05/11/2007
De la Poésie d'aujourd'hui
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"Pourquoi est-ce que je n'aime pas la poésie pure ? Pour les mêmes raisons que je n'aime pas le sucre "pur". Le sucre est délicieux lorsqu'on le prend dans du café, mais personne ne mangerait une assiette de sucre : ce serait trop. Et en poésie, l'excès fatigue : excès de poésie, excès de mots poétiques, excès de métaphores, excès de noblesse, excès d'épuration et de condensation qui assimilent le vers à un produit chimique. Comment en sommes-nous arrivés là ? Lorsqu'un homme s'exprime avec naturel, c'est-à-dire en prose, son langage embrasse une gamme infinie d'éléments qui reflètent sa nature tout entière ; mais il y a des poètes qui cherchent à éliminer graduellement du langage humain tout élément a-poétique, qui veulent chanter au lieu de parler, qui se convertissent en bardes et en jongleurs, sacrifiant exclusivement au chant. Lorsqu'un tel travail d'épuration et d'élimination se maintient durant des siècles, la synthèse à laquelle il aboutit est si parfaite qu'il ne reste plus que quelques notes et que la monotonie envahit forcément le domaine du meilleur poète. Son style se déshumanise, sa référence n'est plus la sensibilité de l'homme du commun, mais celle d'un autre poète, une sensibilité "professionnelle" - et, entre professionnels, il se crée un langage tout aussi inaccessible que certains dialectes techniques ; et les uns grimpent sur les dos des autres, ils construisent une pyramide dont le sommet se perd dans les cieux, tandis que nous restons à ses pieds quelque peu déconcertés. Mais le plus intéressant est qu'ils se rendent tous esclaves de leur instrument, car ce genre est si rigide, si précis, si sacré, si reconnu, qu'il cesse d'être un mode d'expression ; on pourrait alors définir le poète professionnel comme un être qui ne s'exprime pas parce qu'il exprime des vers."
Witold Gombrowicz, La Havane, 1955 (Contre les poètes)
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30/10/2007
Assommons les pauvres !
=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=
Afin d'entrer en résonance avec la dernière note d'XP... et de rire un peu... voici un texte politiquement incorrect de Charles Baudelaire, dont j'avais déjà évoqué le Dandysme, par un texte de Michel Onfray, il y a tout juste un mois.
Savourez...
"Assommons les Pauvres !
Pendant quinze jours je m'étais confiné dans ma chambre, et je m'étais entouré des livres à la mode dans ce temps-là (il y a seize ou dix-sept ans); je veux parler des livres où il est traité de l'art de rendre les peuples heureux, sages et riches, en vingt-quatre heures. J'avais donc digéré, - avalé, veux-je dire, toutes les élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public, - de ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, et de ceux qui leur persuadent qu'ils sont tous des rois détrônés. - On ne trouvera pas surprenant que je fusse alors dans un état d'esprit avoisinant le vertige ou la stupidité.
Il m'avait semblé seulement que je sentais, confiné au fond de mon intellect, le germe obscur d'une idée supérieure à toutes les formules de bonne femme dont j'avais récemment parcouru le dictionnaire. Mais ce n'était que l'idée d'une idée, quelque chose d'infiniment vague.
Et je sortis avec une grande soif. Car le goût passionné des mauvaises lectures engendre un besoin proportionnel du grand air et des rafraîchissants.
Comme j'allais entrer dans un cabaret, un mendiant me tendit son chapeau, avec un de ces regards inoubliables qui culbuteraient les trônes, si l'esprit remuait la matière, et si l'oeil d'un magnétiseur faisait mûrir les raisins.
En même temps, j'entendis une voix qui chuchotait à mon oreille, une voix que je reconnus bien; c'était celle d'un bon Ange, ou d'un bon Démon, qui m'accompagne partout. Puisque Socrate avait son bon Démon, pourquoi n'aurais-je pas mon bon Ange, et pourquoi n'aurais-je pas l'honneur, comme Socrate, d'obtenir mon brevet de folie, signé du subtil Lélut et du bien avisé Baillarger?
Il existe cette différence entre le Démon de Socrate et le mien, que celui de Socrate ne se manifestait à lui que pour défendre, avertir, empêcher, et que le mien daigne conseiller, suggérer, persuader. Ce pauvre Socrate n'avait qu'un Démon prohibiteur; le mien est un grand affirmateur, le mien est un Démon d'action, un Démon de combat.
Or, sa voix me chuchotait ceci: "Celui-là seul est l'égal d'un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir."
Immédiatement, je sautai sur mon mendiant. D'un seul coup de poing, je lui bouchai un oeil, qui devint, en une seconde, gros comme une balle. Je cassai un de mes ongles à lui briser deux dents, et comme je ne me sentais pas assez fort, étant né délicat et m'étant peu exercé à la boxe, pour assommer rapidement ce vieillard, je le saisis d'une main par le collet de son habit, de l'autre, je l'empoignai à la gorge, et je me mis à lui secouer vigoureusement la tête contre un mur. Je dois avouer que j'avais préalablement inspecté les environs d'un coup d'oeil, et que j'avais vérifié que dans cette banlieue déserte je me trouvais, pour un assez long temps, hors de la portée de tout agent de police.
Ayant ensuite, par un coup de pied lancé dans le dos, assez énergique pour briser les omoplates, terrassé ce sexagénaire affaibli, je me saisis d'une grosse branche d'arbre qui traînait à terre, et je le battis avec l'énergie obstinée des cuisiniers qui veulent attendrir un beefteack.
Tout à coup, - ô miracle! ô jouissance du philosophe qui vérifie l'excellence de sa théorie! - je vis cette antique carcasse se retourner, se redresser avec une énergie que je n'aurais jamais soupçonnée dans une machine si singulièrement détraquée, et, avec un regard de haine qui me parut de bon augure, le malandrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et avec la même branche d'arbre me battit dru comme plâtre. - Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l'orgueil et la vie.
Alors, je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la discussion comme finie, et me relevant avec la satisfaction d'un sophiste du Portique, je lui dis: "Monsieur, vous êtes mon égal! veuillez me faire l'honneur de partager avec moi ma bourse; et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu'il faut appliquer à tous vos confrères, quand ils vous demanderont l'aumône, la théorie que j'ai eu la douleur d'essayer sur votre dos."
Il m'a bien juré qu'il avait compris ma théorie, et qu'il obéirait à mes conseils."
Charles Baudelaire (Le Spleen de Paris - Repris en 1864 sous le titre Petits poèmes en prose)
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01/10/2007
Âmes Insurgées
=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=
La Parenthèse de ce jour n'est pas un choix de moi, mais d'Irina. Cependant, vous devez vous en douter, je m'associe à ce choix. Pleinement.
Irina :
Les francs-tireurs, j'aime à les appeler "âmes insurgées". Ces deux mots mis ensemble, magnifiques, ne sont pas de moi, hélas, mais d'un homme, magnifique lui aussi, qui s'appelle Armel Guerne.
Je vous laisse le découvrir :
" Laissez-moi vous dire
Que le poète n'a pas la vie facile dans un monde devenu ce manteau de ténèbres, pailleté d'éphémère par une actualité exténuée en quelques heures, qu'on renouvelle tous les jours et qui tient toute la place avant de s'effacer. Un monde où le niveau des larmes, cependant, ne cesse de monter. Un monde pilonné, trituré, sermonné de plus en plus sévèrement par le verbe surnaturel des catastrophes, couché sous le vent fort de ce langage, le plus clair et le plus nu de tous, dont les statisticiens s'emparent aussitôt pour le rendre inintelligible. Les coeurs sans le savoir, les esprits sans le percevoir et, tout au fond, les âmes sans le dire sont tellement dans le besoin que le silence de leur cri- formidable colonne en creux - requiert et mobilise contre lui l'acharnement insupportable et sans répit de tous les bruits du monde, organise la fuite et le refuge de chacun dans ce supplice étroit, la collaboration funeste de tout individu, par soumission servile ou par complicité déshonorée, à cet attentat fracassant qui le disjoint, l'émiette, le pulvérise et le disperse. S'abstraire de l'essentiel, tout est là. Sortir le plus possible du dedans de la vie ; rester dehors. L'information, laissez-moi vous le dire, est l'instrument parfait, la corde lisse et le noeud bien coulant de cette pendaison : l'information, procédé éminemment artificiel et abstrait, destiné à rendre informe et sans leçon tout ce qui peut, tout ce qui risque d'avoir, originalement, une forme certaine et peut être un enseignement. L'informatique a perfectionné le système en le mécanisant et désormais, sans le concours de personne, l'analyse devient si fine que tout danger est écarté : même par accident il ne peut plus rester, non, même à la loupe on ne saurait trouver le grain le plus infinie de concret dans la pensée lisse et liquide qu'elle dégorge. Le rien est souverain et triomphe dans le bourdonnement enthousiasmé des bavardages. Car sait-on jamais ? La trace seulement d'une poussière pourrait suffire à accrocher un souvenir, un rappel, découvrir une analogie, voire amorcer un rêve, éveiller un silence, engendrer l'incongruité d'une de ces légendes qui parlent à travers le temps !
Abandonné de tous, le génie souple et prompt de notre langue est sans emploi, comme un ange au chômage. Vu de demain, regardé seulement de la pointe du prochain matin, le français est déjà une langue morte, écrasée, accablée, enterrée sous ses ruines où s'amusent encore, inconscients, égarés, les producteurs rentiers d'une littérature qui n'a d'autres raisons que la " modernité ", c'est-à-dire le goût du jour. L'argent, seul étalon de toutes les valeurs, ne quitte plus jamais le devant de la scène. Ecoutez bien, tendez l'oreille : " euh... ! beuh... ! " Nous sommes entrés dans le siècle de l'onomatopée et nous voici déjà tout occupés à convertir les mots en chiffres. Sans le lyrisme des milliards, avouons-le, auquel les moins riches ne sont pas les moins accessibles, la politique serait sans effet, sans écho, et les prisons de l'idéologie s'ouvriraient d'elles-mêmes, relâchant en plein air la cohue de leurs détenus fascinés, tout surpris de se retrouver libres de leur pensée, de respirer un air de leurs propres poumons. L'argent (qui n'est depuis longtemps plus synonyme de richesse, mais de besoin), s'il fut depuis toujours servi par les ambitieux, ne l'a jamais été avec le cynisme imbécile et l'unanimité éhontée de nos contemporains : la masse humaine la plus mendiante et la plus lâche, la plus confuse et la plus confondue que le monde ait portée. Seul le nanti n'en a jamais assez ; et c'est toujours lui qui crie le plus fort, du haut en bas de l'échelle sociale, surtout en bas. Laissons.
Le poète, je vous l'ai dit, n'a pas la vie facile dans ce monde et ses besoins, pour exister, n'ont rien d'épisodique ou de professionnel. Il est voué à l'essentiel. Donc à la pauvreté matérielle. Une existence entière à préserver dans tous ses lieux, ouverte à ses passions, conquérant son intégrité. L'ampleur indispensable de l'espace et du temps, la solitude, le silence et la continuité. Les questions à poser vraiment ; la réponse à attendre de tout. Un travail où l'on entre une fois pour toutes pour ne plus le quitter, pour n'en jamais sortir avant qu'il soit fini, achevé. Un enrichissement profond qui rejette à mesure tout l'accessoire, tout le surplus intellectuel, la vanité, l'épate, l'encombrement de la mémoire et de tous les chemins d'accès, bref, ce qui n'est pas absolument la nourriture salutaire. Et le contrôle vigoureux, la vérification constante de tout cela sur tous les faits et gestes, à chaque instant de chaque jour. Un combat, s'il faut l'appeler de son nom, qui ne se ralentit jamais une fois qu'il est engagé, s'enhardissant de tous les héroïsmes aussi naturellement qu'une plante, en croissant, s'enhardit dans son vert. Car la grandeur lentement, sûrement accordée à un rythme cosmique, élargit peu à peu son aire intérieure et le confort de son logement. Rien qu'une vie et rien qu'un lieu pour tout cela, c'est peu ! Mais une fois chez elle et bien à l'aise, elle commence ses aménagements, ouvre l’oeil à de nouveaux regards plus vifs, plus pénétrants, éteint les complaisances, ferme l'oreille aux bruits satisfaisants de la musique et doucement, tendrement, l'habitue à l'écoute plus simple de l'ineffable, assouplit délicieusement les muscles orgueilleux de l'orgueilleuse intelligence pour l'exercer, loin de ses jeux futiles, aux pratiques du bond, du vol, de la plongée, afin de franchir l'apparence, de l'enjamber, de la tourner et de poursuivre, par-delà, sa chasse périlleuse - et parfois bienheureuse - de la réalité substantielle.
C'est vrai, on ne peut parler ce langage qu'à ceux qui le savent déjà, ou qui sont sur le bord, ou qui veulent y être. Il est peut-être vrai aussi qu'ils ne sont pas nombreux : on le dit, en tout cas, et les autres le croient ; mais comment le savoir si personne n'essaie ? Et puis surtout, que nous importe à nous ? Les autres sont des morts, un nombre seulement, des impersonnes qui sont nées mortes dans leur époque dont elles ne toucheront jamais le vrai moment du doigt ; de mornes effigies qui se figurent - oh ! non pas être : cela se sent - mais avoir, avoir une vie parce qu'un temps les véhicule et les agite, parce qu'elles ont un matricule et connaissent le numéro ; d'impossibles médailles frappées sur une face à l'image de l'homme et sur l'autre de rien, façonnées de ce néant auquel elles appartiennent. La prolifération grouillante du non-être. Un modelage de l'absence certifié copie conforme. Et parce qu'il est vrai que les institutions que les hommes se sont données, jusqu'aux Eglises qu'ils se veulent à présent, ne font toujours appel qu'au pire de nous-mêmes et jamais au meilleur, on comprend que l'humanité soit démoralisée et ne puisse jamais apprendre ce qu'elle vaut, tout près de quelles plénitudes elle promène son vide, devant quelles félicités immensément impatientes elle accable son coeur d'ombres sordides et d'amertumes imbéciles - incapable dedans de s'inventer, incapable dehors de sentir son péril. Car la violence, évidemment, est le seul exutoire de ce mutisme intérieur.
