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12/06/2012

Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même

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« Tout au bout de ce long effort mesuré par l'espace sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint. Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur d'où il faudra la remonter vers les sommets. Il redescend dans la plaine.

C'est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m'intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même. Je vois cet homme redescendre d'un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. A chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s'enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher.

Si ce mythe est tragique, c'est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine, si à chaque pas l'espoir de réussir le soutenait ? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille, tous les jours de sa vie, aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde. Mais il n'est tragique qu'aux rares moments où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable condition : c'est à elle qu'il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n'est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.

Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n'est pas de trop. J'imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur était au début. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l'appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au cœur de l'homme : c'est la victoire du rocher, c'est le rocher luimême. Ce sont nos nuits de Gethsémani. Mais les vérités écrasantes périssent d'être reconnues. Ainsi, Œdipe obéit d'abord au destin sans le savoir. A partir du moment où il sait, sa tragédie commence. Mais dans le même instant, aveugle et désespéré, il reconnaît que le seul lien qui le rattache au monde, c'est la main fraîche d'une jeune fille. Une parole démesurée retentit alors : " Malgré tant d'épreuves, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me font juger que tout est bien. " L'Œdipe de Sophocle, comme le Kirilov de Dostoïevsky, donne ainsi la formule de la victoire absurde. La sagesse antique rejoint l'héroïsme moderne.

On ne découvre pas l'absurde sans être tenté d'écrire quelque manuel du bonheur. " Eh ! quoi, par des voies si étroites... ? " Mais il n'y a qu'un monde. Le bonheur et l'absurde sont deux fils de la même terre. Ils sont inséparables. L'erreur serait de dire que le bonheur naît forcément de la découverte absurde. Il arrive aussi bien que le sentiment de l'absurde naisse du bonheur. " Je juge que tout est bien ", dit Œdipe, et cette parole est sacrée. Elle retentit dans l'univers farouche et limité de l'homme. Elle enseigne que tout n'est pas, n'a pas été épuisé. Elle chasse de ce monde un dieu qui y était entré avec l'insatisfaction et le goût des douleurs inutiles. Elle fait du destin une affaire d'homme, qui doit être réglée entre les hommes.

Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l'homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l'univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s'élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l'envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n'y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit.

L'homme absurde dit oui et son effort n'aura plus de cesse. S'il y a un destin personnel, il n'y a point de destinée supérieure ou du moins il n'en est qu'une dont il juge qu'elle est fatale et méprisable. Pour le reste, il se sait le maître de ses jours. A cet instant subtil où l'homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d'actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l'origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n'a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore.

Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe

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11/06/2012

N’attends pas la femme idéale, elle n’existe pas

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« N’attends pas la femme idéale, elle n’existe pas. il y a des femmes qui te font sentir plus vivant mais ce sont précisément les femmes qui te planteront sous les yeux de la foule. bien sûr je sais à quoi m’attendre, mais ça n’empêche pas le couteau de couper. la femelle s’amuse à passer d’un homme à l’autre, et si elle est en position de le faire, pas un n’arrive à lui résister. le mâle, malgré ses bravades et son goût pour l’exploration, est l’élément loyal du couple, celui qui est généralement amoureux. la femelle est douée pour la trahison, la torture et la damnation. n’envie jamais sa femme à un homme. derrière tout ça se cache un véritable enfer. »

Charles Bukowski, Cité par Howard Sounes in "Charles Bukoski, une vie de fou"

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10/06/2012

Après tant d’imposture et de fraude, il est réconfortant de contempler un mendiant

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« Après tant d’imposture et de fraude, il est réconfortant de contempler un mendiant. Lui, du moins, ne ment ni ne se ment: sa doctrine, s’il en a, il l’incarne; le travail, il ne l’aime pas et il le prouve; comme il ne désire rien posséder, il cultive son dénuement, condition de sa liberté. Sa pensée se résout en son être et son être en sa pensée. Il manque de tout, il est soi, il dure: vivre à même l’éternité c’est vivre au jour le jour. Aussi bien, pour lui, les autres sont-ils enfermés dans l’illusion… Sa paresse, d’une qualité très rare, en fait véritablement un “délivré”, égaré dans un monde de niais et de dupes. »

Emil Michel Cioran, La Tentation d'Exister

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09/06/2012

La "dépression" est partout

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« On peut raisonnablement estimer que, depuis la nuit des temps, tous les représentants de notre espèce connaissent épisodiquement des mo­ments de déprime ; le mal-être, le flou identitaire et la douleur d’exister font jusqu’à un certain point partie intégrante de notre condition. On peut imaginer aussi que certaines personnes sont plus vulnérables que d’autres à ce que nous appelons aujourd’hui la "dépression", que ce soit pour des raisons purement psychologiques, liées à l’éducation, ou pour des raisons physiologiques, liées au circuit neurologique et hor­monal du corps.

