27/11/2020
Yukio Mishima (1925-1970), l’épée et le cerisier : Une vie, une œuvre (1990 / France Culture)
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24/11/2020
Dépasser la commune polygraphie
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« Disons-le en passant : des jeunes gens qui se croient doués pour écrire n’ont qu’à laisser les sentiments qui, cette semaine, avec le plus d’intensité les hantent, s’exprimer sous la forme qui, pour l’instant, leur paraît la plus aimable — et entasser le tout dans un tiroir. Se relisant après quelques mois, ils sentiront dans ce fouillis ce qui leur fait le plus de plaisir. Et si quelque page, une sur mille, est enveloppée d’un fluide, comme le visage émouvant d’une femme porte partout une atmosphère, c’est qu’ils sont nés pour dépasser la commune polygraphie… Plutôt que de faire le commis voyageur et de se perdre en vanteries à la table de Rœmerspacher, ces artistes débutants devraient en eux laisser agir la nature. Seule, cette puissance silencieuse saurait leur dire la direction de leur génie. À leur dam, parfois, dans la suite, ils se croiront obligés de se conformer aux images qu’à l’avance ils ont proposées d’eux-mêmes. »
Maurice Barrès, Les déracinés
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23/11/2020
L’ordre social
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« Parce qu’ils ne sont pas pauvres, Rœmerspacher et Saint-Phlin Jouissent de la plus noble des libertés : ils s’orientent vers le point où sont amassés leurs véritables matériaux de nutrition. Ils se passionnent pour la connaissance des phénomènes de l’esprit, c’est-à-dire pour les différents sentiments ou états de conscience. Reconnaissons-leur un don pour distinguer l’évolution des diverses formes de l’intelligence dans les individus, dans les peuples et dans les races ; ils discutent volontiers sur les moyens de servir le plus utilement la grandeur de l’humanité.
Saint-Phlin, en qui le vieux duché de Bar et M. Le Play unissent leurs voix, pensait que l’on aurait beaucoup à emprunter aux coutumes du passé. Rœmerspacher, en plus de la médecine, étudiait l’histoire, non l’histoire éloquente, mais l’érudite, à l’École des Hautes Études ; sa belle vigueur physique et morale le poussait à avoir confiance dans l’esprit de nouveauté. Leurs conclusions ne s’accordaient pas. Mais, comme les tireurs qui ont l’habitude de faire des armes ensemble, ils se rendaient hommage l’un à l’autre. Dans leurs discussions, ils goûtaient un grand plaisir : la franc-maçonnerie d’un langage commun ; — d’ailleurs, elle les amenait fréquemment à soupçonner les autres d’inintelligence, quand eux-mêmes n’avaient su ni comprendre, ni se faire comprendre. Enfin, ils étaient gourmands. C’est de chez Foyot qu’à certains jours ils se plaisaient à examiner les transformations insensibles des mœurs et la date où elles seront légalisées par un nouveau statut social. De là, fort échauffés, ils se rendaient au Café Voltaire.
Au terme de leurs colloques, ils s’apercevaient qu’ils étaient nés pour conclure à des vérités différentes, mais que, sur la méthode, ils s’accordaient. Depuis le lycée, ils n’avaient pas perdu leur temps ; le caractère scrupuleux de Saint-Phlin, qui jadis faisait rire, forçait maintenant l’estime ; et tous deux, ils avaient compris une chose très importante : nous pouvons admirer ou blâmer l’ordre social, — c’est un agréable exercice de conversation, et pourquoi s’en priver ! — mais, si nous prétendons le rectifier, il faut d’abord que nous le prenions très au sérieux par ce fait seul qu’il existe. Attachons-nous à reconnaître ce qu’il a d’excellent parmi des défauts qui nous ont facilement frappés. Sans posséder une force d’analyse qui leur permît de fixer leur attention sur Gambetta et son équipe, assez longtemps pour saisir en quoi le système a modifié le milieu préexistant, ces jeunes gens entrevoyaient que le clan gambettiste a fourni à la France un gouvernement, une administration, des moyens et un état d’esprit qui durent.
— Quoi que puisse faire notre intelligence pour se dégager, disait Rœmerspacher, nous réagissons selon le gambettisme, où nous sommes plongés.
— Oui, dit Saint-Phlin, Bouteiller nous a ouvert les fenêtres sur la France,
"Quum gœtula ducem portaret hellua luscum…"
"quand l’énorme bête de Gétulie portait sur son dos le général borgne !…"
Le poète Léon Valade, à une table voisine, leva la tête et regarda avec douceur ces jeunes gens qui aimaient les vers pittoresques. »
Maurice Barrès, Les déracinés
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21/11/2020
Michel Onfray : "Ce que j'ai vu dans le Haut-Karabakh"
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De retour du Haut-Karabakh, Michel Onfray était avant-hier l'invité de la TV arménienne, où il a pu livrer son sentiment sur l'invasion de la région par les forces azerbaïdjanaises et leur allié turc.
