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19/11/2013

Dans notre façon même de nous connaître, nous nous méconnaissons

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Fernando Pessoa (à droite) en compagnie du sulfureux Aleister Crowley


« Les relations entre une âme et une autre âme, à travers des choses aussi incertaines et divergentes que les mots courants et les actes que l’on accomplit, sont un sujet d’une curieuse complexité. Dans notre façon même de nous connaître, nous nous méconnaissons. Ils disent tous deux « je t’aime », ou ils le pensent et le sentent réciproquement, et chacun d’eux veut exprimer une idée différente, une vie différente, peut-être même une couleur ou un parfum différents, dans cette somme abstraite d’impressions qui constitue l’activité de l’âme. »

« J’ai sculpté ma propre vie comme une statue faite d’une matière étrange à mon être. Il m’arrive de ne pas me reconnaître, tellement je me suis placé à l’extérieur de moi-même, tellement j’ai employé de façon purement artistique la conscience que j’ai de moi-même. Qui suis-je, derrière cette irréalité ? Je l’ignore. Je dois bien être quelqu’un. Et si je ne cherche pas à vivre, à agir, à sentir, c’est – croyez-le bien – pour ne pas bouleverser les traits déjà définis de ma personnalité supposée. Je veux être celui que j’ai voulu être, et que je ne suis pas. Si je cédais, je me détruirais. Je veux être une œuvre d’art, dans mon âme tout au moins, puisque je ne peux l’être dans mon corps. C’est pourquoi je me suis sculpté dans une pose calme et détachée, et placé dans une serre abritée de brises trop fraîches, de lumières trop franches – où mon artificialité, telle un fleur absurde, puisse s’épanouir en beauté lointaine. »

Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité

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18/11/2013

Ceci n'est plus une femme...

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Nous n’aimons jamais vraiment quelqu’un

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« Nous n’aimons jamais vraiment quelqu’un. Nous aimons uniquement l’idée que nous nous faisons de ce quelqu’un. Ce que nous aimons, c’est un concept forgé par nous – et en fin de compte, c’est nous-mêmes. […] Les relations entre une âme et une autre âme, à travers des choses aussi incertaines et divergentes que les mots courants et les actes que l’on accomplit, sont un sujet d’une curieuse complexité. Dans notre façon même de nous connaître, nous nous méconnaissons. Ils disent tous deux “je t’aime”, ou ils le pensent et le sentent réciproquement et chacun d’eux veut exprimer une idée différente, une vie différente, peut-être même une couleur ou un parfum différents, dans cette somme abstraite d’impressions qui constitue l’activité de l’âme. »

Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité

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Je ne désire rien d’autre de la vie que la sentir se perdre, au long de ces soirées imprévues

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« Ombre obscure et fugitive d’un arbre citadin, son léger de l’eau tombant dans un bassin plaintif, vert du gazon régulier – jardin public dans le semi-crépuscule -, vous êtes en ce moment l’univers entier pour moi, car vous êtes le contenu plein et entier de ma sensation consciente. Je ne désire rien d’autre de la vie que la sentir se perdre, au long de ces soirées imprévues, au milieu d’enfants inconnus et bruyants qui jouent dans ces jardins, confinés dans la mélancolie des rues qui les entourent, et couverts, au-delà des hautes branches des arbres, par la voûte du vieux ciel où recommencent les étoiles. »

Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité

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17/11/2013

Ceci n'est plus une femme...

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La conscience de l’inconscience de la vie est l’impôt le plus ancien que l’intelligence ait connu

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« La conscience de l’inconscience de la vie est l’impôt le plus ancien que l’intelligence ait connu. Il y a des intelligences inconscientes – éclats fugitifs de l’esprit, courants de la pensée, mystères et philosophies – qui ont les mêmes automatismes que les réflexes de notre corps, ou que le foie et les reins dans la gestion de leurs excrétions. »

« Je vis toujours au présent. L’avenir, je ne le connais pas. Le passé, je ne l’ai plus. L’un me pèse comme la possibilité de tout, l’autre comme la réalité de rien. Je n’ai ni espoirs ni regrets. Sachant ce que ma vie a été jusqu’à maintenant – c’est-à-dire, si souvent et si largement, le contraire de ce que j’aurais voulu -, que puis-je prévoir de ma vie future, sinon qu’elle sera ce que je ne prévois pas, ce que je ne souhaite pas, et qu’elle m’arrivera du dehors, parfois même par le jeu de ma propre volonté ? Rien non plus, dans mon passé, que je puisse me remémorer avec l’inutile désir de le revivre. Je n’ai jamais été que la trace et le simulacre de moi-même. Mon passé, c’est tout ce que je n’ai pas réussi à être. Même les sensations des moments enfuis n’éveillent en moi aucune nostalgie : ce qu’on éprouve exige le moment présent ; celui-ci une fois passé, la page est tournée et l’histoire continue, mais non pas le texte. »

Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité

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Un désarroi qui dépasse les limites de mon individualité consciente

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« Il me vient alors une terreur sarcastique de la vie, un désarroi qui dépasse les limites de mon individualité consciente. Je sais que je n’ai été qu’erreur et égarement, que je n’ai point vécu, que je n’ai existé que dans la mesure où j’ai empli le temps avec de la conscience, de la pensée. Et l’impression que j’ai de moi-même, c’est celle d’un homme se réveillant d’un sommeil peuplé de rêves réels, ou d’un homme libéré par un tremblement de terre, de la pénombre du cachot à laquelle il s’était accoutumé. »

« La lassitude de toutes les illusions, et de tout ce qu’elles comportent – la perte de ces mêmes illusions, l’inutilité de les avoir, l’avant-lassitude de devoir les avoir pour les perdre ensuite, le chagrin de les avoir eues, la honte intellectuelle d’en avoir eu tout en sachant que telle serait leur fin. »

Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité

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16/11/2013

Fantômes de la foi, spectres de la raison

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« Passer des fantômes de la foi aux spectres de la raison, c’est simplement changer de cellule. L’art, qui nous libère des idoles officielles et abstraites, nous libère aussi des idées généreuses et des préoccupations sociales – simples idoles, elles aussi. »

Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité

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15/11/2013

Une impatience de l’âme contre elle-même

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« Je suis donc ainsi fait, futile et sensible, capable d’élans fougueux qui m’absorbent tout entier, bons et mauvais, nobles et vils – mais jamais d’un sentiment durable, jamais d’une émotion qui persiste et qui pénètre la substance de l’âme. Tout en moi tend à être en suivant autre chose ; une impatience de l’âme contre elle-même, comme on peut l’avoir contre un enfant importun ; un malaise toujours plus grand et toujours semblable. Tout m’intéresse, rien ne me retient. Je m’applique à toute chose en rêvant sans cesse. »

Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité

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Un puits contemplant le Ciel

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«  Je suis, en grande partie, la prose même que j’écris. Je me déroule en périodes et en paragraphes, je me sème en ponctuations et, dans la distribution sans frein des images, je me déguise, comme les enfants, en roi vêtu de papier journal ou, dans la façon dont je crée du rythme à partir d’une série de mots, je me couronne, comme les fous, de fleurs séchées, mais toujours vivantes dans mes rêves. Et, par dessus tout, je suis calme comme un pantin qui prendrait conscience de lui-même et hocherait la tête, de temps à autre, pour que le grelot perché au sommet de son bonnet pointu ( et d’ailleurs partie intégrante de sa tête) fasse résonner au moins quelque chose – vie tintinnabulante d’un mort, frêle avertissement au Destin. »

« Nous ne nous accomplissons jamais.

Nous sommes deux abîmes face à face – un puits contemplant le Ciel. »

Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité

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Je souffre de retourner vers le lit de la vie, sans sommeil, sans compagnie, et sans repos

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« Je lève de mon registre, fermé d’un geste lent, mes yeux brûlés de larmes que je n’ai pas pleurées, et, avec des impressions confuses, je souffre de ce qu’en fermant le bureau, on me ferme aussi mon rêve ; je souffre parce que le geste dont je ferme mon registre se referme aussi sur un passé irréparable ; et je souffre de retourner vers le lit de la vie, sans sommeil, sans compagnie, et sans repos, dans le flux et le reflux de ma conscience où se mêlent - telles deux marées au sein de la nuit noire, parvenues au terme de leur destin – ma nostalgie et ma désolation. »

« Si loin que je m’enfonce en moi-même, tous les sentiers du rêve me ramènent aux clairières de l’angoisse. »

« Et me voici entre la vie que j’aime à mon grand dépit et la mort que je crains dans sa séduction. »

Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité

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14/11/2013

j’eus le sentiment douloureux et fier d’être plus étroitement attaché à ma patrie par le sang que j’avais versé pour sa grandeur

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« Comme la première fois à Heidelberg, j’eus le sentiment douloureux et fier d’être plus étroitement attaché à ma patrie par le sang que j’avais versé pour sa grandeur. Et -pourquoi le tairais-je ?- à la pensée de tous les exploits dont j’avais été le témoin, je me mis à pleurer à chaudes larmes. J’étais parti en campagne avec l’idée de faire une guerre joyeuse ; je n’avais pas approfondi l’idée pour laquelle j’allais me battre. Maintenant je regardais en arrière : quatre années de croissance passées au milieu d’une génération destinée à la mort, dans des cavernes, dans des tranchées noires de fumée, dans des champs d’entonnoirs remplis d’éclairs, quatre années coupées seulement par les maigres joies du lansquenet, des nuits sans fin dans lesquelles les gardes succédaient aux gardes -bref un monotone calendrier plein de peines et de privations, partagé par les lettres rouges des batailles. Et de tous ces sacrifices s’étaient dégagée, sans même que je m’en fusse aperçu, l’idée de patrie toujours plus pure et plus brillante. C’était ce que j’avais gagné à ce jeu dont le gage avait, si souvent, été mon existence même : la nation n’était plus pour moi un concept vide, et voilé par des symboles -comment aurait-il pu en être autrement, alors que j’en avais vu tant mourir pour elle et que j’avais moi même été dressé à risquer ma vie pour son existence, sans hésiter, à toute minute du jour ou de la nuit ? Ainsi, si étrange que cela puisse paraître, de ces quatre années passées à l’école de la violence, de toutes les fureurs de la bataille de matériel, je rapportais précieusement cette notion que la vie ne reçoit son sens profond qu’engagée pour une idée ; qu’il y a des idéals auprès desquels la vie de l’individu, et même la vie de tout un peuple, sont sans importance. Si le but pour lequel j’ai combattu comme individu, comme atome, dans le corps de l’armée ne devait pas être atteint non plus ; si, en apparence, la matière nous avait jetés à terre -qu’importe. Nous avons toujours appris, comme il convient à des hommes, à combattre pour une cause et, au besoin, à mourir pour elle. Durcis au feu et à la flamme, nous avons pu, au sortir de cette forge du caractère, aborder la vie, l’amour, la politique, la carrière, tout ce que nous réservait la destinée, dans des conditions qui ont été données à bien peu de générations.
Si on devait nous reprocher un jour d’être issus d’une époque de rudesse et de violence, nous répondrions : nous avons combattu les pieds dans la boue et dans le sang ; mais notre visage était tourné vers des choses d’une grande et haute valeur. Et aucun des innombrables que nous avons perdus, au cours de notre assaut, n’est tombé en vain ; chacun d’eux a rempli sa destinée. A chacun d’eux s’adresse cette parole, de Saint Jean que Dostoïevski a mis en tête de son grand roman :
"En vérité, en vérité je vous le dis : si le grain tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits." »

Ernst Jünger, Orages d'acier

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La formidable concentration des forces, à l'heure du destin où s'engageait la lutte pour un lointain avenir

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« La Grande bataille marqua aussi un tournant dans ma vie intérieure, et non pas seulement parce que désormais je tins notre défaite pour possible.

