il en a l'occasion qu'il sait penser, c'est la bêtise dans toute sa détermination qui s'exprime. Je souscris pourtant au texte corrosif de Sollers... mais j'adjoint à sa liste Cohn-Bendit sans hésitation aucune. Tous ces cadavériques contestataires au milieu desquels Sollers dépareille de moins en moins avec le temps.

Je vous conseille néanmoins d'entendre le débat au sein duquel, une fois de plus, Finky brille particulièrement même s'il n'intervient pas beaucoup.

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13/06/2009

JEAN-RENÉ HUGUENIN

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podcast
Podcast volé sur le site des Contrebandiers

 

"Vu hier après-midi Ph. Sollers. Nous avons parlé de choses tellement importantes et intimes
(« passion-détachement ») que tout à coup, d’un accord tacite, nous nous sommes arrêtés, à la fois humiliés, heureux et effrayés d’une telle ressemblance. Mais sa passion se contemple trop elle-même. Elle n’est pas assez incarnée, héroïque. La mienne repose sur le sacrifice, la sienne sur le plaisir - il a le sacrifice en horreur. Il lui manque quelque chose, un poids, du tragique, un rêve, son intelligence éclaire tout, elle ne respecte pas ces grands repaires d’ombre où notre mystère se tapit, il explique trop ; il n’inquiète pas. Il est lisse et lumineux, et on a l’impression que son bonheur ne cache pas de blessures, c’est un bonheur propre et sans charme, dur comme un bonheur d’enfant. J’aime mieux les êtres qui saignent. J’aime les forts, bien sûr, mais pas tout à fait les forts. J’aime les forts au regard tremblant tremblant d’amour. ..

- Quand je pense que j’ai à peu près complètement perdu quatre mois de ma vie, le tiers de toute une année, peut-être le centième de mon existence, j’ai le vertige.

- Que je suis devenu lourd et lent à m’émouvoir ! Oh, retrouver la grâce de m’émerveiller d’un rien ! Comment ai-je pu à ce point me trahir, oublier ma passion de la noblesse, me vulgariser, c’est-à-dire me mettre à la portée de tous - car tout le mal vient de là, pas de bonheur qui ne soit singulier, pas de joie sans refus monstrueux.

Je suis plus que jamais persuadé d’une chose : on ne peut pas à la fois aimer et être faible. « Nulle grandeur qui n’inspire la terreur, dit Nietzsche. Qu’on ne s’y laisse pas tromper ! »

- « Se constituer par toute espèce d’ascétisme une réserve de puissance et la certitude de sa force » (N.) "

JEAN-RENÉ HUGUENIN, Journal

 

"À quoi bon les rejoindre ? Qui l’attendait ? Il était seul. Simplement, la présence des autres, leurs questions et leurs cris lui dissimulaient parfois sa solitude, formaient entre elle et lui comme un écran dont il éprouvait à cet instant la transparence et l’irréalité. Une force douloureuse le traversa, il pivota lentement sur lui-même - les rochers déchiquetés, noirâtres, le phare lointain, la lande noyée, les moutons, les rochers - et il lui sembla faire d’un seul regard le tour de toute la terre. « Personne n’existe », murmura-t-il. 

Un chien noir, le museau rasant le sol, suivait une odeur dans la lande ; il disparut quelques secondes derrière un rocher isolé, pareil à un moine en prière. Lorsque Olivier se retourna, une traînée de soleil traversa les nuages et répandit sur les flots une lumière blême. Il eut faim, sans savoir de quoi, il lui sembla grandir, devenir lumineux lui-même, le vent coulait dans ses veines et il sentait battre son cœur… Mourir était impossible. Il ne souhaitait rien, il n’avait rien à perdre, il était libre.
   Le soleil s’éteignit."

JEAN-RENÉ HUGUENINLA CÔTE SAUVAGE

 

"Ne plus hésiter, ne plus reculer devant rien. Aller jusqu'au bout de toute chose, quelle qu'elle soit, de toutes mes forces. N'écouter que son impérialisme."

JEAN-RENÉ HUGUENINJournal

 

"On ne connaîtra jamais de moi-même que ma soif délirante de connaître. Je ne suis que curieux. Je scrute. J’explore. La curiosité c’est la haine. Une haine plus pure, plus désintéressée que toute science et qui presse les autres de plus de soins que l’amour - qui les détaille, les décompose. Me suis-je donc tant appliqué à te connaître, Anne, ai-je passé tant de nuits à te rêver, placé tant d’espoir à percer ton secret indéchiffrable, et poussé jusqu’à cette nuit tant de soupirs, subi tant de peines, pour découvrir que mon étrange amour n’était qu’ une façon d’approcher la mort ?"

JEAN-RENÉ HUGUENINLA CÔTE SAUVAGE

 

 

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28/05/2009

Saint Nihilisme

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Michel Onfray l'avait évoqué ici, et s'en prendre à sa Sainteté Sartre fait encore grincer pas mal de dents, surtout lorsque cela provient de la gauche. Mais je découvre chez Scheiro un texte de Peter Slöterdijk qui enfonce définitivement le clou. Onfray et Slöterdijk, tous deux de gauche et fins lecteurs de Nietzsche. Guère surprenant. 

"Sartre était le maître-penseur d’une gnose sadique illuminée par la conviction qu’il n’existe rien entre le ciel et la terre qui ne mérite d’être nié. A la lumière de ce diagnostic, on comprend pourquoi la pensée contemporaine ne peut tout simplement plus progresser sur le chemin de Sartre. On a ouvert un nouveau chapitre dans le roman de la négativité. Sur ses premières pages, on rencontre des concepts sur lesquels le grand professeur de la liberté n’avait pas grand-chose à dire : écosystèmes, réseaux, multitudes, atmosphères, mécanismes cybernétiques. Les termes cardinaux de l’ère postsartrienne sont non pas révolution, mais émergence, non pas refus, mais rattachement et transformation. La science actuelle a rompu avec l’idéologie sartrienne du monde muet et absurde. Nous savons à présent que tout parle et nous pouvons l’entendre dès que nous interrompons le monologue du sujet autiste. La conscience pure a fusionné avec le scintillement tranquille des écrans à cristaux liquides. Les choses et les hommes forment de nouvelles communautés, au-delà de la bourgeoisie et du prolétariat. Il y a longtemps que la société du vécu a ôté à la critique le mot de la bouche. Mieux : la consommation elle-même est devenue la critique et l’anéantissement des choses. La seule à ne pas être encore au chômage, c’est la nausée."

Extrait de l'article, "Le Grand Négateur", que vous pouvez trouvez sur l'autre site de Scheiro.

 

Alexandre Arnoux, traducteur de Goethe et de Calderón, a dit : "Qui t'autorise à parler de l'absurdité d'un monde auquel tu ne peux comparer nul autre."

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"Nous sommes déjà au ciel" de Giordano Bruno

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Nous sommes déjà au ciel

de Giordano Bruno

"Au sein de l'infini nous ne serions
ni le centre ni le pouvoir
ni l'oie ni l'œuf

Nous, qui n'avons pas décollé du sol
nous, qui haïssons la vérité
qui la pourchassons comme le diable
qui la lapidons en masse
et l'expatrions

Nous, qui décidons
qui s'adressera à l'opinion publique
et comment sera décrite la "réalité"
pour écouter en retour
— du moins tant que nous sommes en vie —
ce qu'il nous convient d'entendre.

Le Soleil doit tourner
le ciel doit être inaccessible
la Terre, sage.

Celui qui prescrit les commandements divins
saura composer aussi ceux des mortels
les interdits sont la condition sans laquelle on n'accède pas
au Sénat, à l'Autel, au Lit
à la Science et à l'Art
peu importe l'exactitude

L' « Âge d'or » ou l'avenir
en réalité, ne nous intéressent pas
et tout ce qui est prospère,
nous l'entasserons, si nécessaire,
sur un bûcher et nous le brûlerons
 « nous agirons avec douceur et sans verser de sang »
la Place rouge est, de toute façon, rouge de fleurs
la Renaissance est un prétexte pour les hérétiques
mais elle se moule dans l'ordre domestique de l'Inquisition
dans notre diabola permise et officielle
notre perversité et notre goût de l'Anathème

Nous sommes certes petits et mortels
nous tournons sans cesse
autour de nous-mêmes et autour du Soleil
et le monde est un Infinito inconnu

Mais nous avons au moins notre propre enfer
et nous choisissons qui nous allons tuer !"

 

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20/05/2009

Michel Onfray Vs Jean-Paul Sartre

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"UNE PHILOSOPHIE DE COUR DE RÉCRÉATION

Dans la Critique de la raison dialectique, Sartre théorise une bonne violence qui est réponse à la mauvaise violence. Ses analyses font aujourd’hui la loi dans l’esprit d’une partie de la gauche de ressentiment piaffant d’impatience à l’idée de donner libre cours à la pulsion de mort. Le philosophe analyse la Terreur et considère qu’elle est « contre violence » à la violence imposée par la société, l'État, la monarchie, un régime, et qu’en tant que telle, elle est légitime. Ce sophisme bien digne de l'Ecole Normale Supérieure ne me semble pas très digne de la philosophie…

Car ce que Sartre se contente de faire, dans son habituel salmigondis phénoménologique dopé à la corydrane et allongé d’amples rasades de whisky, c’est d’envelopper dans le brouillard conceptuel de la corporation la justification et la légitimation de l’habituel comportement des cours de récréation (« c’est pas moi qui ai commencé… »), celui du violeur (« elle m’avait aguiché »), celui du mari qui frappe sa femme (« elle refusait de m’obéir »), sinon celui du délinquant adepte du fusil à pompe pour régler un problème d’intersubjectivité (« il m’a provoqué en me regardant de travers »).

Or, depuis que le monde est monde, l’humanité se constitue par l’arrachement à la nature. La philosophie est l’art difficile de sublimer notre animalité. Le néocortex différencie l’homme de la bête. Tous deux ont en commun un cerveau reptilien qui, si on ne l’en empêche pas, fait la loi en répondant à la violence par la violence. Sartre passe par dessus le néocortex qu’il néglige et parle au cerveau reptilien des mammifères. Il croit bourgeoise la matière grise et révolutionnaire l’impulsion nerveuse…

Dès lors, il peut bien justifier la peine de mort pour des raisons politiques, la séquestration de patrons, les tribunaux révolutionnaires expéditifs, il peut regretter que la Terreur n’ait pas fait assez de victimes en 93 sous prétexte que nous n’en serions pas là aujourd’hui, fonder philosophiquement le camp de concentration, pourvu qu’il soit de gauche, qu’on peut, qu’on doit même, abattre un homme s’il est un colon, détruire un innocent dans les rues d’Alger si le poseur de bombe a pour objectif la libération de son pays, justifier les massacres commis par les palestiniens dans les années 70 : il s’agit à chaque fois d’une bonne violence, car elle répond aux mauvaises violences bourgeoises, patronales, capitalistes, libérales, coloniales, sionistes.

Si le philosophe met son talent, sinon son génie, et Sartre en avait, y compris dans le mal, au service de ce qu’il y a de plus bas en l’homme (les passions tristes : l’envie, la haine, la jalousie, la vengeance, le ressentiment, le talion, la méchanceté…) alors il contribue à la violence qu’il prétend combattre. Il dit en vouloir la fin, mais il en accélère le triomphe et en assure la pérennité. Jadis Albert Camus s’opposa à cette légitimation de la violence : Sartre traita Camus au fusil à pompe, ce qui fut bien dans l’esprit de l’éthologie, mais nullement dans celui de la philosophie."

Michel Onfray, La Chronique Mensuelle de Michel Onfray -- N° 46 - MARS 2009

 

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17/05/2009

Malraux, à propos de l'Islam

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La nature d’une civilisation, c’est ce qui s’agrège autour d’une religion. Notre civilisation est incapable de construire un temple ou un tombeau. Elle sera contrainte de trouver sa valeur fondamentale, ou elle se décomposera.

C’est le grand phénomène de notre époque que la violence de la poussée islamique. Sous-estimée par la plupart de nos contemporains, cette montée de l’islam est analogiquement comparable aux débuts du communisme du temps de Lénine.

Les conséquences de ce phénomène sont encore imprévisibles.

A l’origine de la révolution marxiste, on croyait pouvoir endiguer le courant par des solutions partielles. Ni le christianisme, ni les organisations patronales ou ouvrières n’ont trouvé la réponse. De même aujourd’hui, le monde occidental ne semble guère préparé à affronter le problème de l’islam. En théorie, la solution paraît d’ailleurs extrêmement difficile. Peut-être serait-elle possible en pratique si, pour nous borner à l’aspect français de la question, celle-ci était pensée et appliquée par un véritable homme d’État.

Les données actuelles du problème portent à croire que des formes variées de dictature musulmane vont s’établir successivement à travers le monde arabe.

Quand je dis « musulmane », je pense moins aux structures religieuses qu’aux structures temporelles découlant de la doctrine de Mahomet. Dès maintenant, le sultan du Maroc est dépassé et Bourguiba ne conservera le pouvoir qu’en devenant une sorte de dictateur. Peut- être des solutions partielles auraient-elles suffi à endiguer le courant de l’islam, si elles avaient été appliquées à temps. Actuellement, il est trop tard !

Les « misérables » ont d’ailleurs peu à perdre. Ils préféreront conserver leur misère à l’intérieur d’une communauté musulmane. Leur sort sans doute restera inchangé. Nous avons d’eux une conception trop occidentale. Aux bienfaits que nous prétendons pouvoir leur apporter, ils préféreront l’avenir de leur race. L’Afrique noire ne restera pas longtemps insensible à ce processus. Tout ce que nous pouvons faire, c’est prendre conscience de la gravité du phénomène et tenter d’en retarder l’évolution.


André Malraux, juin 1956.

 

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13/05/2009

Gabriel Matzneff : A propos des émeutes

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Chronique de Gabriel Matzneff, mise en ligne sur son site en Novembre 2005, à propos des meutes de chiens émeutes de banlieues. Piquant...

 

A propos des émeutes

25 Novembre 2005

Petit-fils et fils d’émigrés russes, je m’interroge sur les émeutes qui ont ces dernières semaines enflammé notre pays, sur cette haine de la France qui anime certains des jeunes manifestants, sur la difficulté de s’intégrer dont se plaignent les autres, eux aussi, fils et petits fils d’émigrés.

Je note au passage que jadis on disait les émigrés et qu’aujourd’hui, pour désigner la même catégorie de la population, les journalistes utilisent plus volontiers le mot d’immigrés. Pour ma part, je préfère dire « émigrés ». J’y suis habitué depuis l’enfance, et en outre ça sonne mieux.

Entre les deux guerres, c’est-à-dire dans les années 20 et 30, les étrangers qui émigrèrent en France, qu’ils fussent russes, ou italiens, ou arméniens, ou grecs, connurent, eux aussi, la misère, les logements insalubres, la xénophobie. A l’époque, il n’y avait ni les allocations familiales, ni la sécurité sociale, ni le RMI, ni le SMIG, et les conditions de vie étaient beaucoup plus difficiles qu’elles ne le sont aujourd’hui. Et si certains de ces exilés parlaient le français, l’immense majorité n’en savait pas le moindre mot, beaucoup moins encore que les émigrés d’aujourd’hui, issus des ex-colonies francophones d’Afrique.

Oui, une grande pauvreté. Voilà quelques années, nous célébrâmes le jubilé de la paroisse des Trois-Saints-Docteurs, rue Pétel, dans le XVème arrondissement de Paris. A cette occasion le métropolite Antoine Bloom, cet évêque si souvent présent dans mon journal intime et qui m’a inspiré le personnage de Théophane dans Isaïe réjouis-toi, évoqua son adolescence (il était alors âgé de dix-sept ans), ces premières années d’exil en France :
« Ce fut une période d’extrême misère. Cinq moines vivaient dans des cellules vétustes, l’argent manquait même pour se procurer de la nourriture. Le soir, on pouvait voir le vieil évêque Benjamin, couché sur le sol, enroulé dans sa cape de moine ; dans sa cellule, sur sa couche, il y avait un mendiant, sur le matelas un autre mendiant, sur le tapis un troisième ; pour lui, il n’y avait pas de place. »

Aujourd’hui, on s’émeut de la pauvreté des mosquées, mais à l’époque, croyez-moi, personne en France ne s’émouvait de la misère des chrétiens orthodoxes. Les gens n’en avaient rien à foutre.

Les jeunes beurs, les jeunes Noirs souffrent de la xénophobie française ? Je les prie de croire que les émigrés de la génération de mes grands parents, Russes, Grecs, Italiens, Arméniens confondus, en ont souffert, eux aussi. Quatre ans avant ma naissance, un Russe blanc nommé Gorgouloff a assassiné le président de la République française, Paul Doumer. Imaginez un instant qu’un Arabe ou qu’un Black émigré en France assassine Jacques Chirac, et vous aurez une idée de ce que pouvait être alors l’atmosphère concernant les étrangers avec des noms en off, en eff, en ine ou en ski.

Les conditions générales étaient donc extrêmement défavorables aux émigrés et à leurs enfants. Néanmoins, chez ceux-ci, qu’ils fussent arméniens, italiens, grecs ou russes, on observait un désir d’utiliser tous les moyens que la France mettait à leur disposition – l’école, le lycée, l’université – pour échapper à la pauvreté, à l’exclusion, pour gravir les échelons de la société. Il existait chez ces jeunes d’origine étrangère un grand appétit de connaissances, un désir de faire de bonnes études et aussi chez la plupart d’entre eux un réel amour de la France, un sentiment de gratitude envers la France qui les avait, nolens volens, accueillis, et le nombre d’entre eux qui durant la Deuxième Guerre mondiale s’engagèrent dans l’armée du général Leclerc, ou à Londres auprès du général de Gaulle, ou dans la Résistance, en témoigne magnifiquement.

Après la Libération, les enfants d’origine étrangère qui étaient comme moi nés en France, qui avaient la nationalité française, se rendaient bien compte qu’ils n’étaient pas semblables aux petits Dupont et aux petits Durand. Cela ne les dérangeait pas excessivement, même si porter un nom à coucher dehors, difficile à prononcer, qu’il faut toujours épeler peut à la longue être pour un enfant une source d’humiliation, de malaise. Cela ne les empêchait pas de faire de bonnes études, de lire La Fontaine et Alexandre Dumas, de voir les films de Marcel Carné et de Jean Renoir, d’aller au Louvre et au Palais de la Découverte.

La question que je me pose est : pourquoi, contrairement aux adolescents d’origine italienne, ou russe, ou arménienne, ou grecque (pour ne rien dire des émigrations plus récentes, l’espagnole, la portugaise, l’asiatique), ces garçons d’origine africaine traînent-ils toute la journée, ne s’intéressent-ils à rien, s’ennuient, semblent n’avoir aucune curiosité intellectuelle, aucune soif d’apprendre, de s’instruire, de lire de beaux livres ? Mystère et boule de gomme.

