04/11/2015
Je ne suis pas un paladin de mon époque
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« Non, j’accorde que je ne suis pas un paladin de mon époque, pas plus un "guide", ni ne veux l’être. Je n’aime pas les guides, les Führer, ni non plus les "professeurs", par exemple, les "professeurs de démocratie". J’aime et j’estime encore moins ces petits, ces médiocres, ces nez creux qui vivent d’informations récoltées et de pistes flairées, cette racaille de valets et d’estafettes du temps qui trottent aux côtés de tout ce qui est nouveau, en manifestant sans cesse leur dédain pour ceux qui sont moins dispos et moins agiles. Ou encore les freluquets et conformistes de leur époque, ces gens chics, ces élégants intellectuels, qui portent les dernières idées et les dernières paroles à la mode comme ils portent leur monocle, qui, par exemple, manient les concepts "esprit, amour, démocratie" – en sorte qu’il est aujourd’hui déjà difficile d’entendre ce jargon sans avoir la nausée. »
Thomas Mann, Considérations d'un apolitique
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Des crises de vie
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« La crise de l'enseignement n'est pas une crise de l'enseignement ; il n'y a pas de crise de l'enseignement ; il n'y a jamais eu de crise de l'enseignement ; les crises de l'enseignement ne sont pas des crises de l'enseignement ; elles sont des crises de vie ; elles dénoncent, elles représentent des crises de vie et sont des crises de vie elles-mêmes ; elles sont des crises de vie partielles, éminentes, qui annoncent et accusent des crises de la vie générales ; ou si l’on veut les crises de vie générales, les crises de vie sociales s'aggravent, se ramassent, culminent en crises de l'enseignement, qui semblent particulières ou partielles, mais qui en réalité sont totales, parce qu'elles représentent le tout de la vie sociale ; c’est en effet à l’enseignement que les épreuves éternelles attendent, pour ainsi dire, les changeantes humanités ; le reste d’une société peut passer, truqué, maquillé ; l’enseignement ne passe point ; quand une société ne peut pas enseigner, ce n’est point qu’elle manque accidentellement d’un appareil ou d’une industrie ; quand une société ne peut pas enseigner, c'est que cette société ne peut pas s'enseigner ; c'est qu'elle a honte, c'est qu'elle a peur de s'enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c'est s'enseigner ; une société qui n'enseigne pas est une société qui ne s'aime pas ; qui ne s'estime pas ; et tel est précisément le cas de la société moderne. »
Charles Péguy, Pour la rentrée, in Œuvres en prose complètes, I (Bibliothèque de La Pléiade)
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03/11/2015
Le bien-être et l'ennui
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« Français des croisades, ils sont devenus Français de la cuisine et du bistrot : le bien-être et l'ennui. [...] Rien n'est plus gênant que de voir une nation qui a abusé - à juste titre - de l'attribution "grand" - grande nation, grande armée, la grandeur de la France - se dégrader dans le troupeau humain haletant après le bonheur. Elle était réellement grande quand elle ne le cherchait pas. [...] "Le Français moyen", "le petit-bourgeois" : types honteux de circulation courante, qui ont fleuri sur les ruines des exploits du passé. Quelle ironie de la vie : le sacrifice des héros est suivi des fades délices du médiocre, comme si les idéaux ne jaillissaient de la gloire du sang que pour être piétinés par les doutes. »
Emil Cioran, De la France
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La Noblesse repose sur le mérite, et celui-ci doit toujours être confirmé...