La formidable concentration des forces, à l'heure du destin où s'engageait la lutte pour un lointain avenir, et le déchaînement qui la suivait de façon si surprenante, si écrasante, m'avaient conduit pour la première fois jusqu'aux abîmes de forces étrangères, supérieures à l'individu. C'était autre chose que mes expériences précédentes ; c'était une initiation, qui n'ouvrait pas seulement les repaires brûlants de l'épouvante. Là, comme du haut d'un char qui laboure le sol de ses roues, on voyait aussi monter de la terre des énergies spirituelles.

J'y vis longtemps une manifestation secondaire de la volonté de puissance, à une heure décisive pour l'histoire du monde. Pourtant, le bénéfice m'en resta, même après que j'y eus discerné plus encore. Il semblait qu'on se frayât ici un passage en faisant fondre une paroi de verre - passage qui menait le long de terribles gardiens. »

Ernst Jünger, Orages d'acier

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13/11/2013

Parce que désormais, ils sont habitués au froid !

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« A ce moment, en un point où la forêt était plus dense et plus profonde et où une piste traversait notre route, je vis brusquement surgir du brouillard, là-bas devant nous, au carrefour des deux pistes, un soldat enfoncé dans la neige jusqu’au ventre. Il était là, debout, immobile, le bras droit tendu pour indiquer le chemin. Quand nous passâmes devant lui, Schulz porta la main à son képi, comme pour le saluer et le remercier, puis dit :

-- En voila un autre qui voudrait aller dans le Caucase ! et se mit à rire en se renversant sur le dossier de son siège. Au bout d’un autre segment de route, à un autre croisement de piste, voici qu’à grande distance, un autre soldat apparu, également enfoncé dans la neige, le bras droit tendu pour nous montrer le chemin.

-- Ils vont mourir de froid, ces pauvres diables dis-je.

Schulz se retourna pour me regarder :

-- Il n’y a pas de danger qu’ils meurent de froid ! dit-il.

Et il riait. Je lui demandais pourquoi il pensait que ces pauvres bougres n’étaient pas en danger de mourir gelés.

-- Parce que désormais, ils sont habitués au froid ! me répondit Schulz et il riait en me tapant sur l’épaule. Il arrêta la voiture et se tourna vers moi en souriant :

-- Vous voulez le voir de prés ? Vous pourrez lui demander s’il a froid.

Nous descendîmes de voiture et nous approchâmes du soldat qui était là, debout, immobile, le bras droit tendu pour nous montrer la route. Il était mort. Il avait les yeux hagards, la bouche entrouverte. C’était un soldat Russe mort.

C’est notre police des voies et communications, dit Schulz. Nous l’appelons la "police silencieuse".

-- Êtes vous bien sûr qu’il ne parle pas ?

-- Qu’il ne parle pas ? Ach so ! Essayez de l’interroger.

-- Il vaudrait mieux que je n’essaie pas. Je suis sûr qu’il me répondrait, dis-je.

-- Ach sehr amusant, s’écria Schulz en riant.

-- Ja, sehr amusant, nicht wahr ?

Puis j’ajoutais d’un air indifférent :

-- Quand vous les amenez là sur place, ils sont vivants ou morts ?

-- Vivants, naturellement, répondit Schulz.

-- Ensuite, ils meurent de froid naturellement ? dis-je alors.

-- Nein, nein, ils ne meurent pas de froid : regardez là. Et Schulz me montra un caillot de sang, un grumeau de glace rougie, sur la tempe du mort.

-- Ach so ! sehr amusant. -- Sehr amusant, nicht wahr ? dit Schulz ; Puis il ajouta en riant : "il faut tout de même bien que les prisonniers Russes servent à quelque chose !" »

Curzio Malaparte, Kaputt

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Agrippés à la rive et aux barques, plongés dans l’eau jusqu’à la bouche, ou ensevelis dans la terre jusqu’au cou, ils attendaient que les autorités trouvassent un remède quelconque contre ce feu perfide

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« Ce soir là, Lanza se trouvait chez Ridomi, et les deux amis, assis dans le noir, parlaient du massacre de Hambourg. Les rapports du Consul Royal d’Italie à Hambourg racontaient des faits terrifiants. Les bombes au phosphore avaient mis le feu à des quartiers entiers de cette ville, faisant un grand nombre de victimes. Jusque là, rien d’extraordinaire, même les Allemands sont mortels. Mais des milliers et des milliers de malheureux, ruisselant de phosphore ardent, dans l’espoir d’éteindre le feu qui les dévorait, s’étaient jetés dans les canaux qui traversent Hambourg en tous sens, dans le port, le fleuve, les étangs, dans les bassins des jardins publics ou s’étaient faits recouvrir de terre dans les tranchées creusées ça et là sur les places et dans les rues pour servir d’abri aux passants en cas de bombardement.

Agrippés à la rive et aux barques, plongés dans l’eau jusqu’à la bouche, ou ensevelis dans la terre jusqu’au cou, ils attendaient que les autorités trouvassent un remède quelconque contre ce feu perfide. Car le phosphore est tel qu’il se colle à la peau tel une lèpre gluante, et ne brûle qu’au contact de l’air. Dès que ces malheureux sortaient un bras de la terre ou de l’eau, le bras s’enflammait comme une torche. Pour échapper au fléau, ces malheureux étaient contraints de rester immergés dans l’eau ou ensevelis dans la terre comme les damnés de Dante. Des équipes d’infirmiers allaient d’un damné à l’autre, distribuant boisson et nourriture, attachant avec des cordes les plus faibles au rivage, afin qu’ils ne s’abandonnent pas vaincus par la fatigue, et se noient ; ils essayaient tantôt un onguent, tantôt un autre, mais en vain, car tandis qu’ils enduisaient un bras, une jambe ou une épaule, tirés un instant hors de l’eau ou de la terre, les flammes, semblables à des serpents de feu se réveillaient aussitôt et rien ne parvenait à arrêter la morsure de cette lèpre ardente.

