13/12/2017
Un objet tout à fait étrange
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« Il se servit un large verre pour la soif et un autre pour le goût, conscient du superflu et s’en pourléchant avec un rien d’ostentation. Il coupa le jambon en tranches minces qu’il aligna joliment dans un plat d’étain, arrangea quelques olives, posa le fromage sur une feuille de vigne, les fruits dans un grand panier plat, puis il s’assit devant son souper et sourit, heureux. Il aimait. Comme tout amant comblé, il se retrouvait seul avec celle qu’il aimait. Ce soir-là, ce n’était pas une femme, ni même un être vivant, mais une sorte de projection de lui-même fait d’images innombrables auxquelles il s’identifiait. La fourchette d’argent par exemple, aux dents usées, avec les initiales presque effacées d’une aïeule maternelle, un objet tout à fait étrange si l’on songe que l’Occident l’inventa par souci de dignité alors que le tiers des hommes plongent encore leurs mains dans ce qu’ils mangent. »
Jean Raspail, Le camp des saints
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Une sorte d’éternité différente
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« Les signes s’accumulaient, sans que nous en percevions, tout au nord du pays, loin de la capitale et de ses clochers dorés, les exactes conséquences.
Nous comprenions vaguement comment, sans savoir réellement pourquoi. Tout allait vite, avec des modifications tangibles dans notre vie de tous les jours, mais rien n’était net. Tout changeait dans le flou, comme si une sorte de guimauve envahissante, poisseuse et tenace, transfusée dans les artères vivantes du pays, gelait les cœurs et les âmes, et aussi les rouages de l’État, les activités de la nation, pétrifiant jusqu’au corps profond de la population. Dans quel but ? On pouvait compter sur les doigts des deux mains ceux qui en étaient à peu près conscients dans notre petite ville, à Saint-Basile, chef-lieu du Septentrion. Tout juste comprenions nous que s’avançait rapidement, de façon informe et inexorable, une sorte d’éternité différente. Rien ne ressemblerait plus à hier, rien ne changerait plus jamais, une fois les choses accomplies. Je crois que je tiens le mot clef: cette annonce d’une éternité engendrait chez aucun d’entre nous, non pas tellement la peur, diffuse, impalpable, mais la paralysie. »
Jean Raspail, Septentrion
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12/12/2017
Exclusion, élimination immédiate et sans passe-droit de tous les gens supérieurs
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« Être comme il faut.
Règle sans exception. Les hommes dont il ne faut pas ne peuvent jamais être comme il faut. Par conséquent, exclusion, élimination immédiate et sans passe-droit de tous les gens supérieurs. Un homme comme il faut doit être, avant tout, un homme comme tout le monde. Plus on est semblable à tout le monde, plus on est comme il faut. C'est le sacre de la multitude.
Etre habillé comme il faut, parler comme il faut, manger comme il faut, marcher comme il faut, vivre comme il faut, j'ai entendu cela toute ma vie.
Je demande qu’on se rappelle ce que j’ai dit en commençant cette exégèse, à savoir que le Bourgeois profère à son insu, continuellement et sous forme de Lieux Communs, des affirmations très redoutables dont la portée lui est inconnue et qui le feraient crever de peur, s’il pouvait s’entendre lui-même.
Ainsi le Lieu Commun qui nous occupe en ce moment exprime, avec une énergie singulière, le mandement évangélique de l’Unité absolue : "Sint unum sicut et nos". La Parole substantielle étant vraie dans tous les sens, il est certain que le Bourgeois accomplit à sa façon la Volonté qu’il ignore en exigeant que le bétail humain soit un immense et uniforme troupeau d’imbéciles — pour l’immolation piaculaire… un certain jour. »
Léon Bloy, Exégèse des Lieux Communs
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"Continuez sans moi"
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« Les sociétés n'aiment pas les ermites. Elles ne leur pardonnent pas de fuir. Elles réprouvent la désinvolture du solitaire qui jette son "continuez sans moi" à la face des autres. Se retirer c'est prendre congé de ses semblables. L'ermite nie la vocation de la civilisation, en constitue la critique vivante. »
Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie
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11/12/2017
Des milliers de bras levés qui se balançaient comme une forêt de noirs serpents
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« Dans la nuit du samedi au dimanche de Pâques, à la première minute du jour de la Résurrection, il se fit un grand bruit sur la Côte, quelque part entre Nice et Saint-Tropez. Quatre-vingt-dix-neuf étraves de navires s'enfoncèrent sur les plages et dans les rochers tandis que l'enfant-monstre, s'éveillant, délivra son cri de victoire. Pendant toute la journée et toute la première partie de la nuit qui suivit, rien ne bougea à bord des bateaux, hormis des milliers de bras levés qui se balançaient comme une forêt de noirs serpents, les morts jetés à l'eau que les vagues menaient jusqu'à terre, et toutes ces bouches qui psalmodiaient presqu'en silence une mélopée sans fin que le vent portait au rivage… »
Jean Raspail, Le Camp des Saints
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Enfoncer une porte dans le mur du monde qui nous encerclait
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« Ce que nous voulions, nous ne le savions pas et ce que nous savions nous ne le voulions pas. Guerre et aventure, sédition et destruction et dans tous les recoins de nos coeurs une pression inconnue, torturante qui nous poussait sans relâche ! Enfoncer une porte dans le mur du monde qui nous encerclait, marcher sur des champs de feu, passer par dessus des ruines et des cendres qu'un souffle emporte au loin, dévaler à travers des bois broussailleux et des landes balayées par les vents, nous creuser à coups de dents un chemin victorieux vers l'est, vers ce pays, blanc et brûlant, sombre et froid qui s'allongeait entre nous et l'Asie- tout cela le voulions-nous ? Je ne sais si nous le voulions ; nous le faisions, et le "pourquoi" se perdait dans l'ombre de luttes sans trêve. »
Ernst von Salomon, Les Réprouvés
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Dans un temps où l’honneur est puni
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« Tant de choses ne valent pas d’être dites. Et tant de gens ne valent pas que les autres choses leur soient dites. Cela fait beaucoup de silence. Je n’ai rien à faire dans un temps où l’honneur est puni, - où la générosité est punie, - où la charité est punie, - où tout ce qui est grand est rabaissé et moqué, - où partout, au premier rang, j’aperçois le rebut, - où partout le triomphe du plus bête et du plus abject est assuré. »
Henry de Montherlant, Le Maître de Santiago
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Tous les attachements sont à conserver comme des trésors trop rare et infiniment précieux
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« Aujourd'hui, en même temps que les Français ont retrouvé le sentiment que la France est une réalité, ils sont devenus bien plus conscients que jadis des différences locales. La séparation de la France en morceaux, la censure de la correspondance qui enferme les échanges de pensée dans un petit territoire, y est pour quelque chose, et, chose paradoxale, le brassage forcé de population y a aussi beaucoup contribué. On a aujourd'hui d'une manière beaucoup plus continuelle et plus aiguë qu’auparavant le sentiment qu'ont est Breton, Lorrain, Provençal, Parisien. Il y a dans ce sentiment une nuance d'hostilité qu'il faut essayé d'effacer ; d'ailleurs il est urgent aussi d'effacer la xénophobie. Mais ce sentiment en lui-même ne doit pas être découragé, au contraire. Il serait désastreux de le déclarer contraire au patriotisme. Dans la détresse, le désarroi, la solitude, le déracinement où se trouvent les Français, toutes les fidélités, tous les attachements sont à conserver comme des trésors trop rare et infiniment précieux, à arroser comme des plantes malades. »