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« Au fil des siècles, chez les peuples européens et dans chacune de leurs cultures particulières, les formes du pouvoir nobiliaire n’ont pas cessé de changer, et souvent de façon rapide, mais la fonction politique et morale de la noblesse, en Grèce, à Rome, en Germanie, dans l’Europe médiévale ou moderne, est restée identique pour l’essentiel. La noblesse n’est pas l’aristocratie ; il y a des aristocraties de la fortune et de l’argent. Elle n’est que partiellement dépendante de l’hérédité. Elle repose sur le mérite, et celui-ci doit toujours être confirmé. La noblesse se gagne et se perd. Elle vit sur l’idée que le devoir et l’honneur sont plus importants que le bonheur individuel. Ce qu’elle a en propre c’est son caractère public. Elle est faite pour diriger la chose publique, la res publica. Sa vocation n’est pas d’occuper le sommet de la société mais le sommet de l’Etat. Ce qui la distingue, ce ne sont pas les privilèges, mais le fait d’être sélectionnée pour commander. Elle gouverne, juge et mène au combat. La noblesse est associée à la vigueur des libertés publiques. Ses terres d’élection sont les libertés féodales et les monarchies aristocratiques ou constitutionnelles. Elle est impensable dans les grandes tyrannies orientales, Assur ou l’Egypte. En Europe même, elle s’étiole ou disparaît chaque fois que s’établit un pouvoir despotique, ce qu’est le centralisme étatique. Elle implique une personnalisation du pouvoir qui humanise celui-ci à l’inverse de la dictature anonyme des bureaux. »
Dominique Venner, Histoire et tradition des Européens
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02/11/2015
Un aspect animal secret
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« L'image de la femme désirable, donnée en premier lieu, serait fade - elle ne provoquerait pas le désir - si elle n'annonçait pas, ou ne révélait pas, en même temps, un aspect animal secret, plus lourdement suggestif. »
Georges Bataille, L’érotisme
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Plein le dos
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« J'en avais, pour mon compte, plein le dos. Je n'éprouvais plus le besoin de signer une seule ligne politique. Je reprenais des livres qui parlaient d'un autre temps, d'autres hommes, du vagabond Rimbaud à la poursuite de ses visions, de Stendhal baguenaudier et se palpant l'âme, de Flaubert sacrant et gémissant sur la prose de sa Bovary. Je rouvrais des manuscrits inachevés, j'avais envie de flâner des jours entiers au Louvre devant Corot et Cézanne, d'écrire une longue histoire sur l'amour et sur Dieu.
Voilà bien un beau révolutionnaire ! J'en conviens volontiers. Je n'étais sûrement pas le seul dans cette humeur. Je ne cherche pas à nous excuser, mais à nous expliquer. Nous étions jeunes, passionnés, nous avions eu de bouillants désirs et de furieuses répugnances. L'état de notre pays nous contraignait à vivre au milieu de vieillards méchants, jaloux de notre flamme, radoteurs, affaissés, ou bien encore de blasés, de déçus. Ils s'étaient tous employés à détruire nos espoirs, casser nos élans. Nous ne pouvions échapper à leur cercle. Nous n'éprouvions plus qu'un écrasant ennui. »
Lucien Rebatet, Les Décombres
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La civilisation des Machines n’a nullement besoin de notre langue
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« Vainqueurs ou vaincus, la civilisation des Machines n’a nullement besoin de notre langue, notre langue est précisément la fleur et le fruit d’une civilisation absolument différente de la civilisation des Machines. Il est inutile de déranger Rabelais, Montaigne, Pascal, pour exprimer une certaine conception sommaire de la vie, dont le caractère sommaire fait précisément toute l’efficience. La langue française est une œuvre d’art, et la civilisation des machines n’a besoin pour ses hommes d’affaires, comme pour ses diplomates, que d’un outil, rien davantage. Je dis des hommes d’affaires et des diplomates, faute, évidemment, de pouvoir toujours nettement distinguer entre eux. »
Georges Bernanos, La France contre les robots
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16/10/2015
Le Clergé Laïc
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« Un peu avant la Révolution se présente un phénomène encore mal connu dont on ne voit pas clairement les causes, ni le terme, ni les derniers effets : les Sociétés.
"Les Sociétés", ce terme est employé absolument sans détermination. On dit, en octobre 1788, que les parlementaires sont vaincus d'avance parce qu'ils sont "chassés de toutes les Sociétés". On rapporte les paroles prononcées par tel homme en vue dans une "Société". On parle de "l'opinion des Sociétés". Le terme de Société est le véritable, non celui de Club, pour désigner les Sociétés révolutionnaires. On dit en 1792 : la Société de telle ville.
Cette manière de parler a sa raison. Il ne s'agit plus des salons littéraires du dix-septième siècle. Ce sont des sociétés de philosophes.
C'est au déclin du règne de Louis XV que le phénomène se répand en France. Le Grand-Orient se constitue en 1773. Les Sociétés secrètes et ordres divers, Ecossais, Illuminés, Swedenborgiens, Martinistes, Egyptiens, Amis réunis, se disputent les adeptes et les correspondances. On voit enfin de 1769 à 1780 sortir de terre des centaines de petites sociétés à demi découvertes, autonomes en principe comme des loges, mais agissant de concert, comme des loges aussi, constituées comme elles, animées du même esprit "patriote" et "philosophe", et cachant mal des visées politiques semblables, sous des prétextes officiels de science, de bienfaisance ou de plaisir : Sociétés académiques, littéraires, patriotiques, musées, lycées, sociétés d'agriculture même.