Mais il y a néanmoins tout lieu de penser que notre époque est la proie d’un sentiment exacerbé de malaise intérieur. Depuis le tournant des années 1830 et l’entrée brutale dans la révolution industrielle, l’Occident semble ainsi submergé par une vague plus ou moins généralisée de "spleen", que les auteurs romantiques qualifiaient avec optimisme de "mal du siècle", sans savoir que nous l’éprouverions encore près de deux cents ans après eux… Notre art s’en est largement fait l’écho, tout au long du XXe siècle, de même que nos publications médicales, nos magazines, nos reportages télévisés et nos conver­sa­tions. La "dépression" est partout, superficiellement soignée par les traitements pharmacologiques à la mode, comme une rustine apposée sur un navire en voie de perdition. »

Thibault Isabel, A bout de souffle

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08/06/2012

Gauche et Droite

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« La gauche s’est ralliée au libéralisme économique parce qu’elle était déjà acquise à l’idée de progrès et au libéralisme "sociétal", tandis que la droite s’est ralliée au libéralisme des moeurs parce qu’elle a d’abord adopté le libéralisme économique. Il est en effet tout aussi illusoire de croire qu’on peut être durablement libéral sur le plan politique ou "sociétal" sans finir par le devenir aussi sur le plan économique (comme le croient la majorité des gens de gauche) ou qu’on peut être durablement libéral sur le plan économique sans finir par le devenir sur le plan politique ou "sociétal" (comme le croient la majorité des gens de droite). En d’autres termes, il y a une unité profonde du libéralisme. Le libéralisme forme un tout.

A la sottise des gens de gauche qui croient possible de combattre le capitalisme au nom du "progrès", répond l’imbécillité des gens de droite qui pensent possible de défendre à la fois des "valeurs traditionnelles" et une économie de marché qui ne cesse de les détruire. »

Alain de Benoist, "Le socialisme contre la gauche", in revue "Eléments"

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Quelques caresses qui rayonnèrent comme des prodiges

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« Je me sentis écrasé par mon immonde destinée. Je fis un signe à la première venue : une petite blonde maigrelette, à peine aperçue. Elle avait des cheveux de mousse qui sentaient le champagne bon marché, des jarrets fragiles.
Elle m’accorda quelques caresses sommaires qui rayonnèrent comme des prodiges. Puis ce fut la même brisure que la première fois, mais je la dissimulais avec un soin rageur. Comme c’est long de se rhabiller. »

Pierre Drieu la Rochelle, L’Homme couvert de femmes

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07/06/2012

L’art n’est pas une petite pose devant le miroir

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« Marie Laurencin (je n’ai pas vu son envoi). En voilà une qui aurait besoin qu’on lui relève les jupes et qu’on lui mette une grosse... quelque part pour lui apprendre que l’art n’est pas une petite pose devant le miroir. Oh ! chochotte ! (ta gueule !) La peinture c’est marcher, courir, boire, manger, dormir et faire ses besoins. Vous aurez beau dire que je suis un dégueulasse, c’est tout ça.

C’est outrager l’Art que de dire que pour être un artiste il faut commencer par boire et manger. Je ne suis pas une réaliste et l’art est heureusement en dehors de toutes ces contingences (et ta sœur ?)

L’Art, avec un grand A, est au contraire, chère Mademoiselle, littérairement parlant, une fleur (ô, ma gosse !) qui ne s’épanouit qu’au milieu des contingences, et il n’est point douteux qu’un étron soit aussi nécessaire à la formation d’un chef d’œuvre que le loquet de votre porte, ou, pour frapper votre imagination d’une manière saisissante, ne soit pas aussi nécessaire, dis-je, que la rosé délicieusement alangourée qui expire adorablement en parfum ses pétales languissamment rosées sur le paros virginalement apâli de votre délicatement tendre et artiste cheminé (poil aux nénés !)

(...)

Ne pouvant pas me défendre dans la presse contre les critiques qui ont hypocritement insinué que je m’apparentais soit à Apollinaire ou à Marinetti, je viens les avertir que, s’ils recommencent, je leur torderai les parties sexuelles.

L’un d’eux disait à ma femme : « Que voulez-vous, Monsieur Cravan ne vient pas assez parmi nous. ». Qu’on le sache une fois pour toutes : Je ne veux pas me civiliser.