Simone Weil, L'enracinement
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10/12/2017
Anonymisation de la mort
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« Le processus d’anonymisation de la mort se manifeste quand il s’agit de la donner. Dès 1802, Hegel constatait l’abstraction du meurtre rendue possible par l’arme à feu, l’invention de la mort universelle, indifférente, impersonnelle "par laquelle la mort advient à chaque individu dans l’indifférence" (Hegel, "Système de la vie éthique, GW 5, p. 331"). L’avènement, dans l’Etat, de la puissance de l’Universel a pour corollaire l’insignifiance de l’individu singulier, et si cet universel entreprend d’éliminer tout singulier, il ne doit pas le singulariser dans l’acte même de son meurtre : c’est pourquoi la Terreur révolutionnaire a mis en œuvre "la mort la plus plate, la plus froide, sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou boire une gorgée d’eau" (Hegel, "Phénoménologie de l’esprit, GW 9, p. 320"), c’est-à-dire la guillotine, qui remplace la liturgie expiatoire qu’était l’exécution des condamnés sous l’Ancien Régime par leur pure et simple élimination, opérée par une machine. Enzo Traverso a analysé le "véritable tournant anthropologique" que fut l’introduction de la guillotine : avec la guillotine, "l’exécution mécanisée, sérialisée, cessera bientôt d’être un spectacle pour devenir un procédé technique de tuerie à la chaîne, impersonnel, efficace, silencieux et rapide. Le résultat final sera une déshumanisation de la mort". Le bourreau lui-même disparait, il n’est plus ce personnage doté d’une aura surnaturelle, bras armé du monarque et porteur d’un châtiment d’origine divine, il devient simple fonctionnaire, et en vérité ne tue plus. "C’est l’appareil qui tue, il se limite à surveiller. L’exécution est une opération technique et le servant de la machine n’est plus responsable que de son entretien : la tuerie se déroule sans sujet" (E. Traverso, "La violence nazie. Une généalogie européenne, Paris, La Fabrique, 2002, p. 29-35"). La mécanisation — et la sérialisation — de la mort se manifeste également quand il s’agit de tuer des animaux : c’est en 1810, par un décret de Napoléon, que sont crées les abattoirs de Paris : il s’agit, par là, d’une part de supprimer les tueries — nom par lequel au Moyen-âge étaient désignés les abattoirs privés — en centre-ville pour ainsi rendre la mort animale invisible, et d’autre part de rationaliser puis d’industrialiser l’abattage en l’intégrant à une véritable chaîne de production. La machinerie d’extermination nazie apparait alors comme la synthèse de ces deux produits du XIXè siècle, en donnant à l’appareil d’exécution la structure de l’abattoir. »
Jean Vioulac, La logique totalitaire. Essais sur la crise de l’Occident
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09/12/2017
L’économie n’est pas une fin en soi
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« L’économie n’est pas une fin en soi. C’est un élément de la vie des sociétés, parmi les principaux, mais seulement un élément. Elle n’est pas la source ou l’explication des évolutions de l’humanité. Elle est un agent ou une conséquence. C’est dans la psychologie des peuples, dans leur énergie et leurs vertus politiques que se trouve l’explication de l’histoire. L’économie doit être soumise à la volonté politique. Que celle-ci disparaisse – ce qui est le propre des régimes libéraux – et les forces économiques débridées entraînent la société vers l’anarchie. Aussi le problème immense de l’économie s’inscrit-il naturellement dans la révolution Nationaliste. Ce serait revenir aux mortelles erreurs "nationales" que d’en nier l’importance ou de s’en débarrasser par un mot miracle aussi sujet à confusion et à contestation que celui de "corporatisme", par exemple. Le capitalisme a créé un monde artificiel où l’homme est inadapté. Par ailleurs, la communauté populaire est exploitée par une caste étroite qui monopolise tous les pouvoirs et tend à la suprématie internationale. Enfin, le capitalisme cache sous une débauche de mots nouveaux une conception anachronique dont l’économie supporte les conséquences. Ces critiques s’appliquent mot pour mot au communisme.
La solution à l’inadaptation de l’homme dans un monde qui n’est plus fait pour lui est, nous l’avons vu, un problème politique. Le développement technique et économique ne trouve pas en lui-même sa propre justification; elle est dépendante de son utilisation. Au nouvel Etat d’assujettir l’économie à ses desseins, d’en faire l’outil d’un nouveau printemps européens. Créer des valeurs civilisatrices, forger les armes d’une nécessaire puissance, élever la qualité du peuple seront alors ses buts. C’est dans une totale transformation de la structure de l’entreprise (nous ne parlons ici que de l’entreprise à capital financier au assimilé, non de la petite entreprise familiale qui doit être préservée et où le problème ne se pose pas) et de l’organisation générale de l’économie réside le moyen de détruire le pouvoir exorbitant de la caste technocratique, de supprimer l’exploitation des travailleurs, d’établir une justice réelle, de retrouver la vérité économique et un fonctionnement sain. En régime capitaliste comme en régime communiste, l’entreprise est la propriété exclusive du capital financier dans l’un, capital étatique dans l’autre. Pour les salariés, qu’ils soient cadres ou simples travailleurs, le résultat est le même : ils sont volés, les richesses produites par leur travail sont absorbées par le capital. Cette position favorisée donne au capital tous pouvoirs sur l’entreprise : direction, gestion, bien qu’ils soient extérieurs et tendent avant tout à réaliser un profit financier, parfois au détriment de la production et de l’entreprise elle-même. Le mot fameux de Proudhon trouve ici sa pleine signification: "la propriété, c’est le vol !". Supprimer l’appropriation est la solution juste qui donnera naissance à l’entreprise communautaire. Le capital prendra alors sa juste place d’élément de la production, à coté du travail. L’un et l’autre participeront, avec un pouvoir proportionnel à leur importance dans l’entreprise, à la désignation de la direction, à la gestion économique et au bénéfice des profits réels. Cette révolution dans l’entreprise s’inscrira dans une organisation nouvelle de l’économie ayant pour base la profession et le cadre géographique régional. Supprimant les parasites et le pouvoir des financiers, elle créera un ensemble de corps intermédiaires. Ces nouvelles structures, capables de s’intégrer aisément dans l’Europe, ne peuvent trouver meilleure définition que celle d’ "économie organique". »
Dominique Venner, Pour une critique positive
Dois-je préciser que je ne suis pas d’accord, ici, avec ce qui est formulé par Dominique Venner ? Il montre, dans ce passage, ce qui rapproche la Droite Nationale de la Gauche la plus libertaire et manque, probablement, de connaissance pour réaliser que le Capitalisme n’est pas forcément libéral et que dans une société libérale, rien ni personne n’empêcherait un groupe de personnes de s’organiser en communauté sur les bases qui leur conviennent en se réalisant comme bon leur semble.