"La république des lettres", simple allégorie en 1720, est devenue vers 1770, grâce à Voltaire et aux encyclopédistes, une fort tangible réalité. Le règne des salons et du persiflage élégant est fini. Celui des Sociétés de pensée et du philosophisme commence. Les "Cacouacs" ont suivi les conseil de leur vieux maître. Ils ont formé un "corps d'initiés", une "meute", pour faire la chasse à l' "infâme" avec un acharnement qui trouble quelque peu la majesté du Parnasse français. M. Roustan, dans son livre sur Les philosophes et la Société française au dix-huitième siècle, a fort justement insisté sur la formation de la "secte" philosophique vers 1760, et ce qu'il appelle le "clergé laïc". Elle règne à l'Académie sous d'Alembert, dispose de la censure par Malesherbes, fait interdire les livres de ses adversaires, et jeter les auteurs à Vincennes et à la Bastille, répand sur l'opinion et sur le monde des lettres une sorte de terreur sèche. Les lettres de lord Chesterfield, les mésaventures du président de Brosses, de Palissot, de Gilbert, de Rousseau, de Fréron, de Linguet, pour ne citer que les plus célèbres, montrent ce que risquaient les indépendants et les héroïques.
L'objet des Académies est de susciter une opinion publique. Elles ne sont pas seulement une agence de nouvelles, mais des sociétés d'encouragement au patriotisme, des barreaux d'esprit public. Pour atteindre ce but, elles créent une république idéale en marge et à l'image de la vraie, ayant sa constitution, ses magistrats, son peuple, ses honneurs et ses luttes. On y étudie les mêmes problèmes politiques, économiques, etc., on y traite d'agriculture, d'art, de morale, de droit. On y débat les questions du jour, on y juge les hommes en place. Bref, ce petit Etat est l'image exacte du grand, à une seule différence près ; il n'est pas grand, et il n'est pas réel. Ses citoyens n'ont ni intérêt direct, ni responsabilité engagée dans les affaires dont ils parlent. Leurs arrêtés ne sont que des voeux, leurs luttes des conversations, leurs travaux des jeux. Dans cette cité des nuées, on fait de la morale loin de l'action, de la politique loin des affaires ; c'est la cité de la pensée. Voilà son caractère essentiel, celui que les initiés comme les profanes oublient d'abord, parce qu'il va de soi, et auquel il faut d'abord revenir pour apprécier la valeur et s'expliquer les lois et la pente fatale de l'association. Il n'est pas indifférent en effet qu'il s'éveille et se forme un esprit public de cette manière - socialement ; ni qu'une société se fonde - théoriquement. »
Augustin Cochin, La révolution et la libre-pensée
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Chacun se soumet à ce qu'il croit approuvé de tous
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« Or, il n'est pas d'argument ni de séduction qui agisse sur l'opinion comme ce fantôme d'elle même. Chacun se soumet à ce qu'il croit approuvé de tous. L'opinion suit sa contrefaçon et de l'illusion naît la réalité. C'est ainsi que sans talent, sans risques, sans intrigues dangereuses et grossières, par la seule vertu de son union, la petite cité fait parler à son gré l'opinion de la grande, y décide des réputations et fait applaudir, s'ils sont à elles, d'ennuyeux auteurs et de méchants livres. »
Augustin Cochin, Les sociétés de pensée et la démocratie moderne
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Le mal tellement hideux
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« — Sans t’emmener si loin, reprenait Régis, comprends-tu le sens radieux de la Communion des Saints ? L’Église est un trésor spirituel. Il est formé par le sacrifice de Jésus, par les vertus de tous les saints, par les prières, les renoncements de tous les catholiques. Toutes les âmes de l’Église composent un corps mystique, elles communiquent entre elles à quelque stade qu’elles soient de la vie terrestre ou immortelle, l’Église triomphante du ciel, l’Église souffrante du purgatoire, l’Église militante de ce monde. Elles possèdent en commun tous leurs biens, elles travaillent sans fin les unes pour les autres. Comprends-tu cette sublime réciprocité ? Mais comprendre cela n’est rien, c’est à la portée d’un gamin de douze ans. Ce qu’il faut, c’est le vivre. Et comprends-tu maintenant le rôle immense et splendide du sacerdoce voué à l’accomplissement de cette harmonie infinie, à la destruction du mal...
— Le mal tellement hideux quand on songe avec toi qu’en nous souillant, c’est la part de divinité qui gît en nous que nous souillons.