Pendant quelques jours, Hambourg offrit l’aspect de Dité, la Cité infernale. Ca et là, sur les places, dans les rues, dans les canaux, dans l’Elbe, des milliers et des milliers de têtes émergeaient de l’eau et de la terre, et ces têtes, qui semblaient coupées à la hache, livides d’épouvante et de douleur, remuaient les yeux, ouvraient la bouche, parlaient. Autour des horribles têtes, enfoncées dans la chaussée des rues ou flottant à la surface des eaux, les familiers des damnés allaient et venaient, nuit et jour, foule décharnée et déchirée, qui parlait à voix basse comme pour ne pas troubler cette déchirante agonie. L’un apportait de la nourriture, des boissons, des onguents, un autre un coussin pour placer sous la nuque d’un de ces malheureux, un autre encore, assis prés d’un enseveli, le soulageait de la chaleur du jour en lui faisant de l’air avec un éventail, un autre abritait du soleil une tête à l’aide d’une ombrelle, ou lui essuyait le front moite de sueur, ou lui humectait les lèvres avec un mouchoir mouillé, ou lui arrangeait les cheveux avec un peigne, ou, se penchant d’une barque, encourageait les damnés agrippés aux cordes et se balançant au fil de l’eau ; des bandes de chiens couraient, ça et là aboyant, léchant le visage de leurs maîtres enterrés, ou se jetaient à l’eau pour leur porter secours.

Parfois certains de ces damnés, gagnés par l’impatience ou par le désespoir, jetaient un grand cri, en essayant de sortir de l’eau ou de la terre pour mettre fin à la torture de cette attente inutile : mais aussitôt au contact de l’air, leurs membres flambaient, et des combats atroces s’engageaient entre ces désespérés et leurs familiers, qui à coups de poing, de pierre et de bâtons, ou de tout le poids de leur corps, s’efforçaient de replonger dans l’eau ou dans la terre ces horribles têtes.

Les plus courageux et les plus patients étaient les enfants. Ils ne pleuraient pas, ne criaient pas, mais tournaient autour d’eux des yeux clairs pour regarder l’effroyable spectacle, et souriaient à leurs parents, avec cette merveilleuse résignation des enfants qui pardonnent à l’impuissance des grandes personnes et ont pitié d’elles qui ne peuvent pas les aider. Dès que la nuit tombait, un murmure s’élevait de partout, pareil au murmure du vent dans l’herbe : ces milliers de têtes guettaient le ciel avec des yeux flamboyant de terreur.

Le septième jour, ordre fut donné d’éloigner la population civile des lieux où les damnés étaient ensevelis dans la terre ou plongés dans l’eau. La foule des parents et des amis s’éloigna en silence, repoussée avec douceur par les soldats et par les infirmiers. Les damnés restèrent seuls. Des balbutiements apeurés, des claquements de dents, des plaintes étouffées sortaient de ces têtes affleurant à la surface de l’eau ou de la terre, le long des berges du fleuve ou des canaux, dans les rues et sur les places désertes. Pendant toute la journée, ces têtes parlèrent entre elles, pleurèrent, crièrent, la bouche à fleur de terre, grimaçant, tirant la langue aux SS de garde aux carrefours, et elles semblaient manger la terre et cracher les cailloux. Puis, la nuit descendit. Des ombres mystérieuses rodèrent au milieu des damnés, se penchèrent sur eux en silence. Des colonnes de camions arrivaient, les phares éteints, s’arrêtaient, repartaient. De toutes parts, on entendait un bruit de pioches et de pelles, des coups sourds de rames dans des barques, des cris aussitôt étouffés, des plaintes et des claquements secs de révolver. »

Curzio Malaparte, La peau

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12/11/2013

Car l’indépendance n’existe toujours que dans l’individu, chez le particulier, et elle ne croît pas avec le nombre : elle n’augmente pas non plus avec les livres et la culture

=--=Publié dans la Catégorie "Friedrich Nietzsche"=--=

 

 