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L’éthique de l’honneur
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« L’éthique de l’honneur s’oppose à la morale d’esclave du matérialisme libéral ou marxiste. Elle affirme que la vie est un combat. Elle exalte la valeur du sacrifice. Elle croit au pouvoir de la volonté sur les évènements. Elle fonde sur la loyauté et la solidarité les rapports des hommes d’une même communauté. Elle confère au travail une grandeur en soi indépendante du profit. Elle retrouve le sens de la véritable dignité de l’homme non pas octroyée mais conquise par l’effort permanent. Elle développe chez l’homme européen la conscience de ses responsabilités par rapport à l’humanité dont il est l’ordonnateur naturel. »
Dominique Venner, Pour une critique positive
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08/12/2017
Le lien et le lieu de ma personnalité
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« Qu'est-ce que c'est pour moi - personnellement - que la France ? J'ai parlé de peuple, d'orchestre, de musique, d'identité, d'histoire, etc…
Mais, pour moi, qu'est ce que c'est ?
Eh bien, j'éprouve d'abord la France et ma qualité de Français comme le lien et le lieu de ma personnalité.
Comme une volonté et un besoin. Comme une réalité et un idéal. Comme un socle et un tremplin…
Et enfin : comme une nature vécue, souvent avec indifférence, mais qui resurgit dés qu'on veut me l'ôter. Tant il est vrai que l'amputaion rend plus présent le membre tranché. »
Jean Cau, Pourquoi la France ?
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07/12/2017
En tout état de cause, les clercs d’Occident n’ont pas attendu les musulmans…
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« Par un curieux acharnement à travestir le vrai, nos livres pour l’enseignement, des petites classes au lycées, s’appliquent à faire croire que les auteurs de l’antiquité ont tous sombré dans un noir oubli dés la chute de Rome et ne furent à nouveau connus en Occident que par les Arabes qui, eux, prenaient soin de les traduire. Ce n’est qu’au temps de la Renaissance, au réveil d’un sommeil de plus de mille années, que les humanistes, en Italie puis en France puis en Angleterre auraient pris le relais et étudié les textes grecs et romains. Vérité sans appel que toute sorte de romanciers, de polygraphes et de journalistes pour revues d’histoire ou de culture acceptent encore sans chercher à y voir d’un peu plus prés. Pourtant, tout est à revoir. On nous dit : « Sans les arabes, vous n’auriez pas connu Aristote!» C’est inexact, archi faux. Les leçons et les principaux ouvrages des savants, philosophes, poètes, dramaturges de l’Antiquité ne furent jamais, à aucun moment, ignorés des lettrés en Occident. Parler d’ « arabes » n’est pas seulement une facilité de langage mais une grave impropriété qui cache sans doute une mauvaise action, à savoir la volonté de taire la véritable identité des auteurs musulmans les plus féconds et les mieux connus, ceux qui ont le plus écrit en toutes sortes de domaines. C’étaient pour la plupart des Syriens, des Egyptiens ou des Espagnols qui, soumis par la conquête, avaient adopté la langue et l’écriture des maîtres. Les Perses, eux, avaient gardé leur langue.
En tout état de cause, les clercs d’Occident n’ont pas attendu les musulmans. Aristote était connu et étudié à Ravenne au temps du roi des Goths Théodoric et du philosophe Boèce, dans les années 510-520, soit plus d’un siècle avant l’Hégire. Cet enseignement, celui de la logique notamment, n’a jamais cessé dans les écoles cathédrales puis dans les toutes premières universités et l’on se servait alors de traductions latines des textes grecs d’origine que les érudits, les philosophes et les hommes d’Eglise de Constantinople avaient pieusement gardés et largement diffusés. Les traductions du grec en langue arabe et de l’arabe en latin, que l’on attribue généralement à Avicenne, Averroès et à Avicébron, sont apparues relativement tard, pas avant les années 1200, alors que tous les enseignement étaient déjà en place en Occident et que cela faisait plus d’un siècle que la logique, directement inspirée d’Aristote, était reconnue comme l’un des sept arts libéraux du cursus universitaire. (…) Ces traducteurs auxquels nous devrions tant, n’étaient certainement pas des Arabes et, pour la plupart, pas même des musulmans. Les conquérants d’après l’hégire ne portèrent que peu d’intérêt à la philosophie des grecs de l’antiquité dont les populations soumises, en Mésopotamie, en Syrie ou en Chaldée, gardaient pieusement les textes et les enseignements. (…) Pendant plusieurs centaines d’années, les grands centres intellectuels de l’Orient, Ninive, Damas et Edesse, sont restés ceux d’avant la conquête musulmane. La transmission du savoir y était assurée de génération en génération et les nouveaux maîtres n’y pouvaient apporter quoi que ce soit de leur propre. En Espagne, la ville de Tolède et plusieurs autres cités épiscopales ainsi que les grands monastères étaient des centres intellectuels très actifs, tout particulièrement pour les traductions de l’antique, bien avant l’invasion musulmane et la chute des rois Wisigoths. L’école des traducteurs arabes de Tolède est une légende, rien de plus.