— Oui, voilà une grande parole. Qu’elle ne soit plus seulement de moi, mais de toi. Que tout ce qu’elle signifie te soit présent sans cesse. Cette réalité du catholicisme dont tu sens confusément l’existence, ne la cherche pas ailleurs que dans ce que je viens de te dire : l’amour de Dieu, la Communion des Saints… Ah ! quelle joie puissante et grave que de pouvoir parler ainsi chrétien avec toi ! »
Lucien Rebatet, Les Deux Etendards
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Penser parfois à respirer profondément
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« Aller à la recherche des sources de la Loire au mont Gerbier de Jonc, complimenter une inconnue dans la rue, se tromper de jour, de semaine ou de mois dans un rendez-vous, se retrouver après vingt ans comme si on ne s'était jamais quittés, mettre un parfum qui s'oublie, savoir se faire oublier, amuser la galerie, soulever un enfant en protestant de son poids mais éviter de l'ennuyer par des questions idiotes, se demander où l’on était avant de naitre plutôt que ce que l'on deviendra après la mort, froisser du papier journal, découper des images et faire des collages, décoller en avion ou atterrir, regarder avec convoitise les plats servis à ses voisins, observer la démarche des passants et faire de la psychologie sauvage, attendre à la terrasse d'un café, se dire qu'il faudrait faire de la gymnastique, penser parfois à respirer profondément, mettre à plat un trombone, monter à la main une mayonnaise ou des œufs en neige, découvrir un fruit exotique délicieux, se remémorer les patois de son enfance ou des proverbes ou des savoirs, utiliser des mots justes qui surprennent, boire quand on a très soif, n'avoir jamais honte d'être soi... »
Françoise Héritier, Le sel de la vie
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09/10/2015
Le coeur au-dessus des plus fières disgrâces
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« Qui ne craint pas la mort ne craint pas les menaces.
J'ai le coeur au-dessus des plus fières disgrâces ;
Et l'on peut me réduire à vivre sans bonheur,
Mais non pas me résoudre à vivre sans honneur. »
Pierre Corneille, Le Cid
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Un abrutissoir
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« Un boulot manuel laisse la tête plus indépendante. Au moins, on sait à quoi s’en tenir : ce n’est pas de la contrefaçon. Et c’est sans danger. L’enseignement républicain est un abrutissoir. Quand on a quelque souci de sa santé intellectuelle, il faut se tirer au plus vite de cette fabrique à bonzes et à culs de plomb. »
Lucien Rebatet, Les Deux Étendards
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Tous les continents basculeront sur la vieille Europe
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« A longue échéance, tous les continents (jaune, noir et bistre) basculeront sur la vieille Europe. Ils sont des centaines et des centaines de millions. Ils ont faim et ils n'ont pas peur de mourir. Nous, nous ne savons plus ni mourir, ni tuer. Il faudrait prêcher, mais l'Europe ne croit à rien. Alors, il faut attendre l'an mille ou un miracle. »
Albert Camus, Correspondance avec Jean Grenier - 1957
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08/10/2015
L'avachissement
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« Si, bien que le mot m'horripile, je n'ai rien contre la "décontraction", je ne supporte pas l'avachissement. C'est signe de mauvaise santé, pour une société.
Somerset Maugham a écrit, sur ce sujet, une nouvelle qui mérite d'être lue et méditée. C'est l'histoire d'un jeune fonctionnaire colonial anglais, nommé à Bornéo, au fin fond de la jungle. Il est le seul Blanc, et commande à une demi-douzaine d’ “indigènes. Soucieux de tenir son rang, il revêt tous les soirs son smoking et, après avoir levé son verre de whisky à la santé de Sa Majesté, il dîne, en solitaire, servi par ses deux boys. Les semaines passent. Il commence à trouver le temps long. La chaleur, les moustiques, le travail fastidieux … Il se laisse aller. Il ne se rase plus, se lave à peine, se met à pinter, et quand, le soir, il se traîne jusqu'à la table, il garde sa tenue de brousse qui, peu à peu, prend un aspect lamentable. Il sent monter autour de lui le mépris de ses boys, et bientôt, ce sera la chute.
Mais, non : dans un sursaut de dignité, il réapparaît un soir dans son costume blanc et lève son verre à la santé du roi. Il sera à nouveau respecté et sa vie, aussi pénible soit-elle, retrouvera son sens.
C'est sans doute idiot, mais cela porte un nom qui ne l'est pas : le respect de soi. »
Christian Millau, Journal impoli
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Toute économie rationaliste, comme tout racisme conséquent, devrait mener au cannibalisme.