« C’est Jacob Burckhardt, son meilleur lecteur, qui, selon moi, a le mieux défini le véritable service dont nous sommes redevables à Nietzsche lorsqu’il lui écrivit que ses livres "accroissaient l’indépendance dans le monde". Cet homme avisé et de vaste culture a bien écrit : l’indépendance dans le monde et non pas l’indépendance du monde. Car l’indépendance n’existe toujours que dans l’individu, chez le particulier, et elle ne croît pas avec le nombre : elle n’augmente pas non plus avec les livres et la culture : "Il n’y a pas d’âge héroïque, il n’y a que des hommes héroïques." C’est toujours l’individu qui introduit l’indépendance dans le monde et toujours uniquement pour lui seul. Car tout esprit libre est un Alexandre, il conquiert impétueusement toutes les provinces et tous les royaumes, mais il n’a pas d’héritiers ; toujours un empire libre devient la proie de diadoques et d’admirateurs, de commentateurs et de scoliastes, qui sont esclaves de la lettre. C’est pourquoi la grandiose indépendance de Nietzsche ne nous apporte pas en don une doctrine (comme le pensent les pédagogues), mais une atmosphère, l’atmosphère infiniment claire, d’une limpidité supérieure et pénétrée de passion, d’une nature démoniaque, qui se décharge en orages et en destructions. Lorsqu’on prend contact avec ses livres, on sent de l’ozone, un air élémentaire, débarrassé de toute lourdeur, de toute nébulosité et de toute pesanteur ; on voit librement dans ce paysage héroïque jusqu’au plus haut des cieux et l’on respire un air unique, transparent et vif, un air pour les cœurs robustes et les libres esprits. Toujours la liberté est le sens final de Nietzsche – le sens de sa vie et celui de sa chute : de même que la nature a besoin des tempêtes et des cyclones pour donner carrière à son excès de force dans une révolte violente contre sa propre stabilité, de même l’esprit a besoin de temps en temps d’un homme démoniaque, dont la puissance supérieure se dresse contre la communauté de la pensée et la monotonie de la morale. Il a besoin d’un homme qui détruise et qui se détruise lui-même ; mais ces révoltés héroïques ne sont pas moins des sculpteurs et des formateurs de l’univers que les créateurs silencieux. Si les uns montrent la plénitude de la vie, les autres indiquent son inconcevable envergure ; car c’est toujours uniquement par des natures tragiques que nous prenons conscience de la profondeur du sentiment et ce n’est que grâce aux esprits démesurés que l’humanité reconnaît sa mesure extrême. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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"Dans l’état de quelqu’un qui est comme un arc tendu à se briser, tout sentiment passionné fait du bien, pourvu qu’il soit violent"

=--=Publié dans la Catégorie "Friedrich Nietzsche"=--=

 

 

« Ce silence transforme en enfer la dernière, la septième solitude de Nietzsche : il se brise le cerveau contre son mur métallique. "Après un appel comme était mon Zarathoustra, issu du plus intime de l’âme, ne pas entendre un seul mot de réponse, rien, rien, toujours exclusivement la solitude muette, désormais mille fois plus pénible, il y a là quelque chose qui dépasse toutes les horreurs et le plus fort peut en périr", gémit-il un jour, tout en ajoutant : "Et je ne suis pas le plus fort. Il me semble parfois que je suis blessé à mort." Mais ce n’est pas des applaudissements, des approbations, de la gloire, qu’il demande ; au contraire, rien ne serait plus agréable à son tempérament belliqueux que la colère, l’indignation, le mépris et même la raillerie ("dans l’état de quelqu’un qui est comme un arc tendu à se briser, tout sentiment passionné fait du bien, pourvu qu’il soit violent") ; il voudrait n’importe quelle réponse, brûlante ou glacée, ou même tiède, simplement quelque chose, n’importe quoi qui lui donnât une preuve de son existence, de sa vie spirituelle. Mais même ses amis laissent anxieusement de côté la réponse attendue et, dans leurs lettres, évitent toute opinion, comme quelque chose de pénible. Et c’est la blessure qui le ronge toujours davantage, qui atteint sa fierté, enflamme son amour-propre, consume son âme, "la blessure de n’avoir aucune réponse". Elle seule a empoisonné sa solitude et y a semé la fièvre. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Plus un individu prétend énergiquement "aspirer à la pureté absolue", plus le temps lui témoigne d’hostilité

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« Car une hypertension aussi fanatique du besoin de sincérité, une exigence aussi implacable et dangereuse que celle de Nietzsche entre inévitablement en conflit avec le monde et cela d’une manière meurtrière, meurtrière pour lui-même. La nature, qui est faite de mille éléments, repousse nécessairement toute outrance unilatérale. Toute vie est, au fond, établie sur la conciliation, sur l’indulgence (c’est ce que Goethe, lui qui dans son être reflétait si sagement l’essence de la nature, reconnut et appliqua de bonne heure). Pour se maintenir en équilibre, elle a besoin, tout comme les hommes, des situations moyennes, des concessions, des compromis et des pactisations. Et celui qui a la prétention tout à fait antinaturelle et absolument anthropomorphe de ne pas participer à la superficialité, aux concessions et aux conciliations de ce monde, celui qui veut s’arracher par la violence aux réseaux de liens et de conventions tissés par les siècles entre, malgré lui, en opposition mortelle avec la société et avec la nature. Plus un individu prétend énergiquement "aspirer à la pureté absolue", plus le temps lui témoigne d’hostilité. Soit qu’il persiste, comme Hölderlin, à vouloir donner une forme uniquement poétique à une vie essentiellement prosaïque, soit qu’il prétende, comme Nietzsche, pénétrer l’infinie confusion des vicissitudes terrestres, dans chaque cas ce désir dépourvu de sagesse, mais héroïque, constitue une révolte contre les usages et les règles et engage le téméraire dans un isolement irrémédiable, dans une guerre superbe, mais sans espoir. Ce que Nietzsche appelle la "mentalité tragique", la résolution d’aller jusqu’au bout dans n’importe quel sentiment, passe de l’esprit dans la réalité vivante et crée la tragédie. Celui qui veut imposer à la vie, ne fût-ce qu’une seule loi, celui qui dans le chaos des passions veut faire aboutir une passion unique, la sienne, devient solitaire et, en tant que solitaire il est anéanti : fou qu’il est dans sa rêverie, s’il agit inconsciemment, mais héros, s’il connaît le péril et, néanmoins, le défie. Nietzsche, pour aussi passionné qu’il soit dans sa sincérité est de ceux qui savent. Il connaît le danger auquel il s’expose ; il sait depuis le premier moment, depuis le premier de ses écrits, que sa pensée tourne autour du centre périlleux et tragique, qu’il vit une vie dangereuse, mais (en tant que héros de l’esprit au caractère véritablement tragique) il n’aime la vie qu’à cause de ce danger qui, précisément, anéantit sa propre vie. "Bâtissez vos maisons au bord du Vésuve", crie-t-il aux philosophes pour les aiguillonner vers une conscience plus haute de la destinée, car "le degré de danger dans lequel un homme vit avec lui-même" est, pour lui, la seule mesure valable de toute grandeur. Seul celui qui joue sublimement le tout pour le tout peut gagner l’infini ; seul celui qui risque sa propre vie peut donner à son étroite forme terrestre la valeur de l’infini. "Fiat veritas, pereat vita" ; qu’importe s’il en coûte la vie, pourvu que la vérité se réalise. La passion est plus que l’existence, le sens de la vie est plus que la vie elle-même. Avec une énorme puissance Nietzsche, dans son extase, donne peu à peu à cette pensée une forme grandiose et qui dépasse de beaucoup sa propre destinée : "Nous préférons tous la ruine de l’humanité à la ruine de la connaissance." Plus son sort devient dangereux, plus il sent de près dans le ciel toujours plus élevé de l’esprit la foudre suspendue au-dessus de lui, plus son désir de ce conflit suprême devient provocant et fatidiquement joyeux. "Je connais mon sort", dit-il à la veille de la chute ; "un jour s’attachera à mon nom le souvenir de quelque chose d’extraordinaire, d’une crise comme il n’y en a eu aucune autre sur la terre, le souvenir du plus profond conflit intérieur, d’une résolution conjurée contre tout ce qui, jusqu’alors, était sacré et article de foi" ; mais Nietzsche aime ce suprême abîme de toute connaissance, et tout son être va au-devant de cette décision mortelle. "Quelle dose de vérité l’homme peut-il supporter ?" telle fut la question que se posa ce courageux penseur pendant toute son existence ; mais, pour approfondir complètement la mesure de cette capacité de connaissance, il est obligé de franchir la zone de sécurité et d’atteindre l’échelon où l’homme ne la supporte plus, où la dernière connaissance devient mortelle, où la lumière est trop proche et vous aveugle. Et, précisément, ces derniers pas en avant sont les plus inoubliables et les plus puissants dans la tragédie de son destin : jamais son esprit ne fut plus lucide, son âme plus passionnée et sa parole ne contint plus d’allégresse et de musique que lorsqu’il se jette, en pleine connaissance et de sa pleine volonté, des hauteurs de la vie dans l’abîme du néant. »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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11/11/2013