La vidéo intégrale sur ce lien, ici... à regarder toute affaire cessante...
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Haut-Karabakh : Sylvain Tesson regrette le "silence assourdissant" de l'Europe
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20/11/2020
Le prétendu pouvoir illimité des tyrans est une pure illusion
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« Expliquer comment, sur la base d'un volontariat intégral, il peut se développer la contrainte la plus complète et la plus débridée que connaisse un pouvoir, voilà une tâche pour ceux qui se plaisent à résoudre des paradoxes. L'oppression est une résultante des libres volontés des individus et non un dessein maléfique des tyrans. Aux mains de ce pouvoir, les tyrans sont tout autant des pions que leurs victimes. Le prétendu pouvoir illimité des tyrans est une pure illusion, produite par une situation où les victimes du pouvoir sont en fait toutes-puissantes. »
Alexandre Zinoviev, Les hauteurs béantes
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Approbation...
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« Les masses approuvent massivement la déclaration de leurs chères autorités et stigmatisent l'exclu volontaire, tout en exigeant que des mesures sévères pour que notre société déjà si saine le soit encore plus et se débarrasse de semblables dégénérés. Certains exigent qu'on le mette dehors. Mais il s'agit d'une minorité. La majorité, elle, exige qu'on le coffre immédiatement. Car le mettre dehors, c'est comme une récompense capitale. Où le mettre dehors ? En Occident ? À ce compte, nous aussi aimerions bien être exclus en direction de l'Europe. Non, il n'en est pas question. Faut le coffrer sans attendre, parce qu'il y en a vraiment qui se croient tout permis. »
Alexandre Zinoviev, Notes d'un veilleur de nuit
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18/11/2020
Xavier Bougarel : La division Handschar - Waffen-SS de Bosnie, 1943-1945
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La division Handschar, des SS musulmans
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Un chercheur et un domaine méconnu
En Histoire, il y a toujours des domaines méconnus ou surtout des façons nouvelles d’envisager un problème qui renouvellent la recherche. Xavier Bougarel est chercheur au CNRS et s’intéresse à l’histoire des Balkans, plus particulièrement durant la seconde guerre mondiale. Il se propose ici de revenir sur le cas de la 13e division Waffen-SS, la division Handschar, engagée en Yougoslavie (un pays disparu aujourd’hui) durant la seconde guerre mondiale.
Une division si particulière ?
Qu’avait-elle de si particulier cette Division de la Waffen SS ? Elle était constituée (majoritairement) de bosniaques musulmans, avec un encadrement allemand. Leur mission était simple : lutter contre les partisans yougoslaves et les tchetniks serbes. On découvre avec ce livre les préjugés des nazis allemands, finalement pas si défavorables que cela sur les bosniaques, leurs a priori positifs (mais condescendants) sur l’islam. Les nazis ont fait appel au fameux mufti de Jérusalem, Al-husseini, pour favoriser les recrutements.
Mais il n’y a pas foule et au final ces hommes s’engagent surtout pour protéger leurs familles, avoir à manger et dormir sous un toit. L’antisémitisme est présent (et va s’intensifier grâce à la propagande) mais est loin d’être la cause déterminante de leur engagement.
Le Grand Mufti al-Husseini passant en revue la division Waffen-SS musulmane Handschar
Un enjeu historiographique
La division Handschar est devenue après-guerre un enjeu de mémoire mais c’est surtout les débuts de la guerre en ex-Yougoslavie dans les années 90 qui l’ont amené sur le devant de la scène. Il est prouvé et cet ouvrage y revient, qu’elle a participé à des massacres contre les serbes et surtout à la shoah. Pour autant, cette division n’est qu’un rouage dans la machine SS. Surtout, on découvre que dans les dernières années de la guerre, les frontières devenaient poreuses.
D’anciens SS de cette division passaient par exemple chez les partisans (voire revenaient ensuite chez les SS !) et on a même vu la division Handschar combattre les partisans de Tito en compagnie des… tchetniks. On découvre ainsi que les Balkans n’ont pas vécu le second conflit mondial de la même façon que l’Europe occidentale. Les divisions religieuses, linguistiques ont joué un rôle majeur, annonçant le drame des années 1990.
Cette monographie fait date sur ce sujet spécifique.