(Faut-il inviter l'amateur à méditer le spectacle ? Je vois très bien la fin du monde interrompant, au grand dam des syndiqués, une quelconque manifestation populaire " revendiquant " encore quelque chose.)
C'est pourquoi, je le dis ici, pour le salut de ce qui nous reste d'âme, pour l'honneur de l'esprit : jamais depuis l'origine du monde, depuis la création de la lumière et la séparation des eaux d'en haut et de celles d'en bas, ni à aucun moment au long de notre histoire depuis le tout premier commencement, jamais la poésie n’ a été aussi nécessaire - quel que puisse être le nombre de ceux qui ne le savent pas- ni réclamé dans une urgence aussi abrupte et absolue l'indispensable chant secret de cette pauvresse splendide, fille sauvage de la Providence et seule héritière directe des hautes évidences premières, qui fait la honte du monde dit " civilisé " - et singulièrement de la France où elle est méprisée, ignorée, rejetée de nos jours plus et mieux que partout ailleurs. Parce qu'elle est l'enfant surnaturel du verbe et naturellement l'avocate de l'âme insurgée donc de plain-pied avec l'Apocalypse, la poésie est par essence le seul langage encore assez vivant, encore assez armé, encore assez puissant et entier, assez près du mystère aussi de la parole, pour emporter d'assaut les forteresses de l'inertie et crever le béton des citadelles du mensonge, portant en elle un grain de vérité humaine qui peut germer encore, une semence de beauté qui fleurira dans la hideur, de saints pollens de l'immortelle simplicité et même, pour certains, l'amande du noyau du fruit intemporel qui fait lever dans l'âme, puissamment, un arbre superbe avec le bruissement vivant de son feuillage, le creusement très doux du bleu des ombres et la visite claire des oiseaux qui le feront sourire. Autour de sa sagesse pivotent les saisons. Jamais un mot. Il lave l'air intimement. Il appelle la pluie d'en haut. Il fertilise les déserts. Et c'est sur lui, significativement, sur ce mage majestueux que s'abat, depuis un quart de siècle, la main meurtrière de ce qu'on nomme le progrès !
Pourquoi crier à l'impossible quand le possible est déjà là, prêt à entrer, qui n'attend plus que vous pour s'accomplir en vous accomplissant ? Il n'y a pas un homme qui puisse vivre heureusement de ses instincts bestiaux, enfermé dans son corps, incarcéré dans son opacité muette, rivé stupidement sur son nombril. On y suffoque, on s'y étouffe, on s'y éteint - et la haine enragée gravite, comme un soleil mort, autour de cette viande inhabitée. Réapprenez à lire et sauvez-vous de là ! Laissez parler en vous la langue qui libère. Relevez le grand I de l'Imagination : c'est le bâton magique qui vous déshallucinera, la verge de la vraie lucidité. Vous n'êtes pas des huîtres ! Ouvrez votre silence à la conversation de l'ineffable et vous saurez étonnamment de quelle immensité intérieure votre réalité est faite, insérée aux deux bouts dans l'infini. Son appétit de point final est une duperie ; l'apparence est un leurre et les idées presque toujours faites idées, sur des idées, ne disent rien qui vaille. La confidence des poètes vous en convaincra : il ne se passe rien dehors, tout se passe dedans. Ils ne font pas la poésie, ils n'en sont pas les auteurs, car ils sont une oreille avant d'être une bouche et ce sont eux, au contraire, qui sont faits par la poésie, comme un premier maillon entre elle et vous. Sans elle, ils ne sont rien ; avec vous, ils sont tout. Le verbe qu'ils conduisent a son génie en vous. Ne le tuez donc pas.
Sur le fil de la chute, qui a son idéal dans la verticalité absolue et qui y tend, la loi intime de la décadence amenuise le temps en suçant sa substance et fait que l'on repart d'un peu plus bas chaque jour. Erodés, corrompus, rongés sournoisement par cet acide, ses rapports avec la durée se détériorent constamment. (On en est, aujourd'hui, si loin dans cette division qu'on distingue le champion des autres, dans de simples jeux sportifs, au centième de seconde, et la physique en est au dix-millième, au millionième peut-être ...) Si l'on remonte dans le passé, comme le dit justement l'adage, on descend donc dans l'avenir qui nous attend comme un tombeau. Rien n'est plus vrai. Hormis les rigolos de la démagogie qui promettent aux électeurs des lendemains qui chantent, tout le monde sait fort bien que demain sera pire et se comporte en conséquence. Hier était le bon temps, qui va de mieux en mieux à mesure qu'on arrive plus près de la naissance et de là, à travers le mythique Age d'or, jusqu'à la porte même du Paradis au fond des origines ; de mal en pis à mesure qu'on s'approche de l'heure totale de la mort. L'évidence le prouve ; il n'est que de regarder autour de soi : visiblement, les jours que nous vivons ne sont plus que des restes et quelques mois après, sous le même regard, il n'y a déjà que le reste des restes. Jusques à quand ? L'élan est pris, et la précipitation s'accélère de minute en minute.
Inutile d’insister sur la stupidité d'une modernité (qui serait inimaginable si ce n'était la nôtre) qui rejette d'un coup d'épaule tout le passé humain, se dégage de son histoire comme un poussin de son oeuf, sans même s'apercevoir que le dédain de sa jeunesse flétrie pour tous les âges de son âge, sa hâte même à tout périmer derrière elle au ras de ses talons, sa rage à ne considérer qu' elle-même comme seul texte et unique contexte, ne sont au demeurant que les aveux d'une impuissance apeurée et viennent seulement de sa propre misère incomparable et de la nullité de son regard charnel. Misère et nullité d'un temps d'une telle minceur qu'on n'y peut rien ancrer ; d'une fragilité, d'une instabilité et d'une telle inconsistance, puisqu'il faut le lui dire, qu'un souffle peut l'éteindre ou moins encore, une erreur anonyme au fond d'une machine, l'inadvertance ou la maladresse d'un geste effleurant un bouton, l'oubli d'un commutateur de contrôle. Une réalité qui n'est pas plus que le reflet d'un spectre au fond d'un vieux miroir - et qui se prend pour quelqu'un parce qu'il n'a jamais vu personne.
Un pareil désarroi, des hommes plus humains, beaucoup moins négatifs, l'on pressenti déjà comme pour nous aider, hurlant alors de toutes les manières la fureur de la faim spirituelle, clamant et proclamant l'insurrection de l'âme aux quatre coins du monde, s'arrachant à leur siècle qu'ils jugeaient imbécile et qui ne manquait pas d'incommodités, plongeant dans le passé, secouant l'avenir en le prophétisant jusqu'au bout de leur force d'imagination comme pour mieux l'exorciser, cherchant partout des appuis et des frères, recensant l'univers et les trésors intérieurs, se prodiguant à coeur ouvert, risquant sur eux un perpétuel tout pour le tout que rien ne pouvait arrêter, ni la folie, ni le suicide, ni la mort qu'ils ne cessaient de frôler, toujours à cet extrême d'eux-mêmes qu'ils ne cessaient de hanter par souci de vivre dignement, noblement, sans rien omettre. Jamais peut-être on n'avait fait autant de littérature ; et jamais sans doute on n'y mit tant de sang, tant de coeur, tant de fièvre et aussi de merveilleux caprice, de liberté. Ils ont tout essayé, tout appelé à leur secours pour étendre le cercle autour de la raison et trouver des issues, ne pas s'y enfermer. Ils ont couru tous les chemins qu'ils croyaient deviner. S'ils se trompaient, tant pis pour eux ! mais ils y allaient voir - et malheureusement, égarés dans le marécage d'une langue peu faite pour la rigueur, la rectitude ou le redressement de la pensée aventurée sur un terrain mystique, ils se trompèrent souvent et moururent beaucoup.
Le Romantisme, dont il est ici question - celui de tous les Romantiques qui ont tracé dans telle et telle direction son aventure fabuleuse, tragique et salutaire, flamboyant tout à coup sur les déchets d'un XVIIIe siècle presque exclusivement voué à la froide raison – n’est pas du tout l'affaire d'un seul temps, le phénomène d'une époque. Certes, une énorme éruption volcanique s'est produite à un certain moment dans l'océan de la pensée des hommes parce que les plus clairvoyants s'indignaient, ne voulant pas se laisser réduire à ce que leur temps voulait qu'ils fussent ou qu'ils devinssent ; mais la vague de fond propulsée par ce cataclysme déferle directement sur nous, étale sur nos plages désertes, desséchées, la miroitante bénédiction de sa marée adoucie et frangée d'espérance. Rien de rien ne nous en sépare en vérité, sinon la vaine chronologie de la superstition historique. Ni ces eaux, ni ce feu ne nous sont étrangers aujourd'hui, et leur puissant remous nous est tout à fait fraternel.
Ce Romantisme, bien évidemment, n'a rien de commun avec la gentillette école littéraire qui fit florès en France sous ce nom ; rien de commun non plus avec la rhétorique douceâtre et la fadeur sentimentale, les rubans et les fanfreluches que l'on s'est plu souvent à attacher à ce mot. Les Français à vrai dire, Nerval à peu près seul excepté, sont restés à l'écart de ce mouvement, qui a fleuri d'abord et surtout en Allemagne avec Hölderlin et Novalis, avec Arnim, avec Kleist, avec Hoffmann et tant d'autres, mais aussi en Angleterre - avec Keats bien plus qu'avec Byron ou Shelley, et par delà les sombres splendeurs du " Roman noir " jusqu'à Stevenson -, mais encore dans la lointaine Amérique chez deux êtres aussi différents - et aussi nécessairement complémentaires - que Poe et Melville, sans oublier les pays slaves où l'élan mystique dit hassidisme juif et cet autre élan qui soulèvera plus tard les récits de Dostoïevski sont manifestement d'essence romantique, au sens le plus exigeant que l'on voudra bien donner à pareille désignation.
En France comme ailleurs, pourtant, le triomphe éhonté d'une bourgeoisie désormais vouée corps et âme aux démons du profit, uniquement préoccupée de cet " enrichissement " affreusement matérialiste qu'allait bientôt cautionner la phrase à jamais immonde de Guizot, aurait dû inciter les poètes à brandir un étendard qui ne fût pas de pacotille. Mais la France " moderne ", qui était précisément en train de naître sous leurs yeux, avait sans doute contre elle d'être un pays trop anciennement favorisé par le ciel. Et favorisé d'abord dans sa langue, qui avait éclipsé, ne l'oublions pas, les autres langues d'Europe dans cette conquête du verbe où se reconnaît le véritable accomplissement de toute civilisation. Mais justement, cet instrument merveilleusement souple, merveilleusement précis, aiguisé et assoupli au fil des siècles par des hommes comme Rutebeuf ou Villon, Rabelais ou Racine (alors que la langue allemande, elle, sortait à peine de son haut moyen-âge quand Goethe rêvait déjà pour elle d'un impossible " classicisme "), cet outil patiemment façonné et perfectionné par des générations d'artisans du langage, attentifs à dire au plus juste, au plus vrai, et qui avait si fidèlement servi les poètes et les saints, n'était-il pas tentant d'en user à d'autres fins, de le pervertir ? Le XVIIIe siècle en avait fait une langue de " salon ", enjuponnée, émasculée. Les histrions de la modernité virtuoses fabricants d'illusion, en feront le jouet que l’on sait. L'Allemand de l'époque, en revanche, se trouvait par rapport à sa langue dans une situation à peu près inverse. Le parler germanique, proclamé " langue allemande " avant d'avoir pu seulement être dégrossi, n'avait guère eu le temps d'accueillir l'esprit du verbe - la seule exception étant à chercher du côté de Paracelse, exception météorique hélas, de par la splendeur même de son isolement forcé, confirmation plutôt d'un manque fondamental au départ. Pour combler ce manque, les Romantiques d'au-delà du Rhin mettront tout en oeuvre, livrant les mots à la fournaise pour essayer d'en purifier le métal. Plusieurs y brûleront leur vie, vaincus finalement par la pesanteur d'un langage qui résistait de toute sa masse à leur ardeur d'alchimistes improvisés. Mais cette difficulté même à mettre en mots une expérience intimement vécue était déjà pour eux une raison de s'insurger.
Car partout, c'est de la difficulté à vivre, à dire, à être, à simplement respirer dans un monde promis bientôt à l'asphyxie, que devait surgir l'élan salvateur - ce qui explique peut-être que les climats " heureux ", les contrées bénies tôt mises en culture par le génie latin aient été si peu visitées par ce mouvement. Mouvement nourri de trop de misères intérieures, et depuis trop longtemps bâillonnées, pour pouvoir se satisfaire de la contemplation paisible d'un ciel d'été. Mouvement insurrectionnel donc, et qui ne visait à rien moins qu'à rétablir l'homme dans sa vraie patrie : cette âme illimitée qu'il avait eu la folie de déserter au profit d'un monde effroyablement rétréci, où il risquait à présent de finir emmuré.