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« Certaines légendes, que l'on trouve partout sur notre planète, sont pleines de sens ; elles nous font entrevoir que le cannibalisme est vaincu par des sacrifices d'ordre plus haut (...) Depuis des temps extrêmement anciens, il faut qu'un tabou effroyable ait interdit aux Indo-Européens la consommation de la chair humaine ; nos contes y font allusion. (...) On peut mesurer la force de cet interdit au fait que même cette guerre, qui remue les bas-fonds, ne l'a presque pas ébranlé, trait digne d'être noté, pour qui connaît les esprits qui la mènent. Au fond, toute économie rationaliste, comme tout racisme conséquent, devrait mener au cannibalisme. (...) Dans le Brave New World d'Huxley, on récupère le phosphore des cadavres pour le remettre dans le cycle de l'économie nationale. »
Ernst Jünger, Journal, 3 novembre 1944
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Dans les provinces les plus pauvres de la vie spirituelle
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« Il y a dans le nihilisme des conceptions qui dissolvent tout en hasard. C'est à cela que se rapporte la ridicule terreur qu'éprouve l'homme moderne en présence des microbes ; elle se rencontre surtout dans les provinces les plus pauvres de la vie spirituelle, et correspond au délire collectif de la sorcellerie et de la démonologie aux XVe et XVIe siècles. S'y rattachent également maintes abstractions de la physique moderne qui libère, en tant que scienzia nuova, beaucoup d'énergies du hasard, et que seule remettra à son juste rang la reine des sciences - la théologie. Voilà pourquoi il importe tant que nos meilleurs esprits se consacrent à son étude, qui est entièrement tombée en décadence. Les bouche-trous n'y sont évidemment pas à leur place. Les rapports étroits du savoir et de la foi, si clairement propres à notre époque, nous amènent à souhaiter qu'avant d'être promu maître, magister, chacun soit, tout d'abord, reçu compagnon dans l'une des branches de la science. (...) Ainsi, au point où en sont les choses, dès demain peut-être, en Russie comme en Europe, l'espoir subsiste que naissent des mondes spirituels, enfantement dont les douleurs ont déjà commencé pour nous. Alors se dissipera le cauchemar qui prive aujourd'hui tant d'êtres de la joie de vivre : la sourde sensation d'oeuvrer dans l'absurde, dans les espaces de la destruction, du pur hasard. »
Ernst Jünger, Journal, 7 mars 1944
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07/10/2015
Une absence
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« Qu’avais-je, pour ma part, à reprocher à l’Occident ? Pas grand-chose, mais je n’y étais pas spécialement attaché (et j’arrivais de moins en moins à comprendre qu’on soit attaché à une idée, un pays, à autre chose en général qu’à un individu). Je pris soudain conscience avec gêne que je considérais la société où je vivais à peu près comme un milieu naturel – disons une savane, ou une jungle – aux lois duquel j’aurais dû m’adapter. L’idée que j’étais solidaire de ce milieu ne m’avait jamais effleuré ; c’était comme une atrophie chez moi, une absence. »
Michel Houellbecq, Plateforme
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Plus un fifrelin disponible !
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« La vérité, là, tout simplement, la librairie souffre d’une très grave crise de mévente. Allez pas croire un seul zéro de tous ces prétendus tirages à 100 000 ! 40 000 !... et même 400 exemplaires !…attrape-gogos ! Alas !... Alas !... seule la "presse du coeur"... et encore!... se défend pas trop mal... et un peu la "série noire"... et la "blême"... En vérité on ne vend plus rien... c’est grave !... Le Cinéma, la télévision, les articles de ménage, le scooter, l’auto à 2, 4, 6 chevaux, font un tort énorme au livre... tout "vente à tempérament", vous pensez ! et les "les week-ends" !... et ces bonnes vacances bi ! trimensuelles !... et les Croisières Lololulu !... salut, petits budgets !... voyez dettes !... plus un fifrelin disponible !... alors n’est-ce-pas, acheter un livre !... »
Louis-Ferdinand Céline, Entretiens avec le Professeur Y
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Le monde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles
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« Son mépris de l’humanité s’accrut ; il comprit enfin que le monde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles. Décidément, il n’avait aucun espoir de découvrir chez autrui les mêmes aspirations et les mêmes haines, aucun espoir de s’accoupler avec une intelligence qui se complût, ainsi que la sienne, dans une studieuse décrépitude. »
Joris-Karl Huysmans, A rebours
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06/10/2015
Momies
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« [...] momies progressistes mourantes, sociologiquement exsangues mais réfugiées dans des citadelles médiatiques d'où ils demeuraient capables de lancer des imprécations sur le malheur des temps et l'ambiance nauséabonde qui se répandait dans le pays. »
Michel Houellebecq, Soumission
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Les affirmations les plus effrontées, relatives au progrès et à la civilisation
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« Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n'importe quel jour, ou quel mois, ou quelle année, sans y trouver, à chaque ligne, les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées, relatives au progrès et à la civilisation.
Tout journal, de la première ligne à la dernière, n'est qu'un tissu d'horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d'atrocité universelle.
Et c'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l'homme.