Sylvain Bonnet
Xavier Bougarel, La Division Handschar, Waffen SS de Bosnie 1943-1945, Passés composés, juin 2020, 437 pages, 24 €
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SOURCE : Boojum.fr
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14/11/2020
Une école de civilisation
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« Au jeune homme, la ville la plus pleine, où qu’il se porte, est vide. Sa belle fougue de sens et de sentiment, comment la contenter ? Le monde, la société, où il n’avait pas ses entrées, n’eussent offert aucune ressource à ce Rœmerspacher merveilleusement intelligent, mais qui vient de province avec des formes lourdes et une conversation sans goût. Dans un salon, l’adolescent qui a vécu dix ans au lycée est plus occupé à faire son attitude qu’à jouir des autres. D’ailleurs, quand Rœmerspacher se serait nettoyé de ses premières tares, son âge eût inspiré peu de confiance aux femmes. Elles veulent pour leur tranquillité un ami prudent, dont la passion n’éclate pas. Un jeudi, à la villa Sainte-Beuve, le baron de Nelles, qui trop souvent parlait pour ne rien dire, mais que sa fatuité servait, donna aux jeunes Lorrains une bonne indication d’aîné :
— Avant trente ans, il est presque impossible, dans la société, que nous plaisions aux femmes, ou, du moins, qu’elles se confient à nos assurances… Et encore ! quarante ans vaudraient mieux. Aujourd’hui, madame X…, en me disant : "Je ne suis pas contente du roman que vous m’avez conseillé ou de la pièce que j’ai vue hier soir", saurait me faire entendre que je l’ai peinée par quelque négligence. À votre âge, — disait-il à Sturel vexé, — le front est trop prompt à rougir.
Que des centaines de jeunes gens prennent si bas leur premier usage de la femme, voilà l’origine de malentendus irrémédiables. Mais il faut exploiter au mieux les pires situations. Rœmerspacher, Suret-Lefort, Saint-Phlin, en 1883, à moins d’être favorisés par d’incroyables hasards, ne pouvaient trouver que les maîtresses les plus vulgaires, envers qui, pour conclure, ils eussent nécessairement commis une lâcheté. La débauche papillonne leur déplaisait, que seul beaucoup d’argent relève : car, médiocre, c’est un peu froid et très vilain. Les voilà donc réduits au grossier flirtage de la brasserie : insuffisant banquet, mais où l’heureuse santé et l’imagination de la vingtième année remplacent le rôti. Pour la plupart des adolescents, c’est une nécessité de passer quelques heures chaque semaine dans la société des femmes. Leur atmosphère n’est guère moins bienfaisante que leur caresse. Cette frivolité, ce ton affable, ce souci de plaire où forcément elles amènent, détendent l’esprit et raniment des parties de la sensibilité trop négligées entre camarades. La société des pires femmes elles-mêmes est une école de civilisation. Parfois, après des jours et des nuits du plus acharné travail, Rœmerspacher se repose auprès de ces petits êtres qu’il imagine d’excuser, de plaindre, en un mot d’aimer, parce qu’il possède au plus haut degré le sens de l’humain. »
Maurice Barrès, Les déracinés
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13/11/2020
Des "dames servantes"
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« Toutes les nuances de l’amour libre s’étaient fondues dans ces innombrables brasseries qui remplissaient en 1883 la rue des Écoles, la rue Monsieur-le-Prince, et, près de l’Odéon, la rue de Vaugirard. Succès qui s’explique. Le plus grand nombre des jeunes étudiants habitent des chambres déplaisantes, où ils sont mal chauffés et éclairés ; puis, ils tiennent de leur âge l’horreur du chez soi, le goût de l’agitation et des camaraderies. Il faut qu’ils s’entassent dans quelques cafés. Or, de tous les cafés, la brasserie de femmes leur procure le sensualisme le moins grossier : il est agréable de fumer un cigare en regardant vaguer une créature qui a pour objet de plaire.
Que les consommations y soient mauvaises, l’air vicié et les filles de mauvais aloi, c’est un argument valable, mais qui ne ruine pas le statut particulier de la brasserie de femmes. Certains artistes délicats de cette époque les ont fréquentées. C’est là que, depuis 1870, on a transformé la prosodie française, et des cris du cœur qui nous touchent furent adressés à des "dames servantes".