Irrassasié comme la flamme

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« Avec Nietzsche apparaît pour la première fois sur les mers de la philosophie allemande le pavillon noir du corsaire et du pirate : un homme d’une autre espèce, d’une autre race, une nouvelle sorte d’héroïsme, une philosophie qui ne se présente plus sous la robe des professeurs et des savants, mais cuirassée et armée pour la lutte. Les autres avant lui, également hardis et héroïques navigateurs de l’esprit, avaient découvert des continents et des empires ; mais c’était en quelque sorte dans une intention civilisatrice et utilitaire, afin de les conquérir pour l’humanité, afin de compléter la carte philosophique en pénétrant plus avant dans la terra incognita de la pensée. Ils plantent le drapeau de Dieu ou de l’esprit sur les terres nouvelles qu’ils ont conquises, ils construisent des villes, des temples et de nouvelles rues dans la nouveauté de l’inconnu et derrière eux viennent les gouverneurs et administrateurs, pour labourer le terrain acquis et pour en tirer une moisson, — les commentateurs et les professeurs, les hommes de la culture.

Mais le sens dernier de leurs fatigues est toujours le repos, la paix et la stabilité : ils veulent augmenter les possessions du monde, propager des normes et des lois, c’est-à-dire un ordre supérieur. Nietzsche, au contraire, fait irruption dans la philosophie allemande comme les flibustiers à la fin du XVIe siècle faisaient leur apparition dans l’empire espagnol, — un essaim de Desperados sauvages, téméraires, sans frein, sans nation, sans souverains, sans roi, sans drapeau, sans domicile ni foyer. Comme eux, il ne conquiert rien pour lui ni pour personne après lui, ni pour un Dieu, ni pour un roi, ni pour une foi ; il lutte pour la joie de la lutte, car il ne veut rien posséder, rien gagner, rien acquérir. Il ne conclut pas de traité et ne bâtit pas de maison ; il dédaigne les lois de la guerre établies par les philosophes et il ne cherche pas de discipes ; lui, le passionné trouble-fête de tout « repos brun », de tout établissement confortable, désire uniquement piller, détruire l’ordre de la propriété, la paix assurée et jouisseuse des hommes ; il ne veut que propager par le fer et le feu cette vivacité de l’esprit toujours en éveil qui lui est aussi précieuse que le sommeil morne et terne l’est aux amis de la paix. Il surgit audacieusement, renverse les forteresses de la morale, les barrières de la loi ; nulle part il ne fait quartier à personne ; aucune excommunication venue de l’Église ou de la Couronne ne l’arrête. Derrière lui, comme après l’incursion des flibustiers, on trouve des églises violées, des sanctuaires millénaires profanés, des autels écroulés, des sentiments insultés, des convictions assassinées, des bercails moraux mis à sac, un horizon d’incendie, un monstrueux fanal de hardiesse et de force. Mais il ne se retourne jamais pour jouir de ses triomphes : l’inconnu, ce qui n’a jamais été encore ni conquis, ni exploré, est sa zone infinie ; son unique plaisir, c’est d’exercer sa force, de « troubler les endormis ». N’appartenant à aucune croyance, n’ayant prêté serment à aucun pays, ayant à son mât renversé le drapeau noir de l’amoraliste et devant lui l’inconnu sacré, l’éternelle incertitude dont il se sent démoniaquement le frère, il appareille continuellement pour de nouvelles et périlleuses traversées. Le glaive au poing, le tonneau de poudre à ses pieds, il éloigne son navire du rivage et, solitaire dans tous les dangers, il se chante à lui-même, pour se glorifier, son magnifique chant de pirate, son chant de la flamme, son chant du destin :