D’autre part, je tiens à informer mes lecteurs que je recevrai avec plaisir tout ce qu’ils trouveront bon de m’envoyer : pots de confiture, mandats, liqueurs, timbres-postes de tous les pays, etc., etc. En tout cas chaque cadeau me fera rire. »

Arthur Cravan, "L’exposition des indépendants" - Revue Maintenant n°4(mars-avril 1914)

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06/06/2012

Du point de vue amoureux Véronique appartenait, comme nous tous, à une génération sacrifiée

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« Du point de vue amoureux Véronique appartenait, comme nous tous, à une génération sacrifiée. Elle avait certainement été capable d’amour ; elle aurait souhaité en être encore capable, je lui rends ce témoignage ; mais cela n’était plus possible. Phénomène rare, artificiel et tardif, l’amour ne peut s’épanouir que dans des conditions mentales spéciales, rarement réunies, en tous points opposées à la liberté des mœurs qui caractérise l’époque moderne. Véronique avait connu trop de discothèques et d’amants. Un tel mode de vie appauvrit l’être humain, lui infligeant des dommages parfois graves et toujours irréversibles. L’amour comme innocence et comme capacité d’illusion, comme aptitude à résumer l’ensemble de l’autre sexe à un seul être aimé, résiste rarement à une année de vagabondage sexuel, jamais à deux. En réalité, les expériences sexuelles successives accumulées au cours de l’adolescence minent et détruisent rapidement toute possibilité de projection d’ordre sentimental et romanesque ; progressivement et en fait assez vite, on devient aussi capable d’amour qu’un vieux torchon. Et on mène ensuite, évidemment, une vie de torchon. En vieillissant on devient moins séduisant, et de ce fait amer. On jalouse les jeunes, et de ce fait on les hait. Cette haine condamnée à rester inavouable, s’envenime et devient de plus en plus ardente ; puis elle s’amortit et s’éteint, comme tout s’éteint. Il ne reste plus que l’amertume et le dégoût, la maladie et l’attente de la mort. »

Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte

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C’est le piège qui est tendu aux révoltés et je suis tombé dedans

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« J’ai fait erreur, dit il soudain. Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires du… il hésita…du même piège à cons, acheva-t-il et il continua aussitôt. Le régime se défend évidemment contre le terrorisme. Mais le système ne s’en défend pas, il l’encourage, il en fait la publicité (…) C’est le piège qui est tendu aux révoltés et je suis tombé dedans. »

Jean-Patrick Manchette, Nada

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05/06/2012

Tout à l’écurie respirait la joie de vivre

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« Tout à l’écurie respirait la joie de vivre ; les chevaux étaient debout dans la paille dont les brins leur chatouillaient le ventre. On trouvait toujours deux ou trois autres chevaux-légers auprès de Wittgrewe, des anciens de troisième année. J’y appris comment on panse sa monture après une longue chevauchée, comment on lui prépare sa litière, on la bouchonne, on lui tâte les paturons, on place devant elle de l’eau où l’on a versé de la paille hachée pour qu’elle ne boive pas trop goulûment, comment on la soigne et on la cajole, jusqu’à ce qu’elle vous pose la tête sur l’épaule et souffle à travers ses naseaux. J’appris aussi les arcanes du service d’écurie chez les châtelains et les paysans, j’appris à boire de l’eau-de-vie, à fumer des pipes demi longues à fourneau peint, à jouer aux cartes et autres arts sans lesquels nul ne peut faire un bon hussard. »

Ernst Jünger, Abeilles de verre

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04/06/2012

Quand on a la chance d’être une brute, il faut savoir le rester

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« Il n’est personne qui puisse me comprendre car il serait moi – Qu’on le sache une fois pour toutes: Je ne veux pas me civiliser – Errant dans les rues, je rentrai lentement, et je ne quittai point des yeux la lune secourable comme un con - Je voudrai être à Vienne et à Calcutta, prendre tous les trains et tous les navires, forniquer toutes les femmes et bâfrer tous les plats. Mondain, chimiste, putain, ivrogne, musicien, ouvrier, peintre, acrobate, acteur, vieillard, enfant, escroc, voyou, ange et noceur, millionnaire, bourgeois, cactus, girafe ou corbeau, lâche, héros, nègre, singe, Don Juan, souteneur, lord, paysan, chasseur, industriel, faune et flore : Je suis toutes les choses, tous les hommes et tous les animaux !

[…] Quand on a la chance d’être une brute, il faut savoir le rester. »

Arthur Cravan, Maintenant n°4 (1914)

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03/06/2012

Nimier et Blondin qui, les premiers, avaient chahuté les professeurs

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« Ce n’était pas dans Sartre que l’on avait appris à écrire sur les murs: “Faites l’amour, pas la guerre”, “Sous les pavés, la plage”, “La beauté est dans la rue”, “Délivrez les livres”, “Il est interdit d’interdire”, c’était dans Nimier et Blondin qui, les premiers, avaient chahuté les professeurs, claqué les pupitres, jeté des boules puantes en classe, et chanté que le proviseur était cocu. »

Michel Déon, Bagages pour Vancouver

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01/06/2012

Il y a dans notre génération comme une conscience diffuse et douloureuse qu'il est de plus en plus difficile de ne pas être un salaud