On n’aime vraiment que les endroits où l’on s’est plu vers l’âge de sa majorité. Nous serions ridicules de substituer notre vision au jugement des Rœmerspacher, des Suret-Lefort, des Saint-Phlin, des Racadot, des Mouchefrin : ces brasseries qui nous choquent enchantèrent plusieurs générations d’éphèbes. Les mœurs de ceux-ci seront retenues, aussi bien que les tristes manières des bohèmes et des grisettes, par la mémoire complaisante de leurs petits-fils. Sur l’emplacement de ces brasseries, disparues, on viendra cueillir une certaine petite poésie. »
Maurice Barrès, Les déracinés
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12/11/2020
Un prolétariat de bacheliers
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« À l’heure où l’on écrit ces lignes, Il y sept cent trente licenciés de lettres ou de sciences qui sollicitent dans l’Université des places ; ils tiennent leur diplôme pour une créance sur l’Etat. En attendant, plus de quatre cent cinquante pour vivre se sont fait pions. Et combien de places à leur fournir ? Six par an. Cette situation ne décourage ni les jeunes gens, ni l’Université. Il y a trois cent cinquante boursiers de licence et d’agrégation. C’est-à-dire que l’État prend trois cent cinquante engagements nouveaux quand il ne dispose que de six places déjà disputées par sept cent trente individus qui vont devenir mille quatre-vingts et enfler ainsi à l’infini. Il en va de même dans les autres facultés, et les diplômés qui ne sont point des boursiers, c’est-à-dire des recrues de l’État et qui gradés de droit, de médecine, de pharmacie ne prétendent point être fonctionnaires, s’ils ne peuvent s’irriter contre le gouvernement, s’en prennent à la société. Racadot et Mouchefrin emploient toute leur énergie à pouvoir continuer leurs études et s’aigrissent de ne pouvoir, malgré les privations qu’ils s’imposent, s’ajouter à ces aventureux solliciteurs de fonctions inexistantes. Ils s’obstinent à poursuivre des diplômes qui ne leur serviraient de rien. Ils collaborent à la création d’un élément social nouveau. C’est une classe particulière qui sous nos yeux, en ces années 1882-1883, se constitue : un prolétariat de bacheliers. »
Maurice Barrès, Les déracinés
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11/11/2020
C’est dans les occasions où tout est à craindre, qu’il ne faut rien craindre
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« Quelque critiques que puissent être la situation et les circonstances où vous vous trouvez, ne désespérez de rien ; c’est dans les occasions où tout est à craindre, qu’il ne faut rien craindre ; c’est lorsqu’on est environné de tous les dangers, qu’il n’en faut redouter aucun ; c’est lorsqu’on est sans aucune ressource, qu’il faut compter sur toutes ; c’est lorsqu’on est surpris, qu’il faut surprendre l’ennemi lui-même. »
« Attaquez à découvert, mais soyez vainqueur en secret… Le grand jour et les ténèbres, l’apparent et le caché: voilà tout l’art. »
Sun Tzu, L'Art de la Guerre
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10/11/2020
Sur l'emploi du temps
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« Sur l’emploi du temps.
Suis ton plan, cher Lucilius ; reprends possession de toi-même : le temps qui jusqu’ici t’était ravi, ou dérobé, ou que tu laissais perdre, recueille et ménage-le. Persuade-toi que la chose a lieu comme je te l’écris : il est des heures qu’on nous enlève par force, d’autres par surprise, d’autres coulent de nos mains. Or la plus honteuse perte est celle qui vient de négligence ; et, si tu y prends garde, la plus grande part de la vie se passe à mal faire, une grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce qu’on devrait. Montre-moi un homme qui mette au temps le moindre prix, qui sache ce que vaut un jour, qui comprenne que chaque jour il meurt en détail ! Car c’est notre erreur de ne voir la mort que devant nous : en grande partie déjà on l’a laissée derrière ; tout l’espace franchi est à elle.
Persiste donc, ami, à faire ce que tu me mandes : sois complètement maître de toutes tes heures. Tu dépendras moins de demain, si tu t’assures bien d’aujourd’hui. Tandis qu’on l’ajourne, la vie passe. Cher Lucilius, tout le reste est d’emprunt, le temps seul est notre bien. C’est la seule chose, fugitive et glissante, dont la nature nous livre la propriété ; et nous en dépossède qui veut. Mais telle est la folie humaine : le don le plus mince et le plus futile, dont la perte au moins se répare, on veut bien se croire obligé pour l’avoir obtenu ; et nul ne se juge redevable du temps qu’on lui donne, de ce seul trésor que la meilleure volonté ne peut rendre.