"Oui, je sais d’où je viens ;
Irrassasié comme la flamme,
Je brûle et je me consume ;
Tout ce que je touche devient lumière
Et tout ce que je laisse devient charbon,
A coup sûr, je suis flamme..." »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Claude Nougaro - Plume d'Ange

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10/11/2013

L’interrogation, la recherche et la chasse

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« Toutes l’excitent et aucune ne peut le retenir. Dès qu’un problème a perdu sa virginité, le charme et le secret de la pudeur, il l’abandonne sans pitié et sans jalousie aux autres après lui, tout comme Don Juan – son propre frère en instinct – fait pour ses "mille e tre", sans plus se soucier d’elles. Car, de même que tout grand séducteur cherche, à travers toutes les femmes, la femme, de même Nietzsche cherche, à travers toutes les connaissances, la connaissance – la connaissance éternellement irréelle et jamais complètement accessible. Ce qui l’excite jusqu’à la souffrance, jusqu’au désespoir, ce n’est pas la conquête, ce n’est pas la possession, ni la jouissance, mais toujours uniquement l’interrogation, la recherche et la chasse. Son amour est incertitude, et non pas certitude, par conséquent, une volupté "tournée vers la métaphysique" et consistant dans l’ "amour-plaisir" de la connaissance, un désir démoniaque de séduire, de mettre à nu, de pénétrer voluptueusement et de violer chaque sujet spirituel – la connaissance étant entendue ici au sens de la Bible, dans laquelle l’homme "connaît" la femme et par-là lui ôte son secret. Il sait, cet éternel relativiste des valeurs, qu’aucun de ces actes de connaissance, aucune de ces prises de possession par un esprit ardent, n’est réellement une "connaissance définitive" et que la vérité, au sens dernier du mot, ne se laisse pas posséder ; car "celui qui pense être en possession de la vérité, combien de choses ne laisse-t-il pas échapper !". C’est pourquoi Nietzsche ne se met jamais en ménage, en vue d’économiser et de conserver, et il ne bâtit pas de maison spirituelle ; il veut (ou peut-être y est-il forcé par l’instinct nomade de sa nature) rester éternellement sans possession, le Nemrod qui, solitaire, porte ses armes errantes dans toutes les forêts de l’esprit, qui n’a ni toit, ni femme, ni enfant, ni serviteur, mais qui, en revanche, possède la joie et le plaisir de la chasse ; comme Don Juan il aime non pas la durée du sentiment mais les "moments de grandeur et de ravissement" ; il est attiré uniquement par les aventures de l’esprit, par ces "dangereux peut-être" qui vous font plein d’ardeur et vous stimulent tant qu’on les poursuit, mais qui ne rassasient pas dès qu’on les atteint ; il veut non pas une proie mais (comme il se décrit lui-même dans le Don Juan de la connaissance) simplement l’ "esprit, le chatouillement et les jouissances de la chasse et des intrigues de la connaissance – jusqu’à ses plus hautes et plus lointaines étoiles –, jusqu’à ce que finalement il ne lui reste plus rien à chasser que ce qu’il y a dans la connaissance d’infiniment malfaisant, comme le buveur qui finit par boire de l’absinthe et des alcools qui sont de véritables acides". »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Seule la souffrance donne la science

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Stefan Zweig en compagnie de son épouse Lotte

 

« Car (et c’est ainsi que cet homme torturé exalte maintenant avec gratitude ses tourments dans son hymne grandiose à la sainte douleur) seule la souffrance donne la science. "La santé de l’ours" qui est un simple héritage et qui n’a jamais été ébranlée se satisfait sans appréhension et manque de lucidité. Elle ne désire rien, elle ne pose aucune question, et c’est pourquoi il n’y a pas de psychologie chez les bien-portants. Tout savoir provient de la souffrance, "la douleur cherche toujours à connaître les causes, tandis que le plaisir a tendance à rester où il est et sans regarder en arrière". On devient "toujours plus fin dans la douleur". La souffrance, qui toujours fouille et gratte, laboure le terrain de l’âme et c’est le travail douloureux de creusement intérieur qui, comme la charrue, ameublit le sol, pour la nouvelle récolte spirituelle. "La grande douleur est le dernier libérateur de l’esprit ; elle seule nous contraint à descendre dans nos dernières profondeurs", et justement celui pour qui elle a été presque mortelle a ensuite le droit de prendre à son compte cette fière parole : "Je connais mieux la vie, parce que j’ai été si souvent sur le point de la perdre". »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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Comme sa maladie, la guérison de Nietzsche vient de la connaissance profonde qu’il a de lui-même