Les êtres qui se risquèrent dans ce combat se voulaient tous poètes. Et ils l'étaient effectivement, qu'ils fussent musiciens comme Beethoven, Schubert ou Schumann, ou peintres comme l'étonnant Caspar David Friedrich (auprès duquel le prétendu " romantisme " d'un Géricault ou d'un Delacroix paraît bien sinistrement convenu), ou encore linguistes et folkloristes comme les frères Grimm, ou alors minéralogistes, physiciens, botanistes - car plusieurs osèrent oeuvrer en Allemagne surtout, dans le sillage de Novalis, à l'avènement d'une science enfin digne de ce nom, d'une sophia qui serait véritablement au service de l'âme. Aucun d'entre eux, faut-il le dire, n'eut la vie facile. Aucun ne rêva d'être pair de France comme fut chez nous Victor Hugo, ou chef d'une République de profiteurs comme faillit être Lamartine, ou académicien comme finit Musset. La belle vie que Byron et Shelley filaient ensemble en Italie n'était pas pour eux. L'Italie de leurs rêves ( celle d'Hoffmann, si présente dans ses livres, alors qu'un destin accablant l'empêchera toujours de s'y rendre autrement qu'en esprit), cette Italie se confondait pour eux avec l'Age d'or, dont leur âme écorchée ne pouvait faire autrement que de se souvenir, et que leur ardeur combative se devait à tout le moins de restaurer, si peu nombreux fussent-ils face à l'armée des philistins assis et nantis qui écrasait de sa triomphante nullité leur époque - cette époque qui devait impitoyablement les rejeter eux, riches seulement de leur ferveur, armés uniquement d'espérance. Et ils n'hésitaient pas pour cela à payer de leur personne. Quel que fût le prix. Vivant l'aventure jusqu'à l'extrême limite de leurs forces : jusqu'au suicide (Kleist, Nerval), jusqu'à la folie Hölderlin, Poe, Schumann), ou jusqu'à ce désespoir muet qui ne peut être enduré que comme une mort lente, une agonie de tous les instants (Hoffmann, Melville) - quand la vie ne leur était pas purement et simplement refusée au seuil même d'une adolescence trop généreusement brûlée (Novalis, Keats, Schubert).
C'est que pour eux, le Romantisme était vraiment une façon, d'être. Un combat pour la plénitude. Une bataille désespérée contre l'abdication capitale, contre ce vide désespérant qui laisse l'homme comme une viande douée de réflexes dès qu'il oublie son âme, dès qu' il quitte ses rêves, dès qu'il cesse de reconnaître et de nourrir - pour ne plus faire qu'alimenter l'autre - Cette moitié divine dont il est composé et qui respire au milieu des étoiles.
Car on ne devrait jamais l'oublier, la vie n'est pas un état mais un risque, et qui s'ouvre toujours plus. Grandiose. Une conquête qui n'en finit pas. Un " voyage " - au sens où Schubert l'a certainement vécu - mais un voyage incertain et dur, à la mesure de ceux, et de ceux-là seuls, qui sont capables de marcher.
Il vaut donc mieux, croyez-moi, ne pas trop se lier aux ruminants intellectuels qui vivent à la ferme, engrangeant le foin et la paille de leurs savoirs récoltés. Les hommes de cabinet, laissez-moi vous le dire, ne font pas de bons compagnons de route.
Vivent les hommes de plein vent !
Tourtrès, 5 mars 1977"
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29/09/2007
La soutane et la République
=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=
« Les écoles normales primaires étaient à cette époque de véritables séminaires, mais l’étude de la théologie y était remplacée par des cours d’anticléricalisme.
On laissait entendre à ces jeunes gens que l’Eglise n’avait jamais été rien d’autre qu’un instrument d’oppression, et que le but et la tâche des prêtres, c’était de nouer sur les yeux du peuple le noir bandeau de l’ignorance, tout en lui chantant des fables, infernales ou paradisiaques.
La mauvaise foi des « curés » était d’ailleurs prouvée par l’usage du latin, langue mystérieuse, et qui avait, pour les fidèles ignorants, la vertu perfide des formules magiques.
La Papauté était dignement représentée par les deux Borgia, et les rois n’étaient pas mieux traités que les papes : ces tyrans libidineux ne s’occupaient guère que de leurs concubines quand ils ne jouaient pas au bilboquet ; pendant ce temps, leurs « suppôts » percevaient des impôts écrasants, qui atteignaient jusqu’à dix pour cent des revenus de la nation.
C’est-à-dire que les cours d’histoire étaient élégamment truqués dans le sens de la vérité républicaine.
Je n’en fais pas grief à la République : tous les manuels d’histoire du monde n’ont jamais été que des livrets de propagande au service des gouvernements.
Les normaliens frais émoulus étaient donc persuadés que la grande révolution avait été une époque idyllique, l’âge d’or de la générosité, et de la fraternité poussée jusqu’à la tendresse : en somme, une explosion de bonté.
Je ne sais pas comment on avait pu leur exposer — sans attirer leur attention — que ces anges laïques, après vingt mille assassinats suivis de vol, s’étaient entre guillotinés eux-mêmes.
Il est vrai, d’autre part, que le curé de mon village, qui était fort intelligent, et d’une charité que rien ne rebutait, considérait la Sainte Inquisition comme une sorte de Conseil de Famille : il disait que si les prélats avaient brûlé tant de Juifs et de savants, ils l’avaient fait les larmes aux yeux, et pour leur assurer une place au Paradis.
Telle est la faiblesse de notre raison : elle ne sert le plus souvent qu’à justifier nos croyances. »
Marcel Pagnol (La Gloire de mon Père)
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14/09/2007
Parenthèse de l'Être...
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"Vouloir être dans le vent est une ambition de feuille morte." Milan Kundera
23:01 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : Être, kundera | | del.icio.us | | Digg | Facebook
03/09/2007
Avènement de l'homme moyen...
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Site Consacré à Henri-Frédéric Amiel (1821/1881)
"Toute fiction s’expie, et la démocratie repose sur cette fiction légale que la majorité a non seulement la force mais la raison, qu’elle possède la sagesse en même temps que le droit. Fiction dangereuse parce qu’elle est flatteuse. Les masses seront toujours au-dessous de la moyenne. D’ailleurs l’âge de la majorité baissera, la barrière du sexe tombera, et la démocratie arrivera à l’absurde en remettant la décision des plus grandes choses aux plus incapables." Fragments d’un journal intime
"Respecter dans chaque homme l’homme, sinon celui qu’il est, au moins celui qu’il pourrait être, qu’il devrait être." Fragments d’un journal intime
"Si nationalité, c’est contentement ; État, c’est contrainte." Fragments d’un journal intime
18:40 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : L'Homme, Démocratie, Démocrassouillardise | | del.icio.us | | Digg | Facebook
28/08/2007
Très douce Solitude...
=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=
« J'ai peu à peu rompu presque toutes mes relations humaines, par dégoût de voir que l'on me prend pour autre chose que ce que je suis. »
Friedrich Nietzsche à Mawilda von Meysenbug, Lettre du 20 octobre 1888
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20/08/2007
Philippe Sollers, Le premier de la classe
=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=
"On pardonne tout à Sollers parce qu’il aime la littérature. Ce n’est pas que la lecture du prière d’insérer, signé Ph. S., incline à l’indulgence : « Que l’auteur ait été tenu tour à tour, et parfois de façon réversible, pour précoce, classique, moderniste, maoïste, insignifiant, farceur, imposteur, schizophrène, paranoïaque, infantile, nul, libertin, papiste, voltairien, et j’en passe, n’a pas grand chose à voir avec ce qu’il se propose de nous faire entendre. » Encore heureux. Cette procession d’adjectifs déclinés avec un peu de complaisance n’annonce rien de bon. Non pas tant, d’ailleurs, comme il voudrait nous le faire dire, pour des raisons éthiques que pour des raisons grammaticales. Sollers sait mieux que personne qu’il faut se méfier des adjectifs. Toujours sujets à caution, ils deviennent détestables quand on les applique à soi. On renifle le long livre — 639 pages — avec un peu de méfiance. Et puis on l’ouvre. On regarde de plus près. Et on est enchanté. L’adhésion succède à l’inquiétude. Et une sorte d’affection à l’irritation. Dans ses textes courts, consacrés pour la plupart à un auteur classique et destinés, comme on dit, à « un journal du soir » — Le Monde, en l’occurrence —, Sollers se révèle, mais on le savait déjà, comme un critique de premier ordre. Ce qui frappe d’abord, c’est l’altitude. Rien ne vole bas dans La Guerre du goût (Gallimard/Folio). La littérature y est mise d’emblée à la place qui est la sienne : la plus haute. Non pas avec des pauses et des contorsions d’humaniste compassé et empesé, mais à coups secs et forts de citations rigoureuses et d’accumulations de détails vrais. Sous la plume de Sollers et de ceux dont il parle, la littérature devient une déesse exigente et cruelle. Elle dévore ceux qui ont choisi d’échanger leur vie contre son culte exclusif.
Mais ce qu’il y a de plus exigent chez Sollers c’est qu’elle les dévore dans la gaîté. Rien n’est plus gai que l’idée que se fait Sollers de la littérature et on rit plus d’une fois, comme lui-même — le rire de Sollers est célèbre —, en lisant ses études très savantes et sérieuses. Quand il s’interroge, par exemple, sur un sujet qui ne prête pas vraiment à rire, le Pape et les femmes, il s’imagine une femme archevêque — Madame l’archevêque —, une femme cardinale et, pourquoi pas ? une femme Pape : Habemus Mammam !
Ce qui frappe dans le livre de Sollers, c’est son allégresse à dénicher chez l’écrivain dont il parle la formule inattendue qui fait mouche et qui le résume. La lettre en trois phrases de Voltaire à Madame Denis : « On a voulu m’enterrer. Mais j’ai esquivé. Bonsoir. » La formule du père de Sade à propos de son fils : « J’ai quelquefois vu des amants constants ; ils sont d’une tristesse, d’une maussaderie à faire trembler. Si mon fils allait être constant, je serais outré. J’aimerai autant qu’il fut de l’Académie. » Voilà comment on forme des esprits libres. Ou encore la lettre à Morand où Claudel donne du style de l’auteur de Rien que la terre la définition la plus brève et la plus juste : « Vous allez vers les choses en trombe rectiligne. » Pour pousser un peu plus loin, il faut s’adresser à Morand lui-même : « Je suis une mer fameuse en naufrages : passion, folie, drames, tout y est, mais tout est caché. »
À chaque page, grâce à Sollers, grâce aussi et peut-être surtout à ceux qu’il présente — mais tout le talent du critique n’est-il pas, contrairement à ce qui se passe trop souvent aujourd’hui, de mettre en lumière les beautés de ceux qu’il étudie ? — on ressent une envie, un désir de littérature. Voici le dialogue fondateur du roman de Lancelot du Lac : « Beau doux ami, que voulez-vous ? — Ce que je veux ? Je veux merveilles. » Voici le style de l’amour chez un auteur que Sollers a bien raison de vouloir réhabiliter, Crébillon Fils, l’auteur des Égarements du cœur et de l’esprit et des Lettres de la Marquise de M… au Conte de R… : « Je vous écris que je vous aime, je vous attend pour vous le dire. » ou encore la réponse délicieuse de Casanova qui arrive à Paris venant de Venise. Madame de Pompadour : « De Venise ! vous venez vraiment de là-bas ? » Casanova : « Venise n’est pas là-bas, Madame : là-haut. »
Il y a plus sérieux. Quand Hemingway écrit à Dos Passos : « Au nom du ciel, n’essaye pas de faire le bien. Continue de montrer les choses telles qu’elles sont. Si tu réussis à les montrer telles qu’elles sont réellement, tu feras le bien. Si tu essayes de faire du bien, tu ne feras pas le moindre bien, pas plus que tu ne montreras ce qui est bien », il règle d’un seul coup le problème de la morale en littérature et de l’engagement. Sur Madame de Sévigné, sur Genet, sur Nabokov, sur Saint-Simon, sur tant d’autres, Sollers dit des choses qui ont la chance assez rare d’être à la fois brillantes, savantes et justes. Elles éclairent à chaque coup l’écrivain dont il parle et, au-delà, un peu du mystère de la littérature. C’est peut-être sur Proust que les pages de Sollers, appuyées sur les textes, sont le plus passionnantes. À Morand, dont il a préfacé Tendres stocks, Proust écrit : « La littérature à pour but de découvrir la réalité en énonçant des choses contraires aux vérités usuelles. » Wilde fait quelque part une remarque très comparable. « J’ai eu le malheur, dit encore Proust, de commencer mon livre par le mot je et aussitôt on a cru que, au lieu de chercher à découvrir des lois générales, je m’analysais au sens individuel et détestable du mot. » Conclusion : ce n’est pas tant d’un microscope, comme on le répète si souvent, que se sert Marcel Proust, mais d’un « télescope braqué sur le temps » et sur les profondeurs de l’écriture et de l’âme, « là où les lois générales commandent les phénomènes particuliers aussi bien dans le passé que dans l’avenir ».
Sollers, qui a si souvent épousé la mode — mais on connaît sa défense, qui n’est pas si loin de celle de Mitterand à Vichy : c’était pour rire, pour se moquer, pour jouer double jeu et pour faire éclater, agent secret du temps, les choses de l’intérieur —, n’est pas vraiment tendre pour le monde d’aujourd’hui « où plus personne ne sait presque plus rien sur rien et où l’enseignement des lettres atteint des abîmes d’oubli ». À propos de Voltaire qui donnait des Français une définition un peu rude : « Un composé d’ignorance, de superstition, de bêtise, de cruauté et de plaisanterie », commentaire de Sollers : « Qui ne voit qu’on pourrait désormais l’appliquer à l’humanité entière ? » Il va un peu plus loin quand il oppose notre temps au XVIIIe siècle où la guerre du goût ne cessait d’être gagnée : « Comme nous sommes, oui, dans une époque lourde, analphabètes et tristes (celle du populisme précieux), tout doit avoir l’air authentique et démagogique, alors que règne, sous couvert de cœur, une froideur rentabilisée. La brutalité d’un côté et le sentimentalisme de l’autre ont remplacé la sensibilité et l’ironie du goût. » Sollers est un classique rebelle et farceur, doué comme pas un, toujours le premier de la classe, assez peu P. C. — « Politiquement correct » — et qui refuse de s’ennuyer.
Pour lui comme pour Stendhal, « l’essentiel est de fuir les sots et de nous maintenir en joie ». Entre la littérature et lui se sont tissés des liens de gaîté, d’intelligence et de non-conformisme. Quelle chance pour lui ! quelle chance pour nous ! et quelle chance pour la littérature — pour la bonne littérature — qu’il aime et qu’il fait aimer et pour laquelle il se bat avec une savante allégresse qui ne s’en laisse pas conter."