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« Plus que jamais on n'est "motivé" dans son travail que quand on est ambitieux socialement, quand on a envie de faire gagner beaucoup d'argent à son entreprise, et d'en gagner beaucoup soi-même. Pour les autres, ceux qui ne sont pas spontanément acquis à la cause de l'Economie déchaînée, il n'est pas facile d'échapper au constat que travailler sans contribuer  d'une façon plus ou moins intolérable au scandale qu'est notre société relève de l'exploit. Il y a dans notre génération comme une conscience diffuse et douloureuse qu'il est de plus en plus difficile de ne pas être un salaud, dans ce qu'on fait au quotidien et qui nous fait vivre. »

Matthieu Amiech, Le cauchemar de Don Quichotte. Sur l'impuissance de la jeunesse d'aujourd'hui

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31/05/2012

C’est n’être nulle part que d’être partout

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« La mobilité perpétuelle des individus atomisés est l’aboutissement logique du mode de vie capitaliste, la condition anthropologique ultime sous laquelle sont censés pouvoir se réaliser l’adaptation parfaite de l’offre à la demande et l’"équilibre général" du Marché. Cette conjonction métaphysique d’une prescription religieuse (Lève toi et marche !) et d’un impératif policier (Circulez, il n’y a rien à voir !), trouve dans l’apologie moderne du "nomade" son habillage poétique le plus mensonger.

On sait bien, en effet, que la vie réelle des tribus nomades que l’histoire a connues, s’est toujours fondée sur des traditions profondément étrangères à cette passion moderne du déplacement compensatoire dont le "tourisme" (comme négation définitive du Voyage) est la forme la plus ridicule quoiqu’en même temps la plus destructrice pour l’humanité.

Bouygues et Attali auront beau s’agiter sans fin, leur pauvre univers personnel se situera donc toujours à des années-lumière de celui de Segalen ou de Stevenson. Sénèque avait, du reste, répondu par avance à tous ces agités du Marché : "C’est n’être nulle part que d’être partout. Ceux dont la vie se passe à voyager finissent par avoir des milliers d’hôtes et pas un seul ami. " (Lettres à Lucilius) »

Jean-Claude Michéa, Orwell éducateur

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30/05/2012

J’avais été bien content de trouver la patrie en danger. Le devoir, c’est quelquefois bien commode.

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« Il fallait redevenir Jean Dutourd. Fade perspective ! Je l’avais bien perdu de vue, celui-là ! Je l’avais en quelque sorte abandonné en 1942 sans beaucoup de regrets. Il ne m’apportait guère de satisfactions. Collé aux examens, sans le sou, tâtonnant dans les obscurités de l’adolescence, me raccrochant à une vocation d’écrivain qui se manifestait surtout par le dégoût de faire quoi que ce fût d’autre, j’avais été bien content de trouver la patrie en danger. Le devoir, c’est quelquefois bien commode. Il est écrit là-haut sans doute que je ferai tout au rebours des autres. Les jeunes gens, d’ordinaire, sollicitent des sursis pour avoir le temps de tailler leur place dans le monde. Moi, je demandais à la guerre un sursis à mon entrée dans le monde. Le désordre, qui effraye les personnes sérieuses et prévoyantes, me plaisait, à moi. Il était accueillant, il était chaleureux, il était créé tout spécialement pour moi. Je savais déjà, ou je sentais, à cette époque, que je ne pourrais jamais m’accommoder des catégories habituelles, que je serais incapable de me "faire une situation", que les règles sociales n’entreraient jamais dans ma tête ; elle y était aussi réfractaire qu’à la géométrie ou à l’algèbre. »

Jean Dutourd, Le demi-solde

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29/05/2012

Je suis chrétien, priez pour moi !

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« Il n’y a pas d’honneur à être français, nulle gloriole. Et qu’on veuille bien me permettre une fois de le dire, dans le même sens: il n’y a pas non plus d’honneur à être chrétien. Nous n’avons pas choisi.

"Je suis chrétien, révérez-moi!" s’écrient à l’envie les princes de prêtres, les scribes et les pharisiens. Il faudrait plutôt dire, humblement: "Je suis chrétien, priez pour moi !" Nous n’avons pas choisi.
Lorsqu’on a déjà tant de mal à être français, le moindre retour complaisant vers nous-mêmes, le plus furtif regard jeté sur l’abîme des siècles qui, à notre droite et à notre gauche, nous sépare des aïeux, risque de nous donner le vertige. Quoi! Nous sommes déjà si loin, si seuls ? Ils ne peuvent plus nos entendre, le cri d’angoisse que nous jetterions vers eux serait à l’instant pris sur nos lèvres, englouti. Et bien ne crions pas, serrons les dents. Gardons nous de mesurer la largeur de la route. Ce que nous tentons aujourd’hui, d’autres le firent, en leur temps, en leur lieu, et ils n’en savaient pas plus long que nous. »

Georges Bernanos, Nous autres français

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28/05/2012

Rien ne saurait cacher l’usure véloce

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« Comme toute l’organisation de la distribution des biens est liée à celle de la production et de l’État, on rogne sans gêne sur toute leur ration, de nourriture comme d’espace, en quantité et en qualité. Quoi que restant formellement des travailleurs et des consommateurs libres, ils ne peuvent s’adresser ailleurs, car c’est partout que l’on se moque d’eux.