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« La psychologie, l’intellectualité (j’ai essayé de le montrer) poussent l’homme impressionnable vers la souffrance et jusque dans l’abîme du désespoir ; mais la psychologie, l’esprit, le ramènent à la santé. Comme sa maladie, la guérison de Nietzsche vient de la connaissance profonde qu’il a de lui-même. La psychologie devient ici une thérapeutique, une application sans pareille de cet "art de l’alchimie" qui se vante "d’extraire une valeur de quelque chose qui n’en a pas". Déjà après dix ans de tourments incessants, il est au "point le plus bas de sa vitalité" ; déjà on le croit abattu, anéanti par ses nerfs, en proie à une dépression désespérée, au pessimisme et à l’abandon de lui-même. Voici que soudain il se produit dans l’attitude spirituelle de Nietzsche un de ces "rétablissements" véritablement inspirés et semblables à un coup de foudre, une de ces auto-reconnaissances et un de ces autosauvetages qui rendent d’un dramatique si grandiose, si émouvant l’histoire de son esprit. Brusquement il tire à lui la maladie qui mine son sol et la presse sur son cœur. C’est là un moment tout à fait mystérieux (dont on ne peut pas fixer la date exacte), une de ces inspirations fulgurantes au milieu de son oeuvre, où Nietzsche "découvre" sa propre maladie ; où – étonné de se trouver encore en vie et de voir qu’au cours des dépressions les plus profondes, aux époques les plus douloureuses de son existence, sa productivité n’a fait que croître – il proclame avec la conviction la plus intime que ses souffrances, ses privations font partie, pour lui, "de la cause", de la cause sacrée de son existence, la seule cause qui soit sacrée pour lui. Et à partir de ce moment, où son esprit n’a plus pitié de son corps, ne prend plus part à ses souffrances, il voit, pour la première fois, sa vie sous une nouvelle perspective et sa maladie selon un sens plus profond. Les bras ouverts, il l’accepte sciemment, dans son destin, comme une nécessité, et comme, en tant que fanatique "avocat de la vie", il aime tout dans son existence, il dit même à sa souffrance le oui hymnique de Zarathoustra, ce joyeux "Encore une fois ! Encore une fois, pour toute l’éternité !". La simple connaissance devient chez lui une reconnaissance et la reconnaissance une gratitude ; car, dans cette contemplation supérieure qui élève ses regards au-dessus de sa propre souffrance et qui ne voit dans sa propre vie qu’un chemin pour aller à lui-même, il découvre (avec cette joie excessive que lui donne la magie des choses extrêmes) qu’il n’est attaché à rien autant qu’à sa maladie, et qu’il est redevable au plus cruel bourreau de son bien le plus précieux : la liberté, la liberté de l’existence extérieure, la liberté de l’esprit ; car, partout où il risquait de se reposer, de se livrer à la paresse, de s’alourdir et de perdre son originalité en se pétrifiant prématurément dans une fonction, une profession et une forme spirituelle, c’est la maladie qui l’en a chassé par la violence avec son aiguillon ; c’est à la maladie qu’il doit d’avoir été sauvé du service militaire et rendu à la science, c’est à elle qu’il doit de n’être pas resté figé dans cette science et dans la philologie ; elle l’a fait sortir du cercle de l’Université de Bâle pour le faire entrer dans la "retraite" et par-là dans le monde, c’est-à-dire pour le ramener vers lui-même. Il doit à ses yeux malades d’avoir été "libéré du livre", "le plus grand service que je me sois rendu à moi-même". La souffrance l’a arraché (douloureusement, mais utilement) à toutes les écorces qui menaçaient de se former autour de lui, à toutes les liaisons qui commençaient à l’encercler. "La maladie me libère pour ainsi dire par sa propre action", dit-il lui-même ; elle a été pour lui l’accoucheuse de l’homme intérieur et les souffrances qu’elle lui a causées ont été celles de l’enfantement. Grâce à elle, la vie est devenue, pour lui, non pas une routine, mais un renouvellement, une découverte : "J’ai découvert la vie, en quelque sorte comme une nouveauté, moi-même y compris." »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche


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09/11/2013

Cette hypersensibilité fatale et presque démoniaque des nerfs

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« Cette hypersensibilité fatale et presque démoniaque des nerfs de Nietzsche, que les nuances les plus fugitives, ne franchissant pas chez autrui le seuil de la conscience, ébranlent douloureusement, est la seule racine de ses souffrances et aussi la source de sa géniale capacité d’appréciation des valeurs. Chez lui il n’est pas nécessaire, pour que son sang frémisse sous l’effet d’une réaction physiologique, qu’il y ait quelque chose de tangible ou une affection réelle. Peut-être n’a-t-il jamais existé d’intellectuel aussi atrocement accessible à toutes les tensions et oscillations des phénomènes météorologiques, lui qui est dans tout son corps un manomètre, un véritable mercure, la sensibilité même : entre son pouls et la pression atmosphérique, entre ses nerfs et le degré d’humidité de la sphère paraissent exister de secrets contacts électriques ; ses nerfs enregistrent aussitôt chaque mètre d’altitude, chaque pression de la température, sous forme de douleurs dans les organes, et ils réagissent par une rébellion concordante à chaque bouleversement de la nature. La pluie, un ciel assombri dépriment sa vitalité : "Un ciel couvert m’abat profondément. " Il ressent presque dans ses intestins l’influence d’un ciel chargé de nuages ; la pluie réduit son "potentiel", l’humidité l’affaiblit, la sécheresse l’anime, le soleil lui rend la vie, l’hiver est pour lui une espèce de tétanos et de mort. L’aiguille frémissante du baromètre de ses nerfs oscillant comme une température d’avril ne reste jamais immobile : ce qu’il lui faut, c’est les hauts plateaux de l’Engadine que ne trouble aucun vent. Et, tout comme l’effet de la moindre charge et de la moindre pression dans le ciel physique, ses organes inflammables ressentent aussi l’effet de toutes les charges, de tous les troubles et de toutes les libérations atmosphériques dans le ciel intérieur de l’esprit. Car, chaque fois que frémit en lui une pensée, elle fulgure, comme un éclair, à travers les nœuds tendus de ses nerfs : l’acte de la pensées’accomplit, chez Nietzsche, avec un enivrement si extatique, avec un tressaillement si électrique qu’il agit toujours sur son corps à la manière d’un orage et que, à chaque explosion de sa sensibilité, un clin d’œil, au sens le plus strict, suffit pour modifier la circulation de son sang. Le corps et l’esprit le plus vital de tous les penseurs sont liés si intimement aux choses de l’atmosphère que pour Nietzsche les réactions intérieures et extérieures sont identiques : "Je ne suis ni esprit, ni corps, mais une tierce chose. Je souffre pour tout et partout." »

Stefan Zweig, Le Combat avec le Démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche



Erwin Rohde, Carl von Gersdorff & Friedrich Nietzsche

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Friedrich Nietzsche - Miserere

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