Ce n’est pas tout à fait exact, car j’ai un début d’explication. Lorsque j’étais enfant et adolescent, personne ne me parlait de la République, des valeurs républicaines, de l’engagement « citoyen ». Personne ne me parlait cet abstrait et ridicule charabia. On se bornait à me parler de la France et de l’amour de la France, c’était suffisant. Le baragouin idéologique et politiquement correct à la mode est si répugnant qu’il peut en effet donner aux plus pacifiques d’entre nous la soudaine envie de brûler des voitures.

Gabriel Matzneff
Automne 2005

Source

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12/03/2009

Lecture Nocturne

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« Le Pen et ses séides auront fait plus de mal à la Civilisation européenne que les socialistes et les communistes tous ensemble réunis !

Ils ont condamné toute défense des valeurs occidentales à être immédiatement comparée aux bravades de ce Mussolini de Saint-Cloud, ils ont rabaissé la Geste des Croisés francs au niveau des gesticulations hystériques de quelques skinheads supporters du PSG, ils ont condamné la France à ne plus avoir aucune alternative.

Ils savaient probablement ce qu’ils faisaient. Ce qui les rend deux fois plus coupables.

Une des portées les plus décisives de l’élection présidentielle de 2002 et de ses résultats de république bananière, c’est de démontrer une fois pour toutes que le libéralisme et le socialisme, avec tous leurs avatars, ne représentent qu’une seule voie, que Le Pen et ses éructations antisionistes et antiaméricaines représentent la seconde, soit une variante "extrémiste" de la première, et que la Troisième Voie, par conséquent, et comme toujours en ce pays, reste parfaitement introuvable. »

American Black Box, Maurice G. Dantec

 

Rien à rajouter à ces lignes. Je tire sur ma cigarette. Avale mon thé vert à 2h41 du matin en écoutant le live de Robin Trower du 18 octobre 1977 enregistré à New Haven, dans le Connecticut, USA, pour une émission de radio, King Biscuit Flower Hour. Juste à côté du livre de Dantec le livre d’une jeune poétesse, Arielle Monney qui a signé quelques poèmes lumineux sous le nom d’Aldebaran, avant de mourir à 16 ans tout juste passés : « La mort est ce jardin où je m’éveille » 1957-1975. Une courte vie qui lui a permis tout de même d’écrire des choses comme celle-ci :

 

"Soleil

 

Je repose sans la voir

sur une métamorphose

perpétuelle.

au fond de mon âme se renouvellent

des phrases impossibles malgré moi

et le soir me semble

un soleil."

 

Ou celle-là :

 

"Recherche

 

les châteaux sont en démolition

je cherche un ligne réelle

verticale

                        puissante et agressive

une ligne qui m’aide à vivre

et à combattre

les châteaux les mers et les étoiles

sont en démolition

je veux une ligne

seule immense et noire.

 

            27 mai 1974."

 

Ou bien ça encore :

 

           tu sais le feu

                        qui est le vent

            tu sais le jour

                        qui est la nuit

            tu sais la nuit

                        qui est le vent

            tu sais le feu

                        qui est la mer

            tu sais la mer

                        qui est la nuit

            tu sais la nuit

                        qui est le jour

            tu sais le jour

                        qui est le vent

tu sais le silence qui est l’écume

tu sais l’écume qui est la mer

            tu sais la mer

                        qui est le jour

            tu sais le jour

                        qui est le vent

et le jour qui fut d’écume

            fut la nuit

                        qui est silence.

 

            1er novembre 1974.

 

(si je ne parle de mort

je l’écoute. elle tremble

en moi et elle viendra.)"

 

Paru aux éditions Collection Sud avec une préface de Jean Joubert. Je ne sais rien d’elle. Mais cette adolescente qui écrit comme une nécessité première m’émeut au plus profond et me soigne. Le vide du monde, elle le remplit avec son énergie qui traverse sa propre mort. Elle est plus vivante que tous les lepénistes ou anti-lepenistes qui marchent, sans le savoir, main dans la main. Face à toute la farce consensuelle ambiante, mondialiste, altermondialiste, européiste, nationaliste, politico-jeanfoutiste, reste le verbe, les mots qui ne sont nullement pour moi (comme ils le furent pour Sartre) l’enfer de l’absurde, mais une possibilité de sortie hors la nasse de la médiocrité socio-politique. Née le 6 décembre 1957 et morte le 25 février 1975 elle écrivait le 23 février 1975 son dernier poème :

 

la terre grise.

le jour pâle.

l’enfant aux yeux tristes

lentement regarde

le grand renoncement du jour

qui s’achève

parmi le si grand calme du paysage.

monotone.

la terre n’est qu’un espace

le jour si pâle n’a plus d’ombre.

            l’enfant aux yeux si graves

            lentement regarde

la mort de l’arbre

la mort d’un rêve

            ou d’un songe

parmi le si grand calme du paysage.

monotone.

            l’enfant triste et grave

            lentement regarde

            la fin des herbes folles

            et du grand voyage

            lentement regarde

            l’ombre de l’arbre qui s’achève

parmi le grand renoncement

            du jour

            et la fin

            d’un espace.

 

            23 février 1975.

 

            dernier poème.

 

Cette sublime pureté. Cette ligne simple. Ce souffle limpide. Cette eau calme et cristalline. Cette acceptation. Cette haute conscience de sa carne, de son espace et de ses phrases qui disent ce temps précis déjà hors le temps lui-même. Ce sentiment que j’ai qu’elle est sauvée par-delà sa mort. Elle me purifie de mes déchets, de mes doutes, de mes turpitudes. Cette enfant condamnée avec son écriture. Elle me rappelle que moi, comme nous tous, suis condamné aussi.

 

 

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21/02/2009

Insaisissable Bernanos

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Paul Valéry : "L’homme moderne est l’esclave de la Modernité : il n’est point de progrès qui ne tourne pas à sa plus complète servitude."

 

Bernanos. Le voici, l'obsédé de Dieu, l'angoissé de vérité. Dans "Journal d'un curé de campagne" il trouve Dieu en toute chose, en tout lieu, même dans le cancer qui ronge le curé, même dans l'absurde qui le dévore, même dans la course pour aller conquérir les cœurs fermés de rudes campagnards aveugles à leur bonne fortune qui préfèrent s'adonner à la banalité du Mal. En tant que concerné, avec sa fibre militante, il ne trouve la vérité nulle part. Là où d'autres se seraient satisfaits de la posture idéologique convenable par rapport à un maître, Maurras, ou par rapport à un engagement, la Monarchie, lui quitte les Camelots du Roy pour conspuer les franquistes et après avoir pris le parti de la résistance avec De Gaulle comme héraut il devint après la libération, tout naturellement, antigaulliste. De Gaulle fut, dans son adolescence naissante, son compagnon d'études, à Paris, chez les Jésuites, au collège de Vaugirard. Il refusa par trois fois la légion d'honneur et composa en une dizaine d'années ce qui me semble être de plus en plus une œuvre majeure du vingtième siècle qui fait encore sens de nos jours. Il eut même le toupet d'épouser Jeanne Talbert d'Arc, descendante en droite ligne d'un frère de Jeanne d'Arc. Le déterminé qu'il est s'inscrit dans cette volonté d'aller jusqu'au bout de ses questions dans ce cadre de sa Foi qui lui indique la bonne démarche. Il est plein d'Espérance et d'affectueuse Charité. "Felix qui potuit rerum cognoscere causas !" Heureux celui qui a pu pénétrer le fond des choses. Conviction ou illusion ?


Il y a une indocilité chez Bernanos, qui le place aussitôt chez les francs-tireurs, les inclassables. Sa vérité est une convulsion qui ferait passer celle des surréalistes pour un jeu du langage, une fantaisie de l'esprit. Bernanos est dans le concret des carnes. Il se veut chrétien jusqu'à la fin. Et s'il ne parvient pas à toucher les âmes avec La Parole de Dieu, au moins cherche-t-il à s'y perdre. Dans "la douce pitié de Dieu". Il y a un fort sentiment d'honneur chez Bernanos, à une époque qui annonce celle d'aujourd'hui, précisément une époque où l'honneur n'a plus lieu d'être, se présentant comme un simple orgueil stupide, une fierté mal placée chez les plus têtus, ou comme une vieille valeur poussiéreuse chez le plus grand nombre. L'écrivain disait de lui : "J'ai été élevé dans le respect, l'amour, mais aussi la plus libre compréhension possible, non seulement du passé de mon pays, mais de ma religion. Comprendre pour aimer, aimer pour comprendre, c'est bien là, probablement, notre plus profonde tradition spirituelle nationale, c'est ce qui explique notre horreur de toute espèce de pharisaïsme. Dans ma famille catholique et royaliste j'ai toujours entendu parler très librement et souvent très sévèrement des royalistes et des catholiques. Je crois toujours qu'on ne saurait réellement "servir" - au sens traditionnel de ce mot magnifique - qu'en gardant vis-à-vis de ce qu'on sert une indépendance de jugement absolue. C'est la règle des fidélités sans conformisme, c'est-à-dire des fidélités vivantes." Nous pouvons remercier ses parents d'avoir planté en lui cette confiance sereine en la Liberté lorsqu'elle est structurée par les mêmes valeurs qui ont contribué à faire émerger toute une civilisation. Car il y a un sens du passé, chez Bernanos, et non pas un sens "passéiste". La nuance, voyez-vous, est de taille. D'où des contradictions et des extravagances. Sa seule mesure, son unique modération est celle de Dieu. Tout ce qui s'inscrit en contre-sens de l'attente de la Présence n'est pas à considérer. Et pourtant, il lui faut vivre dans un temps qui préfère enivrer les esprits pour affaiblir les corps. Il lui faut traverser les morts de 14-18, puis le défaitisme de 39-45, les vociférations des traîtres de Vichy.

"J'ai fait la guerre de 1914, engagé volontaire, comme simple caporal, c'est-à-dire dans une familiarité et une fraternité quotidiennes avec mes camarades ouvriers et paysans. Ils ont achevé de me dégoûter pour toujours de l'esprit bourgeois. Ce n'est pas la misère ou l'ignorance du peuple qui m'attire, c'est sa noblesse. L'élite ouvrière française est la seule aristocratie qui nous reste, la seule que la bourgeoisie du XIX e et du XX e siècle n'ait pas encore réussi à avilir."

Voilà qui est définitivement terminé et Bernanos le pressens déjà il y a 60 ans lorsqu'il écrit "La France contre les robots".

La rébellion, chez Bernanos, est une vertu cardinale, une vertu chrétienne. Un chrétien soumis aveuglément aux fortes personnalités n'est qu'un idolâtre qui s'ignore. Ce qui a lassé bien des proches autour de lui quand il a rompu avec Maurras ou avec De Gaulle en gardant la tête haute. Si on peut trouver de fortes résonances entre Bernanos et Bloy, Clavel (me dit-on, que je n'ai pas lu) et Boutang (me dit-on de même, que je n'ai pas lu non plus), je me demande quelle est la postérité de cet écrivain ? Mes mises en parallèle entre Bernanos et Houellebecq (ici et ) ne sont pas une audace immodérée, il se trouve juste que je lis les deux livres en même temps, l'un de jour, l'autre le soir, et que je trouve saisissant que le premier prophétise et que le deuxième fasse vivre ses personnages dans l'angoisse et le vide prophétisés par le premier. En vérité, ce qui semble le grandir, c'est qu'il n'a pas d'authentiques postérité, quelques pâles imitateurs ou décortiqueurs de textes qui leurs font dire ce qui arrange. La récupération est une force évidente pour le colosse aux pieds d'argile qui nous mène au doigt et à l'oeil.

Bernanos marche contre le vent. Il tient tête à la bêtise et analyse les choses, les faits, les actes à leur racine. Polémiste, il extirpe du passé tout ce qui doit être montré au grand jour de notre temps pour nous en faire comprendre la signification. Romancier, il scrute les âmes et décharne les corps pour les rendre visibles selon des angles insoupçonnables. Dans les deux cas il est en dehors des sentiers, là où on ne l'attend pas, avec une humanité prégnante qui ne demande qu'à accoucher d'un avenir plus conforme à sa constitution. Choses oubliées sous le soleil de Satan. Les chemins ravinés sont difficiles d'emprunt, c'est une guerre que d'y avoir accès et d'en revenir pour dire ce qu'il y a à dire. Et c'en est une autre encore que de se faire entendre dans la tourmente qui est la nôtre depuis le début du XX e siècle. Gaëtan Picon a écrit un des premiers livres consacrés à l'écrivain en 1948, "Bernanos, L'impatiente Joie". Beau sous-titre. Il écrit : "A travers les redites et les négligences du texte, cependant, une voix perce, passe, magnifique, nous frappe en plein cœur. Le pathétique, l'éloquence naturelle de cette voix, nul ne les conteste. Mais quelques-uns s'étonnent de l'audience qu'elle rencontrait. Mais quelques-uns s'étonnent de l'audience qu'elle rencontrait. Car l'autorité de Bernanos excédait de beaucoup celle de la foi religieuse et politique dont il était le héraut. Que Bernanos fût écouté par ceux-là mêmes qui ne partageaient ni sa croyance en une rédemption surnaturelle ni sa nostalgie d'un passé traditionnel - qui l'ait été, parfois, par ceux-là plus que par les autres -, que sa parole, sans effort, se soit élevée à une sorte d'autorité élémentaire et universelle : voilà le mystère, voilà le scandale". Mystère et scandale, probablement pour Sartre et Beauvoir qui voyaient dans "Journal d'un curé de campagne" une oeuvre de première importance, une description au scalpel (comme l'aurait peut-être signalé Nietzsche) de notre funeste condition dont nous nous battons pour en maintenir une signification digne de ce nom. Gaëtan Picon écrivait, dans un autre livre, consacré à Nietzsche ("Nietzsche, la vérité de la vie intense") : "Définir la philosophie de Nietzsche par la liaison étroite qu'elle établit entre la connaissance et l'existence, par la corrélation qu'elle maintient d'un bout à l'autre entre la qualité de la pensée et la qualité de la vie, c'est sans doute l'atteindre dans sa tendance constitutive, rejoindre sa direction la plus personnelle. On peut définir la pensée de Nietzsche tout entière par la conception du jugement de valeur qu'elle inclut. Son originalité consiste à ne jamais dissocier le jugement de valeur du jugement de vérité. La valeur recouvre toujours un fait réel : une illusion ne peut jamais être la source d'une valeur. Et, puisque ne valent que les faits, seule la pensée exacte, respectueuse des faits, peut fonder une forme valable de l'existence. Chez Nietzsche, la vérité, que la théorie de la connaissance garantit, devient, dans la théorie de la culture et, plus largement, de l'existence, le principe des jugements de valeur." Le hasard m'a fait tomber sur ce passage et il suffit de remplacer le nom de Nietzsche par celui de Bernanos pour réaliser à quel point les deux hommes sont frères par-delà leurs différences. Mais le hasard existe-t-il ? Car Bernanos a bien compris qu'il y a des lanternes et qu'il y a des vessies, comme le philosophe allemand l'avait compris en son temps. Gaëtan Picon affirme à propos de Bernanos : "Dans chaque livre le voyageur qui toujours s'égare sur les routes nocturnes parmi les haies, les chênes tordus, les flaques ou l'on glisse (...) : et arrive ce moment où l'on tombe, où l'on croit mourir, pour se réveiller à la lueur d'une lanterne inconnue." Et Bernanos l'indique clairement dans "La France contre les robots", les clignotements faussement lumineux de la politique le dégoûtent, car une nouvelle tyrannie se prépare en laquelle se fonderont toutes les tyrannies pour, avec le masque de la douceur et de la mansuétude, venir nous câliner comme une putain. Jean-Luc Nancy dans "Le Sens du monde" (Galilée, 1993, p. 11) écrit : "Il y a, chez les femmes et chez les hommes de ce temps, une manière plutôt souveraine de perdre pied sans angoisse, et de marcher sur les eaux de la noyade du sens. Une manière de savoir, précisément, que la souveraineté n’est rien, qu’elle est ce rien dans lequel le sens, toujours, s’excède. Ce qui résiste à tout, et peut-être toujours, à toute époque, ce n’est pas un médiocre instinct d’espèce ou de survie, c’est ce sens-là." Car comment s'interdire, à la lecture de "La France contre les robots" de songer au "dernier homme" chez Nietzsche encore, qui cligne des yeux devant "la vache bariolée" sans plus se poser de question mâchant sobrement ce qu'on lui ordonne de mâcher et n'en parlons plus. A croire que l'homme a honte d'être un homme, que ce fait est un problème en soi, le premier qui soit. Gilles Deleuze et Félix Guattari écrivent dans "Qu’est-ce que la philosophie ?" : "La honte d’être un homme nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hante les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes. Et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate." Conformiste, docile et moutonnier, oisif de la pensée, voici pour Nietzsche comme pour Bernanos le terme d'un long processus de dégénérescence d'une humanité shootée aux narcotiques que sont les valeurs démocrassouillardes et chrétiennes et qui n'ont plus rien de démocratique et de chrétiennes si on y regarde de plus près. Comme l'écrit Gilbert Keith Chesterton, dans ce qui fut un Best Seller, "Orthodoxie" : "Le monde moderne est envahi de vieilles vertus chrétiennes devenues folles." Et cet homme régnant, ou plutôt qui ne règne sur rien, est l'homme le plus méprisable, celui qui s'est renié et, par là, qui a tout renié d'un revers de la main, malgré les charniers, malgré les guerres, malgré les massacres qui ne s'arrêtent jamais. Il n'aspire plus qu'à une paix de vache, dans son jolie prés carré, avec la protection de clôtures électriques et l'assurance de regarder passer les trains. Une vache et un puceron. Un bâtard de la nature qui se satisfait juste de n'être qu'un sur-singe en nettement moins amusant. Cheetah, au moins, sait nous amuser. Le "dernier homme" n'apporte que le dégoût, avec ses espoirs politiques, son troupeau unique, son esprit grégaire, soumis, domestiqué. Pauvre Bernanos. Pauvre Nietzsche. Leur appel, leur hurlement dans le désert, dessus le gouffre dont tout le monde se moque. Mais aucun des deux n'est dupe, la naïveté n'est pas leur for intérieur. Dans "Ainsi parlait Zarathoustra", Zarathoustra, justement, après avoir tenté d'enseigner le Surhomme au peuple et constatant son échec fait éclore sous les yeux de la plèbe la figure humaine la plus abjecte et la plus avilissante afin de déclencher en elle le désir d'un autre type d'être :

"Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance.
Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer !
Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos.
Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
Voici ! Je vous montre le dernier homme."