Le Figaro Littéraire, 4 novembre 1994 (repris dans Odeur du temps)
Jean D’Ormesson
23:40 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : Littérature, Sollers, Jean d'Ormesson | | del.icio.us | | Digg | Facebook
20/07/2007
Baker is Beautiful
=--=Publié dans la Catégorie "PARENTHÈSE"=--=
Prof Fox me faisait récemment savoir, évoquant la délicieuse Joséphine Baker que "Cette femme avait TOUT inventé : la rock'n'roll attitude, le glamour-rock et la grimace punk, le breakdance, le twist, le jerk etc. etc. etc.
Et même l'engagement, multicasquette : contre la ségrégation (avec Martin Luther King), l'engagement dans la resistance (service secret de l'aviation), et la demonstration contre le racisme (sa famille de 11 enfants adoptés de par le monde). Ensuite "réactionnaire" contre la "chienlit" au côtés de De Gaulle ..."
Oui Foxy, vieux renard... et j'ajouterais que cette délicieuse sang-mêlée (Afroaméricaine/Amerindienne) que l'État Français a su mettre sur la paille à la fin de son existence par le biais des impôts alors que toute sa Vie de Citoyenne avait été exemplaire a même eu le culot d'inventer avant tout le monde le "Black is Beautiful" et le "I'm Black and i'm proud" des sixties/seventies. En tout cas, chaque fois que je vois une de ses photos, pour paraphraser Steven Tyler, le chanteur d'Aerosmith : "I'm Falling in Love so hard on my knees !"
Espiègle et délicieuse
Belle et Clownesque
Audacieuse et intelligente
Grâcieuse et Sensible
Combative et dévouée
Fière, Rebelle et Insoumise...
Tout ce que j'aime chez une femme...
20:05 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : Rebelle, Joséphine Baker, Black is beautiful, I'm Black and i'm Proud | | del.icio.us | | Digg | Facebook
02/07/2007
Joseph de Maistre par... Phillipe Sollers
Téléchargez une émission sur Joseph de Maistre, en fichier mp3, du Canal Académie... ICI
"Connaissez-vous Joseph de Maistre ( 1753-1821 ) ? Non, bien sûr, puisqu'il n'y a pas aujourd'hui d'auteur plus maudit. Oh, sans doute, vous en avez vaguement entendu parler comme du monstre le plus réactionnaire que la terre ait porté, comme un fanatique du trône et de l'autel, comme un ultra au style fulgurant, sans doute, mais tellement à contre-courant de ce qui vous paraît naturel, démocratique, sacré, et même tout simplement humain, qu'il est urgent d'effacer son nom de l'histoire normale. Maistre ? Le diable lui-même. Baudelaire, un de ses rares admirateurs inconditionnels, a peut-être pensé à lui en écrivant que personne n'était plus catholique que le diable. Ouvrez un volume de Maistre, vous serez servis.
Maudit, donc, mais pas à l'ancienne, comme Sade ou d'autres, qui sont désormais sortis de l'enfer pour devenir des classiques de la subversion. Non, maudit de façon plus radicale et définitive, puisqu'on ne voit pas qui pourrait s'en réclamer un seul instant. La droite ou même l'extrême-droite ? Pas question, c'est trop aristocratique, trop fort, trop beau, effrayant. La gauche ? La cause est entendue, qu'on lui coupe la tête. Les catholiques ? Allons donc, ce type est un fou, et nous avons assez d'ennuis comme ça. Le pape ? Prudent silence par rapport à ce royaliste plus royaliste que le roi, à ce défenseur du Saint-Siège plus papiste que le pape. Vous me dites que c'est un des plus grands écrivains français ? Peut-être, mais le style n'excuse pas tout, et vous voyez bien que son cas est pendable. Maistre ? Un Sade blanc . Ou, si vous préférez, un Voltaire retourné et chauffé au rouge.
D'où l'importance, pour les mauvais esprits en devenir, de ce recueil de certaines des oeuvres les plus importantes de ce maudit comte, « Considérations sur la France », « les Soirées de Saint-Pétersbourg », « Eclaircissements sur les sacrifices », chefs-d’œuvre rassemblés et présentés admirablement par Pierre Glaudes, avec un dictionnaire fourmillant d'informations et de révélations historiques. Vous prenez ce livre en cachette, vous l'introduisez dans votre bibliothèque d'enfer, le vrai, celui dont on n'a aucune chance de sortir. Ne dites à personne que vous lisez Joseph de Maistre. Plus réfractaire à notre radieuse démocratie, tu meurs.
Cioran, en bon nihiliste extralucide, lui a consacré, en 1957, un beau texte fasciné, repris dans « Exercices d'admiration » ( Gallimard , coll. « Arcades », 1986 ). Il reconnaît en lui « le génie et le goût de la provocation », et le compare, s'il vous plaît, à saint Paul et à Nietzsche. Bien vu. Le plaisir étrange qu'on a à le lire, dit-il, est le même qu'à se plonger dans Saint-Simon. Mais, ajoute Cioran, « vouloir disséquer leur prose, autant vouloir analyser une tempête ». Le style de Maistre ? Voici : « Ce qu'on croit vrai, il faut le dire et le dire hardiment ; je voudrais, m'en coûtât-il grand-chose , découvrir une vérité pour choquer tout le genre humain : je la lui dirais à brûle-pourpoint . »
Feu, donc, mais de quoi s'agit-il ? Evidemment, encore et toujours, du grand événement qui se poursuit toujours, à savoir la Révolution française, dont Maistre a subi et compris le choc comme personne, devenant par là même un terroriste absolu contre la Terreur. Ecoutez ça : « Il y a dans la Révolution française un caractère satanique qui le distingue de tout ce qu'on a vu et peut-être de tout ce qu'on verra. » Cette phrase est écrite en 1797, et, bien entendu, le lecteur moderne bute sur « satanique », tout en se demandant si, depuis cette définition qui lui paraît aberrante, on n'a pas vu mieux, c'est-à-dire pire. Dieu aurait donc déchaîné Satan sur la terre pour punir l'humanité de ses crimes liés au péché originel ?
Maistre est étonnamment biblique, il se comporte comme un prophète de l'Ancien Testament, ce qui est pour le moins curieux pour ce franc-maçon nourri d'illuminisme. Mais voyez-le décrivant la chute du sceptre dans la boue et de la religion dans l'ordure :
« Il n'y a plus de prêtres, on les a chassés, égorgés, avilis ; on les a dépouillés : et ceux qui ont échappé à la guillotine, aux bûchers, aux poignards, aux fusillades, aux noyades, à la déportation reçoivent aujourd'hui l'aumône qu'ils donnaient jadis... Les autels sont renversés ; on a promené dans les rues des animaux immondes sous les vêtements des pontifes ; les coupes sacrées ont servi à d'abominables orgies ; et sur ces autels que la foi antique environne de chérubins éblouis, on a fait monter des prostituées nues. »
Et ceci ( au fond toujours actuel ) : « Il n'y a pas d'homme d'esprit en France qui ne se méprise plus ou moins. L'ignominie nationale pèse sur tous les cœurs ( car jamais le peuple ne fut méprisé par des maîtres plus méprisables ; on a donc besoin de se consoler, et les bons citoyens le font à leur manière. Mais l'homme vil et corrompu, étranger à toutes les idées élevées, se venge de son abjection passée et présente, en contemplant, avec cette volupté ineffable qui n'est connue que de la bassesse, le spectacle de la grandeur humiliée. »
Vous voyez bien, ce Maistre n'est pas fréquentable, il vous forcerait à refaire des cauchemars de culpabilité, et, en plus, il vous donne des leçons d'histoire depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours. Mais enfin, pour lui, d'où vient ce mal français devenu mondial ? De l'Eglise gallicane, d'abord ( polémique avec Bossuet ), du protestantisme, en fait, et puis du « philosophisme ». La haine de Maistre pour le protestantisme atteint des proportions fabuleuses, dont l'excès a quelque chose de réjouissant : « Le plus grand ennemi de l'Europe qu'il importe d'étouffer par tous les moyens qui ne sont pas des crimes, l'ulcère funeste qui s'attache à toutes les souverainetés et qui les ronge sans relâche, le fils de l'orgueil, le père de l'anarchie, le dissolvant universel, c'est le protestantisme. » Maistre n'en finira pas d'aggraver sa diatribe inspirée, notamment dans son grand livre « Du pape » ( 1819 ), malheureusement absent du volume actuel. « Qu'est-ce qu'un protestant ? Quelqu'un qui n'est pas catholique. » Et voilà, c'est tout simple, vous voyez bien que cet énervé est maudit, avec lui aucun « oecuménisme » n'est possible. Rome, rien que Rome, tout le reste est nul.
On aurait tort, cependant, de penser que Maistre s'en tient au registre de l'anathème. « Les Soirées », « Eclaircissements sur les sacrifices » sont aussi des traités de haute métaphysique qui suffiraient à prouver l'abîme qui le sépare des « réactionnaires » de tous les temps. Ses propos recèlent alors un sens initiatique parfois ahurissant lorsqu'il démontre que la guerre est « divine » et qu'elle est incompréhensible, sinon comme phénomène surnaturel, prouvant qu'il n'y a de salut que par le sang et la réversibilité des mérites. Le lecteur moderne ne peut que s'indigner en entendant parler d'une « inculpation en masse de l'humanité » due à la Chute : « L'ange exterminateur tourne comme le soleil autour de ce malheureux globe, et ne laisse respirer une nation que pour en frapper d'autres. » Plus hardi encore : « Si l'on avait des tables de massacres comme on a des tables de météorologie, qui sait si on n'en découvrirait pas la loi au bout de quelques siècles d'observation ? » Suspendez « la loi d'amour », dit Maistre, et en un clin d’œil, en pleine civilisation, vous voyez « le sang innocent couvrant les échafauds, des hommes frisant et poudrant des têtes sanglantes, et la bouche même des femmes souillée de sang humain ». Ces choses ont eu lieu, elles ont lieu sans cesse. L'amour ? Mais qu'est-ce que l'amour ? Un acte de foi : « La foi est une croyance par amour, et l'amour n'argumente pas. »
Cioran, subjugué et accablé par Maistre, termine en disant qu'après l'avoir lu on a envie de s'abandonner aux délices du scepticisme et de l'hérésie. Il y a pourtant des moments où la certitude et le dogme ont leur charme, qu'on croyait aboli. Sur le plan de la raison raisonnante, Maistre a eu tort. Il n'a rien vu, bien au contraire, de la régénération qu'il annonçait. Il est mort en 1821 à Turin ( date de naissance de Baudelaire ), et il est enterré dans l'église des jésuites, à deux pas du saint suaire contesté et du lieu d'effondrement de Nietzsche. Ces trois points triangulaires me font rêver."
Joseph de Maistre, « OEuvres », éd. établie et annotée par Pierre Glaudes, Laffont, coll. « Bouquins », 1 376 p ., 32 euros.
Le comte Joseph de Maistre, né à Chambéry en 1753, mort à Turin en 1821, après avoir émigré lors de la Révolution française, fut l’ambassadeur, à Saint-Pétersbourg, du roi de Sardaigne. Il a publié « Considérations sur la France » en 1796 et « Du pape » en 1819.
Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur n° 2224 du 21 juin 2007
00:35 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : Joseph de Maistre, Nietzsche, Cioran, Sollers, Dieu, Diable | | del.icio.us | | Digg | Facebook
08/05/2007
Théorie/pratique et Nihilisme...
Il a été démontré que des membres de la LCR étaient impliqués comme "meneurs" dans certaines des agitations qui ont secoué notre pays suite aux résultats électoraux du 6 mai dernier. Nos chers communistes révolutionnaires devraient connaître leurs "classiques" avant que de chercher à passer à un semblant de pratique sans avoir de connaissance quant à la théorie.
Voici ce que dit Karl Marx à Wilhelm Weitling , un penseur socialiste concurrent (pour faire court) lors d'une réunion de travail houleuse... (Source : Karl Marx ou l'esprit du monde par Jacques Attali)... :
"Dites-nous, Weitling, vous qui avez fait tant de bruit en Allemagne avec vos prêches communistes, quels sont les fondements théoriques de vos activités social-révolutionnaires ? Sur quelle théorie espérez-vous les fonder à l'avenir ? Sans une doctrine claire, le peuple ne peut rien faire, sinon du bruit et des révoltes vouées à l'échec, qui sapent notre cause !"... "L'ignorance n'a jamais aidé personne."
Olivier Besancenot et ses potes devraient en prendre de la graine.
20:35 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : Sarkozy, Besancenot, Communiste, Karl Marx, Wilhem Weitling | | del.icio.us | | Digg | Facebook
01/04/2007
Hop !
Quantique... ce premier avril...
23:31 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (6) | | del.icio.us | | Digg | Facebook
29/03/2007
La Nation selon Renan - III
"
III
Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. L'homme, messieurs, ne s'improvise pas. La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu'on a consentis, des maux qu'on a soufferts. On aime la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet. Le chant spartiate : " Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes " est dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie. Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l'avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l'on comprend malgré les diversités de race et de langue. Je disais tout à l'heure : " avoir souffert ensemble " ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l'effort en commun,
Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh ! je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique. Dans l'ordre d'idées que je vous soumets, une nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province. "Tu m'appartiens, je te prends." Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu'un en cette affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le vœu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir.
Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques. Que reste-t-il, après cela ? Il reste l'homme, ses désirs, ses besoins. La sécession, me direz-vous, et, à la longue, l'émiettement des nations sont la conséquence d'un système qui met ces vieux organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est clair qu'en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à l'excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d'une façon très générale. Les volontés humaines changent ; mais qu'est-ce qui ne change pas ici-bas ? Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n'est pas la loi du siècle où nous vivons. À l'heure présente, l'existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n'avait qu'une loi et qu'un maître.
Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l'œuvre commune de la civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert de l'humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis souvent qu'un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire ; qui serait à ce point jaloux, égoïste, querelleur ; qui ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces dissonances de détail disparaissent dans l'ensemble. Pauvre humanité, que tu as souffert ! que d'épreuves t'attendent encore ! Puisse l'esprit de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta route est semée !