Tu demanderas peut-être comment je fais, moi qui t’adresse ces beaux préceptes. Je l’avouerai franchement : je fais comme un homme de grand luxe, mais qui a de l’ordre ; je tiens note de ma dépense. Je ne puis me flatter de ne rien perdre ; mais ce que je perds, et le pourquoi et le comment, je puis le dire, je puis rendre compte de ma gêne. Puis il m’arrive comme à la plupart des gens ruinés sans que ce soit leur faute : chacun les excuse, personne ne les aide. Mais quoi ! je n’estime point pauvre l’homme qui, si peu qu’il lui demeure, est content. Pourtant j’aime mieux te voir veiller sur ton bien, et le moment est bon pour commencer. Comme l’ont en effet jugé nos pères : ménager le fond du vase, c’est s’y prendre tard. Car la partie qui reste la dernière est non-seulement la moindre, mais la pire. »
Sénèque, Lettres à Lucilius
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09/11/2020
La faculté de calculer des forces
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« En 1883, il suit toutes les graves intrigues électorales des quartiers ; on y dépense infiniment plus de diplomatie que dans les grandes ambassades. La force de celui qui parle au nom d’un pays est proportionnelle au nombre de fusils que peuvent aligner ses compatriotes : un meneur de comité est puissant avec rien derrière soi : il faut qu’il distingue les simples machines à voter et les citoyens qui, dans une circonstance donnée, seront capables d’une action ; il doit ménager ces derniers, connaître leur vanité, leur amour de l’argent, leur aptitude à commander. À manier la matière électorale, on perd toute illusion ; on acquiert toute prudence… Si l’on entre profondément dans le personnage que devient chaque jour Suret-Lefort, on reconnaît qu’il n’a pas à proprement parler d’ambition ; du moins ce qui la constitue, c’est la joie d’être mêlé à une intrigue, de la comprendre, de la déjouer chez ses adversaires, de la tourner à son profit. Un homme de comité, à force de raisonner les moyens, arrive à se complaire en eux plus que dans leur objet. Une telle éducation, qui nous indique à chaque pas les trop réels dangers d’un mouvement généreux et qui ne laisse aucune place aux décisions esthétiques, développe exclusivement la faculté de calculer des forces. Voilà comment on peut être un politique sans avoir l’esprit de gouvernement, et avec plus de goût pour l’intrigue que pour le pouvoir. »
Maurice Barrès, Les déracinés
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Ses expériences monstrueuses
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« Le désordre actuel ne saurait nullement se comparer, par exemple, à celui qui dévasta le monde après la chute de l’Empire romain. Nous n’assistons pas à la fin naturelle d’une grande civilisation humaine, mais à la naissance d’une civilisation inhumaine qui ne saurait s’établir que grâce à une vaste, à une immense, à une universelle stérilisation des hautes valeurs de la vie. Car, en dépit de ce que j’écrivais tout à l’heure, il s’agit beaucoup moins de corruption que de pétrification. La Barbarie, d’ailleurs, multipliant les ruines qu’elle était incapable de réparer, le désordre finissait par s’arrêter de lui-même, faute d’aliment, ainsi qu’un gigantesque incendie. Au lieu que la civilisation actuelle est parfaitement capable de reconstruire à mesure tout ce qu’elle jette par terre, et avec une rapidité croissante. Elle est donc sûre de poursuivre presque indéfiniment ses expériences et ses expériences se feront de plus en plus monstrueuses. »
Georges Bernanos, La France contre es robots
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07/11/2020
Le Quartier latin émiette
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« Le lycée de Nancy avait coupé leur lien social naturel ; l’Université ne sut pas à Paris leur créer les attaches qui eussent le mieux convenu à leurs idées innées, ou, plus exactement, aux dispositions de leur organisme. Une atmosphère faite de toutes les races et de tous les pays les baignait. Des maîtres éminents, des bibliothèques énormes leur offraient pêle-mêle toutes les affirmations, toutes les négations. Mais qui leur eût fourni en 1883 une méthode pour former, mieux que des savants, des hommes de France ?
Chacun d’eux porte en son âme un Lorrain mort jeune et désormais n’est plus qu’un individu. Ils ne se connaissent pas d’autre responsabilité qu’envers soi-même ; ils n’ont que faire de travailler pour la société française, qu’ils ignorent, ou pour des groupes auxquels ne les relie aucun intérêt. Déterminés seulement par l’énergie de leur vingtième année et par ce que Bouteiller a suscité en eux de poésie, ils vaguent dans le Quartier latin et dans ce bazar intellectuel, sans fil directeur, libres comme la bête dans les bois.