Et ne sachant plus se mépriser lui-même il se méprise effectivement plus que jamais. La foule rit de Zarathoustra et lui quémande :

"Fais de nous ces derniers hommes ! Et garde pour toi ton surhumain !"

Habité par cette "impatiente joie", Bernanos, malgré la tristesse qui le tenaille constamment, ne désarme pas, il veut garder confiance au moment où tout condamne sa confiance. Le monde techno-scientifique et économico-industriel dans lequel nous nous soumettons ne vise qu'une seule et unique chose : accroître l’autoproduction de l’humain, faire tomber le cash, vivre vite et mourir le plus tard possible, si possible avant la fin du monde. Demain les clones. L’homme ne se découvrant plus que dépendant que de lui-même (Dieu étant mort) est saisi d'angoisses, il bascule dans le nihilisme, espère trouver des idoles de replacement. Mais Dieu est seulement dans l’absence privative. Il mute. Le crépuscule des idoles est une promesse d'aurores nouvelles, sanglantes et factices. Le faux divin bien présent est en réalité une lourde et effroyable absence, sombre, menaçante et l'homme n'étant plus que l'ombre de lui-même quel refuge peut on choisir ? "L'homme est l' "abri" dont l'Être aurait lui-même besoin pour échapper à la détresse" écrit Heidegger. Mais le "dernier homme" n'est plus l'Homme en tant que tel, il en est un terrifiant amoindrissement. Et c'est de ce lieu de désolation où l'homme s'anéantit que surgira la rédemption, le lien avec ce qui importe vraiment, aussi il faut parler et dire l'essentiel acte de foi.

Tout comme Rembrandt introduit dans ses tableaux de cette Ténèbre et de cette Clarté qui ne sont pas de ce monde, l'Ombre et la Lumière de l'incompréhensible et impénétrable ontologie qui nous inquiète. "Le don magnifique de Bernanos, c'est de rendre le surnaturel naturel" écrit François Mauriac. Et Paul Claudel, dans la même veine mais plus précis : "Ce qui est beau, c'est ce sentiment fort du surnaturel, dans le sens non pas d'extranaturel mais du naturel à un degré éminent." Même dans un essai pamphlétaire comme "La France contre les robots" on sent bien en retrait, dans les interstices du labyrinthe, entre les lignes, la présence d'un souffle qui n'est pas de ce monde et que Bernanos parvient à rendre famillier, palpable. Car nous avons tous, à un moment ou à un autre, été ému par un instant unique, lorsque les conditions étaient réunies pour nous indiquer que cette place où nous nous trouvions n'était pas la nôtre. "J'écris pour me justifier" a dit Bernanos "aux yeux de l'enfant que je fus." Et aussi : "Rien ne m'a jamais poussé à écrire, sinon le besoin de retrouver le langage ancien." Et si le découragement peut saisir le lecteur lambda face à l'oeuvre qui semble sentir les vieilles nostalgies cléricales, il lui faudrait aller chercher plus loin, dépasser ses petites crispations qui exigent une lecture facile, n'est pas Dan Brown, Marc Lévy ou Lauren Weisberger qui veut. Dans "Journal d'un curé de campagne", le romancier a tenté de mettre à jour les croisements, les situations, les points d'achoppements si je puis dire, ces instants d'absolution, de rédemption où la vérité fondamentale, la vérité originelle rejoint l'heure ultime, l'instant de la fin. Dans "La France contre les robots", l'essayiste fait la même chose, en parcourant le suc de l'Histoire de France pour dire notre désastre actuel, au moment où tout semble fini, achevé et qui ne l'est point. L'Histoire, comme le lecteur, emprunte de tortueux chemins, aux abords des gouffres, pour cheminer vers une lumière possible, un Jardin d'oliviers, pour une transfiguration souhaitée. L'essayiste-pamphlétaire veut indiquer les symptômes, leurs maladives nervures qui se déploient de part en part de ce qui fut jadis la Création de Dieu et n'est plus que le souffreteux royaume du Diable. Le romancier s'efforce de sauver des âmes. Les larmes me sont venues à la lecture du "Journal d'un curé de campagne". Purge lacrymale. Il exige de ses lecteurs une capacité à mettre en cause le Salut de leur âme. Voilà. Le reste importe peu. Du reste, il ne souhaite pas être de la compagnie des gens de lettres. "Personne ne se voit moins que moi à travers la littérature. Personne n'a d'une équivoque hideuse une horreur plus vive..." Il est d'une autre interrogation, d'une respiration parallèle, et son interrogation est d'une telle force qu'elle parvient, selon le mot de Malraux dans sa préface au Journal, à révéler à l'agnostique cette part de divin qui habite en l'Homme, qu'il le veuille ou non. C'est un Sacerdoce, pour utiliser le langage qui convient, qui consiste à mettre à jour la Lumière et l'Ombre combinées, unies de l'enfance et de la mort, c'est la parole cédée aux Démons et au Christ qui s'affrontent et s'équilibrent, s'observent comme en un miroir les uns voyant l'autre et l'autre voyant ceux-là, comme l'avait, aussi, compris Bloy, dont ma découverte ne fait que commencer.

Dieu et Satan sont des révélateurs d'Ombres, ces lieux de perdition d'où surgit également la rédemption espérée, du sein de l'ambïguité et de l'indicible tâtonnement.

 

 

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20/02/2009

Houellebecq... Bernanos... Bernanos... Houellebecq...

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Etonnant comme Houellebecq parvient à décrire la psychologie qui règne au sein des entreprises post-modernes, leur misère sexuelle, morale, intellectuelle, sentimentale, inutile de dire spirituelle.

« Les degrés de liberté selon J.-Y. Fréhaut

Ensuite, je retourne au siège de ma société. On m’y fait bon accueil ; j’ai, semble-t-il, réussi à rétablir ma position dans l’entreprise.
Mon chef de service me prend à part ; il me révèle l’importance de ce contrat. Il sait que je suis un garçon solide. Il a quelques mots, d’un réalisme amer, sur le vol de ma voiture. C’est une espèce de conversation entre hommes, près du distributeur automatique de boissons chaudes. Je discerne en lui un grand professionnel de la gestion des ressources humaines ; intérieurement, j’en roucoule. Il me paraît de plus en plus beau.

Plus tard dans l’après-midi, j’assisterai au pot de départ de Jean-Yves Fréhaut. C’est un élément de valeur qui s’éloigne de l’entreprise, souligne le chef de service ; un technicien de haut mérite. Sans doute connaîtra-t-il, dans sa future carrière, des succès au moins équivalents à ceux qui ont marqué la précédente ; c’est tout le mal qu’il lui souhaite. Et qu’il repasse, quand il voudra, boire le verre de l’amitié ! Un premier emploi, conclut-il d’un ton égrillard, c’est une chose qu’on a du mal à oublier ; un peu comme un premier amour. Je me demande à cet instant si lui-même n’a pas un peu trop bu.
Brefs applaudissements. Quelques mouvements se dessinent autour de J.-Y. Fréhaut ; il tourne lentement sur lui-même, l’air satisfait. Je connais un peu ce garçon ; nous sommes arrivés en même temps dans l’entreprise, il y a trois ans ; nous partagions le même bureau. Une fois, nous avions parlé civilisation. Il disait — et en un sens il le croyait vraiment que l’augmentation du flux d’informations à l’intérieur de la société était en soi une bonne chose. Que la liberté n’était rien d’autre que la possibilité d’établir des interconnexions variées entre individus, projets, organismes, services. Le maximum de liberté coïncidait selon lui avec le maximum de choix possibles. En une métaphore empruntée à la mécanique des solides, il appelait ces choix des degrés de liberté.
Nous étions je me souviens assis près de l’unité centrale. La climatisation émettait un léger bourdonnement. Il comparait en quelque sorte la société à un cerveau, et les individus à autant de cellules cérébrales, pour lesquelles il est en effet souhaitable d’établir un maximum d’interconnexions. Mais l’analogie s’arrêtait là. Car c’était un libéral, et il n’était guère partisan de ce qui est si nécessaire dans le cerveau : un projet d’unification.
Sa propre vie, je devais l’apprendre par la suite, était extrêmement fonctionnelle. Il habitait un studio dans le 15e arrondissement. Le chauffage était compris dans les charges. Il ne faisait guère qu’y dormir, car il travaillait en fait beaucoup — et souvent, en dehors des heures de travail, il lisait Micro-Systèmes. Les fameux degrés de liberté se résumaient, en ce qui le concerne, à choisir son dîner par Minitel (il était abonné à ce service, nouveau à l’époque, qui assurait une livraison de plats chauds à une heure extrêmement précise, et dans un délai relativement bref).
Le soir j’aimais à le voir composer son menu, utilisant le Minitel posé sur le coin gauche de son bureau. Je le taquinais sur les messageries roses ; mais en réalité je suis persuadé qu’il était vierge.
En un sens, il était heureux. Il se sentait, à juste titre, acteur de la révolution télématique. Il ressentait réellement chaque montée en puissance du pouvoir informatique, chaque pas en avant vers la mondialisation du réseau, comme une victoire personnelle. Il votait socialiste. Et, curieusement, il adorait Gauguin. »

J’en vois passer des comme ça à la pelle, cravatés et souriants, décisionnaires, impeccables et implacables, la tronche saturée de statistiques, de prévisions, d’analyses, de projets. Des robots à la file qui ne savent guère ce qu’est le silence, le repli, le recentrage, la respiration méditative, la jouissance de la lecture, je veux dire d’une lecture autre que celle du dernier best-seller en cours chié par la machine qu’ils servent sans ciller. Passons, passons, vite, en disant « bonjour », la pointeuse veille.

 

« C’est là un fait unique dans l’Histoire. Les civilisations qui ont précédé celle des Machines ont certainement été elles aussi, à bien des égards, la conséquence d’un certain nombre de transformations morales, sociales ou politiques ; mais d’abord ces transformations s’opéraient très lentement, et comme à l’intérieur d’un certain cadre immuable. L’homme pouvait bénéficier ainsi des expériences ultérieures, même s’il en avait pratiquement oublié les leçons. A chaque nouvelle crise, il retrouvait les réflexes de défense ou d’adaptation qui avaient, en des cas presque semblables, servi à ses aïeux. Lorsque la civilisation nouvelle était à point, l’homme destiné à y vivre était à point lui aussi, on pourrait presque dire qu’il s’était formé avant elle. Au lieu que la Civilisation des Machines a pris l’homme au dépourvu. Elle s’est servie d’un matériel humain qui n’était pas fait pour elle. La tragédie de l’Europe au XIXe siècle et d’abord, sans doute, la tragédie de la France, c’est précisément l’inadaptation de l’homme et du rythme de la vie qui ne se mesure plus au battement de son propre cœur, mais à la rotation vertigineuse des turbines, et qui d’ailleurs s’accélère sans cesse. L’homme du XIXe siècle ne s’est pas adapté à la civilisation des Machines et l’homme du XXe pas davantage. Que m’importe le ricanement des imbéciles ? J’irai plus loin, je dirai que cette adaptation me paraît de moins en moins possible. Car les machines ne s’arrêtent pas de tourner, elles tournent de plus en plus vite e l’homme moderne, même au prix de grimaces e de contorsions effroyables, ne réussit plus à garder l’équilibre. Pour moi, j’estime que l’expérience est faite. — « Quoi ? en un temps si court ? Deux siècles ? » — Oh ! pardon. Lorsqu’au début de quelque traitement un malade présente de fortes réactions qui vont diminuant peu à peu de gravité, il est permis de garder l’espoir d’une accoutumance plus ou moins tardive. Mais si les symptômes, loin de s’atténuer, se font de plus en plus inquiétants, au point de menacer la vie du patient, est-ce que vous trouverez convenable de poursuivre l’expérience, imbéciles ! Vous me répondrez qu’il ne faut pas perdre patience, que tout le mal vient de ce que les machines se sont perfectionnées trop vie pour que l’homme ait eu le temps de devenir meilleur et qu’il s’agit maintenant de combler ce retard. Une machine fait indifféremment le bien ou le mal. A une machine plus parfaite — c’est-à-dire de plus d’efficience — devrait correspondre une humanité plus raisonnable, plus humaine. La civilisation des Machines a-t-elle amélioré l’homme ? Ont-elles rendu l’homme plus humain ? Je pourrais me dispenser de répondre, mais il me semble cependant plus convenable de préciser ma pensée. Les machines n’ont, jusqu’ici du moins, probablement rien changé à la méchanceté foncière des hommes, mais elles ont exercé cette méchanceté, elles leur en ont révélé la puissance et que l’exercice de cette puissance n’avait, pour ainsi dire, pas de bornes. Car les limites qu’on a pu lui donner au cours des siècles sont principalement imaginaires, elles sont moins dans la conscience que dans l’imagination de l’homme. C’est le dégoût qui nous préserve souvent d’aller au delà d’une certaine cruauté — la lassitude, le dégoût, la honte, le fléchissement du système nerveux — et il nous arrive plus souvent que nous le pensons de donner à ce dégoût le nom de la pitié. L’entrainement permet de surmonter ce dégoût. Méfions-nous d’une pitié que Dieu n’a pas bénie, et qui n’est qu’un mouvement des entrailles. Les nerfs de l’homme ont leurs contradictions leurs faiblesses, mais la logique du mal est stricte comme l’Enfer ; le diable est le plus grand des Logiciens — ou peut-être, qui sait ? — la Logique même. Lorsque nous lisions, en 1920, par exemple, l’histoire de la guerre de 1870, nous nous étonnions de l’indignation soulevée alors dans le monde entier par l’inoffensif bombardement de Paris ou de Strasbourg, l’enlèvement des pendules et le fusillement de quelques francs-tireurs. Mais, en 1945, nous pourrions aussi bien sourire des articles enflammés parus trente ans plus tôt sur le bombardement de Reims ou la mort d’Edith Cavell. En 1950… à quoi bon ? Vous resterez bouche bée, imbéciles, devant des destructions encore inconcevables à l’instant où j’écris ces lignes, et vous direz exactement ce que vous dites aujourd’hui, vous lirez dans les journaux les mêmes slogans mis définitivement au point pour les gens de votre sorte, car la dernière catastrophe a comme cristallisé l’imbécile ; l’imbécile n’évoluera plus désormais, voilà ce que je pense ; nous sommes désormais en possession d’une certaine espèce d’imbécile capable de résister à toutes les catastrophes jusqu’à ce que cette malheureuse planète soit volatilisée, elle aussi, par quelque feu mystérieux dont le futur inventeur est probablement un enfant au maillot. »

La France contre les robots – Georges Bernanos

 

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Extension du domaine de la lutte dans la France des Robots

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Je lis La France contre les robots de Bernanos d’une part et Extension du domaine de la lutte de Houellebecq d’autre part. La résonance entre les deux livres existe. Elle est palpable. Ce que Bernanos pressent au lendemain de la seconde guerre mondiale se réalise de façon précise dans la jolie société que décrit Houellebecq désabusé et qui est la nôtre.

Et qui dit que Houellebecq n’a pas de style ou que c’est un mauvais écrivain soit ne sait pas lire, soit est crispé sur de vieilles certitudes esthétiques qui le laissent dans la pure macération réactionnaire. Amusant que certains réactionnaires ne soient pas touchés par la plume froide et clinique de cet écrivain qui n’épargne pas notre temps.

« Vous aussi, vous vous êtes intéressé au monde. C’était il y a longtemps ; je vous demande de vous en souvenir. Le domaine de la règle ne vous suffisait plus ; vous ne pouviez vivre plus longtemps dans le domaine de la règle ; aussi, vous avez dû entrer dans le domaine de la lutte. Je vous demande de vous reporter à ce moment précis. C’était il y a longtemps, n’est-ce pas ? Souvenez-vous : l’eau était froide.
Maintenant, vous êtes loin du bord : oh oui ! comme vous êtes loin du bord ! Vous avez longtemps cru à l’existence d’une autre rive ; tel n’est plus le cas. Vous continuez à nager pourtant, et chaque mouvement que vous faites vous rapproche de la noyade. Vous suffoquez, vos poumons vous brûlent. L’eau vous paraît de plus en plus froide, et surtout de plus en plus amère. Vous n’êtes plus tout jeune. Vous allez mourir, maintenant. Ce n’est rien. Je suis là. Je ne vous laisserai pas tomber. Continuez votre lecture.
Souvenez-vous, encore une fois, de votre entrée dans le domaine de la lutte.

[…]
Ce choix autobiographique n’en est pas réellement un : de toute façon, je n’ai pas d’autre issue. Si je n’écris pas ce que j’ai vu je souffrirai autant — et peut-être un peu plus. Un peu seulement, j’y insiste. L’écriture ne soulage guère. Elle retrace, elle délimite. Elle introduit un soupçon de cohérence, l’idée d’un réalisme. On patauge toujours dans un brouillard sanglant, mail il y a quelques repères. Le chaos n’est plus qu’à quelques mètres. Faible succès, en vérité. Quel contraste avec le pouvoir absolu, miraculeux, de la lecture ! Une vie entière à lire aurait comblé mes vœux ; je le savais déjà à sept ans. La texture du monde est douloureuse, inadéquate ; elle ne me paraît pas modifiable. Vraiment, je crois qu’une vie entière à lire m’aurait mieux convenu.
Une telle vie ne m’a pas été donnée.

 

[…]
Mon propos n’est pas de vous enchanter par de subtiles notations psychologiques. Je n’ambitionne pas de vous arracher des applaudissements par ma finesse et mon humour. Il est des auteurs qui font servir leur talent à la description délicate de différents états d’âme, traits de caractères, etc. On ne me comptera pas parmi ceux-là. Toute cette accumulation de détails réalistes, censés camper des personnages nettement différenciés, m’est toujours apparue, je m’excuse de le dire, comme pure foutaise. Daniel qui est l’ami d’Hervé, mais qui éprouve certaines réticences à l’égard de Gérard. Le fantasme de Paul qui s’incarne en Virginie, le voyage à Venise de ma cousine… on y passerait des heures. Autant observer les homards qui se marchent dessus dans un bocal (il suffit, pour cela, d’aller dans un restaurant de poissons). Du reste, je fréquente peu les êtres humains.
Pour atteindre le but, autrement philosophique, que je me suppose, il me faudra au contraire élaguer. Simplifier. Détruire un par un une foule de détails. J’y serai d’ailleurs aidé par le simple jeu du mouvement historique. Sous nos yeux, le monde s’uniformise ; les moyens de télécommunication progressent ; l’intérieur des appartements s’enrichit de nouveaux équipements. Les relations humaines deviennent progressivement impossibles, ce qui réduit d’autant la quantité d’anecdotes dont se compose une vie. Et peu à peu le visage de la mort apparaît, dans toute sa splendeur. Le troisième millénaire s’annonce bien. »

 

 

Et ces deux pages pleines d'humour...