Je ne comprends pas qu'une main puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût. »
Charles Baudelaire, Mon coeur mis à nu
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04/10/2015
Onfray, ce pelé, ce galeux, ce Phénix matérialiste
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« Un destin insigne, rarissime en France, frappe Michel Onfray : avoir été désigné par le pouvoir, par le Premier ministre en personne, comme un auteur à ne pas lire, comme un mauvais, comme un méchant. Plus : cette condamnation par Monsieur Valls visait moins l’œuvre du philosophe, dont on ne sait si l’hôte de Matignon l’a lue, mais l’homme, l’homme libre, l’homme Michel Onfray dans sa liberté. Faut-il que la gauche ait perdu toute raison et tout enracinement dans l’histoire, qu’elle ait oublié Voltaire et Hugo, pour pointer du doigt les mauvais auteurs, afficher la liste de ceux qui doivent être lus et de ceux qu’il faut rejeter en Enfer, des proscrits et des sauvés !
Pourquoi tant de haine ? Pourquoi cette chasse à courre en bande organisée, rassemblant le gouvernement, la gauche établie, ses politiciens, ses médias, un quarteron d’intellectuels résiduels qui reste encore aveuglément attaché aux méthodes d’intimidation stalinoïdales, en sonnant l’hallali derrière Onfray ? Celui-ci, originaire de la gauche, s’avance de plus en plus souvent sur le terrain politique en prenant des positions opposées à l’action et à l’idéologie du gouvernement. Il rejette haut et fort l’islam, se gardant de l’islamomanie commune aux élites de gauche ! Il est même allé, comme Houellebecq, jusqu’à redouter "une islamisation de la France" ! Il s’est dressé contre le mariage pour tous ! Il s’indigne de voir Eric Zemmour lynché comme "un bouc-émissaire idéal" ! Il déclare – ce que seul Manuel Valls trouve scandaleux, ce que pourtant tout esprit formé dans la probité morale et la rectitude logique doit reconnaître – préférer un Alain de Benoist qui aurait raison à un Bernard-Henri Lévy qui aurait tort ! Il s’en prend à la réforme scolaire concoctée par Najat Vallaud-Belkacem, qui en guise de réponse collective à ses détracteurs ose le ridicule : Onfray ferait partie de la cohorte des pseudo-intellectuels ! De plus, le philosophe impertinent n’oublie pas de fustiger "cette mafia qui se réclame de la gauche". Onfray renvoie la gauche à ses abandons (la justice, le républicanisme, la laïcité, et, last but not least, le peuple), et à ses trahisons. Le peuple, cette réalité que cette gauche a jeté aux oubliettes, qu’elle méprise comme jamais jusqu’ici elle n’a méprisé quelque chose, pas même la bourgeoisie !
L’étonnement effrayé s’empare de cette gauche devant la liberté d’Onfray. C’est qu’elle avait l’habitude, cette gauche, des intellectuels soumis ! A ses yeux, être un intellectuel c’est être nécessairement de gauche, et nécessairement soumis ! Onfray lui présente une situation nouvelle, qui la plonge dans la panique ! Cette animosité à l’encontre d’Onfray puise sa source dans un cocktail d’envie et de peur, d’effroi devant la liberté et la vérité. A la différence des intellectuels qui se chargent de faire la morale aux Français, Onfray est écouté du peuple. Pis : il l’est au moyen de livres de qualité, pédagogiques sans être démagogiques, exempts de vulgarité et de mépris pour ses lecteurs, dont l’ambition philosophique reste élevée, qui, crime impardonnable, caracolent dans le peloton de tête des ventes. L’addition pour la gauche est salée, trop salée, trop lourde. Onfray doit la payer ! Onfray doit payer ! D’où l’impitoyable lynchage : intellectuel, médiatique et politique.
Comme de très nombreux Français, passons-outre et plongeons-nous dans le dernier opus d’Onfray, "Cosmos".
Le trait le plus frappant de la méthode Onfray apparaît dès les premières pages : la pensée n’est pas une activité désincarnée, elle est étroitement mêlée à la personne singulière de l’auteur, dont les passions, les désirs, et le corps, sont imbriqués dans la théorie. La pensée, la vie et l’homme sont indétachables les unes des autres, indécollables. L’autobiographie n’y est pas superfétatoire, elle n’y est pas non plus, comme dans le "Discours de la Méthode" de Descartes, un simple décor, elle y est génératrice de philosophie. Depuis "Le Ventre des philosophes", en 1989, l’écriture de Michel Onfray est hantée par une certitude : le corps est impliqué dans la production philosophique, comme si La Mettrie, qui mourut d’un pâté avarié à la table de Frédéric II de Prusse, n’avait pas eu tort d’écrire que "la pensée habite dans l’estomac".