Je me résume, messieurs. L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu'exige l'abdication de l'individu au profit d'une communauté, elle est légitime, elle a le droit d'exister. Si des doutes s'élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d'avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en pitié notre terre à terre. "Consulter les populations, fi donc ! Quelle naïveté ! Voilà bien ces chétives idées françaises qui prétendent remplacer la diplomatie et la guerre par des moyens d'une simplicité enfantine." - Attendons, messieurs ; laissons passer le règne des transcendants ; sachons subir le dédain des forts. Peut-être, après bien des tâtonnements infructueux, reviendra-t-on à nos modestes solutions empiriques. Le moyen d'avoir raison dans l'avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé."
08:35 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : Nation, Renan, Bleu Blanc Rouge | | del.icio.us | | Digg | Facebook
28/03/2007
La Nation selon Renan - II
"II
À entendre certains théoriciens politiques, une nation est avant tout une dynastie, représentant une ancienne conquête, conquête acceptée d'abord, puis oubliée par la masse du peuple. Selon les politiques dont je parle, le groupement de provinces effectué par une dynastie, par ses guerres, par ses mariages, par ses traités, finit avec la dynastie qui l'a formé. Il est très vrai que la plupart des nations modernes ont été faites par une famille d'origine féodale, qui a contracté mariage avec le sol et qui a été en quelque sorte un noyau de centralisation. Les limites de la France en 1789 n'avaient rien de naturel ni de nécessaire. La large zone que la maison capétienne avait ajoutée à l'étroite lisière du traité de Verdun fut bien l'acquisition personnelle de cette maison. À l'époque où furent faites les annexions, on n'avait l'idée ni des limites naturelles, ni du droit des nations, ni de la volonté des provinces. La réunion de l'Angleterre, de l'Irlande et de l'Écosse fut de même un fait dynastique. L'Italie n'a tardé si longtemps à être une nation que parce que, parmi ses nombreuses maisons régnantes, aucune, avant notre siècle, ne se fit le centre de l'unité. Chose étrange, c'est à l'obscure île de Sardaigne, terre à peine italienne, qu'elle a pris un titre royal. La Hollande, qui s'est créée elle-même, par un acte d'héroïque résolution, a néanmoins contracté un mariage intime avec la maison d'Orange, et elle courrait de vrais dangers le jour où cette union serait compromise.
Une telle loi, cependant, est-elle absolue ? Non, sans doute. La Suisse et les Etats-Unis, qui se sont formés comme des conglomérats d'additions successives, n'ont aucune base dynastique. Je ne discuterai pas la question en ce qui concerne la France. Il faudrait avoir le secret de l'avenir. Disons seulement que cette grande royauté française avait été si hautement nationale, que, le lendemain de sa chute, la nation a pu tenir sans elle. Et puis le XVIIIe siècle avait changé toute chose. L'homme était revenu, après des siècles d'abaissement, à l'esprit antique, au respect de lui-même, à l'idée de ses droits. Les mots de patrie et de citoyen avaient repris leur sens. Ainsi a pu s'accomplir l'opération la plus hardie qui ait été pratiquée dans l'histoire, opération que l'on peut comparer à ce que serait, en physiologie, la tentative de faire vivre en son identité première un corps à qui l'on aurait enlevé le cerveau et le cœur. Il faut donc admettre qu'une nation peut exister sans principe dynastique, et même que des nations qui ont été formées par des dynasties peuvent se séparer de cette dynastie sans pour cela cesser d'exister. Le vieux principe qui ne tient compte que du droit des princes ne saurait plus être maintenu ; outre le droit dynastique, il y a le droit national. Ce droit national, sur quel critérium le fonder ? À quel signe le connaître ? De quel fait tangible le faire dériver ?
1. - De la race, disent plusieurs avec assurance.
Les divisions artificielles, résultant de la féodalité, des mariages princiers, des congrès de diplomates, sont caduques. Ce qui reste ferme et fixe, c'est la race des populations. Voilà ce qui constitue un droit, une légitimité. La famille germanique, par exemple, selon la théorie que j'expose, a le droit de reprendre les membres épars du germanisme, même quand ces membres ne demandent pas à se rejoindre. Le droit du germanisme sur telle province est plus fort que le droit des habitants de cette province sur eux-mêmes. On crée ainsi une sorte de droit primordial analogue à celui des rois de droit divin ; au principe des nations on substitue celui de l'ethnographie. C'est là une très grande erreur, qui, si elle devenait dominante, perdrait la civilisation européenne. Autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès.
Dans la tribu et la cité antiques, le fait de la race avait, nous le reconnaissons, une importance de premier ordre. La tribu et la cité antiques n'étaient qu'une extension de la famille. À Sparte, à Athènes, tous les citoyens étaient parents à des degrés plus ou moins rapprochés. Il en était de même chez les Beni-Israël ; il en est encore ainsi dans les tribus arabes. D'Athènes, de Sparte, de la tribu israélite, transportons-nous dans l'empire romain. La situation est tout autre. Formée d'abord par la violence, puis maintenue par l'intérêt, cette grande agglomération de villes, de provinces absolument différentes, porte à l'idée de race le coup le plus grave. Le christianisme, avec son caractère universel et absolu, travaille plus efficacement encore dans le même sens. Il contracte avec l'empire romain une alliance intime et, par l'effet de ces deux incomparables agents d'unification, la raison ethnographique est écartée du gouvernement des choses humaines pour des siècles.
L'invasion des barbares fut, malgré les apparences, un pas de plus dans cette voie. Les découpures de royaumes barbares n'ont rien d'ethnographique ; elles sont réglées par la force ou le caprice des envahisseurs. La race des populations qu'ils subordonnaient était pour eux la chose la plus indifférente. Charlemagne refit à sa manière ce que Rome avait déjà fait : un empire unique composé des races les plus diverses ; les auteurs du traité de Verdun, en traçant imperturbablement leurs deux grandes lignes du nord au sud, n'eurent pas le moindre souci de la race des gens qui se trouvaient à droite ou à gauche. Les mouvements de frontière qui s'opérèrent dans la suite du Moyen Âge furent aussi en dehors de toute tendance ethnographique. Si la politique suivie de la maison capétienne est arrivée à grouper à peu près, sous le nom de France, les territoires de l'ancienne Gaule, ce n'est pas là un effet de la tendance qu'auraient eue ces pays à se rejoindre à leurs congénères. Le Dauphiné, la Bresse, la Provence, la Franche-Comté ne se souvenaient plus d'une origine commune. Toute conscience gauloise avait péri dès le IIe siècle de notre ère, et ce n'est que par une vue d'érudition que, de nos jours, on a retrouvé rétrospectivement l'individualité du caractère gaulois.
La considération ethnographique n'a donc été pour rien dans la constitution des nations modernes. La France est celtique, ibérique, germanique. L'Allemagne est germanique, celtique et slave. L'Italie est le pays où l’ethnographie est la plus embarrassée. Gaulois, Étrusques, Pélasges, Grecs, sans parler de bien d'autres éléments, s'y croisent dans un indéchiffrable mélange. Les îles Britanniques, dans leur ensemble, offrent un mélange de sang celtique et germain dont les proportions sont singulièrement difficiles à définir.
La vérité est qu'il n'y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l'analyse ethnographique, c'est la faire porter sur une chimère. Les plus nobles pays, l'Angleterre, la France, l'Italie, sont ceux où le sang est le plus mêlé. L'Allemagne fait-elle à cet égard une exception ? Est-elle un pays germanique pur ? Quelle illusion ! Tout le Sud a été gaulois. Tout l'Est, à partir de l'Elbe, est slave. Et les parties que l'on prétend réellement pures le sont-elles en effet ? Nous touchons ici à un des problèmes sur lesquels il importe le plus de se faire des idées claires et de prévenir les malentendus.
Les discussions sur les races sont interminables, parce que le mot race est pris par les historiens philologues et par les anthropologistes physiologistes dans deux sens tout à fait différents. Pour les anthropologistes, la race a le même sens qu'en zoologie ; elle indique une descendance réelle, une parenté par le sang. Or l'étude des langues et de l'histoire ne conduit pas aux mêmes divisions que la physiologie. Les mots de brachycéphales, de dolichocéphales n'ont pas de place en histoire ni en philologie. Dans le groupe humain qui créa les langues et la discipline aryennes, il y avait déjà des brachycéphales et des dolichocéphales. Il en faut dire autant du groupe primitif qui créa les langues et l'institution dites sémitiques. En d'autres termes, les origines zoologiques de l'humanité sont énormément antérieures aux origines de la culture, de la civilisation, du langage. Les groupes aryen primitif, sémitique primitif, touranien primitif n'avaient aucune unité physiologique. Ces groupements sont des faits historiques qui ont eu lieu à une certaine époque, mettons il y a quinze ou vingt mille ans, tandis que l'origine zoologique de l'humanité se perd dans des ténèbres incalculables. Ce qu'on appelle philologiquement et historiquement la race germanique est sûrement une famille bien distincte dans l'espèce humaine. Mais est-ce là une famille au sens anthropologique ? Non, assurément. L'apparition de l'individualité germanique dans l'histoire ne se fait que très peu de siècles avant Jésus-Christ. Apparemment les Germains ne sont pas sortis de terre à cette époque. Avant cela, fondus avec les Slaves dans la grande masse indistincte des Scythes, ils n'avaient pas leur individualité à part. Un Anglais est bien un type dans l'ensemble de l'humanité. Or le type de ce qu'on appelle très improprement la race anglo-saxonne n'est ni le Breton du temps de César, ni l'Anglo-Saxon de Hengist, ni le Danois de Knut, ni le Normand de Guillaume le Conquérant ; c'est la résultante de tout cela. Le Français n'est ni un Gaulois, ni un Franc, ni un Burgonde. Il est ce qui est sorti de la grande chaudière où, sous la présidence du roi de France, ont fermenté ensemble les éléments les plus divers. Un habitant de jersey ou de Guernesey ne diffère en rien, pour les origines, de la population normande de la côte voisine. Au XIe siècle, l'œil le plus pénétrant n'eût pas saisi des deux côtés du canal la plus légère différence. D'insignifiantes circonstances font que Philippe-Auguste ne prend pas ces îles avec le reste de la Normandie. Séparées les unes des autres depuis près de sept cents ans, les deux populations sont devenues non seulement étrangères les unes aux autres, mais tout à fait dissemblables. La race, comme nous l'entendons, nous autres, historiens, est donc quelque chose qui se fait et se défait. L'étude de la race est capitale pour le savant qui s'occupe de l'histoire de l'humanité. Elle n'a pas d'application en politique. La conscience instinctive qui a présidé à la confection de la carte d'Europe n'a tenu aucun compte de la race, et les premières nations de l'Europe sont des nations de sang essentiellement mélangé.
Le fait de la race, capital à l'origine, va donc toujours perdant de son importance. L'histoire humaine diffère essentiellement de la zoologie. La race n'y est pas tout, comme chez les rongeurs ou les félins, et on n'a pas le droit d'aller par le monde tâter le crâne des gens, puis les prendre à la gorge en leur disant : " Tu es notre sang ; tu nous appartiens ! " En dehors des caractères anthropologiques, il y a la raison, la justice, le vrai, le beau, qui sont les mêmes pour tous. Tenez, cette politique ethnographique n'est pas sûre. Vous l'exploitez aujourd'hui contre les autres ; puis vous la voyez se tourner contre vous-mêmes. Est-il certain que les Allemands, qui ont élevé si haut le drapeau de l’ethnographie, ne verront pas les Slaves venir analyser, à leur tour, les noms des villages de la Saxe et de la Lusace, rechercher les traces des Wiltzes ou des Obotrites, et demander compte des massacres et des ventes en masse que les Othons firent de leurs aïeux ? Pour tous il est bon de savoir oublier.
J'aime beaucoup l'ethnographie ; c'est une science d'un rare intérêt ; mais, comme je la veux libre, je la veux sans application politique. En ethnographie, comme dans toutes les études, les systèmes changent ; c'est la condition du progrès. Les limites des États suivraient les fluctuations de la science. Le patriotisme dépendrait d'une dissertation plus ou moins paradoxale. On viendrait dire au patriote : " Vous vous trompiez ; vous versiez votre sang pour telle cause ; vous croyiez être celte ; non, vous êtes germain. " Puis, dix ans après, on viendra vous dire que vous êtes slave. Pour ne pas fausser la science, dispensons-la de donner un avis dans ces problèmes, où sont engagés tant d'intérêts. Soyez sûrs que, si on la charge de fournir des éléments à la diplomatie, on la surprendra bien des fois en flagrant délit de complaisance. Elle a mieux à faire : demandons-lui tout simplement la vérité.
2 - Ce que nous venons de dire de la race, il faut le dire de la langue. La langue invite à se réunir ; elle n'y force pas. Les États-Unis et l'Angleterre, l'Amérique espagnole et l'Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu'elle a été faite par l'assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues. Il y a dans l'homme quelque chose de supérieur à la langue : c'est la volonté. La volonté de la Suisse d'être unie, malgré la variété de ses idiomes, est un fait bien plus important qu'une similitude souvent obtenue par des vexations.
Un fait honorable pour la France, c'est qu'elle n'a jamais cherché à obtenir l'unité de la langue par des mesures de coercition. Ne peut-on pas avoir les mêmes sentiments et les mêmes pensées, aimer les mêmes choses en des langages différents ? Nous parlions tout à l'heure de l'inconvénient qu'il y aurait à faire dépendre la politique internationale de l'ethnographie. Il n'y en aurait pas moins à la faire dépendre de la philologie comparée. Laissons à ces intéressantes études l'entière liberté de leurs discussions ; ne les mêlons pas à ce qui en altérerait la sérénité. L'importance politique qu'on attache aux langues vient de ce qu'on les regarde comme des signes de race. Rien de plus faux. La Prusse, où l'on ne parle plus qu'allemand, parlait slave il y a quelques siècles ; le pays de Galles parle anglais ; la Gaule et l'Espagne parlent l'idiome primitif d'Albe la Longue ; l’Égypte parle arabe ; les exemples sont innombrables. Même aux origines, la similitude de langue n'entraînait pas la similitude de race. Prenons la tribu proto-aryenne ou proto-sémite ; il s'y trouvait des esclaves, qui parlaient la même langue que leurs maîtres ; or l'esclave était alors bien souvent d'une race différente de celle de son maître. Répétons-le : ces divisions de langues indo-européennes, sémitiques et autres, créées avec une si admirable sagacité par la philologie comparée, ne coïncident pas avec les divisions de l'anthropologie. Les langues sont des formations historiques, qui indiquent peu de choses sur le sang de ceux qui les parlent, et qui, en tout cas, ne sauraient enchaîner la liberté humaine quand il s'agit de déterminer la famille avec laquelle on s'unit pour la vie et pour la mort.