« Bernard, oh Bernard

Le lundi suivant, en retournant à mon travail, j’appris que ma société venait de vendre un progiciel au ministère de l’Agriculture, et que j’avais été choisi pour assurer la formation. Ceci me fut annoncé par Henry La Brette (il tient beaucoup au y, ainsi qu’à la séparation en deux mots). Âgé comme moi de trente ans, Henry La Brette est mon supérieur hiérarchique direct ; nos relations en général sont empreintes d’une sourde hostilité. Ainsi il m’a d’emblée indiqué, comme s’il se faisait une joie personnelle de me contrarier, que ce contrat nécessiterait plusieurs déplacements : à Rouen, à La Roche-sur-Yon, je ne sais où encore. Ces déplacements ont toujours représenté pour moi un cauchemar ; Henry La Brette le sait. J’aurais pu rétorquer : « Eh bien, je démissionne » ; mais je ne l’ai pas fait.
Bien avant que le mot ne soit à la mode, ma société a développé une authentique culture d’entreprise (création d’un logo, distribution de sweat-shirts aux salariés, séminaires de motivation en Turquie). C’est une entreprise performante, jouissant d’une réputation enviable dans sa partie ; à tous points de vue, une bonne boîte. Je ne peux pas démissionner sur un coup de tête, on le comprend.
Il est dix heures du matin. Je suis assis dans un bureau blanc et calme, en face d’un type légèrement plus jeune que moi, qui vient de rejoindre l’entreprise. Je crois qu’il s’appelle Bernard. Sa médiocrité est éprouvante. Il n’arrête pas de parler de fric et de placements : les SICAV, les obligations françaises, les plans d’épargne-logement… tout y passe. Il compte sur un taux d’augmentation légèrement supérieur à l’inflation. Il me fatigue un peu ; je n’arrive pas vraiment à lui répondre. Sa moustache bouge.
Quand il sort du bureau, le silence retombe. Nous travaillons dans un quartier complètement dévasté, évoquant vaguement la surface lunaire. C’est quelque part dans le treizième arrondissement. Quand on arrive en bus, on se croirait vraiment au sortir d’une troisième guerre mondiale. Pas du tout, c’est juste un plan d’urbanisme.
Nos fenêtres donnent sur un terrain vague, pratiquement à perte de vue, boueux, hérissé de palissades. Quelques carcasses d’immeubles. Des grues immobiles. L’ambiance est calme et froide.

 

Bernard revient. Pour égayer l’atmosphère, je lui raconte que ça sent mauvais dans mon immeuble. En général les gens aiment bien ces histoires de puanteur, je l’ai remarqué ; et c’est vrai ce matin en descendant l’escalier j’ai vraiment perçu une odeur pestilentielle. Que fait donc la femme de ménage, d’habitude si active ?
Il dit : « ça doit être un rat crevé, quelque part. » la perspective, on ne sait pourquoi, semble l’amuser. Sa moustache bouge légèrement.
Pauvre Bernard, dans un sens. Qu’est-ce qu’il peut bien faire de sa vie ? Acheter des disques laser à la FNAC ? Un type comme lui devrait avoir des enfants ; s’il avait des enfants, on pourrait espérer qu’il finisse par sortir quelque chose de ce grouillement de petits Bernards. Mais non, il n’est même pas marié. Fruit sec.
Au fond il n’est pas tellement à plaindre, ce bon Bernard, ce cher Bernard. Je pense même qu’il est heureux dans la mesure qui lui est impartie, bien sûr ; dans sa mesure de Bernard. »

Extension du domaine de la lutte – Michel Houellebecq

Incisif, cruel et rieur.

 

Bernanos, désabusé également, au sortir de la seconde guerre mondiale, qui fut une guerre éclair, une guerre mécanique sans précédent, totale, voulant précipiter l’humanité vers une manœuvre éternelle dans une soumission absolue et fanatique et trouvant son macabre exutoire dans l’insondable abîme de la Shoah et la première explosion atomique, l’ancien Camelot du Roy assiste à la mise en jachère de l’esprit, à la disparition progressive de l’être au profit de l’avoir, à la soumission mécanique, programmée de l’homme au golem machinique.

« La liberté ne sera pas sauvée par les institutions, elle ne sera pas sauvée par la guerre. Quiconque observe les évènements, a très bien compris que la guerre continue de déplacer les questions sans les résoudre. Son explosion a détruit l’équilibre des dictatures, mais on peut craindre qu’elles ne se regroupent entre elles, sous d’autres noms, pour un nouveau système d’équilibre plus stable que l’ancien, car s’il réussissait à se constituer, les faibles n’auraient plus rien à espérer de la rivalité des forts. Une Paix injuste régnerait sur un monde si totalement épuisé qu’elle y aurait les apparences de l’ordre. »

« Ils s’efforcent, ils se hâtent de nous faire rentrer dans le jeu — c’est-à-dire dans le jeu politique traditionnel dont ils connaissent toutes les ressources, et où ils se croient sûrs de l’emporter tôt ou tard, calculant les atouts qui leur restent et ceux que nous avons perdus. Il est très possible que cette manœuvre retarde un assez long temps les événements que j’annonce. Il est très possible que nous rentrions dans une nouvelle période d’apaisement, de recueillement, de travail, en faveur de laquelle sera remis à contribution le ridicule vocabulaire, à la fois cynique et sentimental, de Vichy. Il y a beaucoup de manières, en effet, d’accepter le risque de la grandeur, il n’y en a malheureusement qu’une de le refuser. Mais qu’importe ! Les événements que j’annonce peuvent être retardés sans dommage. Nous devons même prévoir avec beaucoup de calme un nouveau déplacement de cette masse informe, de ce poids mort, que fut la Révolution prétendue nationale de Vichy. Les forces révolutionnaires n’en continueront pas moins à s’accumuler, comme les gaz dans le cylindre, sous une pression considérable. Leur détente, au moment de la déflagration, sera énorme. »

« Les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique. »

« Un monde gagné pour la technique est perdu pour la liberté. »

« Qu’il s’intitule capitaliste ou socialiste, ce monde s’est fondé sur une certaine conception de l’homme, commune aux économistes anglais du XVIIIe siècle, comme à Marx ou à Lénine. On a dit parfois de l’homme qu’il était un animal religieux. Le système l’a défini une fois pour toutes un animal économique, non seulement l’esclave mais l’objet, la matière presque inerte, irresponsable, du déterminisme économique, et sans espoir de s’en affranchir, puisqu’il ne connaît d’autre mobile certain que l’intérêt, le profit. Rivé à lui-même par l’égoïsme, l’individu n’apparaît plus que comme une quantité négligeable, soumise à la loi des grands nombres ; on ne saurait prétendre l’employer que par masses, grâce à la connaissance des lois qui le refissent. Ainsi, le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain. »

 

« Cette conception, je le répète, est à la base de tout le système, et elle a énormément facilité l’établissement du régime en justifiant les hideux profits de ses premiers bénéficiaires. Il y a cent cinquante ans, tous ces marchands de coton de Manchester — Mecque du capitalisme universel — qui faisaient travailler dans leur usines, seize heures par jour, des enfants de douze ans que les contremaîtres devaient, la nuit venue, tenir éveillés à coups de baguettes, couchaient tout de même avec la Bible sous leur oreiller. Lorsqu’il leur arrivait de penser à ces milliers de misérables que la spéculation sur les salaires condamnait à une mort lente et sûre, ils se disaient qu’on ne peut rien contre les lois du déterminisme économique voulues par la Sainte Providence, et ils glorifiaient le Bon Dieu qui les faisait riches… Les marchands de coton de Manchester sont morts depuis longtemps, mais le monde moderne ne peut les renier, car ils l’ont engendré matériellement et spirituellement, ils l’ont engendré au Réalisme — dans le sens où saint Paul écrit à son disciple Timothée qu’il l’a engendré dans la grâce. »

La France contre les robots – Georges Bernanos

 

Et si vous pensez que Bernanos, catholique, se tourne vers la tradition pur jus qui marine dans son eau croupie, vous vous trompez. Voilà ce que Bernanos le chrétien pense des catholiques bien traditionalistes dont il a croisé la criminelle bêtise lors de la guerre d’Espagne et qui continuent à faire de dangereux émules encore de nos jours :

« L’expérience de la vie m’a depuis convaincu que le fanatisme n’est chez eux que la marque de leur impuissance à rien croire, à rien croire d’un cœur simple et sincère, d’un cœur vil. Au lieu de demander à Dieu la foi qui leur manque, ils préfèrent se venger sur les incrédules des angoisses dont l’humble acceptation leur vaudrait le salut, et lorsqu’ils rêvent de voir rallumer les bûchers, c’est avec l’espoir d’y venir réchauffer leur tiédeur — cette tiédeur que le Seigneur vomit. »

Et il annonce le totalitarisme nouveau au sein duquel évoluent aujourd’hui les personnages de Houellebecq :

« Capitalistes, fascistes, marxistes, tous ces gens-là se ressemblent. Les uns nient la liberté, les autres font encore semblant d’y croire, mais, qu’ils y croient ou n’y croient pas, cela n’a malheureusement plus beaucoup d’importance, puisqu’ils ne savent plus s’en servir. Hélas ! le monde risque de perdre la liberté, de la perdre irréparablement, faute d’avoir perdu l’habitude de s’en servir… Je voudrais avoir un moment le contrôle de tous les postes de radio de la planète pour dire aux hommes : « Attention ! Prenez garde ! La Liberté est là, sur le bord de la route, mais vous passez devant elle sans tourner la tête ; personne ne reconnaît l’instrument sacré, les grandes orgues tour à tour furieuses ou tendres. On vous fait croire qu’elle sont hors d’usage. Ne le croyez pas ! Si vous frôliez seulement du bout des doigts le clavier magique, la voix sublime remplirait de nouveau la terre… Ah ! n’attendez pas trop longtemps, ne laissez pas trop longtemps la machine merveilleuse exposée au vent, à la pluie, à la risée des passants ! Mais, surtout, ne la confiez pas aux mécaniciens, aux techniciens, aux accordeurs, qui vous assurent qu’elle a besoin d’une mise au point, qu’ils vont la démonter. Ils la démonteront jusqu’à la dernière pièce et ils ne la remonteront jamais ! »

« Ils trouvent la liberté belle, ils l’aiment, mais ils sont toujours prêts à lui préférer la servitude qu’ils méprisent, exactement comme ils trompent leur femme avec des gourgandines. Le vice de la servitude va aussi profond dans l’homme que celui de la luxure, et peut-être que les deux ne font qu’un. Peut-être sont-ils une expression différente et conjointe de ce principe de désespoir qui porte l’homme à se dégrader, à s’avilir, comme pour se venger de lui-même, se venger de son âme immortelle. »

« Ceux qui voient dans la civilisation des Machines une étape normale de l’Humanité en marche vers son inéluctable destin devraient tout de même réfléchir au caractère suspect d’une civilisation qui semble bien n’avoir été sérieusement prévue ni désirée, qui s’est développée avec une rapidité si effrayante qu’elle fait moins penser à la croissance d’un être vivant qu’à l’évolution d’un cancer. »

 

« Pour nous guérir de nos vices, ou du moins pour nous aider à les combattre, la crainte de Dieu est moins puissante que celle du jugement de notre prochain, et, dans la société qui va naître, la cupidité ne fera rougir personne. »

Voilà, et toute la cohorte des hommes faussement libérés d’eux-mêmes participera à l’érection de cette jolie "République pacifique composée de commerçants".

« La seule Machine qui n’intéresse pas la Machine, c’est la Machine à dégoûter l’homme des Machines, c’est-à-dire d’une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d’efficience et finalement de profit. »

« La paix venue vous recommencerez à vous féliciter du progrès mécanique. "Paris-Marseille en un quart d’heure, c’est formidable !" Car vos fils et vos filles peuvent crever : le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l’éclair. Que fuyez-vous donc ainsi, imbéciles ? Hélas ! c’est vous que vous fuyez, vous-mêmes — chacun de vous se fuit soi-même, comme s’il espérait courir assez vite pour sortir enfin de sa gaine de peau… On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espère de vie intérieure. Hélas ! la liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles ! »

« Mais la Machinerie est-elle une étape ou le symptôme d’une crise, d’une rupture d’équilibre, d’une défaillance des hautes facultés désintéressées de l’homme, au bénéfice de ses appétits ? Voilà une question que personne n’aime encore à se poser. »

 

« Or, je ne suis nullement "passéiste", je déteste toutes les espèces de bigoteries superstitieuses qui trahissent l’Esprit pour la Lettre. Il est vrai que j’aime profondément le passé, mais parce qu’il me permet de mieux comprendre le présent — de mieux le comprendre, c’est-à-dire de mieux l’aimer, de l’aimer plus utilement, de l’aimer en dépit de ses contradictions et de ses bêtises qui, vues à travers l’Histoire, ont presque toujours une signification émouvante, qui désarment la colère ou le mépris, nous animent d’une compassion fraternelle. Bref, j’aime le passé précisément pour ne pas être un "passéiste". je défie qu’on trouve dans mes livres aucune de ces écœurantes mièvreries sentimentales dont sont prodigues les dévots du "Bon Vieux Temps". Cette expression du Bon Vieux Temps est d’ailleurs une expression anglaise, elle répond parfaitement à une certaine niaiserie de ces insulaires qui s’attendrissent sur n’importe quelle relique, comme une poule couve indifféremment un œuf de poule, de dinde, de cane ou de casoar, à seule fin d’apaiser une certaine démangeaison qu’elle ressent dans le fondement. »

 

Profonde Joie, vraiment.

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13/02/2009

L'amour sous ecstasy ne dure que trois ans... et encore, c'est un record...

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J’ai lu aussi, ces derniers jours, deux livres, plus légers, mais pas dépourvus d’intérêt, de Frédéric Beigbeder. Nouvelles sous ecstasy et L’amour dure trois ans. Houellebecq est le fin psychologue, caustique et désabusé, mais grave, de notre époque en mutation. Beigbeder est le clown dégoûté, le nonchalant branché mais qui a lu. Il y a beaucoup de petites facilités dans son écriture, ça et là. Il se débat avec la page blanche, c’est sensible, et trouve le moyen d’y jeter des fulgurances sur l’expansion du vide, la festivité fuyante, l’incertitude métaphysique de l’homme post-moderne. Si il arrêtait de faire le clown désinvolte à la télévision et s’enfermait dans une tour pour se retrouver face à lui-même il serait capable de pondre un grand livre. 

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11/02/2009

Le Salut par les Juifs/La France contre les Robots

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Terminé Le Salut par les Juifs de Bloy. Quelle claque ! Je vais y revenir car ce qui s’y trouve imprimé ne va pas cesser de m’obséder en une foudroyante rumination méditative. Le chapitre final n’est autre que le 37 ème chapitre d'Ezechieltout au moins les 14 premiers versets, tiré de l’ancien testament, que Bloy a mis en latin. Mais, bien entendu, n’étant pas le moins du monde latiniste je suis allé chercher le passage dans la première Bible qui s’est présentée à moi. Et là ? Apocalypse. Oui, dévoilement. C’est à l’amour de Dieu que le texte invite, à l’unité retrouvée entre l’ancienne et la nouvelle alliance, même si le texte a été écrit bien avant les évangiles, la théologie prophétique de Léon Bloy, celle qu’il a développée et expliquée tout au long du livre dans une langue de feu se trouve ici étayée par le texte saint lui-même d’où provient l’ancienne promesse que Jésus, pour Bloy, est venu confirmer en couronnant l’ancienne Loi. 

 

Pour ne pas lâcher la prise, après Le Salut par les Juifs, j’enchaîne avec La France contre les robots de Bernanos. Résultat de 7 années de réflexion durant son exil au Brésil où il a activement mis son cerveau et la prolongation de celui-ci, sa plume, au service de la France libre sous la conduite du général De Gaulle, Bernanos nous livre ici son dernier testament politique. C’est tout l’honneur et toute la gloire de cet ancien camelot du Roy, membre de l’Action Française et catholique convaincu d’avoir su faire jouer sa raison au détriment des crispations idéologiques pour ne pas proclamer comme son ancien maître Maurras a l’arrivée de Pétain au pouvoir : « Quelle divine, surprise ! » A la différence de beaucoup de ses compagnons politiques, Bernanos n’a aimé ni Hitler, ni Mussolini, ni Franco. Il n’a pas succombé aux sirènes totalitaires de son temps. Ce qui prouve qu’il n’a pas partagé avec ses camarades politiques le même esprit. Personnage d’une intelligence vive tout comme Bloy, Bernanos se retranche de sa propre famille spirituelle tout seul en en portant les postulats jusqu’au bout, en s'en détachant avec une liberté de ton singulière. La lecture de son Journal d’un curé de campagne m’avait arraché des larmes. Le don de soi dans la fièvre de l’avancée coûte que coûte. Déjà dans ce livre, Bernanos indiquait une volonté fanatique de pousser le feu de l’évangile dans ses ultimes retranchements. Ici, dans les premières pages, c’est un homme qui semble être revenu de tout qui parle d’une voix solennelle et éloquente pour prévenir contre la mutation qui s’annonce et qui tendra à transformer l’homme en piège, en machine. C’est d’actualité, n’est-ce pas ?

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10/02/2009

Léon Bloy, "Le Salut par les Juifs" - III

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J’avance dans ma lecture de Bloy. Je reviens en arrière pour relire à nouveau, des pages entières. Non que je ne comprenne pas ce qu’il avance, mais je veux, à chaque fois, resituer les mots dans le flux écarlate de sa redoutable rhétorique. Cet homme a compris le lien indéfectible que le peuple d’Israël a tissé avec Dieu sur l’injonction de celui-ci. Cette élection inclusive dont je parlais hier, nous saisi dans sa trame et nous devenons solidaires dans le bien comme dans le mal et toutes les attitudes que nous adoptons avec le peuple juif, bonnes ou mauvaises, sont inscrites génétiquement, générationnellement, de siècle en siècle, dans la trame vertigineuse de l’Histoire. La controverse sanglante qui anime l’humanité entière dans ses jeux de pouvoir, de valeurs, de cultes, de politique, se trouve déjà indiquée dans le texte saint que les premiers prophètes monothéistes nous ont légué. Car ce peuple a reçu la bénédiction et la malédiction, toutes deux génériques, pour le projet humain. L’homme total de la bénédiction, à cause de la chute, à cause de l’exil est devenu l’homme esclave et totalitaire, ce qui est la même chose, le dernier homme de la malédiction acquise par ses actes et le fruit juteux et exquis du péché toujours recommencé.