On l’aura compris : la pensée d’Onfray est un matérialisme, c’est-à-dire une approche du cosmos estimant qu’il n’existe pas d’autre réalité que la matière (les atomes et le vide, écrivait Epicure). C’est au grand fleuve matérialiste, celui dont la source remonte à Epicure, qui est ensuite alimenté par Lucrèce, par les Lumières radicales (La Mettrie, d’Holbach, Helvetius), par Bruno, par Vanini, par Darwin, par Bachelard, qu’Onfray vient ajouter son affluent. De fait, notre philosophe s’avoue plus proche de Lucrèce et sa grande santé que d’Epicure, trop ascétique à son goût à cause de ses faiblesses corporelles. Un charme égal à celui de l’encyclopédie de Diderot flotte entre les pages : l’auteur en effet convoque l’agriculture, l’œnologie, des artisanats, la zoologie, la physique, la botanique, bien plus que les écoles philosophiques, pour étayer sa vision du monde.
Du matérialisme découle une forme de paganisme déspiritualisé qui aurait congédié tous les dieux, tous les esprits et les forces occultes. Reconnaissons-y le paganisme d’un paysan normand (Onfray est enfant d’ouvriers agricoles), émerveillé par la nature, aux deux pieds solidement enracinés dans la terre, amoureux du ciel une fois vidé, grâce à Lucrèce, du fatras dont, selon lui, les religions le remplissent. A travers des formules virulentes, l’opposition intransigeante aux monothéismes est fille de ce matérialisme. Ses diatribes antichrétiennes, ses envolées contre les arrière-mondes, font écho à celles du Nietzsche d’ "Humain, trop humain" et de "La Généalogie de la morale" ; il ne faut pas s’en offusquer, mais les prendre dans leur dimension philosophique. C’est que le matérialisme d’Onfray, qui se proclame "matérialisme intégral", est de part en part nietzschéen.
Quelle fin pour la philosophie ? Chez les épicuriens la physique débouche sur une éthique, un art de vivre. Il s’agit, grâce à la philosophie, de "vivre selon les cycles païens du temps circulaire". Tout comme il faut "utiliser la physique pour abolir la métaphysique", il faut s’en servir également pour dépasser les morales et styles de vie nihilistes hérités des religions, épouser le temps, épouser la vie, pour accorder son existence à un hédonisme. Ce dernier nous rouvre à une correspondance heureuse avec l’environnement que nous avons, du fait des monothéismes, oublié, le cosmos. La philosophie ne vaudrait pas une heure de peine si elle n’était quête de cette vie cosmique.
Tout Onfray se déploie dans "Cosmos" : l’homme et sa pensée. Loin des postmodernes ou de la French Theory, des penseurs alambiqués germanolâtres et germanopratins à l’écriture torturée, des industriels de l’indignation, ainsi que des universitaires pur jus, Michel Onfray est ce qu’on appelait au XVIIIème siècle, dans une acception typiquement française, "un philosophe". Préférant la campagne aux villes, il souhaite philosopher "hors des clous". Par maints aspects, dont le matérialisme enchanté, il est un peu notre Diderot – fera-t-il à son tour, à l’instar de son lointain devancier, un séjour dans l’équivalent moderne du donjon de Vincennes pour délit d’opinion ? Quoiqu’il en soit, Onfray, que la gauche d’établissement qui a troqué son rationalisme traditionnel pour la pensée magique, tient pour le pelé et le galeux dont vient le mal, est avant tout un philosophe dont les livres et la personne manifestent un éternel retour, celui du Phénix matérialiste. »
Robert Redeker, SOURCE : Sur le site iPhilo
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03/10/2015
De l'amour
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« "On ne peut pas se forcer à aimer, et c’est là précisément l’amour."
Georges Perros
J’ai retardé le plus longtemps possible le moment de quitter ma solitude marine pour regagner Paris et retrouver ce qui rend l’homme non seulement étranger à lui-même mais encore laid – d’une laideur qui pourrait bien être le stade suprême de cette distance par rapport à l’humain dans laquelle vivent les contemporains mondialisés, métissés, aliénés, jetés par le multiculturalisme d’Etat dans l’absolu de l’insignifiance.