La liberté ! c’est elle qui peut les sauver. Qu’à vingt ans ils soient déracinés, cela n’est point irréparable ! Ils s’orienteront pour vivre : vigoureux comme on les voit, ils peuvent supporter une transplantation. En tant qu’hommes, animaux sociables, ils aspirent à s’enrôler. Une série de tâtonnements leur permettra de trouver la position convenable aux personnages qu’ils sont devenus en cessant d’être des Lorrains ; quelque détour de rue leur proposera leurs justes compagnons… Malheureusement, un quartier de jeunes gens ne constitue pas une cité. Il faut voir des vieillards pour comprendre qu’on mourra et que chaque jour vaut, pour mettre ainsi au point nos grandes joies, nos grands désespoirs, et pour nous dégager de ces préoccupations d’éternité où s’enlizent, par exemple, des jeunes gens amoureux. La fréquentation d’un commerçant, d’un industriel, qui ne doit rien aux livres et qui se soumet aux choses, prémunirait un étudiant contre des vues trop professorales. Enfin la joie d’être estimé s’apprend au spectacle d’une vie utile qui s’achève parmi des concitoyens qu’elle a servis.
Dans cette vie factice des écoles, des adolescents noyés parmi des adolescents ne parviennent même pas à ce faible résultat de se grouper selon leurs analogies, les semblables avec les semblables : le Quartier latin émiette. Si des jeunes gens sont d’une espèce telle que, soumis aux mêmes circonstances, ils réagissent de la même façon, il ne suit pas qu’ils puissent former une vraie société : à défaut d’une grande passion sociale, — ardeur militaire, ou politique, ou religieuse — qui ferait de la Faculté une caserne ou une église, il y faudrait le jeu d’intérêts divers et communs.
En vérité, des esprits incapables de saisir les relations des choses pourraient seuls méconnaître la malchance de cette jeunesse française, de cette élite qui, systématiquement, est alanguie, privée des conditions où elle pourrait s’épanouir en citoyens. Quels efforts cependant pour tirer parti de ce qui leur est propre ! Avec quelle énergie ces jeunes Lorrains utilisent pour se nourrir, ou pour s’empoisonner, les éléments que le milieu leur offre ! »
Maurice Barrès, Les déracinés
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02/11/2020
Né par alluvion du fleuve des morts
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« Le Quartier latin, cet amas d’Écoles, né par alluvion du fleuve des morts, doit être conçu comme un Ararat, une haute terre de refuge, un sommet où la nation se ressaisit, défie les invasions. Dans une patrie, il faut ce point fixe : une conscience ; non pas immuable, mais qui s’analyse et qui évolue, en ne perdant ni sa tradition, ni le sens de sa tradition. C’est un lieu national, mais où quelques privilégiés, délégués de chaque génération, viennent s’élever jusqu’à la raison internationale, humaine, en comprenant toutes les conditions de l’existence sous tous les climats et que la dissemblance des visages nécessite celle des mœurs comme l’éloignement des pays celui des sentiments. »
Maurice Barrès, Les déracinés
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01/11/2020
Désavantage
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« On ne doit jamais laisser se produire un désordre pour éviter une guerre ; car on ne l’évite jamais, on la retarde à son désavantage. »
Nicolas Machiavel, Le Prince
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31/10/2020
Penchés comme sur un abîme dont l’horreur les attirait
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« Tout au fond d’eux, il y avait de la crainte. Leurs désirs frissonnaient. Ils étaient penchés, en quelque sorte, l’un sur l’autre, comme sur un abîme dont l’horreur les attirait ; ils se courbaient mutuellement, au-dessus de leur être, cramponnés, muets, tandis que vertiges, d’une volupté cuisante, alanguissaient leurs membres, leur donnaient la folie de la chute. Mais en face du moment présent, de leur attente anxieuse et de leurs désirs peureux, ils sentaient l’impérieuse nécessité de s’aveugler, de rêver un avenir de félicités amoureuses et de jouissances paisibles. »
Émile Zola, Thérèse Raquin
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Il a gardé tous ses préjugés de caste, des niaiseries qui n’ont ni direction ni tradition
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« Le baron de Nelles est un habitué des jeudis à la pension Sainte-Beuve. Il a vingt-huit ans ; il est attaché au ministère des affaires étrangères. Il a gardé tous ses préjugés de caste, des niaiseries qui n’ont ni direction ni tradition. Excusables, gaies et charmantes chez des petites mondaines, ces pauvres vues se traduisent, chez ce gros garçon à tête de cocher anglais, par un sourire irritant et par une prodigieuse servilité pour tout ce qui représente une influence sociale. Il plaisante volontiers sur les femmes de la société républicaine, mais il admire profondément M. Jules Ferry. Il n’a pas l’intelligence assez large pour concevoir que l’intérêt n’est pas seul à mener le monde, qu’il se mêle souvent et qu’il cède parfois à des passions plus fortes, voire à des passions nobles. Enfin, travers impardonnable, il met de l’esprit où l’on n’a qu’en faire : il n’y a que les sots pour avoir toujours de l’esprit… Ce ton boulevardier fut exactement la manière de Paris sous le second Empire, d’où, en s’avilissant, il glissa au Café de la Comédie, dans les sous-préfectures et dans les casinos. »
Maurice Barrès, Les déracinés
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30/10/2020
Lassitude de proscrit
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« Quand on ne croit plus qu'il y ait au monde quoi que ce soit qui convienne, on s'enfonce dans le sommeil de chaque nuit avec la lassitude d'un proscrit. »
Emil Cioran, Divagations
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Une fleur d’Asie portée par le vent des orages !