« Maint homme A peur de remonter jusqu’à la source. » écrit Hölderlin dans Souvenir, tiré de ses Hymnes.

En remontant à la source de l’être, par la foi, ou la lecture du symbole ou du mythe, lecteur démerde-toi, on atteint à la certitude redoutable qu’en dépit de tout ce qui a été tenté pour supprimer ce peuple juif, errant comme Caïn sous la face de Dieu, ou comme le fils prodigue des évangiles, ou comme le peuple entier sorti d’Egypte par le glaive tranchant de l’Esprit de Dieu dans le désert de son apprentissage, depuis l’expulsion de Judée et la destruction du temple vers 70 de notre ère, jusqu’à la raclure nommée Drumont trempant sa plume haineuse dans la merde de ses préjugés, ce peuple ne peut être et ne sera pas détruit. Drumont inspira les SS et ceux-ci inaugurèrent pour la première fois avec la saisissante horreur que l’on connut l’annihilation, la destruction, technique, méticuleusement programmée puis organisée et exécutée de tout un peuple qui portait en lui tout ce que nous étions devenus, dans le mal et dans le bien.

 

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09/02/2009

C'est écrit...

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Lire consiste parfois à voir le livre qui est entre nos mains s’animer et prendre vie. Le monde qu’il porte devient une claire mise en scène de ce que nous sommes et que nous ne voyons pas.

Presque terminé Bloy. Difficile d’accès par le ton employé, par le registre utilisé, par le lieu d’où Bloy parle qui semble être d’un autre monde tellement la vivacité du verbe serait, de nos jours, sujet à polémique immédiate si un livre de cette teneur venait à sortir aujourd’hui. On peut, sans le moindre effort, faire passer Léon Bloy pour le pire antisémite qui soit, en sortant des paragraphes entiers, sans la moindre coupure, du contexte historique, social et pamphlétaire qu’indique le livre.

Mais Bloy, lumineux théologien amateur plein de surprises, ose inviter avec une certaine violence, les antisémites eux-mêmes à revenir aux textes pour saisir la portée vertigineuse, saisissante, abyssale du plan de Dieu qui choisit en le peuple juif le porteur non pas exclusif mais inclusif d’une bénédiction et… d’une malédiction. Du même peuple surgira le meurtrier du Christ mais, surtout, le sauveur lui-même et cette contradiction humaine trop humaine est inscrite dans le cours de l’histoire dès le meurtre d’Abel par Caïn. L’élection du peuple juif est inclusive car elle sert d’exemple à l’humanité entière, dans le bien, mais aussi dans le mal. Le livre étant consacré aux juifs, Bloy ne s’étend pas sur les catholiques, mais les passages, nombreux, où il aborde ses contemporains dans la foi sont d’une violence inouïe, d’un cynisme acide et d’un mépris total. Je me demande si de nos jours il n’aurait pas envie de sortir le lance-flamme, si ce n’est au sens propre du moins au figuré, par le feu du logos. Il aurait la force de cent réactionnaires à lui tout seul.

 

 

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05/02/2009

Léon Bloy, "Le Salut par les Juifs" - II

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Poursuite de ma lecture de Léon Bloy, Le Salut par les Juifs. Bloy a le sentiment que la crasse juive ou son autre versant, l’argent grossier, autant de vils préjugés qu’il épouse sans complexe, témoignent à la fois de la malédiction que ce peuple porte à cause de sa non reconnaissance du foudroyant feu incarné et messianique. Il prend le parti d’indiquer par une rhétorique enflammée qu’il n’est pas surprenant de voir jaillir du lieu même de la perdition la semence royale de notre salut à tous.

« Me trouvant à Hambourg, l’an passé, j’eus, à l’instar des voyageurs les plus ordinaires, la curiosité de voir le Marché des Juifs.
La surprenante abjection de cet emporium de détritus emphytéotiques est difficilement exprimable. Il me sembla que tout ce qui peut dégoûter de vivre était l’objet lucratif de ces mercantis impurs dont les hurlements obséquieux m’accrochaient, me cramponnaient, se collaient à moi physiquement, m’infligeant comme le malaise fantastique d’une espèce de flagellation gélatineuse. Et toutes ces faces de lucre et de servitude avaient la même estampille redoutable qui veut dire si clairement le Mépris, le Rassasiement divin, l’irrévocable Séparation d’avec les autres mortels, et qui les fait si profondément identiques en n’importe quel district du globe.
Car c’est une loi singulière que ce peuple d’anathèmes n’ait pu assumer la réprobation collective dont il s’honore qu’au prix fabuleux du protagonisme éventuel de l’individu. La Race rejetée n’a jamais pu produire aucune sorte de César.
C’est pour cela que je me défie de la tradition ingénieuse, mais peu connue, j’imagine, qui donne des Hébreux pour ancêtres au peuple romain et remplace les compagnon d’Enée par une colonie de Benjamites, — expliquant la Louve des deux Jumeaux fondateurs par l’inscrutable prédiction d’Israël mourant : « Benjamin Lupus rapax, mane comedet praedam et vespere dividet spolia. Benjamin, loup rapace, au matin mangera la proie et au vêpre divisera les dépouilles (Genèse, chap.49, v. 27.) »
Les immondes fripiers de Hambourg étaient bien, vraiment, de cette homogène famille de ménechmes avaricieux en condition chez tous les malpropres démons de l’identité judaïques, telle qu’on la voit grouiller le long du Danube, en Pologne, en Russie, en Allemagne, en Hollande, en France même, déjà, et dans toute l’Afrique septentrionale où les Arabes, quelquefois, enfont un odieux mastic bon à frotter les moutons galeux.
Mais où ma nausée, je l’avoue, dépassa toute conjecture et tout espoir, ce fut à l’apparition des Trois Vieillards !...
Je les nomme les Trois Vieillards, parce que je ne sais aucune autre manière de les désigner. Ils sont peut-être cinquante en cette ville privilégiée qui ne semble pas en être plus fière. Mais je n’en avais que trois devant les yeux et c’était assez pour que les dragons les plus insolites m’apparussent.
Tout ce qui portait une empreinte quelconque de modernité s’évanouit aussitôt pour moi et les youtres subalternes qui me coudoyaient en fourmillant comme des moucherons d’abattoirs s’interrompirent d’exister. Ils n’en avaient plus le droit, n’étant absolument rien auprès de ceux-ci.
Leur ignominie, que j’avais estimée complète, irréprochable et savoureuse autant que peut l’être un élixir de malédiction, n’avait plus la moindre sapidité et ressemblait à de la noblesse en comparaison de cet indévoilable cauchemar d’opprobre.
L’aspect de ces trois fantômes dégageait une si non-pareille qualité d’horreur que le blasphème seul pourrait être admis à l’interpréter symboliquement.
Qu’on se représente, s’il est possible, les Trois Patriarches sacrés : Abraham, Isaac et Jacob, dont les noms, obnubilés d’un impénétrable mystère, forment le Delta, le Triangle équilatéral où sommeille, dans les rideaux de la foudre, l’inaccessible Tétragramme !
Qu’on se les figure, — j’ose à peine l’écrire, — ces trois personnages beaucoup plus qu’humains, du flanc desquels tout le Peuple de Dieu et le Verbe de Dieu lui-même sont sortis ; qu’on veuille bien les supposer, une minute, vivants encore, ayant, par un très unique miracle, survécu à la plus centenaire progéniture des immolateurs de leur grand Enfant crucifié ; ayant pris sur eux, — Dieu sait en vue de quels irrévélables rémérés ! — la destitution parfaite, l’ordure sans nom, la turpitude infinie, l’intarissable trésor des exécrations du monde, les huées de toute la terre, la vilipendaison dans tous les abîmes, — et l’étonnement éternel des Séraphins ou des Trônes à les voir se traîner ainsi dans la boue des siècles !...
Ah ! certes, oui, dans l’esprit de cette vision qui paraîtra sans doute insensée, les trois êtres affreux réalisaient bien l’archétype et le phénomène primordial de la Race indélébile qui accomplit, depuis bientôt deux mille ans, le prodige sans égal de survivre, elle aussi, à ses exterminateurs et d’en appeler éternellement à tous les enfers de sa substantielle révocation. Mais, bon Dieu ! quels épouvantables ancêtres !
Ils étaient vraiment trop classiques pour ne pas se manifester aussi détestables que sublimes. Depuis Shakespeare jusqu’à Balzac, on a terriblement ressassé le vieil Hébreu sordide et crochu, dénichant l’or dans les immondices, dans les tumeurs de l’humanité, l’adorant enfin tel qu’un soleil de douleurs et un Paraclet d’amour, co-égal et co-éternel à son Jéhovah solitaire.
Ils réalisaient triplement ce monstre en leurs identiques personnes, ajoutant à l’horreur banale de cet ancien mythe littéraire les affres démesurées de leur véridique présence…
Abraham, Isaac, Jacob, descendus jusqu’à ces Limbes néfastes !... Car mon imagination, démâtée par l’épouvante, leur décernait instinctivement les Appellations divines.
Et, ma foi ! je renonce à les dépeindre, abandonnant ce treizième labeur d’Alcide aux documentaires de la charogne et aux cosmographes des fermentations vermineuses.
Je me souviendrai longtemps, néanmoins, de ces trois incomparables crapules que je vois encore dans leurs souquenilles putréfiées, penchées fronts contre fronts, sur l’orifice d’un sac fétide qui eût épouvanté les étoiles, où s’amoncelaient, pour l’exportation du typhus, les innommables objets de quelque négoce archisémitique.
Je leur dois cet hommage d’un souvenir presque affectueux, pour avoir évoqué dans mon esprit les images les plus grandioses qui puissent entrer dans l’habitacle sans magnificence d’un esprit mortel.
Je dirai cela tout à l’heure aussi clairement qu’il me sera donné de le dire.
En attendant, j’affirme, avec toutes les énergies de mon âme, qu’une synthèse de la question juive est l’absurdité même, en dehors de l’acceptation préalable du « Préjugé » d’un retranchement essentiel, d’une séquestration de Jacob dans la plus abjecte décrépitude, — sans aucun espoir d’accommodement ou de retour, aussi longtemps que son « Messie » tout brûlant de gloire ne sera pas tombé sur la terre. »

Le Salut par les Juifs, Léon Bloy

Et la redoutable conclusion par laquelle Bloy lie le sort du peuple de la Première Alliance à l’apparition visible, reconnue et acceptée du Messie que les Juifs ont manqué. Ils ne sont pas les seuls.

« En attendant, j’affirme, avec toutes les énergies de mon âme, qu’une synthèse de la question juive est l’absurdité même, en dehors de l’acceptation préalable du « Préjugé » d’un retranchement essentiel, d’une séquestration de Jacob dans la plus abjecte décrépitude, — sans aucun espoir d’accommodement ou de retour, aussi longtemps que son « Messie » tout brûlant de gloire ne sera pas tombé sur la terre. »

Heureusement, pour équilibrer, l’écriture dérangeante du vieux Bloy, je découvre au même moment grâce à Internet, le livre de Charles Péguy, Notre jeunesse datant de 1909/1910. Moins de 20 ans d’écart, 1892, avec la première publication du Salut par les Juifs par Bloy.

« Les Juifs sont plus malheureux que les autres. Loin que le monde moderne les favorise particulièrement, leur soit particulièrement avantageux, leur ait fait un siècle de repos, une résidence de quiétude et de privilège, contraire le monde moderne a ajouté sa dispersion propre moderne, sa dispersion intérieure, à leur dispersion séculaire, à leur dispersion ethnique, à leur antique dispersion. Le monde moderne a ajouté son trouble à leur trouble ; dans le monde moderne cumulent ; le monde moderne a ajouté sa misère à leur misère, sa détresse à leur antique détresse ; il a ajouté sa mortelle inquiétude, son inquiétude incurable à la mortelle, à l’inquiétude incurable de la race, à l’inquiétude propre, à l’antique, à l’éternelle inquiétude.
Il a ajouté l’inquiétude universelle à l’inquiétude propre.

Ainsi ils cumulent. Ils sont à l’intersection. Ils se recoupent sur eux-mêmes. Ils recoupent l’inquiétude juive, qui est leur, par l’inquiétude moderne, qui est nôtre et leur. Ils subissent, ils reçoivent ensemble, à cette intersection, l’inquiétude verticale et l’inquiétude horizontale ; l’inquiétude descendante verticale et l’inquiétude étale horizontale ; l’inquiétude verticale de la race, l’inquiétude horizontale de l’âge, du temps.

Dans cette âpre, dans cette mortelle concurrence du monde moderne, dans cette compromission, dans cette compétition perpétuelle ils sont plus chargés que nous. Ils cumulent. Ils sont doublement chargés. Ils cumulent deux charges. La charge juive et la charge moderne. La charge de l’inquiétude juive et la charge de l’inquiétude moderne. Le mutuel appui qu’ils se prêtent, (et que l’on a beaucoup exagéré, car il y a aussi, naturellement, des inquiétudes intérieures, des haines, des rivalités, des compétitions, des ressentiments intérieurs ; et pour prendre tout de suite un exemple éclatant, l’exemple culminant la personne et la si grande philosophie de M. Bergson, qui demeurera dans l’histoire, qui sera comptée parmi les cinq ou six grandes philosophies, de tout le monde, ne sont point détestées, haïes, combattues par personne, dans le parti intellectuel, autant que par certains, par quelques professeurs juifs notamment de philosophie), le mutuel appui qu’ils se prêtent est amplement compensé, plus que compensé par cette effrayante, par cette croissante poussée de l’antisémitisme qu’ils reçoivent tous ensemble. Qu’ils ont constamment à repousser, à réfuter, à rétorquer tous ensemble. Combien n’ai-je point connu de carrières de Juifs, de pauvres gens, fonctionnaires, professeurs, qui ont brisées, qui sont encore brisées, pour toujours, par le double mécanisme suivant : pendant toute la poussée de l’antisémitisme victorieux et gouvernemental on a brisé leur carrière parce qu’ils étaient juifs ; (et les chrétiens parce qu’ils étaient dreyfusistes). Et aussi après pendant toute la poussée du dreyfusisme victorieux mais gouvernemental on a brisé leurs carrière parce qu’on était combiste et qu’avec nous ils étaient demeurés dreyfusistes purs. C’est ainsi, par ce doux mécanisme, qu’ils partagent avec nous, fraternellement, une misère double, une double infortune inexpiable.
Dans cette course du monde moderne ils sont comme nous, plus que nous ils sont lourdement, doublement chargés.

Les antisémites parlent des Juifs. Je préviens que je vais dire une énormité : Les antisémites ne connaissent point les Juifs. Ils en parlent, mais ils ne les connaissent point. Ils en souffrent, évidemment beaucoup, mais ils ne les connaissent point. Les antisémites riches connaissent peut-être les Juifs riches. Les antisémites capitalistes connaissent peut-être les capitalistes. Les antisémites d’affaires connaissent peut-être les Juifs d’affaires. Pour la même raison, je ne connais guère que des Juifs pauvres et des Juifs misérables. Il y en a. Il y en a tant que l’on n’en sait pas le nombre. J’en vois partout.
Il ne sera pas dit qu’un chrétien n’aura pas porté témoignage pour eux. Il ne sera pas dit que je n’aurai pas témoigné pour eux. Comme il ne sera pas dit qu’un chrétien ne témoignera pas pour Bernard-Lazare.

Depuis vingt ans je les ai éprouvés, nous nous sommes éprouvés mutuellement. Je les ai trouvés toujours solides au poste, autant que personne, affectueux, solides, d’une tendresse propre, autant que personne, d’un attachement, d’un dévouement, d’une piété inébranlable, d’une fidélité, à toute épreuve, d’une amitié réellement mystique, d’un attachement, d’une fidélité inébranlable à la mystique de l’amitié.

L’argent est tout, domine tout dans le monde moderne à un tel point, si entièrement, si totalement que la séparation sociale horizontale des riches et des pauvres est devenue infiniment plus grave, plus coupante, plus absolue si je puis dire que la séparation, verticale de race des juifs et des chrétiens. La dureté du monde moderne sur les pauvres, contre les pauvres, est devenue si totale, si effrayante, si impie ensemble sur les uns et sur les autres, contre les uns et contre les autres.

Dans le monde moderne les connaissances ne se font, ne se propagent que horizontalement, parmi les riches entre eux, ou parmi les pauvres entre eux. Par couches horizontales.

Pauvre je porterai témoignage pour les Juifs pauvres. Dans la commune pauvreté, dans la misère, commune pendant vingt ans je les ai trouvés d’une sûreté, d’une fidélité, d’un dévouement, d’une solidité, d’un attachement, d’une mystique, d’une piété dans l’amitié inébranlable. Ils y ont d’autant plus de mérite, ils y ont d’autant plus de vertu qu’en même temps, en plus de nous, ils ont sans cesse à lutter contre les accusations, contre les inculpations, contre les calomnies de l’antisémitisme, qui sont précisément toutes les accusations du contraire.

Que voyons-nous ? Car enfin il ne faut parler que de ce que nous voyons, il ne faut dire que ce que nous voyons ; que voyons-nous ? Dans cette galère du monde moderne je les vois qui rament à leur banc autant et plus que d’autres, autant et plus que nous. Autant et plus que nous subissant le sort commun. Dans cet enfer temporel du monde moderne je les vois comme nous, autant et plus que nous, trimant comme nous, éprouvés comme nous. Epuisés comme nous. Surmenés comme nous. Dans les maladies, dans les fatigues, dans la neurasthénie, dans tous les surmenages, dans cet enfer temporel j’en connais des centaines, j’en vois des milliers qui aussi difficilement plus difficilement, plus misérablement que nous gagnent péniblement leur misérable vie.
Dans cet enfer commun.

Des riches il y aurait beaucoup à dire. Je les connais beaucoup moins. Ce que je puis dire, c’est que depuis vingt ans j’ai passé par beaucoup de mains. Le seul de mes créanciers qui se soit conduit avec moi non pas seulement comme un usurier, mais ce qui est un peu plus, comme un créancier, comme un usurier de Balzac, le seul de mes créanciers qui m’ait traité avec une dureté balzacienne, avec la dureté, la cruauté d’un usurier de Balzac n’était point un Juif. C’était un Français, j’ai honte à le dire, on a honte à le dire, c’était hélas un « chrétien », trente fois millionnaire. Que n’aurait-on pas dit s’il avait été Juif.