En réalité, ces travaux des Chrétiens sous occupation musulmane n’étaient, en aucune façon, l’essentiel. Ils ne présentaient que peu d’intérêt. Les Chrétiens d’Occident allaient aux sources mêmes, là ou ils étaient assurés de trouver des textes authentiques beaucoup plus variés, plus sincères et en bien plus grand nombre. Chacun savait que l’empire Romain vivait toujours, intact, vigoureux sur le plan intellectuel, en Orient. Métropole religieuse, siège du patriarche, Constantinople est demeurée jusqu’à sa chute et sa mort sous les coups des Ottomans de Mehmet II, en 1453, un centre de savoir inégalé partout ailleurs. On n’avait nul besoin d’aller chercher l’héritage grec et latin à Bagdad ou à Cordoue : il survivait, impérieux et impérissable dans cette ville chrétienne, dans ses écoles, ses académies et ses communautés monastiques. Les peintures murales et les sculptures des palais impériaux contaient les exploits d’Achille et d’Alexandre. Les hommes d’église et de pouvoir, les marchands même, fréquentaient régulièrement Constantinople et avaient tout à y apprendre. Nos livres de classe disent qu’ils ont attendu les années 1450 et la chute de Constantinople pour découvrir les savants et les lettrés grecs ! Mais c’est là encore pécher par ignorance ou par volonté de tromper. C’est écrire comme si l’on pouvait tout ignorer des innombrables séjours dans l’Orient, mais dans un Orient chrétien de ces Latins curieux d’un héritage qu’ils ne pouvaient oublier. En comparaison, les pays d’islam n’apportaient rien d’équivalent. »
Jacques Heers, L’histoire assassinée
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05/12/2017
Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur
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« La crise de l'histoire en France, est une crise du lien social, une crise de la citoyenneté. Un citoyen est l'héritier d'un passé plus ou moins mythifié, mais qu'il fait sien, quelle que soit sa généalogie personnelle. De nos jours, sous prétexte que le pays a subi de considérables changements, d'aucuns voudraient transformer le passé afin de l'adopter au nouveau visage de la France. Rien ne fera, cependant, que le passé soit autre chose que ce qu'il a été. Prétendre changer l'histoire est un projet totalitaire : Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur, celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé, écrivait George Orwell dans 1984. »
Jean Sévillia, Historiquement incorrect
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Une race bâtarde d’avortons se roulant dans le mal
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« Tu sais, toi qui as vécu parmi nous, le fond de notre nature malheureuse. Nous sommes des feuilles dans le vent ; nous sommes les bourreaux de nous-mêmes ; une race bâtarde d’avortons se roulant dans le mal comme l’ivrogne dans son vomi ou le lépreux dans sa pourriture. Nous t’avons repoussé parce que tu étais trop pur pour nous. Nous t’avons condamné parce que tu étais la condamnation de notre vie. »
Giovanni Papini, Histoire du Christ
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Je suis miracle !
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« Je veux brûler avant le froid au plein brasier du miracle… je me jette en plein dedans, je m'ébroue, les flammes m'environnent, m'emportent, m'élèvent entre elles tout tendrement, tout tourbillon ! Je suis de feu !… Je suis tout lumière !… Je suis miracle !… »
Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s Band
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04/12/2017
La Bêtise
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« Le problème de la bêtise est peut-être le plus insondable de tous. On a rêvé des édens où les hommes seraient tous heureux, des édens où ils seraient tous bons. On n’a jamais rêvé d’édens où ils seraient tous intelligents : cela n’est même pas rêvable. »
Henry de Montherlant, Carnets
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03/12/2017
Les peuples démocratiques
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« La crainte du désordre et l'amour du bien-être [portent] insensiblement les peuples démocratiques à augmenter les attributions du gouvernement central, seul pouvoir qui leur paraisse de lui-même assez fort, assez intelligent, assez stable pour les protéger contre l'anarchie. [...] Un peuple n'est donc jamais si disposé à accroître les attributions du pouvoir central qu'au sortir d'une révolution longue et sanglante qui, après avoir arraché les biens des mains de leurs anciens possesseurs, a ébranlé toutes les croyances, rempli la nation de haines furieuses, d'intérêts opposés et de factions contraires. Le goût de la tranquillité publique devient alors une passion aveugle, et les citoyens sont sujets à s'éprendre d'un amour très désordonné pour l'ordre. »
Alexis de Tocqueville, Le déspotisme démocratique
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02/12/2017
La dissolution de l'homme
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« La barbarie éternelle c'est l'informe, le matériau brut, la désolation qui crie la victoire du désert. Les Anciens avaient rejeté le barbare aux confins de la civilisation, les Modernes ont choisi une stratégie plus subtile : pour la dissoudre, la raison a intégré la barbarie au fond d'elle-même.
En se coupant de la transcendance du sens, le sujet contemporain a engendré les formes de fragmentation psychologique et sociale les plus aberrantes. Les effets de barbarie se manifestent par la dissolution de l'homme, l'effondrement de l'éducation, la destruction de la culture et l'abolition du politique. Cette barbarie intérieure signe la faillite de l'universel dans l'avènement de "l'im-monde" moderne. Et s'il n'y a plus de déserts comme le regrettait Camus, c'est que le désert a délaissé les horizons lointains pour assécher la civilisation en ce qu'elle a de plus proche. Le désert est aujourd'hui au coeur de la cité parce que la barbarie est au coeur de la civilisation. »
Jean-François Mattéi, La barbarie intérieure
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20/11/2017
"Faire passer les classes populaires pour fascisées est très pratique"
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De l'Amérique de Trump à la France périphérique, il n'y a qu'un pas. Le géographe Christophe Guilluy nous explique pourquoi. Interview.
PROPOS RECUEILLIS PAR CLÉMENT PÉTREAULT
« Trumpisation » de la société, « lepénisation des esprits », « jeanpierrepernaultisation de l'information », les éditorialistes ne savent plus qui accabler pour expliquer la montée des populismes. Il existe pourtant une autre lecture du phénomène. Christophe Guilluy est le géographe maudit de la gauche française. Ses torts ? Une analyse qui prend les réformistes à rebrousse-poil et des livres qui décortiquent les rouages inconscients de notre ordre social. Si Manuel Valls considère qu'expliquer, c'est déjà vouloir excuser, Christophe Guilluy préfère comprendre plutôt que condamner.
Le Point.fr : L'élection d'un populiste comme Donald Trump ne semble pas vous étonner. Un tel scénario pourrait-il advenir en France ?
Christophe Guilluy : Étant donné l'état de fragilisation sociale de la classe moyenne majoritaire française, tout est possible. Sur les plans géographique, culturel et social, il existe bien des points communs entre les situations françaises et américaines, à commencer par le déclassement de la classe moyenne. C'est « l'Amérique périphérique » qui a voté Trump, celle des territoires désindustrialisés et ruraux qui est aussi celle des ouvriers, employés, travailleurs indépendants ou paysans. Ceux qui étaient hier au cœur de la machine économique en sont aujourd'hui bannis. Le parallèle avec la situation américaine existe aussi sur le plan culturel, nous avons adopté un modèle économique mondialisé. Fort logiquement, nous devons affronter les conséquences de ce modèle économique mondialisé : l'ouvrier – hier à gauche –, le paysan – hier à droite –, l'employé – à gauche et à droite – ont aujourd'hui une perception commune des effets de la mondialisation et rompent avec ceux qui n'ont pas su les protéger. La France est en train de devenir une société américaine, il n'y a aucune raison pour que l'on échappe aux effets indésirables du modèle.