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« François Sturel, un jour que madame Aravian était allée plus profond dans son âme, se taisait.
— Ah ! — dit-elle avec un ton de caresse, mais légèrement dédaigneux, — je fais des éducations !
Il pâlit de ce mot.
Les puissants toujours sont solitaires. Cette jeune femme, qui mettait l’Asie dans les bras d’un jeune Lorrain, ne trouva pas auprès de lui le bénéfice de ses enchantements. Par la violence des sensations elle l’épouvanta. Étourdi d’une telle reine, il fuyait pour jouir de ses dons à l’écart. Ces mêmes qualités d’étrangère qui l’attiraient le blessaient.
Avez-vous vu dans les broussailles un enfant de la montagne guetter, admirer, haïr une belle promeneuse ? Il lui jette des pierres, en demeure tout rêveur.
Astiné qui dit ce mot profond : « Je pense qu’il faut tout faire, mais avoir de la tenue », gardait dans la débauche des manières polies, une modestie de la voix, une simplicité sûre de tous ses gestes, un maintien qui imposaient.
Sturel prit tout de madame Aravian et se tourna ainsi paré vers mademoiselle Alison. Elle avait un visage d’une beauté touchante et un joli petit corps, et fournissait ainsi des réalités sensibles à l’imagination, subitement informée, d’un garçon de vingt ans. Surtout il espérait pouvoir la dominer. Peu importe si la force et le haut caractère d’idole passionnée d’Astiné sont d’un caractère plus rare que la grâce de jeune bête encore hésitante de cette jeune fille. Cela plaît au jeune mâle d’étonner, et, formé par une femme, il se hâte de trouver une fille à débrouiller.
Astiné, c’est un livre admirable qu’il feuillette ; il s’empoisonne avec avidité de toutes ses paroles, mais n’est pas né pour s’endormir sous le plus beau des mancenilliers.
Tous les jeudis, il est exact auprès de mademoiselle Alison. Il aime les élans qu’elle a dans sa voix, et les manières de la dix-septième année. Et puis, avec les moyens de son âge, sa bouche fraîche, ses yeux limpides et la férocité des jeunes êtres, elle entreprend, elle aussi, l’éducation de cet adolescent, qu’il ne faut pas plaindre.
— Je vous passe tous vos amis, quoiqu’ils ne sachent guère s’habiller, dit-elle en souriant des Rœmerspacher, des Suret-Lefort qu’elle avait entrevus ;
— du moins des hommes, bien qu’inexcusables de se mal tenir, peuvent offrir des compensations ; mais cette Persanne, cette Turque, cette Arménienne !…
Pauvre petite Lorraine, par sa moue méprisante elle exprime une vérité de son ordre. Un gentil oiseau des climats modérés a des objections légitimes contre un animal de la grande espèce, qui consomme abondamment et par là détruit beaucoup. Quand même la moralité sociale française repousserait justement madame Aravian, Sturel à jamais porte sa marque : quelle atmosphère pourrait contenter celui qui respira une fleur d’Asie portée par le vent des orages ! »
Maurice Barrès, Les déracinés
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29/10/2020
Un exercice de tourment, une autodestruction sans issue
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« Le plus dur n'est pas de faire quelque chose, mais de vivre. La difficulté tient à l'essentiel, non à l'accidentel. Nous trouvons tous à nous occuper -- car on ne saurait continuer à vivre sans la superstition de l'action -- mais "être" en tant que tel est un exercice de tourment, une autodestruction sans issue. La révélation de notre existence entrave nos pas, nous coupe le souffle et nous fige au milieu d'un monde sans horizon. L'inconvénient qu'il y a à exister ne résulte pas de nos années de mûrissement ou de maturation automnale, mais constitue notre déficience originelle, et la source où puise notre manque de fondement. Ainsi cette révélation du fait pur d'exister devient-elle un équivalent du péché originel, dont c'est la fonction même du temps que de le renouveler à jamais en nous. »
Emil Cioran, Divagations
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Le rêve de l’Orient, la cendre des siècles asiatiques
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« Quand Astiné eut fini son récit, le jeune homme désormais avait dans sa conscience, comme un virus dans son sang, un principe par quoi devait être gâté son sens naturel de la vie.