Jusqu’à quel point leurs riches les aident-ils ? Je soupçonne qu’ils les aident un peu plus que les nôtres ne nous aident. Mais enfin il ne faudrait peut-être pas le leur reprocher. C’est ce que je disais à un jeune antisémite, joyeux mais qui m’écoute ; sous une forme que je me permets de trouver saisissante. Je lui disais : Mais enfin, pensez-y, ’c’est pas facile d’être Juif'. Vous leur faites toujours des reproches contradictoires. Quand leurs riches ne les soutiennent pas, quand leurs riches sont durs vous dites : C’est pas étonnant, ils sont Juifs. Quand leurs riches les soutiennent, vous dites : C’est pas étonnant, ils sont Juifs. Ils se soutiennent entre eux. – Mais, mon ami, les riches chrétiens n’ont qu’à en faire autant. Nous n’empêchons pas les chrétiens riches de nous soutenir entre nous.

C’est pas facile d’être Juif. Avec vous. Et même sans vous. Quand ils demeurent insensibles aux appels de leurs frères, aux cris des persécutés, aux plaintes, aux lamentations de leurs frères meurtris dans tout le monde vous dites : C’est des mauvais Juifs. Et s’ils ouvrent seulement l’oreille aux lamentations qui montent du Danube et du Dniepr vous dites : Ils nous trahissent. C’est des mauvais Français.

Ainsi vous les poursuivez, vous les accablez sans cesse de reproches contradictoires. Vous dites : Leur finance est juive, elle n’est pas française. – Et la finance française, mon ami, est-ce qu’elle est française.
Est-ce qu’il y a une finance qui est française.

Vous les accablez sans cesse de reproches contradictoires. Au fond, ce que vous voudriez, c’est qu’ils n’existent pas. Mais cela, c’est une autre question. »

J’en viens cependant à me demander à la lecture, chez Bloy, de passages violents comme celui-là :

« La sympathie pour les Juifs est un signe de turpitude, c’est bien entendu. Il est impossible de mériter l’estime d’un chien quand on n’a pas le dégoût instinctif de la Synagogue. Cela s’énonce tranquillement comme un axiome de géométrie rectiligne, sans ironie et sans amertume. »

Du titre du livre, Le Salut par les Juifs à des jugements qui semblent définitifs, comme celui-ci :

« L’interprétation des Textes sacrés fut autrefois considérée comme le plus glorieux effort de l’esprit humain, puisqu’au témoignage de l’infaillible Salomon, la gloire de Dieu est de cacher sa parole (Proverbes, chap. 25, v. 2). »

« Israël est donc investi, par privilège, de la représentation et d’on ne sait quelle très occulte protection de ce Paraclet errant dont il fut l’habitacle et le recéleur. »

et celui-ci, ironique jusqu’au rire, comprenne qui peut :

« J’ai la douleur de ne pouvoir proposer à mes ambitieux contemporains un révélateur authentique. La conciergerie des Mystères n’est pas mon emploi et je n’ai pas reçu la consignation des choses futures. Les prophètes actuels sont, d’ailleurs, si complètement dénués de miracles qu’il paraît impossible de les discerner.
Mais s’il est vrai qu’on en demande, par une conséquence naturelle de ce point de foi qu’il doit en venir un jour, je voudrais savoir pourquoi on ne les demande jamais à l’unique peuple, d’où sont sortis tous les Secrétaires des Commandements de Dieu. »

J’aime beaucoup cet « unique peuple d’où sont sortis tous les Secrétaires des Commandements de Dieu ».

Oui, tous les Secrétaires des Commandements de Dieu, tous les prophètes, tous les rois bibliques, Jésus en personne, tous ses apôtres.

Mais, disais-je au tout début, j’en viens à me demander si le ton adopté par Bloy n’est pas du registre du persiflage cinglant et ironique.

Je suis conscient que Bloy écrit en catholique et qu’il souhaite de tout son cœur la conversion des juifs. Mais en dépit de sa verve, de sa violence dans les termes, je ne puis croire qu’il ne connaisse pas, au moment où il écrit ce livre, la parabole du Bon Samaritain.

« Mais le docteur de la Loi, voulant se justifier, dit à Jésus : "Et qui est mon prochain ?" Jésus reprit : "Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba au milieu de brigands qui, après l'avoir dépouillé et roué de coups, s'en allèrent, le laissant à demi mort. Un prêtre vint à descendre par ce chemin-là ; il le vit et passa outre. Pareillement un lévite, survenant en ce lieu, le vit et passa outre. Mais un Samaritain, qui était en voyage, arriva près de lui, le vit et fut pris de pitié. Il s'approcha, banda ses plaies, y versant de l'huile et du vin, puis le chargea sur sa propre monture, le mena à l'hôtellerie et prit soin de lui. Le lendemain, il tira deux deniers et les donna à l'hôtelier, en disant : "Prends soin de lui, et ce que tu auras dépensé en plus, je te le rembourserai, moi, à mon retour." Lequel de ces trois, à ton avis, s'est montré le prochain de l'homme tombé aux mains des brigands ?" Il dit : "Celui-là qui a exercé la miséricorde envers lui." Et Jésus lui dit : "Va, et toi aussi, fais de même". »
Luc : X : 29,37

Voilà, ici, le nœud du problème. Le Samaritain, considéré par les Juifs de l’époque de Jésus, comme impur, s’étant détaché du Judaïsme, le Samaritain crasseux et immoral, se comporte comme Jésus souhaite que nous nous comportions vis-à-vis de la malheureuse victime, en l’aimant. Et ceux qui connaissent Bloy savent combien il méprisait les catholiques de son temps. Aujourd’hui, probablement, les vomirait-il. Mais de ce peuple errant, en lequel le malheur a élu domicile, surgit le salut, le souvenir lointain et profond, le socle historique :

« Humble et grand Moyen Âge, époque la plus chère à tous ceux que les clameurs de la Désobéissance importunent et qui vivent retirés au fond de leurs propres âmes !
Les trois derniers siècles ont beaucoup fait pour le raturer ou le décrier, en altérant par tous les opiums les glorieuses facultés lyriques du vieil Occident. Il existe même un courant nouveau d’historiens critiques et documentaires, de qui cette besogne odieuse est le permanent souci. Mais je crois bien que les Mille ans de pleurs, de folies sanglantes et d’extases continueront de couler à travers les doigts des pédants, aussi longtemps que le cœur humain n’aura pas cessé d’exister ; et c’est une remarque étrange que les Juifs sont, en somme, les témoins les plus fidèles et les conservateurs les plus authentiques de ce candide Moyen Âge qui les détestait pour l’amour de Dieu et qui voulut tant de fois les exterminer. »

Et ceci :

« Car le Salut n’est pas une plaisanterie de sacristains polonais, et quand on dit qu’il a coûté le sang d’un Dieu incarné dans de la chair juive, cela veut dire qu’il a tout coûté depuis les temps et depuis les éternités. »

Sans oublier la théologie bloyenne si singulière :

« L’histoire de l’Enfant prodigue est une parabole si lumineuse de son éternelle Anxiété béatifique dans le fond des cieux, qu’elle en est devenue banale et que nul n’y comprend plus rien.
Allez donc dire aux catholiques modernes que le Père dont il est parlé dans le récit de saint Luc, lequel partage la SUBSTANCE entre ses deux fils, est Jéhovah lui-même, s’il est permis de le nommer par son Nom terrible ; que le fils aîné demeuré sage, et qui « est toujours avec lui », symbolise, à n’en pas douter, son Verbe Jésus, patient et fidèle ; enfin que le fils plus jeune, celui qui a voyagé dans une « région lointaine où il dévora sa substance avec des prostituées », jusqu’au point d’être réduit à garder les porcs et à « désirer d’emplir son ventre des siliques mangées par ces animaux », signifie, très assurément, l’Amour Créateur dont le souffle est vagabond et dont la fonction divine paraît être, en vérité, depuis six mille ans, de nourrir les cochons chrétiens après avoir pâturé les pourceaux de la Synagogue.
Ajoutez, si cela vous amuse, que le Veau gras « qu’on tue, qu’on mange et dont on se régale », pour fêter la résipiscence du libertin, est encore ce même Christ Jésus dont l’immolation chez les « mercenaires » est inséparable toujours de l’idée d’affranchissement et de pardon.
Essayez un peu de faire pénétrer ces similitudes grandioses, familières tout au plus à quelques lépreux, dans la pulpe onctueuse et cataplasmatique de nos dévots accoutumés dès l’enfance à ne voir dans l’Evangile qu’un édifiant traité de morale, — et vous entendrez de jolies clameurs ! »

Mais ma lecture n’est pas encore terminée.

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04/02/2009

Léon Bloy, "Le Salut par les Juifs"

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Excusez-moi, mais il est une suite de jours qui donnent la conscience d’un rouleau compresseur que l’on est, par la grâce de Dieu, ou par la grâce de l’instant, à se sentir saisi d’une conscience si haute, d’une compréhension globale claire, dense, holoscopique qui en arrive à écraser toutes les postures idéologiques, toutes les crispations émotionnelles, tous les discours de gauche, de droite, réactionnaires ou conservateurs qui envahissent en une singulière guerre de tranchées le réseau virtuel de la toile du net. Amusement de pacotilles. Vient l’instant où l’on ouvre un livre. Retour au geste simple. Le Salut par les juifs, par exemple, de Léon Bloy. On se confronte alors, on se mesure au déséquilibre ! On cherche le chemin de la compréhension dans le déluge de mots, l’explosion de souffre, emplie de préjugés, mais des préjugés orientés par une volonté de savoir de connaître, de comprendre. D’être la dialectique enclenchée, le sens rhétorique promulgué par la plume acide, indique comme une issue hors le préjugé lui-même. Il y a de la justification, aussi, le désir de faire sens, de faire lien, entre l’ancienne opinion et la nouvelle clairvoyance. Construire une structure qui tienne debout de part en part. anéantir les contradictions. La description du juif sale, misérable tant spirituellement que physiquement, socialement, politiquement, devant de longues lignes qui indiquent l’aveuglement des idées toutes faites, les références aux œuvres précédentes, que Léon refuse de remettre en cause, n’indiquent que l’état d’un palier de la connaissance, de la réalisation d’une lecture. Saint-Paul, depuis, lui a ouvert les yeux.

« Salus ex judaeis est. Le Salut vient des juifs (Salux EX Judaeis, quia Salus A Judaeis. Réponse à un tout petit docteur qui contestait ma traduction).
J’ai perdu quelques heures précieuses de ma vie à lire, comme tant d’autres infortunés, les élucubrations antijuives de M. Drumont, et je ne me souviens pas qu’il ait cité cette parole simple et formidable de Notre Seigneur Jésus-Christ, rapportée par saint Jean au chapitre quatrième de son Evangile.
Si ce journaliste copieux daigna jamais s’enquérir des Textes sacrés et s’il est en mesure de démontrer, pour ma confusion, que ce précepte considérable est mentionné dans tel ou tel des volumineux pamphlets dont il assomme régulièrement les peuples chrétiens, — il faut dire alors que cet hommage au Livre saint est si merveilleusement aphone, pénombral, rapide et discret qu’il est presque impossible de l’apercevoir et tout à fait impossible d’en être frappé.
C’est quelque chose pourtant, ce témoignage du Fils de Dieu !
Je sais bien que saint Augustin en a terriblement affaibli la portée dans sa pauvre exégèse des « deux murailles », qu’il est loisible de consulter au quinzième traité du commentaire fameux de ce vénérable Docteur.
Mais on était alors au Ve siècle ; la Réprobation d’Israël avait commencé depuis l’exorbitante catastrophe de Jérusalem ; l’espèce humaine, à moitié conquise déjà par les successeurs de Pierre, avait irrémédiablement froncé son cœur et s’était endurcie pour toute la durée des temps contre la descendance exécrée des bourreaux du Christ.
L’effrayante brûlure des premières Persécutions se cicatrisait enfin et les grandes semailles du sang des Martyrs étaient accomplies.
La pédagogie du Surnaturel tombait aux théologiens, aux explicateurs, aux philosophes désabusés, et la gênante assertion de Celui qui fut appelé le Fils du Tonnerre pouvait être écartée respectueusement, sans aucun danger de scandale ou de simple étonnement pour une Eglise toute rouge qui vagissait encore dans son berceau.
Cette parole demeure cependant. Elle subsiste, malgré tout, en sa force mystérieuse, et ressemble à quelque gemme très sombre, d’un troublant éclat, rendue plus inestimable par l’inattention téméraire des économes ou des contrôleurs de la Foi.

Le Salut vient des Juifs ! Texte confondant qui nous met furieusement loin de M. Drumont ! A Dieu ne plaise que je lui déclare la guerre, à ce triomphant ! La lutte, vraiment, serait par trop inégale.
Le pamphlétaire de la France Juive peut se vanter d’avoir trouvé le bon coin et le bon endroit. Considérant ave une profonde sagesse et le sang-froid d’un chef subtil que le caillou philosophal de l’entregent consiste à donner précisément aux ventres humains la glandée dont ils raffolent, il inventa contre les Juifs la volcanique et pertinace revendication des pièces de cent sous. C’était l’infaillible secret de tout dompter, de tout enfoncer et de jucher son individu sur les crêtes les plus altissimes.
Dire au passant, fût-ce le plus minable récipiendaire au pourrissoir des désespérés : — Ces perfides Hébreux, qui t’éclaboussent, t’ont volé tout ton argent ; reprends-le donc, ô Egyptien ! crève-leur la peau, si tu as du cœur, et poursuis-les dans la mer Rouge.
Ah ! dire cela perpétuellement, dire cela partout, le beugler sans trêve dans des livres ou dans des journaux, se battre même quelquefois pour que cela retentisse plus noblement au delà des monts et des fleuves ! mais surtout, oh ! surtout, ne jamais parler d’autre chose, — voilà la recette et l’arcane le medium et le retentum de la balistique du grand succès. Qui donc, ô mon Dieu ! résisterait à cela ?
Ajoutons que ce grand homme revendiquait au nom du Catholicisme. Or, tout le monde connaît le désintéressement sublime des catholiques actuels leur mépris incassable pour les spéculations ou les manigances financières et le détachement céleste qu’ils arborent. J’ai fait des livres, moi-même, en vue d’exprimer l’admiration presque douloureuse dont me saturent ces écoliers de la charité divine et je sens bien qu’il m’eût été impossible de m’en empêcher.
Il est donc aisé de concevoir l’impétuosité de leur zèle, quand les tripotantes mains de l’Antisémite vinrent chatouiller en eux le pressentiment de la Justice. On peut même dire qu’en cette occasion, les écailles tombèrent d’un grand nombre d’yeux et le généreux Drumont apparut l’apôtre des tièdes qui ne savaient pas que la religion fût si profitable. »

Le Salut par les Juifs, Léon Bloy

On est face à l’écriture d’un homme qui voit poindre dès 1892 la haine générale qui vient encercler et nourrir l’infortune sanglante de l’éternel bouc émissaire qui tombe toujours à pic. Mais Dieu veille :

« L’Histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau. Ils sont immobiles à jamais et tout ce qu’on peut faire c’est de les franchir en bondissant avec plus ou moins de fracas, sans aucun espoir de les démolir.
On l’a suffisamment essayé, n’est-ce pas ? et l’expérience d’une soixantaine de générations est irrécusable. Des maîtres à qui rien ne résistait entreprirent de les effacer. Des multitudes inconsolables de l’Affront du Dieu vivant se ruèrent à leur tuerie. La Vigne symbolique du Testament de Rédemption fut infatigablement sarclée de ces parasites vénéneux ; et ce peuple disséminé dans vingt peuples, sous la tutelle sans merci de plusieurs millions de princes chrétiens, accomplit, tout le long des temps, son destin de fer qui consistait simplement à ne pas mourir, à préserver toujours et partout, dans les rafales ou dans les cyclones, la poignée de boue merveilleuse dont il est parlé dans le saint Livre et qu’il croit être le Feu divin (Machabées, Livres II, ch. 1.)
Cette nuque de désobéissants et de perfides, que Moïse trouvait si dure, a fatigué la fureur des hommes comme une enclume d’un métal puissant qui userait tous les marteaux. L’épée de la Chevalerie s’y est ébréchée et le sabre finement trempé du chef musulman s’y est rompu aussi bien que le bâton de la populace.
Il est donc bien démontré que rien n’est à faire, et, considérant ce que Dieu supporte, il convient, assurément, à des âmes religieuses de se demander une bonne fois, sans présomption ni rage imbécile et face à face avec les Ténèbres, si quelque mystère infiniment adorable ne se cache pas, après tout, sous les espèces de l’ignominie sans rivale du Peuple Orphelin condamné dans toutes les assises de l’Espérance, mais qui, peut-être, au jour marqué, ne sera pas trouvé sans pourvoi. »

Le Salut par les Juifs, Léon Bloy

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24/01/2009

Pascal, Talmudiste

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Le Talmud ne donne pas des missives juridiques définitives telle : "Talmud, Sanhedrin (59a) : Les Goïm qui chercheraient à découvrir les secrets de la Loi d’Israël, commettent un crime qui réclame la peine de mort."  ou encore ce qui suit : "Talmud, Sanhedrin (57a) : un juif n’est pas obligé de payer le salaire redevable à un non-juif." Ou cela de même : "Talmud, Iore Dea 151, 11: Il est interdit de faire un présent à un Non-juif, cela encourage l’amitié." Ces phrases lues telles quelles peuvent choquer. En vérité le Talmud cherche à explorer et épuiser toutes les probabilités de réponses et de questionnements relatifs à la Torah. Il s’agit d’une exégèse herméneutique toujours réitérée. Avant le second siècle de notre ère elle était essentiellement orale, puis les commentateurs ont commencés à être mis par écrit. C’est une Compilation de controverses et de débats. Les antisémites ou antijudaïques ont abondamment puisé dans le Talmud, en tirant les phrases hors contexte (telles celles que j'ai citées en ouverture de ma note), pour faire dire à ces commentaires des choses qu’elles ne disent pas. On trouve dans le Talmud absolument tout… et son contraire, le but de l’étude talmudique étant bien la confrontation théologique constante afin de parvenir à en épuiser le sens. Chose, bien entendu, impossible. De brillants esprits comme Blaise Pascal ont étudié les écrits talmudiques avec une dévotion toute particulière. Il suffit de voir ce qu’il en dit dans ses “Pensées”. C’est très parlant et cela ferait fondre sur place les catholiques à babouches qui se réclament de Pascal… euh… notamment sur un certain site anti-naturiste.