Voilà qui explique aussi aux lecteurs qui se sont inquiétés de mon silence pourquoi j’ai délaissé quelque temps cette chronique. Pour dire encore plus vrai : j’ai désespéré des humains, particulièrement des femmes, aucune de celles que j’ai rencontrées ces derniers temps ne se révélant à la hauteur de l’amour comme aventure spirituelle ou, pour parler comme Bataille, comme expérience intérieure - ouverture à ce dehors absolu qu’est autrui. Est-ce à dire qu’il n’y a plus d’amoureuse vraie, non plus que de femme écrivain, compositeur, peintre ? Sans doute se rencontre-t-il des exceptions. Mais n’ai-je pas tort de vouloir le mêler à la dimension la plus exigeante de l’expérience littéraire ? L’amour lui-même n’est-il pas pris, aujourd’hui, dans le processus d’insignifiance générale où ont sombré le courage, l’honneur, la grandeur, la profondeur, et les amoureux ne sont-ils pas devenus insignifiants, l’amour n’étant plus à la hauteur de l’amour, et moi, dès lors, conduit à désespérer davantage de ce qu’on appelle l’humanité, laquelle n’est plus que le lieu, redisons-le, où l’homme ne cesse de se séparer de lui-même ?
C’est ce que je disais à une jeune femme, l’autre nuit, rue de l’Arcade, où il soufflait le premier vent froid de l’automne. Elle me souriait, me répondait que le désespoir est un pain dont je me nourris à l’excès, que vivre au bord de la mer ne me valait rien, qu’il me fallait considérer en face la réalité du monde contemporain, notamment cette immigration que je me réjouissais de n’avoir pas subie pendant plus de deux mois, au bord de la mer (et non "en bord de mer" , comme on le dit dans la nov-langue publicitaire). "Vous n’aimez pas les gens." ajoutait-elle en posant la main sur mon bras. Les gens ne se réduisent pas aux "migrants" et je n’aime pas, répondais-je, ce que m’impose une immigration de masse, programmée, idéologique, clandestine, "migrante", "réfugiée", épithètes désignant la même catastrophe civilisationnelle. J’ai, pendant deux mois, c’est vrai, refusé de lire ni d’écouter aucun organe de la Propagande. Ainsi ai-je manqué le grand orgasme politico-humanitaire qui fut, semble-t-il, le buzz de l’été : l’humaine marée noire résultant d’aberrantes politiques occidentales au Proche-Orient et dont le rebut inonde les nations européennes, déjà ravagées par une crise économique qui se double d’une crise identitaire, voire spirituelle. Autant dire, ajoutais-je, que l’Europe a subi cet été-là un viol migratoire que l’idéologie tente de faire passer pour un consentement amoureux.
La jolie fille riait dans le vent d’automne. Et l’amour ? Je vais tenter de reprendre mes chroniques pour voir, entre autres choses, ce qu’il est devenu, et s’il faut, en ce domaine aussi, continuer à désespérer de l’individu autant que de l’humanité, et si la femme n’est pas également prise dans le grand processus d’insignifiance.
Je tente d’écrire après la maladie, toute maladie se rapportant peu ou prou à l’amour, l’amour comme maladie ou comme maladie de l’amour, ou défaut d’amour. Nous vivons dans ce grand défaut d’amour qu’est le nihilisme narcissique : en ce sens, la femme n’est pas plus clémente que l’homme : mystère de l’indifférence qui rejoint, là aussi, l’insignifiance contemporaine. On peut même dire la femme plus dure dans son refus d’aimer au nom même de l’amour, tout en vivant aisément ce paradoxe qui fait de l’homme plus qu’un perdant : l’abandonné absolu. »
Richard Millet, SOURCE : Site Officiel de l'auteur - Chronique n°: 36
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02/10/2015
Aimer les hommes comme ils sont est impossible. Et pourtant il le faut.
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« Mon ami, aimer les hommes comme ils sont est impossible. Et pourtant il le faut. C’est pourquoi fais-leur du bien en refrénant tes sentiments, en te bouchant le nez et en fermant les yeux (cette dernière condition est indispensable). Supporte le mal qu’ils te font, sans leur en vouloir, si possible, “en te souvenant que tu es homme aussi”. Naturellement, tu as le droit d’être sévère avec eux s’il t’a été donné d’être un tant soit peu plus intelligent que la moyenne. Les hommes sont naturellement bas et aiment aimer par peur ; ne te laisse pas prendre à cet amour et ne cesse pas de les mépriser. Sache les mépriser, même quand ils sont bons, car c’est surtout alors qu’ils sont infects. C’est parce que je me connais bien que je parle ainsi ! Quiconque n’est pas trop bête ne peut pas vivre sans se mépriser, honnête ou malhonnête, peu importe. Aimer son prochain et ne pas le mépriser, c’est impossible. Selon moi, l’homme a été créé physiquement incapable d’aimer son prochain. Il y a là une erreur de langage, dès le début, et “l’amour de l’humanité” doit être compris uniquement de l’humanité que tu te crées à toi-même dans ton coeur (en d’autres termes, je me crée moi-même ainsi que l’amour pour moi), et qui par conséquent n’existera jamais réellement. »
Fiodor Dostoïevski, L’Adolescent
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