Je ne tomberai pas dans l’erreur simplificatrice d’identifier entièrement la condition de ces salariés du premier rang à des formes antérieures d’oppression socio-économique. Tout d’abord parce que, si l’on met de côté leur surplus de fausse conscience et leur participation double ou triple à l’achat des pacotilles désolantes qui recouvrent la presque totalité du marché, on voit bien qu’ils ne font que partager la triste vie de la grande masse des salariés d’aujourd’hui. C’est d’ailleurs dans l’intention naïve de faire perdre de vue cette enrageante trivialité que beaucoup assurent qu’ils se sentent gênés de vivre parmi les délices alors que le dénuement accable des peuples lointains. Une autre raison de ne pas les confondre avec les malheureux du passé, c’est que leur statut spécifique comporte en lui-même des traits indiscutablement modernes. Pour la première fois dans l’histoire, voilà des agents économiques hautement spécialisés qui, en dehors de leur travail, doivent faire tout eux-mêmes. Ils conduisent eux-mêmes leur voiture, et commencent à pomper eux-mêmes leur essence, ils font eux-mêmes leurs achats ou ce qu’ils appellent de la cuisine, ils se servent eux-mêmes dans les supermarchés comme dans ce qui a remplacé les wagons-restaurants. Sans doute leur qualification très indirectement productive a-t-elle été vite acquise, mais ensuite, quand ils ont fourni leur quotient horaire de ce travail spécialisé, il leur faut faire de leurs mains tout le reste. Notre époque n’en est pas encore venue à dépasser la famille, l’argent, la division du travail. Et pourtant, on peut dire que, pour ceux-là, déjà, la réalité effective s’en est presque entièrement dissoute dans la simple dépossession. Ceux qui n’avaient jamais eu de proie l’ont lâchée pour l’ombre.

Le caractère illusoire des richesses que prétend distribuer la société actuelle, s’il n’avait pas été reconnu en toutes les autres matières, serait suffisamment démontré par cette seule observation que c’est la première fois qu’une système de tyrannie entretient aussi mal ses familiers, ses experts, ses bouffons. Serviteurs surmenés du vide, le vide les gratifie en monnaie à son effigie. Autrement dit, c’est la première fois que des pauvres croient faire partie d’une élite économique malgré l’évidence contraire.

Non seulement ils travaillent, ces malheureux spectateurs, mais personne ne travaille pour eux, et moins que personne les gens qu’ils paient, car leurs fournisseurs même se considèrent plutôt comme leurs contremaîtres, jugeant s’ils sont venus assez vaillamment au ramassage des ersatz qu’ils ont le devoir d’acheter. Rien ne saurait cacher l’usure véloce qui est intégrée dès la source, non seulement pour chaque objet matériel, mais jusque sur le plan juridique, dans leurs rares propriétés. De même qu’ils n’ont pas reçu d’héritage, ils n’en laisseront pas. »

Guy Debord, Texte extrait des premières minutes du film de Guy Debord et dit, en voix-off par lui, In girum imus nocte et consumimur igni

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27/05/2012

Un formidable instrument d’émancipation intellectuelle

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« Péguy, Bernanos, Claudel. Si je rapproche ici ces noms, ce n’est pas parce qu’ils sont tous trois ce que l’on est convenu d’appeler des écrivains catholiques. Catholiques, ils le sont, chacun à sa manière, mais cela ne suffit pas, loin de là, à les définir. Si je les ai réunis, c’est d’abord parce que chacun d’eux a représenté, à diverses époques de ma vie, un formidable instrument d’émancipation intellectuelle. Ils m’ont aidé à me libérer de mon temps, à prendre des distances vis-à-vis de lui, et plus encore, vis-à-vis de moi-même. Quand le monde tout entier paraît s’affaisser sur son axe et que l’on se sent gagné par la lâche tentation de composer avec ce qu’il charrie de plus médiocre, alors Péguy, Bernanos et Claudel sont des recours. Ils nous arrachent à la vulgarité ambiante et bien souvent nous en protègent. Non que chacun d’entre eux n’ait eu, à l’occasion, ses faiblesses. Mais leurs erreurs n’ont jamais été inspirées par la complaisance à leur époque ; ils n’ont jamais emprunté leurs aveuglements à leurs contemporains. Leur marginalité fut à la fois un fait subi et une situation voulue. Subie, parce qu’elle est en effet pour partie liée à leur position d’écrivains catholiques. Voulue, parce qu’en érigeant l’ostracisme dont ils furent victimes en sécession délibérée, ils ont fait de ce défi à leur temps la source principale de leur inspiration. Les grandes oeuvres peuvent bien exprimer leur époque, elles n’en sont pas moins bâties sur la solitude volontaire et la résistance à la contrainte extérieure. »