Le Point.fr : Vous considérez que personne n'a vu venir le phénomène Trump ou le Brexit, car les représentations des classes populaires sont erronées…
Christophe Guilluy : Dans l'ensemble des pays développés, le modèle mondialisé produit la même contestation. Elle émane des mêmes territoires (Amérique périphérique, France périphérique, Angleterre périphérique… ) et de catégories qui constituaient hier la classe moyenne, largement perdue de vue par le monde d'en haut.
Oui, la perception que des catégories dominantes – journalistes en tête – ont des classes populaires se réduit à leur champ de vision immédiat. Je m'explique : ce qui reste aujourd'hui de classes populaires dans les grandes métropoles sont les classes populaires immigrées qui vivent dans les banlieues c'est-à-dire les minorités : en France elles sont issues de l'immigration maghrébine et africaine, aux États-Unis plutôt blacks et latinos. Les classes supérieures, qui sont les seules à pouvoir vivre au cœur des grandes métropoles, là où se concentrent aussi les minorités, n'ont comme perception du pauvre que ces quartiers ethnicisés, les ghettos et banlieues... Tout le reste a disparu des représentations. Aujourd'hui, 59 % des ménages pauvres, 60 % des chômeurs et 66 % des classes populaires vivent dans la « France périphérique », celle des petites villes, des villes moyennes et des espaces ruraux.
Le Point.fr : Pour expliquer l'élection de Trump, les médias américains évoquent « la vengeance du petit blanc ». Un même désir de vengeance pourrait-il peser dans la prochaine élection française ?
Christophe Guilluy : Faire passer les classes moyennes et populaires pour « réactionnaires », « fascisées », « pétinisées » est très pratique. Cela permet d'éviter de se poser des questions cruciales. Lorsque l'on diagnostique quelqu'un comme fasciste, la priorité devient de le rééduquer, pas de s'interroger sur l'organisation économique du territoire où il vit. L'antifascisme est une arme de classe. Pasolini expliquait déjà dans ses Écrits corsaires que depuis que la gauche a adopté l'économie de marché, il ne lui reste qu'une chose à faire pour garder sa posture de gauche : lutter contre un fascisme qui n'existe pas. C'est exactement ce qui est en train de se passer.
Le Point.fr : C'est-à-dire ?
Christophe Guilluy : Il y a un mépris de classe presque inconscient véhiculé par les médias, le cinéma, les politiques, c'est énorme. On l'a vu pour l'élection de Trump comme pour le Brexit, seule une opinion est présentée comme bonne ou souhaitable. On disait que gagner une élection sans relais politique ou médiatique était impossible, Trump nous a prouvé qu'au contraire, c'était faux. Ce qui compte, c'est la réalité des gens depuis leur point de vue à eux. Nous sommes à un moment très particulier de désaffiliation politique et culturel des classes populaires, c'est vrai dans la France périphérique, mais aussi dans les banlieues où les milieux populaires cherchent à préserver ce qui leur reste : un capital social et culturel protecteur qui permet l'entraide et le lien social. Cette volonté explique les logiques séparatistes au sein même des milieux modestes. Une dynamique, qui n'interdit pas la cohabitation, et qui répond à la volonté de ne pas devenir minoritaire.
Le Point.fr : Donc pour vous les élites essaieraient de « rééduquer le peuple » plutôt que de le régler ses problèmes ?
Christophe Guilluy : La bourgeoisie d'aujourd'hui a bien compris qu'il était inutile de s'opposer frontalement au peuple. C'est là qu'intervient le « brouillage de classe », un phénomène, qui permet de ne pas avoir à assumer sa position. Entretenue du bobo à Steve Jobs, l'idéologie du cool encourage l'ouverture et la diversité, en apparence. Le discours de l'ouverture à l'autre permet de maintenir la bourgeoisie dans une posture de supériorité morale sans remettre en cause sa position de classe (ce qui permet au bobo qui contourne la carte scolaire, et qui a donc la même demande de mise à distance de l'autre que le prolétaire qui vote FN, de condamner le rejet de l'autre). Le discours de bienveillance avec les minorités offre ainsi une caution sociale à la nouvelle bourgeoisie qui n'est en réalité ni diverse ni ouverte : les milieux sociaux qui prônent le plus d'ouverture à l'autre font parallèlement preuve d'un grégarisme social et d'un entre-soi inégalé.
Le Point.fr : Vous décrivez le modèle économique libéral comme « prédateur » du modèle républicain… Vous y allez un peu fort !
Christophe Guilluy : Nous, terre des lumières et patrie des droits de l'homme, avons choisi le modèle libéral mondialisé sans ses effets sociétaux : multiculturalisme et renforcement des communautarismes. Or, en la matière, nous n'avons pas fait mieux que les autres pays.
Le Point.fr : Seul le FN semble trouver un écho dans cette France périphérique...
Christophe Guilluy : Le FN n'est pas le bon indicateur, les gens n'attendent pas les discours politiques ou les analyses d'en haut pour se déterminer. Les classes populaires font un diagnostic des effets de plusieurs décennies d'adaptation aux normes de l'économie mondiale et utilisent des candidats ou des référendums, ce fut le cas en 2005, pour l'exprimer.
Le Point.fr : Comment percevez-vous le phénomène Macron ?
Christophe Guilluy : Il y a au moins une chose qu'on ne peut pas lui reprocher : il n'avance pas masqué ! Il ne cherche pas à faire semblant de tenir un discours « de gauche ». Il dit : « pour s'en sortir, il faut encore plus de libéralisme » ce qui est assez cohérent intellectuellement et assez représentatif de ce qu'est devenue la gauche.
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Bon, un commentaire personnel... on se demande juste où est le Libéralisme de Macron ? Où ? Pour que les analyses pertinentes de Guilly ou Michéa prennent une réelle profondeur, il leur faudrait réaliser qu'il n'y a pas la moindre once de Libéralisme en France. Mais pour cela il leur faudrait lire, sans à priori, Bastiat, Hayek... bref...
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19/11/2017
Juifs, chrétiens et musulmans: l’Espagne médiévale ne fut pas l’éden multiculturel qu’on croit
=--=Publié dans la Catégorie "Franc-tireur"=--=
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=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
Entretien avec l'historien espagnol Serafín Fanjul, par Daoud Boughezala
Professeur de littérature arabe et historien, Serafin Fanjul vient de publier une somme magistrale, Al-Andalus. L’invention d’un mythe (L’Artilleur, 2017). En développant une réflexion poussée sur l’identité nationale espagnole, il bat en brèche le mythe d’un paradis multiculturel mis en place par les huit siècles de domination musulmane. Loin d’une symbiose entre chrétiens, juifs et musulmans, Al-Andalus formait une société foncièrement inégalitaire, guerroyant contre les royaumes chrétiens du Nord, soumettant les minorités en son sein.
Entretien...