Cette considération exclusive de la langue a, comme l'attention trop forte donnée à la race, ses dangers, ses inconvénients. Quand on y met de l'exagération, on se renferme dans une culture déterminée, tenue pour nationale ; on se limite, on se claquemure. On quitte le grand air qu'on respire dans le vaste champ de l'humanité pour s'enfermer dans des conventicules de compatriotes. Rien de plus mauvais pour l'esprit ; rien de plus fâcheux pour la civilisation. N'abandonnons pas ce principe fondamental, que l'homme est un être raisonnable et moral, avant d'être parqué dans telle ou telle langue, avant d'être un membre de telle ou telle race, un adhérent de telle ou telle culture. Avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine. Voyez les grands hommes de la Renaissance ; ils n'étaient ni français, ni italiens, ni allemands. Ils avaient retrouvé, par leur commerce avec l'Antiquité, le secret de l'éducation véritable de l'esprit humain, et ils s'y dévouaient corps et âme. Comme ils firent bien !
3. - La religion ne saurait non plus offrir une base suffisante à l'établissement d'une nationalité moderne. À l'origine, la religion tenait à l'existence même du groupe social. Le groupe social était une extension de la famille. La religion, les rites étaient des rites de famille. La religion d'Athènes, C'était le culte d’Athènes même, de ses fondateurs mythiques, de ses lois, de ses usages. Elle n'impliquait aucune théologie dogmatique. Cette religion était, dans toute la force du terme, une religion d’État. On n'était pas athénien si on refusait de la pratiquer. C'était au fond le culte de l'Acropole personnifiée. Jurer sur l'autel d'Aglaure c'était prêter le serment de mourir pour la patrie. Cette religion était l'équivalent de ce qu'est chez nous l'acte de tirer au sort, ou le culte du drapeau. Refuser de participer à un tel culte était comme serait dans nos sociétés modernes refuser le service militaire. C'était déclarer qu'on n'était pas athénien. D'un autre côté, il est clair qu'un tel culte n'avait pas de sens pour celui qui n'était pas d'Athènes ; aussi n'exerçait-on aucun prosélytisme pour forcer des étrangers à l'accepter ; les esclaves d'Athènes ne le pratiquaient pas. Il en fut de même dans quelques petites républiques du Moyen Âge. On n'était pas bon vénitien si l'on ne jurait point par saint Marc ; on n'était pas bon amalfitain si l'on ne mettait pas saint André au-dessus de tous les autres saints du paradis. Dans ces petites sociétés, ce qui a été plus tard persécution, tyrannie, était légitime et tirait aussi peu à conséquence que le fait chez nous de souhaiter la fête au père de famille et de lui adresser des voeux au premier jour de l'an.
Ce qui était vrai à Sparte, à Athènes, ne l'était déjà plus dans les royaumes sortis de la conquête d’Alexandre, ne l'était surtout plus dans l'empire romain Les persécutions d’Antiochus Épiphane pour amener l'Orient au culte de Jupiter Olympien, celles de l'empire romain pour maintenir une prétendue religion d'État furent une faute, un crime, une véritable absurdité. De nos jours, la situation est parfaitement claire. Il n'y a plus de masses croyant d'une manière uniforme. Chacun croit et pratique à sa guise, ce qu'il peut, comme il veut. Il n'y a plus de religion d’Etat ; on peut être français, anglais, allemand, en étant catholique, protestant, israélite, en ne pratiquant aucun culte. La religion est devenue chose individuelle ; elle regarde la conscience de chacun. La division des nations en catholiques, protestantes, n'existe plus. La religion, qui, il y a cinquante-deux ans, était un élément si considérable dans la formation de la Belgique, garde toute son importante dans le for intérieur de chacun ; mais elle est sortie presque entièrement des raisons qui tracent les limites des peuples.
4. - La communauté des intérêts est assurément un lien puissant entre les hommes. Les intérêts, cependant, suffisent-ils à faire une nation ? Je ne le crois pas. La communauté des intérêts fait les traités de commerce. Il y a dans la nationalité un côté de sentiment ; elle est âme et corps à la fois ; un Zollverein n'est pas une patrie.
5. - La géographie, ce qu'on appelle les frontières naturelles, a certainement une part considérable dans la division des nations. La géographie est un des facteurs essentiels de l'histoire. Les rivières ont conduit les races ; les montagnes les ont arrêtées. Les premières ont favorisé, les secondes ont limité les mouvements historiques. Peut-on dire cependant, comme le croient certains partis, que les limites d'une nation sont écrites sur la carte et que cette nation a le droit de s'adjuger ce qui est nécessaire pour arrondir certains contours, pour atteindre telle montagne, telle rivière, à laquelle on prête une sorte de faculté limitante a priori ? Je ne connais pas de doctrine plus arbitraire ni plus funeste. Avec cela, on justifie toutes les violences. Et, d'abord, sont-ce les montagnes ou bien sont-ce les rivières qui forment ces prétendues frontières naturelles ? Il est incontestable que les montagnes séparent ; mais les fleuves réunissent plutôt. Et puis toutes les montagnes ne sauraient découper des États. Quelles sont celles qui séparent et celles qui ne séparent pas ? De Biarritz à Tornea, il n'y a pas une embouchure de fleuve qui ait plus qu'une autre un caractère bornal. Si l'histoire l'avait voulu, la Loire, la Seine, la Meuse, l'Elbe, l'Oder auraient, autant que le Rhin, ce caractère de frontière naturelle qui a fait commettre tant d'infractions au droit fondamental, qui est la volonté des hommes. On parle de raisons stratégiques. Rien n'est absolu ; il est clair que bien des concessions doivent être faites à la nécessité. Mais il ne faut pas que ces concessions aillent trop loin. Autrement, tout le monde réclamera ses convenances militaires, et ce sera la guerre sans fin. Non, ce n'est pas la terre plus que la race qui fait une nation. La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ; l'homme fournit l'âme. L'homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu'on appelle un peuple. Rien de matériel n'y suffit. Une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l'histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol.
Nous venons de voir ce qui ne suffit pas à créer un tel principe spirituel : la race, la langue, les intérêts, l'affinité religieuse, la géographie, les nécessités militaires. Que faut-il donc en plus ? Par suite de ce qui a été dit antérieurement, je n'aurai pas désormais à retenir bien longtemps votre attention."
(...à suivre...)
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27/03/2007
La Nation selon Renan - I
En guise réflexion...
"QU'EST-CE-QU'UNE NATION ?"
Conférence prononcée à la Sorbonne, le 11 mars 1882
Je me propose d'analyser avec vous une idée, claire en apparence, mais qui prête aux plus dangereux malentendus. Les formes de la société humaine sont des plus variées. Les grandes agglomérations d'hommes à la façon de la Chine, de l'Égypte, de la plus ancienne Babylonie ; - la tribu à la façon des Hébreux, des Arabes ; - la cité à la façon d'Athènes et de Sparte ; - les réunions de pays divers à la manière de l'empire carolingien ; - les communautés sans patrie, maintenues par le lien religieux, comme sont celles des israélites, des parsis ; - les nations comme la France, l’Angleterre et la plupart des modernes autonomies européennes ; - les confédérations à la façon de la Suisse, de l'Amérique ; - des parentés comme celles que la race, ou plutôt la langue, établit entre les différentes branches de Germains, les différentes branches de Slaves ; - voilà des modes de groupements qui tous existent, ou bien ont existé, et qu'on ne saurait confondre les uns avec les autres sans les plus sérieux inconvénients. À l'époque de la Révolution française, on croyait que les institutions de petites villes indépendantes, telles que Sparte et Rome, pouvaient s'appliquer à nos grandes nations de trente à quarante millions d’âmes. De nos jours, on commet une erreur plus grave - on confond la race avec la nation, et l'on attribue à des groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques une souveraineté analogue à celle des peuples réellement existants. Tâchons d'arriver à quelque précision en ces questions difficiles, où la moindre confusion sur le sens des mots, à l'origine du raisonnement, peut produire à la fin les plus funestes erreurs. Ce que nous allons faire est délicat ; c'est presque de la vivisection ; nous allons traiter les vivants comme d'ordinaire on traite les morts. Nous y mettrons la froideur, l'impartialité la plus absolue.
I
Depuis la fin de l'empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de l'empire de Charlemagne, l'Europe occidentale nous apparaît divisée en nations, dont quelques-unes, à certaines époques, ont cherché à exercer une hégémonie sur les autres, sans jamais y réussir d'une manière durable. Ce que n'ont pu Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier personne probablement ne le pourra dans l'avenir. L'établissement d'un nouvel empire romain ou d'un nouvel empire de Charlemagne est devenu une impossibilité. La division de l'Europe est trop grande pour qu'une tentative de domination universelle ne provoque pas très vite une coalition qui fasse rentrer la nation ambitieuse dans ses bornes naturelles. Une sorte d'équilibre est établi pour longtemps. La France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie seront encore, dans des centaines d'années, et malgré les aventures qu'elles auront courues, des individualités historiques, les pièces essentielles d'un damier, dont les cases varient sans cesse d'importance et de grandeur, mais ne se confondent jamais tout à fait.
Les nations, entendues de cette manière, sont quelque chose d’assez nouveau dans l'histoire. L'Antiquité ne les connut pas ; l’Égypte, la Chine, l'antique Chaldée ne furent à aucun degré des nations. C'étaient des troupeaux menés par un fils du Soleil, ou un fils du Ciel. Il n'y eut pas de citoyens égyptiens, pas plus qu'il n'y a de citoyens chinois. L'Antiquité classique eut des républiques et des royautés municipales, des confédérations de républiques locales, des empires ; elle n'eut guère la nation au sens où nous la comprenons. Athènes, Sparte, Sidon, Tyr sont de petits centres d'admirable patriotisme ; mais ce sont des cités avec un territoire relativement restreint. La Gaule, l'Espagne, l'Italie, avant leur absorption dans l'empire romain, étaient des ensembles de peuplades, souvent liguées entre elles, mais sans institutions centrales, sans dynasties. L'empire assyrien, l'empire persan, l'empire d'Alexandre ne furent pas non plus des patries. Il n'y eut jamais de patriotes assyriens ; l'empire persan fut une vaste féodalité. Pas une nation ne rattache ses origines à la colossale aventure d'Alexandre, qui fut cependant si riche en conséquences pour l'histoire générale de la civilisation.
L'empire romain fut bien plus près d'être une patrie. En retour de l'immense bienfait de la cessation des guerres, la domination romaine, d'abord si dure, fut bien vite aimée. Ce fut une grande association, synonyme d'ordre, de paix et de civilisation. Dans les derniers temps de l'empire, il y eut, chez les âmes élevées, chez les évêques éclairés, chez les lettrés, un vrai sentiment de " la paix romaine ", opposée au chaos menaçant de la barbarie. Mais un empire, douze fois grand comme la France actuelle, ne saurait former un État dans l'acception moderne. La scission de l'Orient et de l'Occident était inévitable. Les essais d'un empire gaulois, au IIIe siècle, ne réussirent pas. C'est l'invasion germanique qui introduisit dans le monde le principe qui, plus tard, a servi de base à l'existence des nationalités.
Que firent les peuples germaniques, en effet, depuis leurs grandes invasions du Ve siècle jusqu'aux dernières conquêtes normandes au Xe ? Ils changèrent peu le fond des races ; mais ils imposèrent des dynasties et une aristocratie militaire à des parties plus ou moins considérables de l'ancien empire d'Occident, lesquelles prirent le nom de leurs envahisseurs. De là une France, une Burgondie, une Lombardie ; plus tard, une Normandie. La rapide prépondérance que prit l'empire franc refait un moment l'unité de l’Occident ; mais cet empire se brise irrémédiablement vers le milieu du IXe siècle ; le traité de Verdun trace des divisions immuables en principe, et dès lors la France, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne s'acheminent, par des voies souvent détournées et à travers mille aventures, à leur pleine existence nationale, telle que nous la voyons s'épanouir aujourd'hui.
Qu'est-ce qui caractérise, en effet, ces différents États ? C'est la fusion des populations qui les composent. Dans les pays que nous venons d'énumérer, rien d'analogue à ce que vous trouverez en Turquie, où le Turc, le Slave, le Grec, l'Arménien, l'Arabe, le Syrien, le Kurde sont aussi distincts aujourd'hui qu'au jour de la conquête. Deux circonstances essentielles contribuèrent à ce résultat. D'abord le fait que les peuples germaniques adoptèrent le christianisme dès qu'ils eurent des contacts un peu suivis avec les peuples grecs et latins. Quand le vainqueur et le vaincu sont de la même religion, ou plutôt, quand le vainqueur adopte la religion du vaincu, le système turc, la distinction absolue des hommes d'après la religion, ne peut plus se produire. La seconde circonstance fut, de la part des conquérants, l'oubli de leur propre langue. Les petits-fils de Clovis, d'Alaric, de Gondebaud, d'Alboïn, de Rollon, parlaient déjà roman. Ce fait était lui-même la conséquence d'une autre particularité importante : c'est que les Francs, les Burgondes, les Goths, les Lombards, les Normands avaient très peu de femmes de leur race avec eux. Pendant plusieurs générations, les chefs ne se marient qu'avec des femmes germaines ; mais leurs concubines sont latines, les nourrices des enfants sont latines ; toute la tribu épouse des femmes latines ; ce qui fit que la lingua francica, la lingua gothica n'eurent, depuis l'établissement des Francs et des Goths en terres romaines, que de très courtes destinées. Il n'en fut pas ainsi en Angleterre ; car l'invasion anglo-saxonne avait sans doute des femmes avec elle ; la population bretonne s'enfuit, et, d'ailleurs, le latin n'était plus, ou même, ne fut jamais dominant dans la Bretagne. Si on eût généralement parlé gaulois dans la Gaule, au Ve siècle, Clovis et les siens n'eussent pas abandonné le germanique pour le gaulois.