 

« Les prophéties étaient équivoques : elles ne le sont plus » écrit Pascal dans ses Pensées sur la religion. Et le Sage Roi Salomon clame dans Qohelet : « Ce qui existe a déjà existé tout comme ce qui existera et Dieu ramène ce qui est passé. » (Écclésiaste 3 :15)

L’antisémitisme environnant s’est répandu partout, des comiques troupiers tels Dieudonné aux chrétiens traditionalistes, à présent sous couvert d’antisionisme bien sûr au milieu desquels il est inutile de tenter de parler sinon la meute aboie et seul finalement, le silence peut indiquer la réponse du mépris qui a des relents bienheureux en même temps qu’une vive tristesse de ne faire face qu’à des « nuques raides » qui se gaussent d’être touchées par la grâce divine. Culs coincés, bourses éteintes et odeurs de sépulcres et de bougies. Ainsi des chrétiens très sérieux vomissent, ce qu’ils appellent « le Judaïsme talmudique », le considérant comme corrompu car n'émanant pas des temps prophétiques. En même temps, eux ne se privent pas de faire l'éloge de grand Docteurs Chrétiens du moyen-âge. Il suffit d'aller lire les commentaires par ici, ou alors par là...

Ignares. Cœurs de pierre. Méchanceté abjecte. Or, voici ce que Blaise Pascal, dont ils se réclament aussi, malheureux, écrit dans ses Pensées sur la religion :

 

« Le péché originel enseigné

par les Juifs est la clef

de toute l’incompréhensibilité…

 

485            Du péché originel. Tradition ample du péché originel selon les Juifs.

            Sur le mot de la Genèse, viii : La composition du cœur de l’homme est mauvaise dès son enfance.

            R. Moïse Haddarschan : Ce mauvais levain est mis dans l’homme dès l’heure où il est formé.

            Massechet Succa : Ce mauvais levain a sept noms dans l’Écriture ; il est appelé mal, prépuce, immonde, ennemi, scandale, cœur de pierre, aquilon ; tout cela signifie la malignité qui est cachée et empreinte dans le cœur de l’homme.

            Misdrach Tilim dit la même chose, et que Dieu délivrera la bonne nature de l’homme de la mauvaise.

            Cette malignité se renouvelle tous les jours contre l’homme, comme il est écrit Ps. XXXVII. «  L’impie observe le juste, et cherche à le faire mourir, mais Dieu ne l’abandonnera point. » Cette malignité tente le cœur de l’homme en cette vie et l’accusera en l’autre. Tout cela se trouve dans le Talmud.

            Misdrach Tilim sur le Ps. IV : « Frémissez, et vous ne pécherez point. » Frémissez, et épouvantez votre concupiscence, et elle ne vous induira point à pécher. Et sur le Ps. XXXVI : « L’impie a dit en son cœur : Que la crainte de Dieu ne soit point devant moi » ; c’est-à-dire, que la malignité naturelle à l’homme a dit cela à l’impie.

            Misdrach el Kohelet : « Meilleur est l’enfant pauvre et sage que le roi vieux et fol qui ne sait pas prévoir l’avenir » L’enfant est la vertu, et le roi est la malignité de l’homme. Elle est appelée roi, parce que tous les membres lui obéissent, et vieux, parce qu’il est dans le cœur de l’homme depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse ; et fol, parce qu’il conduit l’homme dans la voie de [perdition] qu’il ne prévoit point.

            La même chose est dans Misdrach Tilim.

            Bereschit Rabba sur le Ps. XXXV : « Seigneur, tous mes os te béniront, parce que tu délivre le pauvre du tyran » ; et y a-t-il un plus grand tyran que le mauvais levain a faim, donnez-lui du pain de la sagesse, dont il est parlé Prov., IX ; et s’il a soif, donnez-lui l’eau dont il est parlé Is., LV.

            Misdrach Tilim dit la même chose ; et que l’Écriture en cet endroit , en parlant de notre ennemi, entend le mauvais levain ; et qu’en lui [donnant] ce pain et cette eau, on lui assemblera des charbons sur la tête.

            Misdrach el Kohelet, sur l’Eccl., IX : « Un grand roi a assiégé une petite ville. » Ce grand roi est le mauvais levain, les grandes machines dont il l’environne sont les tentations, et il a été trouvé un homme sage et pauvre qui l’a délivrée, c’est-à-dire la vertu.

            Et sur le Ps. XLI : « Bienheureux qui a égard aux pauvres. »

            Et sur le Ps. LXXVIII : « L’esprit s’en va et ne revient plus » ; d’où quelques-uns ont pris sujet d’errer contre l’immortalité de l’âme ; mais le sens est que cet esprit est le mauvais levain, qui s’en va avec l’homme jusqu’à la mort, et ne reviendra point en la résurrection.

            Et sur le Ps. CIII, la même chose.

            Et sir me Ps. XVI.

            Principes des Rabbins : deux Messies.

 

486            Chronologie du Rabbinisme. (Les citations des pages sont du livre Pugio.)

            Page 27, R. Hakadosch (an 200), auteur du Mischna ou loi vocale, ou seconde loi.

            Commentaires du Mischna (an 340) :            L’un Siphra

                                                                                    Barajetot

                                                                                    Talmud Hierosol

                                                                                    Tosiphtot

            Bereschit Rabah, par R. Osaia Rabah, commentaire du Mischna.

            Bereschit Rabah, Bar Nachoni, sont des discours subtils, agréables, historiques et théologiques. Ce même auteur a fait des livres appelés Rabot.

            Cent ans après (440) le Talmud Hierosol, fut fait le Talmud babylonique, par R. Ase, par le consentement universel de tous les Juifs, qui sont nécessairement obligés d’observer tout ce qui y est contenu.

            L’addition de R. Ase s’appelle Gemara, c’essst-à-dire le « commentaire » du Mischna.

            Et le Talmud comprend ensemble le Mischna et le Gemara.

 

487            La nature a des perfections pour montrer qu’elle est l’image de Dieu, et des défauts pour montrer qu’elle n’en est que l’image.

 

488            La corruption de la raison paraît par tant de différentes et extravagantes mœurs. Il a fallu que la vérité soit venue, afin que l’homme ne véquît plus en soi-même.

 

489            Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est hominibus. Car, sans cela, que dira-t-on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fût-il aperçu par sa raison, puisque c’est une chose contre la raison, et que sa raison, bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne quand on le lui présente ?

 

490            Dira-t-on que pour avoir dit que la justice est partie de la terre, les ommes aient connu le péché originel ?

— Nemo ante obitum beatus — Est-ce à dire qu’ils aient connu qu’à la mort la béatitude éternelle et essentielle commençait ?

 

 

 

Plaise au ciel que la religion juive

et la chrétienne qui la complète

soient les vraies religions !

 

491             Pour montrer que les vrais Juifs et les vrais Chrétiens n’ont qu’une même religion.

            La religion des Juifs semblaient consister essentiellement en la paternité d’Abraham en la circoncision, aux sacrifices, aux cérémonies, en l’arche , au temple, en Hiérusalem, et enfin en la loi et en l’alliance de Moïse.

            Je dis :

            Qu’elle ne consistait en aucune de ces choses ; mais seulement en l’amour de Dieu, et que Dieu réprouvait toutes les autres choses ;

            Que Dieu n’acceptera point la postérité d’Abraham ;

            Que les Juifs seront punis de Dieu, comme les étrangers, s’ils l’offensent. Deut., VIII, 19 : « Si vous oubliez Dieu, et que vous suiviez des dieux étrangers, je vous prédis que vous périrez en la même manière que les nations que Dieu a exterminées devant vous » ;

            Que les étrangers seront reçus de Dieu comme les Juifs, s’ils l’aiment.

            Is., LVI, 3 : « Que l’étranger ne dise point : « Le Seigneur ne me recevra pas. » Les étrangers qui s’attachent à Dieu seront pour le servir et l’aimer : je les mènerai en ma sainte montagne, et recevrai d’eux des sacrifices, car ma maison est la maison d’oraison » ;

            Que les vrais Juifs ne considéraient leur mérite que de Dieu, et non d’Abraham.

            Is., LXIII, 16 : « Vous êtes véritablement notre père, et Abraham ne nous a pas connus et Israël n’a pas eu de connaissance de nous ; mais c’est vous qui êtes notre père et notre rédempteur. »

            Moïse même leur a dit que Dieu n’acceptera point les personnes.

            Deut., X, 17 : « Dieu, dis-je, n’accepte point les personnes ni les sacrifices. »

            Le sabbat n’était qu’un signe. Ex., XXXI, 13 ; et en mémoire de la sortie d’Égypte, Deut., V, 15. Donc il n’est plus nécessaire, puisqu’il faut oublier l’Égypte.

— La circoncision n’était qu’un signe, Gen., XVII, 2. Et de là vient qu’étant dans le désert ils ne furent point circoncis, parce qu’ils ne pouvaient se confondre avec les autres peuples ; et qu’après que Jésus-Christ est venu, elle n’est pus nécessaire ;

            Que la circoncision du cœur est ordonnée. Deut., X., 16 ; Jér., IV, 4 : « Soyez circoncis de cœur ; retranchez les superfluités de votre cœur et ne vous endurcissez plus ; car votre Dieu est un Dieu grand, puissant et terrible, qui n’accepte point les personnes » ;

            Que Dieu dit qu’il le ferait un jour. Deut., XXX, 6 : « Dieu te circoncira le cœur et à tes enfants afin que tu l’aimes de tout ton cœur » ;

            Que les incirconcis de cœur seront jugés. Jér., IX, 26 : car Dieu jugera les peuples incirconcis et tout le peuple d’Israël, parce qu’il est « incirconcis de cœur » ;

            Que l’extérieur ne sert rien sans l’intérieur. Joel., II, 13 : Scindite corda vestra, etc. Is., LVIII, 3, 4, etc. L’amour de Dieu est recommandé en tout le Deutéronome.

            Deut., XXX, 19 : « Je prends à témoin le ciel et la terre que j’ai mis devant vus la mort et la vie, afin que vous choisissiez la vie, e que vous aimiez Dieu et que vous lui obéissiez, car c’est Dieu qui est votre vie » ;

            Que les Juifs, manque de cet amour, seraient réprouvés pour leurs crimes, et les païens élus en leur place. Os., I, 10 ;

            Deut., XXXII, 20 : « Je me cacherai d’eux, dans la vue de leurs derniers crimes ; car c’est une nation méchante et infidèle. Ils m’ont provoqué à courroux par les choses qui ne sont point des dieux, et je les provoquerai à jalousie par un peuple qui n’est point mon peuple, et par une nation sans science et sans intelligence. » Is., LXV, 1 ;

            Que les biens temporels sont faux, et que le vrai bien est d’être uni à Dieu. Ps., CXLIII, 15 ;

            Que leurs fêtes déplaisent à Dieu. Amos, V, 21 ;

            Que les sacrifices des Juifs déplaisent à Dieu. Is., LXVI, 1-3 ; I, 2. Jér., VI, 20. David, Miserere. —

Même de la part des bons, Expectavi. Ps., XLIX, 8, 9, 10, 11, 12, 13 et 14.

            Qu’il ne les a établis pour leur dureté. Michée, admirablement, VI, 6-8 ; I. R., XV, 22 ; Os., VI, 6 ;

            Que les sacrifices des païens seront reçus de Dieu, et que Dieu retirera sa volonté des sacrifices des Juifs. Malach., I, 2 ;

            Que Dieu fera une nouvelle alliance par le Messie, et que  l’ancienne sera rejetée, Jér., XXXI, 31 ; Mandata non bona ; — Ezéch., XX, 25 ;

            Que les anciennes choses seront oubliées. Is., XLIII, 18, 19 ; LXV, 17, 18 ;

            Qu’on ne se souviendra plus de l’arche. Jér., III, 15, 16 ;

            Que le temple serait rejeté. Jér., VII, 12, 13, 14 ;

            Que les sacrifices seraient rejetés, et d’autres sacrifices purs établis. Malach., I, 2 ;

            Que l’ordre de la sacrificature d’Aaron serait réprouvé, et celle de Melchisédech introduite par le Messie. Ps., Dixit Dominus ;

            Que cette sacrificature serait éternelle. Ibid. ;

            Que Jérusalem serait réprouvée, et Rome admise. Ps., Dixit Dominus ;

            Que le nom des Juifs serait réprouvé, et un nouveau nom donné. Is., LXV, 15 ;

            Que ce dernier nom serait meilleur que celui de Juif, et éternel. Is., LXII, 5.

            Que les Juifs devaient être sans prophètes (Amos), sans roi, sans princes, sans sacrifices, sans idole ;

            Que les Juifs subsisteraient néanmoins toujours en peuple. Jér., XXXI, 36.

 

492            Moïse (Deut. XXX) promet que Dieu circoncira leur cœur pour les rendre capables de l’aimer.

493            Perpétuité — Un mot de David ou de Moïse, comme « que Dieu circoncira leur cœur », fait juger de leur esprit. Que tous les autres discours soient équivoques, et douteux d’être philosophes et chrétiens, enfin un mot de cette nature détermine tous les autres, comme un mot d’Épictète détermine tout le reste au contraire. Jusque-là l’ambiguïté dure et non pas après.

 

494            Il faut que les Juifs ou les Chrétiens soient méchants.

 

495            Deux sortes d’hommes en chaque religion : parmi les païens, des adorateurs des bêtes, et les autres, adorateurs d’un seul Dieu dans la religion naturelle ; parmi les Juifs, les charnels, et les spirituels, qui étaient les Chrétiens de la loi ancienne ; parmi les Chrétiens, les grossiers qui sont les Juifs de la loi nouvelle. Des Juifs charnels attendent un Messie charnel ; les Chrétiens grossiers croient que le Messie les a dispensés d’aimer Dieu ; les brais Juifs et les vrais Chrétiens adorent un Messie qui les fait aimer Dieu.

 

496            C’est une chose si visible qu’il faut aimer un seul Dieu, qu’il ne faut pas de miracles pour le prouver.

 

497            Les Juifs charnels tiennent le milieu entre les Chrétiens et les païens. Les païens ne connaissent point Dieu, et n’aiment que la terre. Les Juifs connaissent le vrai Dieu, et n’aiment que la terre. Les Chrétiens connaissent le vrai Dieu, et n’aiment point la terre. Les Juifs et les païens aiment les mêmes biens. Les Juifs et les Chrétiens connaissent le même Dieu.

            Les Juifs étaient de deux sortes : les uns n’avaient que les affections païennes, les autres avaient les affections chrétiennes.

 

498            Qui jugera de la religion des Juifs par les grossiers la connaîtra mal. Elle est visible dans les Saints Livres, et dans la tradition des prophètes, qui ont assez fait entendre qu’ils n’entendaient pas la loi à la lettre. Ainsi notre religion est divine dans l’Évangile, les apôtres et la tradition ; mais elle est ridicule, dans ceux qui la traitent mal.

            Le Messie, selon les Juifs charnels, doit être un grand prince temporel. Jésus-Christ, selon les Chrétiens charnels, est venu nous dispenser d’aimer Dieu, et nous donner les sacrements qui opèrent tout sans nous. Ni l’un ni l’autre n’est la religion chrétienne, ni juive.

            Les vrais Juifs et les vrais Chrétiens ont toujours attendu un Messie qui les ferait aimer Dieu, et, par cet amour, triompher de leurs ennemis.

 

499            De là je refuse toutes les autres religions.

            Par là je trouve réponse à toutes les objections.

            Il est juste qu’un Dieu si pur ne se découvre qu’à ceux dont le cœur est purifié.

            De là cette religion m’est aimable et je la trouve déjà assez autorisée par une si divine morale ; mais j’y trouve de plus.

            Je trouve d’effectif que depuis que la mémoire des hommes dure, voici un peuple qui subsiste plus ancien que tout autre peuple.

            Il est annoncé constamment aux hommes qu’ils sont dans une corruption universelle, mais qu’il viendra un Réparateur.

            Que ce n’est pas un homme qui le dit, mais une infinité d’hommes, et un peuple entier prophétisant et fait exprès durant quatre mille ans ; leurs livres dispersés durant quatre cents ans.

            Plus je les examine, plus j’y trouve de vérités ; un peuple entier le prédit avant sa venue, un peuple entier l’adore après sa venue ; et ce qui a précédé et ce qui a suivi ; et cette synagogue qui l’a précédé ; enfin eux sans idoles, ni rois, misérables et sans prophètes, qui le suivent et qui, étant tous ennemis, sont d’admirables témoins pour nous de la vérité de ces prophéties, où leur misère et leur aveuglement est prédit.

            Les ténèbres des Juifs effroyables et prédites.

            Eris palpans in meridie.

            Dabitur liber scienti litteras, et dicet : « Non possum légère. »

            Le sceptre étant encore entre les mains du premier usurpateur étranger.

            Le bruit de la venue de Jésus-Christ.

            J’admire une première et auguste religion toute divine dans son autorité, dans sa durée, dans sa perpétuité, dans sa morale, dans sa conduite, dans ses effets, et…

            Ainsi je tends les bras à mon Libérateur, qui, ayant été prédit durant quatre mille ans, est venu souffrir et mourir pour moi sur la terre dans les temps et dans toutes les circonstances qui en ont été prédites ; et, par sa grâce, j’attends la mort en paix, dans l’espérance de lui être éternellement uni ; et je vis cependant avec joie, soit dans les biens qu’il lui plaît de me donner, soit dans les maux qu’il m’envoie pour mon bien et qu’il m’a appris à souffrir par son exemple. »

Pensées - Pascal

 

Le « Sublime avorton du christianisme » comme l’appelait Nietzsche, en connaissait un rayon en matière de « Judaïsme talmudique », en tirant forte matière pour de vives et lumineuses réflexions, en tout cas il ne l'abhorrait guère. Et pourquoi « sublime avorton du christianisme » ? Il suffit de voir certains très mauvais fruits qu’il a donné.

 

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13/01/2009

Lettre d'un Négrier Jaune à une dame chuinche (retrouvée dans Muchachen après la conquête)

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« Belle pute, ta fesse ouvre encore dans ma tête des précipices d’éléphant rose, son feuilleté de champignon vénéneux, ses cascades de troubles cardiaques. Elle œuvre ses feux d’artifice tactiles au cœur secret de ma jouissance immaculée. Son grand Opéra d’intimité doucereuse, parcheminé de réminiscences interdites. Je suis moite de toi dans l’au-delà ténébreux du jour d’été qui se délite. Longue fut la marche à nous, héros de la longue fuite dans le désert d’Obi. Suave reste ta fumure dans mon jardin fleuri d’hibiscus mauves et de pythons réticulés. Je m’émane comme un jouissant des quatre dimensions, haut sur l’échiquier du quant-à-soi, fier de sa membrure compacte veinée d’azur hyperboréen. Je te baise par l’occiput et le péritoine ensacheur, je te suce par l’élégance de ton pubis éjecté. J’interfère mon gonopode bafouillant dans la conscience intime de tes viscères écartelées, pour les labourer à jamais de présence fraîche, grouillante des mille et un vers de ma vitalité.