Jacques Julliard, L’argent, Dieu et le diable - Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne

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26/05/2012

L’antiquité nous apprend que le malheur peut être auguste et que la vertu et le génie sont indépendants des viles couronnes que la fortune accorde ou refuse

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« On s’intéresse beaucoup à la jeunesse moderne, on se demande ce qu’elle pense, les plus naïfs vont jusqu’à le lui demander à elle-même. Beaucoup d’entre ces jeunes gens n’admirent que le succès, ils paraissent décidés à tout pour y parvenir, et c’est ce qui donne à certains d’entre eux un air cru, avide, aiguisé de petits fauves. A vrai dire, il ne faut pas s’effrayer outre mesure de ces dispositions : la force des choses, le plus souvent, a tôt fait de mater ces férocités enfantines. Mais ces idées se répandent, ces opinions tendent à abaisser de plus en plus le plafond qui pèse sur les esprits. Or l’éducation classique est opposée à d’aussi vils partis pris; elle nous apprend à juger les individus en eux-mêmes. Les grands hommes de Plutarque ont sans doute quelque chose de légèrement artificiel, d’un peu découpé. Mais qu’ils s’enfoncent dans l’exil, qu’ils meurent à la fin d’une de ces petites batailles antiques, où il semble qu’on aperçoive distinctement chaque combattant, ou que, sûrs d’avoir tout perdu, ils terminent volontairement leurs jours par un suicide héroïque, toujours la phrase qu’ils prononcent nous avertit que l’adversité n’est rien et qu’il importe seulement d’être magnanime. On peut reconnaître les belles époques à la distinction qu’elles ont su maintenir entre le succès et la grandeur. Par les exemples de son histoire et les vers de ses tragédies, l’antiquité unanime nous apprend que le malheur peut être auguste et que la vertu et le génie sont indépendants des viles couronnes que la fortune accorde ou refuse aux hommes. Jamais cette leçon ne sera venue plus à propos. »

Abel Bonnard, "La vie présente : les humanités" - Revue de Paris, année 30, tome 2, 1er mars 1923, p. 193-201

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25/05/2012

En révolte contre ces sentimentalités patriotiques sous lesquelles les gens finissaient par s’encroûter

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« Nous nous rassemblions. Heinz avait la tête fourmillante d’idées. Il avait été un jeune officier, quatre fois blessé et qui avait fait ses preuves dans des combats de corps de volontaires ; maintenant il était poète en secret et esthète avec affectation. Rempli d’une haine farouche contre toute sentimentalité, il avait l’habitude de couper court à tout accès de vague mélancolie par un seul mot de l’ironie la plus mordante. Une multitude de petits flacons de parfums traînaient sur sa table de nuit – mais il était aussi l’inventeur d’un nouvel explosif fabriqué avec les plus invraisemblables détritus. Il faisait des sonnets parfaits et tirait dans l’as de coeur à une distance de cinquante mètres.

Nous entrâmes tout deux dans dix-huit associations.

Partout où il y avait un jeune homme en révolte contre ces sentimentalités patriotiques sous lesquelles les gens finissaient par s’encroûter, contre les discours filandreux que débitaient infatigablement des vieillards vénérés et des coryphées à barbe blanche, nous allions à lui et nous le convertissions à notre cause. Nous recrutions ainsi des ouvriers, des étudiants, des écoliers, des jeunes commerçants, des fainéants et des gens qui savaient tout faire, des idéalistes ardents et des fanatiques du mépris. […] Nous fouillions les terrains qui nous étaient le plus éloignés.

Partout où se trouvait un garçon qui faisait preuve de courage, si stupide qu’en eût été la cause, nous l’approchions et toujours, nous constations qu’il était de notre race. La plupart du temps, nous nous reconnaissions au premier coup d’œil. […] Lorsque nous eûmes atteint le nombre de cinquante, Kern fit une courte apparition et arrêta le recrutement. Pour l’instant, cinquante hommes nous suffisaient largement. »

Ernst Von Salomon, Les Réprouvés

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24/05/2012

Ce n’est pas le soulèvement militaire franquiste de juillet 1936 qui est à l’origine de la destruction de la démocratie