De là ce résultat capital que, malgré l'extrême violence des mœurs des envahisseurs germains, le moule qu'ils imposèrent devint, avec les siècles, le moule même de la nation. France devint très légitimement le nom d'un pays où il n'était entré qu'une imperceptible minorité de Francs. Au Xe siècle, dans les premières chansons de geste, qui sont un miroir si parfait de l'esprit du temps, tous les habitants de la France sont des Français. L'idée d'une différence de races dans la population de la France, si évidente chez Grégoire de Tours, ne se présente à aucun degré chez les écrivains et les poètes français postérieurs à Hugues Capet. La différence du noble et du vilain est aussi accentuée que possible ; mais la différence de l'un à l'autre n'est en rien une différence ethnique ; c'est une différence de courage, d'habitudes et d'éducation transmise héréditairement ; l'idée que l'origine de tout cela soit une conquête ne vient à personne. Le faux système d'après lequel la noblesse dut son origine à un privilège conféré par le roi pour de grands services rendus à la nation, si bien que tout noble est un anobli, ce système est établi comme un dogme dès le XIIIe siècle. La même chose se passa à la suite de presque toutes les conquêtes normandes. Au bout d'une ou deux générations, les envahisseurs normands ne se distinguaient plus du reste de la population ; leur influence n'en avait pas moins été profonde ; ils avaient donné au pays conquis une noblesse, des habitudes militaires, un patriotisme qu'il n'avait pas auparavant.
L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L'investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l'origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été les plus bienfaisantes. L'unité se fait toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été le résultat d'une extermination et d'une terreur continuée pendant près d'un siècle. Le roi de France, qui est, si j'ose le dire, le type idéal d'un cristallisateur séculaire ; le roi de France, qui a fait la plus parfaite unité nationale qu'il y ait ; le roi de France, vu de trop près, a perdu son prestige ; la nation qu'il avait formée l'a maudit, et, aujourd'hui, il n'y a que les esprits cultivés qui sachent ce qu'il valait et ce qu'il a fait.
C'est par le contraste que ces grandes lois de l'histoire de l'Europe occidentale deviennent sensibles. Dans l'entreprise que le roi de France, en partie par sa tyrannie, eu partie par sa justice, a si admirablement menée à terme, beaucoup de pays ont échoué. Sous la couronne de Saint Étienne, les Magyars et les Slaves sont restés aussi distincts qu'ils l'étaient il y a huit cents ans. Loin de fondre les éléments divers de ses domaines, la maison de Habsbourg les a tenus distincts et souvent opposés les uns aux autres. En Bohême, l'élément tchèque et l'élément allemand sont superposés comme l'huile et l'eau dans un verre. La politique turque de la séparation des nationalités d'après la religion a eu de bien plus graves conséquences : elle a causé la ruine de l'Orient. Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez cinq ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n'ont entre elles presque rien en commun. Or l'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s'il est burgonde, alain, taïfale, visigoth ; tout citoyen français doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle. Il n'y a pas en France dix familles qui puissent fournir la preuve d'une origine franque, et encore une telle preuve serait-elle essentiellement défectueuse, par suite de mille croisements inconnus qui peuvent déranger tous les systèmes des généalogistes.
La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de faits convergeant dans le même sens. Tantôt l'unité a été réalisée par une dynastie, comme c'est le cas pour la France ; tantôt elle l'a été par la volonté directe des provinces, comme c'est le cas pour la Hollande, la Suisse, la Belgique ; tantôt par un esprit général, tardivement vainqueur des caprices de la féodalité, comme c'est le cas pour l'Italie et l'Allemagne. Toujours une profonde raison d'être a présidé à ces formations. Les principes, en pareils cas, se font jour par les surprises les plus inattendues. Nous avons vu, de nos jours, l'Italie unifiée par ses défaites, et la Turquie démolie par ses victoires. Chaque défaite avançait les affaires de l'Italie ; chaque victoire perdait la Turquie ; car l'Italie est une nation, et la Turquie, hors de l'Asie Mineure, n'en est pas une. C'est la gloire de la France d'avoir, par la Révolution française, proclamé qu'une nation existe par elle-même. Nous ne devons pas trouver mauvais qu'on nous imite. Le principe des nations est le nôtre. Mais qu'est-ce donc qu'une nation ? Pourquoi la Hollande est-elle une nation, tandis que le Hanovre ou le grand-duché de Parme n'en sont pas une ? Comment la France persiste-t-elle à être une nation, quand le principe qui l'a créée a disparu? Comment la Suisse, qui a trois langues, deux religions, trois ou quatre races, est-elle une nation, quand la Toscane, par exemple, qui est si homogène, n'en est pas une ? Pourquoi l'Autriche est-elle un État et non pas une nation ? En quoi le principe des nationalités diffère-t-il du principe des races? Voilà des points sur lesquels un esprit réfléchi tient à être fixé, pour se mettre d'accord avec lui-même. Les affaires du monde ne se règlent guère par ces sortes de raisonnements ; mais les hommes appliqués veulent porter en ces matières quelque raison et démêler les confusions où s'embrouillent les esprits superficiels."
(...à suivre...)
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16/02/2007
Philippe Sollers, un Catholique singulier.
Je te salue, Marie
"--Avez-vous reçu une éducation religieuse ?
Philippe Sollers--Je suis issu d’une famille bourgeoise catholique de Bordeaux. Mon père était tout à fait indifférent aux problèmes religieux, mais marqué par un pessimisme très fort, contrairement à ma mère qui, elle, était catholique. Les rites de cette religion m’ont tout de suite plu. Je l’ai immédiatement vécue de manière personnelle et enveloppée de liturgie. J’aurais pu être enfant de chœur, mais j’ai suivi des cours de catéchisme qui m’ont très vite déçu. Je trouvais les discours que l’on me proposait extraordinairement plats et minimaux, ils n’étaient pas à la hauteur de mes attentes. J’étais plus à la recherche de sensations fortes que pouvait m’apporter la liturgie. Je les ai rencontrées et celles-ci ne m’ont d’ailleurs jamais quitté, elles sont encore présentes, en sourdine. Je me sens toujours en possessions de mon enfance, une enfance gorgée de perceptions et de souvenirs.
J’ai grandi dans cette atmosphère jusqu’à l’âge de 12 ans. J’ai fait ma première communion, ma communion solennelle. J’ai ensuite connu les jésuites, lors de ma scolarité, dans une grande école à Versailles. C’est un milieu qui aurait pu me convenir, mais j’ai été renvoyé au bout de la deuxième année pour lecture de livres défendus. J’ai gardé mes livres, et j’ai compris que je devais continuer seul.
--Avez-vous ensuite conservé, dans votre vie adulte, cette sensibilité à la liturgie, à l’atmosphère des églises ?
Philippe Sollers--En Italie, pas en France. Le catholicisme français me donne un sentiment de malaise, il porte quelque chose de lourd en lui, pour des raisons historiques, je pense. En revanche, dès que je suis en Italie, cette religion m’absorbe de partout. Je me sens très bien dans ce pays. Lorsque je me retrouve dans des villes comme Venise ou Rome par exemple, cela me paraît tout à fait naturel d’entrer dans une église, d’allumer un cierge et de prier. En France, c’est différent, j’ai eu quelquefois cette démarche, mais c’était uniquement pour habituer mon fils à ce genre de sensations. Je lui ai fait visiter toutes les églises de Paris, avec une préférence pour Saint-Germain l’Auxerrois ou Notre-Dame. Je tenais à ce qu’il connaisse et ressente cette atmosphère.
--Qu’est-ce qui vous touche tant dans la liturgie ?
Philippe Sollers--Si la liturgie et l’atmosphère qui règne dans les églises sont si importantes pour moi c’est que l’esthétique joue un rôle capital dans cette religion. Dans notre culture, la peinture, la sculpture, la musique sont d’origine catholique. J’ai besoin de ces révélations physiques, sensuelles, corporelles. C’est pour cette raison que les autres religions ne pourraient pas me convenir : elles n’offrent pas un tel choix esthétique. Je suis, par exemple, très content de savoir qu’un pape allemand joue du Mozart, presque chaque jour, pour se délasser.
--Vous avez beaucoup voyagé : il n’y a donc aucune autre religion ou spiritualité dont l’esthétisme vous a touché ?
Philippe Sollers--Tous les grands continents m’ont passionné, l’Inde et la Chine notamment. Le taoïsme, par exemple, m’attire par de nombreux aspects philosophiques et esthétiques. Mais il n’y a rien à faire, le catholicisme reste pour moi la voix royale. Deux événements ont accentué mon inclination vers cette religion : la naissance de mon fils, que j’ai fait baptiser de façon catholique, et l’avènement de Jean Paul II. Ce moment historique m’est apparu à l’époque comme un signe des temps considérable. J’étais à New York au moment de son élection, je revois le visage de ce jeune pape sportif apparaître sur les écrans des télévisions américaines, révélant l’existence de ce pays tellement méconnu jusqu’alors par le monde entier : la Pologne. Puis, il y eut cet épisode terrible de l’attentat place Saint-Pierre à Rome. Cet épisode extraordinairement romanesque m’a profondément ému et bouleversé. Il m’a d’ailleurs inspiré un roman, le Secret. Je suis passionné par l’histoire secrète de l’Église, ses contradictions, et surtout par la haine très étrange, très spéciale, qu’elle déclenche.
--Vous parlez d’expériences esthétiques ou de la dimension culturelle du catholicisme, mais vous considérez-vous comme croyant ?
Philippe Sollers--Il est certain que j’ai un rapport personnel à la transcendance et au sacré, mais de là à dire que je suis croyant… Je ne sais pas. Le côté « ecclésiastique » du mot ne me convient pas.
--Avez-vous connu des moments de grâce ?
Philippe Sollers--Oui, j’en ai eu et j’en ai encore constamment, mais je ne peux pas les décrire oralement. En revanche je les écris. Ce sont en général des clartés affirmatives. Je les ai surtout ressentis à travers l’expérience de la maladie. J’ai été assez souvent malade étant jeune. Vous n’avez pas d’état de grâce sans avoir une expérience assez précise de la mort à travers la maladie ou la souffrance. Si le côté sirupeux de la mystique m’échappe totalement, la négativité me paraît, elle, essentielle. Je suis un grand admirateur de Maître Eckhart. Mais aussi d’Angelus Silesius.
--Croyez-vous à l’existence d’une histoire divine qui s’écrive sans qu’on la connaisse ?
Philippe Sollers--J’ai tendance à penser qu’il y a une histoire diabolique qui est sans cesse mise en échec par des contretemps inattendus. Je ne crois pas à un Dieu tout puissant, mais à un Dieu furtif, à éclipses, qui vient quand il faut. Je suis plutôt « providentialiste ».
--Croyez-vous au destin ?
Philippe Sollers--Tout le temps, et sous des formes différentes. Je ne suis ni ennemi ni oublieux des dieux grecs par exemple, ni des déesses d’ailleurs, dont on ne parle pas assez.
--La concentration dogmatique du catholicisme, qui n’a pas fait preuve de beaucoup de tolérance envers le paganisme antique, ne vous gêne-t-elle pas ?
Philippe Sollers--Contrairement à l’opinion commune, je suis frappé par le côté inventif des dogmes. L’Immaculée Conception, par exemple, qui est un dogme très tardif (1854) me paraît parfaitement logique. Tout comme l’infaillibilité pontificale. Il en va de même pour tous les dogmes fondateurs du christianisme, comme celui de l’Incarnation. Pour moi ce sont des chefs-d’œuvre et j’adhère à tous les chefs-d’œuvre. Lorsqu’on demandait à James Joyce pourquoi il ne quittait pas le catholicisme pour le protestantisme, il répondait cette chose sublime : « Je ne vois aucune raison de quitter une absurdité cohérente pour une absurdité incohérente. »
--On vous connaît aussi comme un libertin, aimant le plaisir des sens. Vous n’êtes pas gêné par les positions de l’Église en matière de morale sexuelle ?
Philippe Sollers--Je trouve le comportement des autorités ecclésiastiques à la fois touchant et puéril. La surestimation de la question sexuelle me paraît une erreur. La sexualité n’a pas droit à un traitement si obsessionnel, ni dans son utilisation, ni dans sa récusation. Il y a des choses beaucoup plus importantes auxquelles il faut s’intéresser. Casanova vous dira : « J’ai vécu en philosophe, je meurs en chrétien. » C’est beaucoup mieux que le contraire.
Je suis un athée sexuel. Je ne suis pas dans l’illusion de croire que l’on continuerait à réciter quelque chose de religieux pour éviter l’activité sexuelle. Ce qui est intéressant, c’est que le pape Benoît XVI, dans sa première encyclique, reconnaît l’existence de l’eros et la continuité qui existe entre eros et agapé.
--Avez-vous rencontré des personnalités chrétiennes qui vous ont particulièrement marqué ?
Philippe Sollers--Mauriac, qui était catholique, m’a beaucoup intrigué. Je l’ai connu jeune, nous sommes devenus très proches, je l’ai veillé au moment de sa mort. Mais c’est ma rencontre avec Jean Paul II qui m’a laissé le souvenir le plus fort. Je lui ai apporté le livre que j’avais écrit sur la Divine Comédie. C’était en octobre 2000, et je dois avouer qu’au moment où il a mis sa main sur mon épaule, j’ai ressenti une émotion forte, un peu ce que l’on éprouve, j’imagine lorsque l’on reçoit une décoration à titre militaire.