Averroès faisant amende honorable devant la mosquée de Fès, vers 1195
Causeur -- Dans votre essai Al-Andalus. L’invention d’un mythe (L’Artilleur, 2017), vous déconstruisez l’image idyllique de l’Espagne musulmane que certains intellectuels espagnols ont construite a posteriori. En comparant certaines périodes d’Al-Andalus à l’Afrique du Sud sous l’Apartheid, ne commettez-vous pas un anachronisme ?
Serafin Fanjul -- Je n’établis pas un parallèle entre al-Andalus et l’apartheid sud-africain, je dis seulement qu’il y a une certaine similitude entre les deux. Et en vérité, cette similitude existe en raison de la séparation des communautés religieuses et raciales, des droits très supérieurs accordés aux musulmans et au-contraire des statuts inférieurs qu’avaient les membres des deux autres communautés. Il y avait aussi entre les musulmans des différences de degré de noblesse et de prééminence selon leur appartenance au groupe des berbères, des muladis (les chrétiens d’origine hispanique convertis à l’islam), des arabes « baladis » (les premiers à avoir pénétré dans la péninsule, en 711) et des arabes commandés par Baldj, arrivés en 740.
Dans al-Andalus, les personnes n’avaient de valeur et n’étaient des sujets de droit qu’en tant que membres d’une communauté et non pas en tant qu’individus. La pierre de touche était évidemment les mariages mixtes. Il était impossible pour une musulmane de se marier avec un chrétien ou un juif, et il était même difficile pour une femme « arabe d’origine » de se marier avec un muladi (un chrétien converti à l’islam) en vertu du concept de Kafa’a (proportionnalité), et dans la mesure ou celle-ci était considérée comme ayant un sang de niveau supérieur. Quand la domination politique et militaire a été inversée et que les musulmans sont devenus minoritaires, la situation a été maintenue mais cette fois au détriment de ces derniers.
Les textes écrits dans al-Andalus abondent en allusions discriminatoires et insultantes contre les chrétiens et les juifs. Ces derniers se sont matérialisées, pour ne citer que quelques exemples, par la persécution antichrétienne du IXe siècle à Cordoue, par le pogrom de 1066 à Grenade, par les déportations de juifs au Maroc au XIIe siècle, ou par les fuites massives de chrétiens et de juifs vers l’Espagne chrétienne dès le IXe siècle.
Causeur -- Vous décrivez un choc des civilisations et d’un état de guerre quasi-permanents entre chrétiens, juifs et musulmans…
Serafin Fanjul -- La première fois que j’ai lu l’expression « choc des civilisations » ce n’est pas sous la plume d’Huntington, mais dans l’œuvre majeure de Fernand Braudel La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, dont la publication remonte à 1949. Je crois interpréter correctement Braudel en affirmant pour ma part, en accord avec lui, que la langue nous égare en suggérant derrière le syntagme « choc des civilisations » l’idée de grandes confrontations guerrières. Il ne s’agit pas du tout de cela, mais plutôt de confrontations quotidiennes à petite échelle, réitératives, dans la vie courante, entre des cosmogonies différentes, des notions de base, des conceptions du monde dissemblables, des morales civiques ou sexuelles, des concepts politiques élémentaires, mais qui sont déterminants dans la relation des êtres humains avec le pouvoir : la soumission totale ou l’exercice de droits et la conscience de posséder des droits. Et cela sans entrer dans des questions plus concrètes comme la position de la femme ou celle des minorités religieuses, qui heureusement ont été depuis longtemps dépassées en Europe, alors que dans les pays musulmans elles demeurent intactes ou suscitent des convulsions graves lorsqu’elles sont débattues.
Je n’ai jamais écrit qu’il y avait un état de guerre permanent dans la péninsule ibérique médiévale entre deux blocs antagoniques et irréductibles. Et cela parce que je sais parfaitement que cela n’a pas été le cas jusqu’à ce que la Reconquête se consolide comme grand projet national au XIIe et XIIIe siècles. Je sais aussi, bien sûr, qu’il y a encore eu par la suite des alliances croisées avec des royaumes de taïfas musulmans, des interventions de troupes chrétiennes (même franques) ou musulmanes contre des princes chrétiens comme cela avait été le cas depuis le IXe siècle.
Causeur -- Le monde d’Averroès et Maimonide était-il si apocalyptique ?
Serafin Fanjul -- Je ne crois pas qu’il soit très heureux de citer Averroès et Maïmonide comme deux exemples de liberté de pensée et de confraternité des communautés dans al-Andalus. Averroès était un néoplatonicien qui a été persécuté en tant que libre penseur par les Almohades. Quant au juif Maïmonide, il a été obligé de s’islamiser. Exilé au Maroc avec sa famille, il est allé ensuite en Égypte où il est retourné au judaïsme. Découvert et dénoncé par un habitant d’al-Andalus, il a été accusé d’apostasie et n’a pu finalement sauver sa vie que grâce à l’intervention du cadi Ayyad. Maïmonide expose bien sa position et son état d’esprit à l’égard des chrétiens et des musulmans dans son Épitre au Yémen.
Causeur -- Comment en arrivez-vous à justifier politiquement l’expulsion des juifs et des morisques (maures convertis au christianisme) de l’Espagne chrétienne ?
Serafin Fanjul -- J’essaie seulement d’expliquer ces événements. Nous ne pouvons pas nous limiter à voir les événements du passé comme bons ou mauvais, alors qu’ils sont tout simplement irréversibles. La seule chose que nous puissions faire, c’est de nous en rapprocher le plus honnêtement possible pour essayer de les comprendre. Et dans le cas ou notre bonne foi et notre volonté régénératrice sont sincères, il nous faut essayer de ne pas les répéter.
C’est malheureusement toute l’Europe médiévale qui s’est appliquée à marginaliser et persécuter les juifs, avec de fréquents massacres et des mises à sac de quartiers juifs. Dans l’Espagne chrétienne, ce mouvement s’est produit plus tard. Si en 1212 les troupes castillanes d’Alphonse VIII ont protégé les juifs de Tolède contre les francs venus à cette occasion, en revanche, en 1348 et 1391, la situation était radicalement différente. Il y a eu alors une grande quantité de morts, d’exactions et de conversions forcées. Les juifs convertis au christianisme et ceux qui avaient maintenu leur foi, après les tentatives de conversion massive des années 1408-1415, ont cependant coexisté tout au long du XVe siècle. Au début, les Rois catholiques ont essayé de faire en sorte que les juifs et les mudéjares (musulmans) demeurent sur les lieux où ils vivaient et conservent leurs fonctions. Ils dépendaient directement du roi, payaient un impôt spécial de capitation et recevaient en échange une protection face a la société, mais toujours avec l’idée qu’à long terme on parviendrait à les convertir. Au XIIe et XIIIe siècles les communautés juives de l’Espagne chrétienne avaient augmenté considérablement alors que celles d’al-Andalus en étaient venues à disparaitre en raison de l’action des Almohades. A la même époque, la persécution des juifs redoublait en Europe. Cette attitude générale a fini par atteindre l’Espagne, stimulée par le fait que quelques juifs se livraient à l’usure et participaient au recouvrement des impôts, motifs qui irritaient les populations exploitées les plus pauvres et les incitaient à des réactions aussi brutales que totalement injustes. Jean Ier, en 1390, et Isabelle Ière, en 1477, avaient dû freiner les ardeurs belliqueuses des membres les plus exaltés du clergé.