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« Ce n’est pas le soulèvement militaire de juillet 1936 qui est à l’origine de la destruction de la démocratie. C’est parce que la légalité démocratique avait été détruite par le Front populaire que le soulèvement s’est produit. En 1936, personne ne croyait en la démocratie libérale telle qu’elle existe aujourd’hui en Espagne. Le mythe révolutionnaire partagé par toute la gauche était celui de la lutte armée. Les anarchistes et le parti communiste, un parti stalinien, ne croyaient certainement pas en la démocratie. L’immense majorité des socialistes et, notamment leur leader le plus significatif, Largo Caballero, le "Lénine espagnol", qui préconisait la dictature du prolétariat et le rapprochement avec les communistes, n’y croyait pas davantage. Les gauches républicaines du jacobin Azana qui s’étaient compromises dans le soulèvement socialiste de 1934, n’y croyaient pas plus. Quant aux monarchistes de Rénovation espagnole, aux carlistes, aux phalangistes et a majorité de la CEDA (Confédération espagnole des droites autonomes), ils n’y croyaient pas non plus.

Les anarchistes se révoltèrent en 1931, en 1932 et en 1933. Les socialistes se soulevèrent contre le gouvernement de la République du radical Alejandro Lerroux, en octobre 1934, appuyé par toutes les gauches, ce soulèvement fut planifié par les socialistes comme une guerre civile pour instaurer la dictature du prolétariat. Dès son arrivée au pouvoir, le Front populaire ne cessa d’attaquer la légalité démocratique. Le résultat des élections de Février 1936 ne fut jamais publié officiellement. Plus de 30 sièges de droite furent invalidés. Le président de la République, Niceto Alcala Zamora fut destitué de manière illégale. La terreur s’imposa dans la rue, faisant plus de 300 morts en trois mois.

On aimerait que les nombreux "écrivains d’histoires", défenseurs des vieux mythes du Komintern, expliquent la réflexion lapidaire du libéral antifranquiste, Salvador de Madariaga : "Avec la rébellion de 1934, la gauche espagnole perdit jusqu’à l’ombre d’autorité morale pour condamner la rébellion de 1936". »

Arnaud Imatz, Espagne : la guerre des mémoires

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23/05/2012

A vrai dire, notre littérature est toute pénétrée de l’esprit antique, étant latine dans son fonds, et grecque à son faîte

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« Aujourd’hui, au contraire mille dangers menacent la pureté du langage; il s’enfle, il s’alourdit, il se gâte; il deviendra de moins en moins capable, si l’on n’y prend garde, d’exprimer des pensées fines ou fortes, d’être un instrument de beauté ou de vérité. Il est d’autant plus pressant de restaurer l’enseignement du latin. Non seulement, on y vérifie tout notre vocabulaire, mais l’esprit trouve dans cette étude une discipline admirable. Le latin, c’est la langue sans délire, qui passe du sillon à la route, du paysan au légionnaire et qui satisfait enfin son génie dans la rectitude abstraite du droit : idiome éminemment temporel, mâle parler de la puissance, mais d’une puissance qui veut être juste, et qui ne donne point d’ordre sans dicter des lois. Le grec, c’est bien autre chose. Rustique comme le latin, il est aussi maritime; propre à la dialectique la plus déliée, comme à la poésie la plus haute, il ne se prête pas moins à la verve la plus familière. Pour bien connaître les mots grecs, il faut les voir dans les comédies d’Aristophane, où ils ressemblent à ces pigeons qui marchent sur le fumier, picotent la bouse, et soudain, envolés, ne sont plus qu’une guirlande au haut du ciel. La raison ailée du grec est si libre et si joueuse qu’elle finit par sourire aux sophistes. La raison pédestre du latin ne les admet pas. Le français tient de l’un et de l’autre, lié au latin par une parenté positive et au grec par une parenté idéale. Dans l’oeuvre des grands écrivains où chacun de ces idiomes approche de sa perfection, le grec tend à devenir plus subtil, le latin plus dense, le français plus clair. Notre parler, plonge lui aussi, ses racines dans la vie rustique. Grec, latin, français, ce sont les trois langues du vin, mais l’ivresse grecque pousse à chanter, l’ivresse latine à agir, l’ivresse française à penser. Le français ne favorise que médiocrement l’imagination et la fantaisie, il se prête au sentiment dans la mesure où celui-ci veut se connaître; c’est le langage de la conscience, celui d’une raison persuasive, qui ne voudrait pas commander qu’elle n’eût aussi convaincu. Mais, pour qu’il garde ses qualités supérieures, il faut qu’il reste associé aux deux grandes langues antiques, qui le maintiennent à leur hauteur. L’étude des langues vivantes a mille avantages, mais ce n’est jamais qu’une excursion latérale, au lieu que celle du latin nous ramène à notre origine. Celle du grec n’est pas moins nécessaire, mais à un autre étage : c’est un luxe, si l’on veut, mais un luxe indispensable, pour achever dans l’exquis une éducation qui a commencé par le solide. A vrai dire, notre littérature est toute pénétrée de l’esprit antique, étant latine dans son fonds, et grecque à son faîte. On ne pourrait renoncer aux humanités sans rompre la continuité française. A partir de ce moment-là, ce ne serait plus la même France qui durerait, et qu’importe la persistance des noms, sans celle des choses? Tout le monde, aujourd’hui, voit plus ou moins clairement les dangers matériels dont nous sommes entourés. Mais il est des calamités plus redoutables encore, sur lesquelles il faut d’autant plus rester en éveil qu’elles ne font pas événement et ne changent pas le train ordinaire. Ce sont les grandes catastrophes silencieuses qui abaissent le plan de la vie, éteignent les activités supérieures et diminuent l’homme. »