Ton Négrier désemparé. »

Pierre Bettencourt, Histoire Naturelle Réelle de l’Imaginaire

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31/10/2008

Que la mort est belle lorsqu’elle est inutile !

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Voici un superbe texte écrit par un punk barrèsien, Laurent Schang, dont la plume est affutée et trempée dans le sang et l'acide de l'humaine déraison condition. Il faut lire Mishima. Et prenez la peine de voir le reportage qui lui est consacré et que j'avais déjà mis en ligne... ICI...





Texte publié dans la revue "Cancer !" (N° 8 - septembre 2003)

"Ca commence par un petit garçon noir de jais qui laisse aller ses sentiments. Le visage de Saint Sébastien, plein de sperme, s’étale devant lui. Sur l’encyclopédie grande ouverte, le long des jambes du saint martyr, des filets nacrés s’entrelacent comme la dragonne sur la poignée de sabre d’un officier de marine.

Trente ans ont passé. Il écrase sa cigarette et s’écarte du bureau. Un secrétaire. Il se penche, ouvre un tiroir. Dans un agenda d’affaire à couverture de cuir épais, il cherche la bonne page. Il dévisse son stylo plume, redresse la tête un bref instant, se penche à nouveau et écrit : « 25 novembre 1970 : Je voudrais vivre éternellement. » Il sort une enveloppe, glisse à l’intérieur le manuscrit du quatrième tome de La Mer de la fertilité, achevé à l’aube. Puis il note, en idéogrammes, de droite à gauche et de bas en haut, à la manière japonaise : A mon éditeur, L’Ange en décomposition. Mishima Yukio. « La mort du corps n’est rien face à la mort de l’esprit », dit-il à voix haute sur un ton détaché. Il se frotte le visage avec les mains et va se regarder dans la glace. L’homme qui le fixe dans le reflet ne lui ressemble pas. Narcisse ne s’aime plus. Faire le vide. Que les automatismes reprennent le dessus. La toilette : retirer ses vêtements. Le polo de coupe anglaise frotte sur le torse velu, la barbe naissante. Une dernière fois, Mishima fait jouer ses pectoraux. Il gonfle ses biceps. Le cœur n’y est pas. Son cœur : un champ d’artichauts. Toute sa vie, il aura rêvé d’un tatouage de marin sur le bras. Une ancre, un cœur percé d’une dague, une rose. Toute sa vie, sa mauvaise conscience l’a retenu. Il a même écrit un livre, Confession d’un masque, pour exorciser ce fantasme de midinette. Il pensait susciter la réprobation générale, être roué de coups, flagellé et transpercé de flèches, il n’a fait que s’attirer le succès et la célébrité. Foncer chez le premier tatoueur venu ? Trop tard. On ne devrait jamais vieillir.

Le feu du rasoir inonde ses joues d’une chaleur irradiante. Il se revoit, son sabre dégainé, posant au guerrier bushi devant le photographe hilare. Hilare de peur. La lame bleuie envoyait des éclairs dans la lumière des projecteurs. Il prend le flacon d’eau de toilette, en verse un trait généreux dans le creux de sa main droite et se frictionne le visage et le cou avec. Aussitôt, une forte odeur de lavande se répand dans la salle de bains. Précepte élémentaire du code d’honneur samouraï : mourir propre. Nu, il traverse le cabinet. L’appel d’air créé dissipe le nuage de vapeur. Il ouvre l’armoire à linge ; son uniforme sort juste du teinturier. Il enfile le pantalon moutarde puis revêt la tunique à double rangée de boutons qu’il a lui-même dessinée. Ensuite seulement, il regarde autour de lui. Il se souvient de la Grèce, de Thomas Mann et de Nietzsche, de Goethe et de la bonne sueur des séances de musculation. Il se baisse et empoigne avec un infini respect ses deux sabres, un court, un long. Il n’a plus qu’à aller chercher sa casquette, qu’une fois dehors il portera à sa tête. Dans une heure, il sera mort.

En bas de son domicile, ses lieutenants attendent, serrés dans la Toyota de location. Comme lui, ils ont revêtu l’uniforme fantaisie de la Société du Bouclier. Ses quatre mousquetaires : Morita - « mon doux, mon tendre Morita » - ; Ogawa, malin comme un singe, dévoué comme un chien de chasse ; Chibi-Koga, qui pleure toutes les nuits de n’être pas mort en kamikaze un quart de siècle plus tôt ; Furu-Koga, la plus fine lame de la Tate no kai. Sera un grand kendoka. Braves garçons, qui sur son ordre ont toujours subi les quolibets sans broncher. L’écrivain et ses groupies, qu’ils disaient. Les lâches. « Mes amis, mes fils. » Pour eux aussi, ce jour sera un grand jour. Ont-ils une idée claire de ce qui se passera pour eux ensuite ? Non bien sûr, ils sont trop jeunes. Mais leur volonté demeurera inflexible, il le sait. L’opération a été tant et tant de fois répété. Dans quelques minutes, ils seront au quartier général de la Force d’Autodéfense japonaise d’Ichigaya, au centre de Tokyo. Comme d’habitude, le planton les laissera entrer avec une déférence teintée d’ironie. Et comme d’habitude, le général Mashita les recevra seul à seul dans son bureau. La prise d’otages pourra alors commencer. Les sabres seront tirés de leurs fourreaux, les portes barricadées, et Mishima prononcera son discours devant la troupe rameutée. Ce sera sa « scène du balcon ». Il les exhortera au courage, à la révolte contre l’insignifiance de l’époque, au rétablissement des valeurs sacrées. Personne, évidemment, ne l’écoutera. Les flashes crépiteront, les hélicoptères tournoieront. Cela aussi, il l’a prévu. Ce sera le signal. Le signal qu’il sera plus que temps pour lui de mourir. Le déroulement de son suicide par seppuku, il l’a conté avec un luxe de détails dans la nouvelle Yûkoku (Patriotisme), terminée d’écrire dix ans plus tôt. Après avoir dégrafé son pantalon et retroussé sa veste, il s’agenouillera au centre de la salle, recouvrira la lame de son sabre de papier de riz, ne laissant dégagée que la pointe. Dans un kiaï retentissant, il enfoncera des deux mains la partie nue de la lame dans son abdomen, à gauche du nombril. Le sang jaillira de la plaie à gros ruisseaux. Ses tempes cogneront, la sueur perlera sur son front. A cet instant précis, la douleur sera trop intense pour qu’il songe aux inévitables répercussions de son geste. Un dernier sursaut et la lame tranchera le bas ventre de part en part. Les intestins pourront dégueuler tandis qu’il vomira ses restes de la veille dans une mare de sang poisseux. Morita, debout derrière lui, abrégera ses souffrances d’un coup de sabre qui enverra sa tête rouler à l’autre bout de la pièce. Morita pourra à son tour s’éventrer, Furu-Koga procédera à sa décapitation dans les règles. Le tout sous les yeux impuissants et horrifiés du général Mashita. Les deux Koga et Ogawa ont reçu l’interdiction formelle de se faire seppuku, afin que le suicide amoureux ou shinju des deux amants soit respecté.

Sur le trajet, Mishima imagine la suite des événements. La déclaration du premier ministre, le procès des survivants, les échos dans les médias. On criera au fanatisme, à la folie meurtrière. Les journaux à sensation feront des gorges chaudes de la fin grand-guignolesque de l’écrivain homosexuel et fasciste le plus connu (le plus lu ?) au monde. Tous croiront à la thèse du coup d’état manqué d’un exalté richissime et de son armée privée d’opérette. Tant mieux, si ça leur chante ! Et comme ils auront raison. A l’autre extrémité, il y en aura aussi pour applaudir l’acte désespéré d’un nationaliste fidèle jusqu’au bout à ses idées. On encensera sa détermination sans faille, on glorifiera sa mort héroïque. On récupérera ses photos. Connaissez-vous plus japonais que lui ? lira-t-on dans la presse de droite. Pourtant, s’il avait voulu s’essayer à la politique, ce n’est pas au Parti du Patriotisme qu’il aurait adhéré. Il se rappelle, il y a un an, il était allé parler aux étudiants mutinés de la Zengakuren, la Fédération générale des étudiants d’extrême-gauche. Seul face à la foule hostile, il avait pris le micro et ils s’étaient tus. Rejoignez-nous, leur avait-il dit, ralliez le camp de la transcendance ! Prêtez allégeance à l’Empereur et je vous apporterai la guerre civile. La Société du Bouclier sera le fer de lance de notre insurrection ! Des lazzis avaient couvert la fin de sa phrase. Son regard s’était alors fait plus dur, il avait prononcé chacun de ses mots avec une netteté coupante. J’ai ce que vous n’aurez jamais : la ferme résolution de mourir bientôt. Une bordée d’injures était partie des gradins. Le gauchisme est une impasse, avait-il conclu, en quittant l’amphithéâtre rassuré sur lui-même. Il n’avait pas flanché. Ses muscles n’avaient pas tressailli. L’époque était aux batailles rangées entre la Sekigunka, l’Armée rouge japonaise, cocktails molotov et techniques de karaté, et les forces de l’ordre, et l’on ne comptait plus le nombre d’agressions de policiers par des étudiants - autant dire des adolescents - maoïstes. C’était au printemps dernier, vingt-cinq garçons et filles de la Sekigunka s’étaient emparés d’un Boeing « Yo Do » de la Japan Airlines, armés de leurs seuls sabres. Direction Pyong-Yang, la capitale du paradis nord-coréen sur terre. La Beauté était-elle dans leur camp ? Cette question, il se l’était souvent posée. Mais ni Marx ni Castro n’étaient beaux. Le Che ? Juste un guérillero pouilleux abattu comme un chien dans un village perdu des Andes, après une cavale de western spaghetti.

Encore quelques mètres, puis la voiture s’immobilise. La sentinelle demande le motif de la visite, formalité oblige. Bien sûr qu’ils les a reconnus, c’est encore l’écrivain qu’il n’a jamais lu et ses habituels doux dingues dans leur uniforme de carnaval. Tout de même, devrait pas les laisser se promener ainsi avec leurs sabres de combat. Sont rudement dangereux ces engins-là ! Trop bienveillant, le général, qu’il dit. Surtout avec des excités pareils. Où croient-ils être ? A Saipan, en 45 ? Son grand-père y était, lui. L’a jamais connu. Baïonnette au canon contre les mitrailleuses enterrées, il a chargé, avec toute sa compagnie. Pas un n’a survécu. Un fanatique c’était, affilié à une société paramilitaire comme eux. Mourir pour l’Empereur, la belle affaire ! Y a qu’à voir où ça l’a mené, le Japon. Vingt ans pour s’en remettre. Ah ça ! c’est vrai qu’ils étaient beaux ces guerriers violeurs de Coréennes massés les uns contre les autres pour le besoin de la photo, tous drapeaux dehors, brandissant leurs sabres au soleil de la victoire ! P’t-être bien que c’est pour ça qu’ils regrettent que ce soit terminé, l’écrivain homo et ses mignons. Au fait il était où, lui, en 45 ? La barrière se lève sur le véhicule et ses cinq passagers. Le général Mashita a bien été informé de leur visite.

Les portières claquent. Mishima rajuste sa tenue, vérifie que sa casquette est bien droite. Toujours le masque. Sa grand-mère paternelle, chez qui il vécut cloîtré de sa naissance jusqu’à l’âge de douze ans, serait fière de lui. C’est elle qui lui inculqua les principes du Bushido. « Hiraoka Kimitake - son vrai nom -, tu es l’héritier d’une prestigieuse lignée de samouraïs-paysans. Sache toujours t’en montrer digne. » C’est elle qui lui apprit que la liberté de l’homme réside dans le choix de sa mort, et que les forts ont seuls le droit de se suicider, pas les faibles. Qu’est-ce que la vie sans la mort ? C’est à elle qu’il doit d’avoir compris que la Beauté est la suprême loi en toutes choses, quand le bien moral est relatif. A vingt ans, en 1945, il fut recalé à sa grande honte au conseil de révision des armées. Faiblesse pulmonaire, diagnostiquèrent les médecins. A sa grande honte, mais aussi à son grand soulagement. La peur avait été la plus forte. Aujourd’hui, Mishima est prêt. Il va laver son honneur et celui de ses ancêtres. Enfin connaître l’extase de l’anéantissement de soi !

Ensuite, tout est allé très vite. Maintenant qu’il a parlé, debout sur la balustrade, les poings gantés de blanc sur les hanches, les bandeau de résolution noué sur le front, Mishima va mourir. Trois fois, il a proféré la formule rituelle les bras levés vers le ciel. « Tenno Heika Banzaï !» On l’a brocardé, raillé, traité de pantin. A présent, il va leur montrer à tous ce que c’est que d’être sincère. Il avait cru dépasser son instinct de mort dans l’exercice physique, l’abus des plaisirs. Son appétit de vivre n’était qu’apparent. Plus il progressait dans l’écriture du Soleil et l’Acier, et plus sa réalité lui apparaissait violemment. Un beau corps, pour un sadomasochiste, ne se conçoit que fouetté, piétiné, meurtri. Les statues grecques ne sont tragiques que parce qu’en elles se lit déjà la flétrissure prochaine de la beauté à son apogée. Aspiration vers les cimes ou goût morbide pour l’abîme, ce n’est plus à lui d’en décider. La postérité jugera et comme il se doit, elle aura tort. Mishima s’est composé une figure tragique ; la mise en scène de sa mort sera sublime. Son suicide par éventration sera diversement interprété, mais nul ne pourra nier son engagement total, jusqu’au sacrifice, pour la Beauté contre la Laideur. Certains le taxeront de nihilisme. Le nihilisme. La destruction de tout, y compris de soi. Le sentiment d’un déclin irréversible que rien ne peut entraver. Les fanatiques du suicide collectif, qui militaient pour l’immolation de cent millions de Japonais en 1945, l’ichioku gyokusai, étaient des nihilistes. Un peuple qui se tue au travail dix heures par jour, à produire des biens de consommation courante qui ensuite seront exportés en Europe, ce peuple mérite l’appellation de nihiliste. Mais celui qui meurt pour ne pas se voir vieillir, peut-il être qualifié de nihiliste ? Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est qu’en périssant de sa propre main, Mishima s’affirme au monde. Le bonheur ne dure jamais, les grands destins, si.

Il déboutonne sa veste, baisse son pantalon, s’agenouille lentement. Son visage a perdu toute expression. Il prend sa respiration. Une dernière fois, plonger ses yeux dans ceux de Morita... Vingt ans qu’il joue la comédie de la vie. La littérature le dégoûte. La sienne en particulier. Trop simple de coucher des personnages sur le papier. La vérité, la vraie, est dans l’action. Il n’y a plus de transcendance possible dans un monde où la mort a été évacuée. Ce monde est laid. Même les généraux en 1945 ont préféré être traînés devant les tribunaux américains plutôt que de se faire justice eux-mêmes. Il va les réveiller, tous ces amnésiques assoupis. Que la mort est belle lorsqu’elle est inutile !

Pour nous, comme le Christ glorieux expirant au soleil couchant, Mishima a rompu dans sa mort le cycle de la modernité stérilisante. Un jour, un dessinateur japonais prendra la peine de se pencher sur le cas Mishima. Arrivé au chapitre de fin, son coup de crayon se fera acéré. Surtout pas de couleurs, sauf le sang. Je vois la planche d’ici. Un corps encore jeune, vigoureux ; un masque écarlate, presque aussitôt livide, mugissant sur un cou durci, tendu par l’effort ; un ventre qui s’ouvre et déverse tout ce que la nature y a mis dans un bouillon d’hémoglobine. Le plus beau des mangas.

A tous les pédés virils de la planète, mes frères."

Laurent SCHANG

Laurent SCHANG






(Cliquez sur la photo)


Lisez également un portrait de Laurent Schang : par là.

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14/10/2008

Mourir lentement sous son regard...

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

 

 

« Il y a des femmes qui inspirent l’envie de les vaincre et de jouir d’elles ; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard. »

Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris

 

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06/10/2008

Le Cygne Noir

=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=

Qu’est-ce qu’un « cygne noir » ? C’est, affirme Taleb « tout ce qui nous paraît impossible si nous en croyons notre expérience limitée ». L’expression a du sens. Dans l’hémisphère nord, tous les cygnes sont blancs. À force de les observer, on pourrait conclure qu’il n’en existe pas d’une autre couleur. Et puis, un jour, on prend l’avion pour l’Australie et on découvre, interloqué, que, là-bas, il y a des cygnes noirs…

Libano-américain, diplômé de Wharton et Docteur en économie de Paris-Dauphine, Nassim Nicholas Taleb est depuis 2007 l’essayiste le plus lu et le plus traduit au monde. Après avoir travaillé dans les sociétés financières de Wall Street les plus prestigieuses, fondé sa propre firme et enseigné pendant sept ans les sciences de l’incertitude, Taleb se consacre à l’écriture et à la recherche.
Il a déjà vendu 700.000 exemplaires de son dernier ouvrage The Black Swan et, chaque semaine, un millier de personnes l'achètent. La maison d'édition Les Belles Lettres vient de publier la traduction pour la France : Le Cygne noir, la puissance de l'imprévisible.

Depuis quelque temps, la formule " Black Swan " est entrée dans le langage courant. Jérôme Kerviel, qui a fait perdre tant d'argent à la Société Générale ? c'est un " Black Swan ". Le 11 septembre ? un " Black Swan ".

=--=Nassim Nicholas Taleb=--= estime que le « black swan » est un événement qui possède trois caractéristiques :

 

1) il est totalement inattendu

2) son impact est gigantesque

3) notre cerveau va trouver des raisons logiques pour l'expliquer a posteriori.

Pour le philosophe, le « cygne noir » est aussi un événement vis-à-vis duquel nous « élaborons toujours après coup des explications qui le font paraître plus prévisible et moins aléatoire » qu’il n’était vraiment. En clair, c’est un événement dont nous cherchons coûte que coûte à gommer le caractère inattendu ou improbable.

Concernant les événements du 11 septembre personne ne les a vus venir, ils ont déclenché une onde de choc qui n’en finit pas de bouleverser la planète, mais tout le monde ou presque affirme aujourd’hui qu’ils étaient prévisibles, voire que l’on pouvait les empêcher.

« Cet ouvrage réussit la prouesse d'associer érudition et clarté, pédagogie et profondeur, un peu à la manière d'un Umberto Eco, enquêteur-philosophe. Mêlant mille anecdotes tirées de sa carrière de trader et de ses rencontres sur les cinq continents, Nassim Nicholas Taleb nous guide au travers des méandres d'un livre inclassable, entre essai et histoire du risque, qui emprunte à la littérature, à la philosophie, aux sciences ou à l'économie. Sans fioritures inutiles, et convaincant. » NESSIM AÏT-KACIMI, Les échos

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