Causeur -- Quelle était la situation des sujets juifs du royaume catholique de Castille ?
Serafin Fanjul -- À la veille de l’expulsion de 1492, il y avait environ cent mille juifs dans la couronne de Castille et une vingtaine de mille en Aragon. Une minorité était riche, mais la majorité ne l’était pas (il s’agissait d’agriculteurs, d’éleveurs, d’horticulteurs, d’artisans du textile, du cuir et des métaux). La protection dans les terres des seigneurs de la noblesse était plus directe et plus efficace que celle du domaine royal. Les juifs y exerçaient des professions libérales comme la médecine en dépit des interdits. Parmi les juifs proches des Rois catholiques il y avait notamment Abraham Seneor, grand rabbin de Castille, Mayr Melamed, Isaac Abravanel, Abraham et Vidal Bienveniste. L’attitude des Rois catholiques n’était pas antijuive mais elle ne contribua pas non plus à éliminer l’hostilité populaire ni à contredire les arguments doctrinaux contre les juifs. Le plus grand connaisseur actuel de l’Espagne des Rois catholiques, Miguel Ángel Ladero Quesada, écarte les motifs économiques pour expliquer l’expulsion (qui était en fait plutôt préjudiciable pour les revenus de la Couronne). Il l’attribue plutôt à la volonté de résoudre le problème des convertis judaïsant, problème qui avait déjà justifié l’établissement de la nouvelle inquisition en 1478. On croyait alors que les juifs, par leur seule présence et en raison des liens familiaux qui les unissaient avec de nombreux convertis, contribuaient à empêcher l’assimilation ou l’absorption. D’autre part, comme les juifs n’étaient pas chrétiens, ils ne pouvaient pas faire l’objet d’enquêtes de la part de l’Inquisition. Le climat d’euphorie de la chrétienté triomphante après la prise de Grenade en 1492, aida les inquisiteurs à convaincre les Rois catholiques de la nécessité de l’expulsion. D’autant qu’à cette époque de plein affermissement du pouvoir royal, une idée se répandait de plus en plus: celle selon laquelle seule l’homogénéité de la foi pouvait garantir la cohésion du corps social, indispensable au bon fonctionnement de la monarchie. Nous savons aujourd’hui que ces idées étaient injustes et erronées, mais elles avaient alors cours dans toute l’Europe. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler l’antisémitisme féroce de Luther, la persécution des huguenots, des protestants en Espagne, en Italie et en France, ou des catholiques dans les différents pays d’Europe du nord au cours des siècles suivants.
Causeur -- Quant aux musulmans, je crois savoir qu’ils n’ont pas été épargnés par l’Espagne catholique…
Serafin Fanjul -- La politique de la Couronne envers les musulmans a été erratique et souvent contradictoire. Les mudéjares (musulmans sous la domination des chrétiens) avaient subsisté depuis le XIIIe siècle bien qu’en nombre décroissant. L’expulsion comme châtiment pour rébellion (1264) à Niebla et Murcie, l’exil volontaire pour ne pas être soumis au pouvoir chrétien et l’attraction qu’exerçait le royaume de Grenade, avaient finalement vidé l’Andalousie occidentale de ses musulmans. Après la prise de Grenade, les mudéjares ont été autorisés à émigrer ou à rester en conservant leur religion, mais en 1498 les pressions pour qu’ils se convertissent ont été tellement fortes qu’elles ont provoqué la rébellion des Alpujarras (1499-1502) avec pour conséquence le décret de baptême forcé ou l’expulsion. La fuite volontaire et clandestine de morisques s’est ensuite accrue en raison des fatwas et des exhortations des jurisconsultes musulmans (al-Wansharisi, ibn Yuma’a) qui condamnaient la permanence en territoire chrétien pour ne pas s’exposer au danger de perdre la foi et de finir christianisé. En 1526, une nouvelle rébellion de morisques (crypto-musulmans officiellement chrétiens) a éclaté dans la Sierra d’Espadan et l’explosion finale, le grand soulèvement de Grenade, Almeria et Malaga, s’est produit en 1568. Dès le début du XVIe siècle, il a été interdit aux morisques de quitter l’Espagne en raison des effets négatifs que cela pouvait avoir sur les caisses de la Couronne. Il leur a été également interdit de s’approcher des côtes à moins de dix kilomètres pour éviter leur fuite ou les empêcher de collaborer activement avec les pirates barbaresques et turcs qui dévastaient le littoral espagnol.
Causeur -- Et la population catholique, était-elle aussi hostile que la Couronne aux ex-musulmans devenus morisques ?
Serafin Fanjul -- L’hostilité de la population chrétienne à l’égard des morisques n’a fait qu’augmenter au cours des événements. Elle a culminé avec la prise de conscience de leur refus de s’intégrer dans la société majoritaire. A nouveau, le peuple et le bas clergé ont exacerbé leur antipathie pour les morisques, ce qui en retour a renforcé la haine et le rejet par ces derniers de la majorité dominante, un cercle vicieux qui ne pouvait être rompu que par le maillon le plus faible, en dépit des opinions contraires des autorités politiques les plus hautes, de la noblesse de certaines régions (qui avait des travailleurs morisques comme en Aragon et à Valence), voire du roi lui-même. Entre 1609 et 1614, environ trois cent mille morisques qui ont quitté l’Espagne surtout en direction du nord de l’Afrique.