Abel Bonnard, "La vie présente : les humanités" - Revue de Paris, année 30, tome 2, 1er mars 1923, p. 193-201

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22/05/2012

A trente ans l’espérance même de l’illusion n’existe pas

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« Ce n’est pas être vieux, sans doute, qu’avoir trente ans. C’est l’âge, simplement, où les plus simples records sont interdits aux plus vigoureux, l’âge que n’a jamais le plus grand champion de nage, le plus grand champion de course, l’âge où l’on ne peut plus apprendre le tennis. Aux garçons de vingt ans, dans leur ensemble, il est sûr que les hauts faits des champions sont également interdits. Mais chacun peut encore les espérer. A trente ans l’espérance même de l’illusion n’existe pas. »

Robert Brasillach, Les sept couleurs

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21/05/2012

Il faut qu'il y en ait certains qui atteignent à l'abîme

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« Le défaut de dieu signifie qu'aucun dieu ne rassemble plus, visiblement et clairement, les hommes et les choses sur soi, ordonnant ainsi, à partir d'un tel rassemblement, l'histoire du monde et le séjour humain en cette histoire. Mais encore pis s'annonce dans le défaut de dieu.Non seulement les dieux et le dieu se sont enfuis, mais la splendeur de la divinité s'est éteinte dans l'histoire du monde. Le temps de la nuit du monde est le temps de détresse, parce qu'il devient de plus en plus étroit. Il est même devenu si étroit qu'il n'est même plus capable de retenir le défaut de dieu comme défaut.
Avec ce défaut, c'est le fond du monde, son fondement même, qui fait défaut (…) Le fondement est le sol pour un enracinement et une prestance. L'âge auquel le fond fait défaut est suspendu dans l'abîme. A supposer qu'à ce temps de détresse un revirement soit encore réservé, ce revirement ne pourra survenir que si le monde vire de fond en comble, et cela signifie maintenant tout unimement : s'il vite à partir de l'abîme. Dans l'âge de la nuit du monde, l'abîme du monde doit être éprouvé et enduré. Or, pour cela, il faut qu'il y en ait certains qui atteignent à l'abîme. »

Martin Heidegger, "Pourquoi des poètes ?" - in "Chemins qui ne mènent nulle part"

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18/05/2012

L'amour, c'est l'occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l'être aimé

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« Nous savons peu de choses, mais qu'il faille nous tenir au difficile, c'est là une certitude qui ne doit pas nous quitter. Il est bon d'être seul parce que la solitude est difficile. Qu'une chose soit difficile doit nous être une raison de plus de nous y tenir. Il est bon aussi d'aimer ; car l'amour est difficile. L'amour d'un être humain pour un autre, c'est peut-être l'épreuve la plus difficile pour chacun de nous, c'est le plus haut témoignage de nous-mêmes ; l'oeuvre suprême dont toutes les autres ne sont que les préparations. C'est pour cela que les êtres jeunes, neufs en toutes choses, ne savent pas encore aimer ; ils doivent apprendre. De toutes les forces de leur être, concentrées dans leur coeur qui bat anxieux et solitaire, ils apprennent à aimer. Tout apprentissage est un temps de clôture. Ainsi pour celui qui aime, l'amour n'est longtemps, et jusqu'au large de la vie, que solitude, solitude toujours plus intense et plus profonde. L'amour, ce n'est pas dés l'abord se donner, s'unir à un autre. Que serait l'union de deux êtres encore imprécis, inachevés, dépendants ?

L'amour, c'est l'occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l'être aimé. C'est une haute exigence, une ambition sans limite, qui fait de celui qui aime un élu qu'appelle le large. Dans l'amour, quand il se présente, ce n'est que l'obligation de travailler à eux-mêmes que les êtres jeunes devraient voir. Se perdre dans un autre, se donner à un autre, toutes les façons de s'unir ne sont pas encore pour eux. Il leur faut d'abord thésauriser longtemps, accumuler beaucoup. Le don de soi-même est un achèvement : l'homme en est peut-être encore incapable. »

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

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