Je ne veux pas dire seulement qu’il était tourmenté de voluptés imaginaires et par là dégoûté des imperfections de toute existence. Cette inquiétude, fréquente à son âge, est toute analogue à la maladie des jeunes chiens ; l’énergie du sujet en triomphe facilement, aidée par la médiocrité ambiante qui a vite fait de fondre nos humeurs singulières… Mais quelque chose de plus grave vient de se composer en François Sturel qui commandera son humeur.
Défiance de petit garçon maltraité dans les lycées, exaltation quand, à dix-sept ans, l’étoile de poésie avait surgi des livres, songes de la vie et de la mort sous les premières nuits d’été que distingua de l’hiver son àme de prisonnier, angoisses métaphysiques au pied de la chaire de Bouteiller, — tous ces éléments et bien d’autres flottaient dans ce jeune homme, de qui la mère à vingt ans avait été rêveuse. Le récit d’Astiné isola Sturel de la vie mesquine, lui forma une sorte d’atmosphère particulière qui, le pressant de toutes parts, détermina une condensation générale de ces vapeurs.
Dans ce premier instant, il put supposer un accroissement de sa force intérieure. Son énergie cessait de sommeiller, bouillonnait dans ses veines. Cependant, les paroles d’Astiné laissaient diffuser leurs dangereux éléments étrangers dans cet organisme en désordre. Sturel, qui subit l’invasion énervante de l’Asie, en croit d’abord sa clairvoyance plus étendue. Quelle erreur ! Ce n’est pas une plus-value que lui laisseront ces grands mouvements : les vagues sentiments qui l’envahissent ou qui, déjà présents en lui, s’y développent, ne valent que pour le détourner de toutes réalités ou du moins des intérêts de la vie française.
La première excitation dissipée, il put reconnaître en son âme un principe qui n’était pas de sa nature. Comme une matière dissoute, à mesure que le temps passe, abandonne son dissolvant et tombe au fond du vase, quelque chose s’était déposé au fond de François Sturel qui était l’essentiel de ces vapeurs mélancoliques, un précipité de mort.
Si l’on admet que des poussières toxiques peuvent pénétrer la vie morale d’un adolescent, on s’étonnera peut-être que la conversation d’une femme soit ici leur véhicule. C’est méconnaître les prestiges de la poésie.
Il était naturel qu’un récit apporté des pays de la toison d’Or remuât tout le romanesque d’un enfant généreux, grandi entre les hauts murs d’un cachot et dont les puissances n’avaient pas eu d’issue vers la nature, vers le risque et vers l’amour. Les rossignols de qui l’on crève les yeux sont au printemps les plus éperdus de lyrisme… Une ville d’Orient parmi des vergers, assise dans le crépuscule auprès d’un cimetière, telle devait être désormais la patrie de ses rêves, la cité de ses trésors. Elle chantait pour lui, du fond des déserts antiques ; et de ses terrasses se levaient, comme au crépuscule le chant du muezzin, tous les vers qu’il avait élus aux veillées de son collège. Un voile la recouvrait comme une beauté nubile de l’Asie. Et c’était encore une pleureuse qui, sur un cadavre, se déchire le sein et qui fait aimer avec précipitation une vie destinée à si vite se défaire.
Présentée par les mains d’une femme, cette coupe de poison doit d’autant mieux agir que Sturel est mal pourvu, peu préparé à résister. Ses forces vitales héréditaires, on les a par système affaiblies. Il ferait face à l’assaut s’il était, depuis sa petite enfance, demeuré dans son domaine national, parmi ses vraies propriétés psychiques. Mais l’enseignement universitaire l’a conduit sur le plan de la raison universelle. D’ailleurs, s’il est constant qu’un esprit vigoureux, bien assuré de ses assises, peut se hausser de son étroite patrie, de son milieu et de sa race, pour atteindre à d’autres civilisations, on n’a constaté chez personne l’énergie de faire de l’unité avec des éléments dissemblables. Un enfant de Neufchâteau, le fils d’une province militaire et disciplinée, saurait sans périr prétendre à s’assimiler tout l’hellénisme. Mais le rêve de l’Orient, la cendre des siècles asiatiques, n’est pas pour lui respirable. »
Maurice Barrès, Les déracinés
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