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15/11/2017
Un jeu de mensonge
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« L'exercice du suffrage universel en France est devenu un débordement de vice inouï. Exactement comme le nationalisme barbare, exactement comme l'antisémitisme barbare, exactement comme un certain antimilitarisme, comme un certain colonialisme, comme l'africanisme, comme le surmenage industriel, comme la prostitution, comme la syphilis, comme les courses, comme et autant que tous les parlementarismes, le parlementarisme électoral est une maladie. (...) L'exercice du suffrage universel en France est devenu, sauf de rares et nobles exceptions, un jeu de mensonge, un abus de force, un enseignement de vice, une maladie sociale, un enseignement d'injustice. »
Charles Péguy, Quatorzième Cahier de la troisième série — 22 avril 1902
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Des exécutions publiques
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« On multiplie partout les manifestations sportives, hein ? Vraiment, quel signe de décadence ! Le genre de spectacle qu’il faudrait montrer aux gens, on ne le leur fait jamais voir ; ce qu’il faudrait leur montrer, ce sont les exécutions capitales. Pourquoi ne sont-elles pas publiques ? »
Yukio Mishima, Le Pavillon d’Or
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La bizarre économie de Fiume occupée
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
« Gaspilleur, amoureux du luxe, auteur bien payé mais insatiable et endetté, plus porté sur la dilapidation que sur la parcimonie, D'Annunzio se montre réfractaire aux règles modernes de l'économie. Il rentre plutôt dans la catégorie des individus encore conditionnés par la mentalité économique archaïque, où l'échange de dons, le goût exhibitionniste de la munificence, sont plus appréciés que le marché. Ce n'est pas un hasard si D'Annunzio fera graver, à l'entrée du Vittoriale, la devise : "J'ai ce que j'ai donné". Son attitude relève d'un comportement anti-économique qui peut rentrer, par analogie, dans le phénomène que décrivit Marcel Mauss dans son "Essai sur le don", publié en 1923-1924, auquel se réfère aujourd'hui en France le MAUSS - Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales.
La bizarre économie de Fiume occupée reflète les grandes lignes de l'anti-utilitarisme. En effet, les rentrées d'argent gouvernementales ne viennent pas de taxes ou d'impôts, comme dans tous les États "normaux", mais bien des vols accomplis par les Uscocchi, ainsi que des offrandes généreuses des partisans anonymes ou illustres. […]
Pour mieux pénétrer l'esprit de la piraterie fiumaine, nous pouvons nous appuyer sur les théories élaborées par les animateurs de la Revue du MAUSS, selon lesquelles le don, par-delà le marché et l'économie publique, serait au centre d'un troisième réseau de circulation de biens et de services, la socialité, où ce qui compte n'est pas tant la valeur d'usage ou d'échange, que ce que l'on pourrait appeler la "valeur de lien". On peut appliquer cette interprétation au cas de Fiume, soutenue par des donations et souscriptions, mais surtout par la pratique du coup de main, un vol qui — à la manière de Robin des Bois volant aux riches pour donner aux pauvres — se transforme en distribution pour la collectivité, acte généreux qui crée un lien fort, sur les plans émotionnel et social, entre les hommes. Comme le souligne Kochnitzky, les Uscocchi sont "des corsaires qui ne pillent que pour donner à manger aux affamés".
Le langage du don, disent ceux qui l'étudient, naît du besoin, non de tirer profit, mais d'être utile, pour obtenir en échange estime, admiration, reconnaissance, et tend à relier les individus dans des réseaux d'amitié et de considération réciproques. Placer ce lien au centre des rapports humains implique une vision du monde qui, parce qu'elle refuse d'accepter la société comme un engrenage uniquement réglé par le mobile du gain et de la production, s'ouvre au risque, à l'inattendu, à l'aléatoire, à l'aventure. On ne saurait certes nier que ces traits se retrouvent typiquement dans l'atmosphère fiumaine, où par-delà l'économie fondée sur la piraterie, les exemples de l'esprit du don ne manquent pas : la quotidienne offrande de mots que le Vate dispense depuis le balcon du palais du gouvernement n'est-elle pas un cadeau que l'artiste reçoit de sa Muse pour le restituer à son public ?
L'homme que la philosophie du don oppose à l'homo œconomicus ne poursuit pas un idéal paupériste, pas plus qu'il n'est pauvre en besoins. Au contraire, pour pouvoir donner, il doit avoir vécu passions et désirs. "Qui ne connaît pas le plaisir, la spontanéité ou l'intérêt matériel n'a pas grand chose à sacrifier et à donner aux autres, écrit Alain Caillé. Il faut bien qu'Abraham ait un fils pour pouvoir le sacrifier à Jéhovah. Il faut bien que le renonçant hindou, l'arhat, ait sacrifié la vie ici-bas pour pouvoir aspirer sérieusement à la mort. Et le Bouddha ou Saint François d'Assise pourraient-ils accepter de tout perdre s'ils n'avaient, d'abord, tout possédé ?" Ces exemples conviennent parfaitement au cas fiumain où les membres de l'association Yoga, méprisant l'argent et le capitalisme matérialiste, sont en harmonie avec l'enseignement du Bouddha sur la nécessité de se détacher des contingences. Ce n'est pas un hasard non plus si Guido Keller, lors de son vol au-dessus de Rome, rend hommage à Saint François et au souvenir de sa pauvreté en lançant un bouquet de fleurs sur le Vatican. »
Claudia Salaris, À la fête de la révolution — Artistes et libertaires avec D'Annunzio à Fiume
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13/11/2017
On me donnait de la morphine, et je lisais
=--=Publié dans la Catégorie "Lectures"=--=
« Durant les combats de Bapaume, je promenais une petite édition de Tristram Shandy dans mon porte-carte, et je l’avais également sur moi lorsque nous fument engagés devant Favreuil. On nous garda en réserve au niveau des positions de l’artillerie depuis le matin jusque tard dans l’après-midi, et bientôt, nous nous ennuyâmes fort, bien que la position ne fut pas sans danger. Je me mis donc à feuilleter mon livre, et sa mélodie si diverse, semée de tant de scintillements, fut bientôt comme une voix discrète qui se mariait aux circonstances extérieures en une harmonie toute en demi-teintes. Après maintes interruptions, et comme j’avais lu quelques chapitres, nous reçûmes enfin l’ordre de marche ; je remis le livre en poche, et le soleil n’était pas encore couché que j’étais par terre avec une blessure.
A l’hôpital, je repris le fil de ma lecture, comme si tout l’intervalle n’avait été qu’un rêve, ou bien eut fait partie du livre lui-même, intercalant dans le texte un chapitre d’une force particulièrement convaincante. On me donnait de la morphine, et je lisais, tantôt éveillé, tantôt plongé dans un demi-assoupissement, de sorte qu’un grand nombre d’états d’âme divisaient et fragmentaient à nouveau le texte déjà mille fois fragmenté. Des accès de fièvre, combattus à l’aide de Bourgogne et de codéine, l’artillerie et l’aviation qui bombardaient notre localité, où les troupes en retraite commençaient à refluer et dans laquelle on nous oubliait presque, ajoutèrent encore à la confusion, si bien que je n’ai gardé de ces jours que le trouble souvenir d’une agitation où se mêlaient sentimentalité et sursauts farouches, d’un état ou rien n’eut pu nous étonner, pas même l’éruption d’un volcan, et où le pauvre Yorick et l’honnête oncle Toby étaient les plus familières parmi les figures qui nous faisaient visite. »
Ernst Jünger, Le cœur aventureux
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