--Est-il possible qu’au moment de votre mort, vous récitiez une prière, un « Je vous salue Marie » par exemple ?
Philippe Sollers--J’ai récité tellement de « Notre Père » et de « Je vous salue Marie », que je n’ai pas besoin d’attendre le moment de ma mort pour cela. Je regrette d’ailleurs que, dans ces prières, on n’utilise pas davantage la première personne du singulier. Cela donnerait : « Mon Père qui est aux cieux », « Pardonne-moi mes offenses », Délivre-moi du mal » ou encore « Je te salue, Marie », « Maintenant et à l’heure de ma mort ». J’aime beaucoup le Credo également. Le Credo a donné des musiques magnifiques : Bach, Mozart.
--Vous arrive-t-il de penser à votre mort ou à vos funérailles ?
Philippe Sollers--Je pense à ma mort chaque jour. J’ai une vieille concession familiale qui est déjà retenue, mais je ne dédaignerais pas être enterré dans une belle église de Venise. Je ne pense pas que ce soit possible… à moins que le Saint-Siège me désigne en voie de béatification atypique ! (rires)."
Propos recueillis par Aurélie Godefroy et Frédéric Lenoir.
Le Monde des Religions, mai-juin 2006, n°17
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14/02/2007
"Le mariage transformé par ses célibataires mêmes" par Philippe Muray
Ce texte a été publié dans une version légèrement réduite sous le titre "La guerre du mariage a-t-elle eu lieu ?" dans Marianne (18/09/2004, page 79). Ici : version intégrale.
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"Par-delà le néo-mariage, et quelques autres revendications divertissantes, c'est la réduction au silence du moindre propos hétérodoxe qui se profile, c'est l'écrasement légal des derniers vestiges de la liberté d'expression, c'est la mise en examen automatique pour délit de lucidité.
Le mariage est une invention qui remonte à la plus haute antiquité. Je parle du mariage à l'ancienne, cette institution conformiste, vermoulue et petite-bourgeoise qui véhicule depuis la nuit des temps « les valeurs hétéro-patriarcales et familialistes » pour m'exprimer comme Christophe Girard et Clémentine Autain. Sauf erreur de ma part, cette mémorable conquête n'a pas été arrachée, l'arme à la main, de nuit, dans la précipitation et sous la menace des pires représailles, par une petite bande de fanatiques de la nuptialité bien décidés à se servir de la lâcheté des uns, de l'ambition des autres, de la démagogie tremblotante de tous, pour faire triompher leur cause. Nulle part ce type de mariage ne paraît avoir été imposé par la force. Ni en jetant à l'opinion publique un fatras précipité de raisonnements contradictoires afin d'extorquer d'elle, par sondage, une approbation apeurée. Il n'est pas davantage le fruit d'une volonté claironnée de mettre à genoux le pouvoir politique. Aucun gouvernement, à ma connaissance, n'a cédé aux partisans de la conjugalité dans la crainte de se voir accusé de gamophobie (du grec gamos, mariage).
Y a-t-il même eu « débat », à propos de cette importante « question de société », chez les Égyptiens pharaoniques, à Babylone, en Inde, à Lascaux, entre psychanalystes lacustres, sociologues troglodytes, militants de l'un ou l'autre bord ? En a-t-on discuté, dans le désert de Chaldée, à la lueur de la Grande Ourse ? A-t-on menacé de ringardisation les adversaires de cette nouveauté ? Les a-t-on accusés de ne rien comprendre à l'évolution des mœurs, de s'accrocher à des modèles désuets, d'alimenter la nostalgie d'un ordre soi-disant naturel qui ne relève que de la culture ? La Guerre des Games (de gamos, mariage, je ne le répéterai plus) a-t-elle eu lieu ?
Il semble bien que non. La chose, c'est horrible à dire, s'est faite toute seule, suivant la pente de l'espèce, laquelle sait si bien jouer sur les deux tableaux pour protéger ses intérêts, manier en même temps la carotte et le bâton, l'appât et l'hameçon, le désir de satisfaction sexuelle des individus et ses propres nécessités vitales de perpétuation, et emballer cela dans les mirages vaporeux de la pastorale romantique.
On a tout essayé, par la suite, avec le mariage. On l'a plié dans tous les sens. On a tâté de la polygamie, de la bigamie, de la monogamie, de l'adultère, du divorce à répétition, du mariage forcé, du mariage civil, du mariage religieux, du mariage d'argent, du mariage raté. On a même vu des mariages heureux. On a vu des mariages stériles et d'autres féconds, des unions dramatiques et des noces de sang. On en a fait des vaudevilles et des tragédies. Avec des placards pleins d'amants, des cocus en caleçon, des maîtresses acariâtres. Le mariage, en résumé, n'a été inventé que pour fournir des sujets de romans et pour assurer la chaîne sans fin des générations ainsi que le veut l'espèce.
Il n'en va pas exactement de même du futur mariage homosexuel, dont la genèse aura laissé tant de traces, à l'inverse de l'autre, qu'il sera aisé de la reconstituer. C'est que cette nouveauté ne va pas de soi, comme d'ailleurs la plupart des opérations expérimentales de notre temps. L'époque moderne, dont l'essence même est le soupçon dans tous les domaines, explose en cette affaire dans une sorte d'opéra-bouffe stupéfiant où la mauvaise foi et le chantage se donnent la réplique inlassablement. C'est d'abord le code civil qui a été instrumenté. On a prétendu qu'il n'y était stipulé nulle part que le mariage était réservé aux personnes de sexe opposé. Les homosexuels militants se sont engouffrés dans cet « oubli » pour exiger, au nom de l'égalité des droits, « l'accès des gays et des lesbiennes au mariage et à l'adoption ». L'exigence d'égalité est la grosse artillerie qui renverse toutes les murailles de Chine. La marche sans fin vers l'égalité absolue remplace, chez les minorités dominantes et furibondes, le défunt sens de l'Histoire. Pour ce qui est du code civil, d'abord paré de toutes les vertus, il n'a plus été qu'une sorte d'opuscule diffamatoire sitôt qu'on découvrit l'article 75, qui détermine que le mariage consiste à « se prendre pour mari et femme ». Peu soucieux de logique, les militants de la nouvelle union conclurent aussitôt à l'urgence d'une refonte de ce code que, l'instant d'avant, ils portaient aux nues. Et, en somme, puisque la loi est contre les homos, il faut dissoudre la loi.
Dans le même temps Noël Mamère, bonimenteur de Bègles, agitait son barnum ; et les notables socialistes se bousculaient au portillon de l'avenir qui a de l'avenir dans l'espoir de décrocher le titre de premier garçon d'honneur aux nouvelles épousailles. Le terrorisme et la démagogie se donnaient le bras sur le devant de la scène. On « déconstruisait » en hâte le mariage à l'ancienne. On affirmait qu'il est aujourd'hui « en crise » quand la vérité est qu'il l'a toujours été, par définition, puisqu'il unit deux personnes de sexe opposé, ce qui est déjà source de crise, et que, par-dessus le marché, il les soumet à des postulations contradictoires, le mensonge romantique et la vérité procréatrice. On rappela, contre les réactionnaires qui lient mariage et reproduction, qu'il n'en allait plus ainsi depuis la révolution contraceptive (ce qui ne pouvait manquer, ajoutait-on, de rapprocher les comportements homos et hétéros), quand c'est en fait depuis toujours, et dans toutes les civilisations, que l'on a cherché, certes avec moins d'efficacité technique qu'aujourd'hui, à réguler la fécondité, c'est-à-dire à autonomiser la sexualité par rapport à la « reproduction biologique ».
En quelques jours apparurent les étonnantes notions de « mariage fermé » (antipathique, hétéro) et de « mariage ouvert » (sympathique) puis « universel » (supersympa). On publia des sondages dans lesquels la société française déclarait qu'elle était d'accord pour applaudir aux évolutions de la société française, mais de grâce, qu'on arrête de lui brailler dans les oreilles. Les partisans du néo-mariage expliquèrent à la fois qu'il ne fallait pas interpréter leur demande comme une volonté de normalisation ou comme un désir d'imitation mais qu'il y avait de ça quand même, et que d'ailleurs ils se moquaient des institutions dont ils étaient exclus, sauf que le seul fait d'en être exclus leur apparaissait comme un outrage. Réclamant en même temps le droit à la différence et à la similitude, exigeant de pouvoir se marier par conformisme subversif et pour faire « un pied de nez à la conception traditionnelle du mariage » (comme l'écrivent encore les impayables Christophe Girard et Clémentine Autain), ils affirmaient aussi que ce même mariage, à la fois convoité et moqué, revendiqué pour être rejeté, et de toute façon transformé s'ils y accédaient jusqu'à en être méconnaissable, serait un remède souverain contre « l'alarmant taux de suicide » qui sévit chez les jeunes homosexuels, ce qui laisse supposer que ces derniers se suicident tous par désespoir de ne pouvoir convoler officiellement. On aurait pu imaginer d'autres motifs.
Mais ces réflexions tomberont très bientôt sous le coup des lois anti-homophobie qu'un gouvernement vassalisé par les associations se prépare en toute sottise à faire voter. Mieux vaut donc se taire. Par-delà le néo-mariage, en effet, et quelques autres revendications divertissantes (suppression de la mention relative au sexe sur les papiers d'identité afin d'en terminer avec les « problèmes kafkaïens rencontrés par les individus de sexe mixte, hermaphrodites, transsexuels, transgenres », ou encore « dépsychiatrisation des opérations de changement de sexe »), c'est la réduction au silence du moindre propos hétérodoxe qui se profile, c'est l'écrasement légal des derniers vestiges de la liberté d'expression, c'est la mise en examen automatique pour délit de lucidité. Il est urgent que personne ne l'ouvre pendant que se dérouleront les grandes métamorphoses qui s'annoncent, dont ce petit débat sur l'effacement de la différence sexuelle est l'avant-propos. Le néo-mariage, dans cette affaire, n'est que l'arbre baroque qui cache la prison."
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13/02/2007
René Char
René Char : Application, regroupement, centralisation des points nodaux.
"Nodal". En anatomie et physiologie, "Tissu nodal" : tissu du myocarde renfermant les nœuds cardiaques, et qui est à l’origine du fonctionnement automatique du cœur.
En physique : Relatif à un nœud de vibration. Points nodaux, situés sur l’axe d’un système optique et tels que tout rayon incident passant par l’un de ces points est parallèle au rayon émergent passant par l’autre.
René Char (l’Isle-sur-la-Sorgue, 1907 – Paris, 1988) poète français. D’abord surréaliste (L’action de la justice est éteinte, 1931), il s’en éloigne pour exalter, dans une poésie frémissante d’une grande richesse, les forces de la vie et de la fraternité : le Marteau sans maître (1934), Feuillets d’Hypnos (1946), Fureur et Mystère (1948), le Nu perdu (1971). Il fut aussi, selon moi, le poète de la tension joyeuse. Visions et extases. Appréhensions et ravissements. Son verbe transporte. Il cherche à transcender le quotidien, veut nous empêcher de sombrer dans la routine.
« Les mots dans la poésie, devancent de leur lumière, la conscience encore opaque de celui qui d’abord témoin de leur éclat organise leur essaim de sens. »
« Dans le tissu du poème doit se trouver un nombre égal de tunnels dérobés, de chambres d'harmonie, ainsi que d'éléments futurs, de havres au soleil, de pistes captieuses et d'existants s'entr'appelant. Le poète est le passeur de tout cela qui forme un ordre. Et un ordre insurgé. » Sur la poésie
Amoureux de la Liberté (« Les territoires de la poésie ne sont pas cadastrables : ils ne s’éclairent que dans l’expansion. »), durant la seconde guerre mondiale, en pleine occuption, sous le nom de Capitaine Alexandre, René Char fut Résistant, les armes à la main, et versa le sang sans haine aucune, parce que c'était son devoir d'homme, qu'il le fallait bien. « Nous avons recensé toute la douleur qu'éventuellement le bourreau pouvait prélever sur chaque pouce de notre corps; puis le coeur serré, nous sommes allés et avons fait face. » écrit-il dans les Feuillets d'Hypnos.
Malgré le souffle ivre du transport il tenait à être compris. « Comment m'entendez-vous? Je parle de si loin. »
* « Le poète se reconnaît à la quantité de pages insignifiantes qu’il n’écrit pas. » (Sur la poésie)
* « Comment vivre sans inconnu devant soi ? »
* « Le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir » (Feuillets d'Hypnos)
* « Fureur et mystère tour à tour le séduisirent et le consumèrent, puis vint l'année qui acheva son agonie de saxiphrage » (Fureur et Mystère)
* « Ils refusaient les yeux ouverts ce que d'autres acceptent les yeux fermés »
* « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s'habitueront. » (Rougeur des matinaux)
* « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience » (Fureur et mystère)
* « Agir en primitif et prévoir en stratège » (Feuillets d'Hypnos)
« Commune présence
Tu es pressé d'écrire,
Comme si tu étais en retard sur la vie.
S'il en est ainsi fais cortège à tes sources.
Hâte-toi.
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance.
Effectivement tu es en retard sur la vie,
La vie inexprimable,
La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t'unir,
Celle qui t'est refusée chaque jour par les êtres et par les choses,
Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés
Au bout de combats sans merci.
Hors d'elle, tout n'est qu'agonie soumise, fin grossière.
Si tu rencontres la mort durant ton labeur,
Reçois-là comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride,
En t'inclinant.
Si tu veux rire,
Offre ta soumission,
Jamais tes armes.
Tu as été créé pour des moments peu communs.
Modifie-toi, disparais sans regret
Au gré de la rigueur suave.
Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit
Sans interruption,
Sans égarement.
Essaime la poussière
Nul ne décèlera votre union.»
Le Marteau sans maître (1934-1935)
« Allégeance
Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima ?
Il cherche son pareil dans le voeu des regards. L'espace qu'il parcourt est ma fidélité. Il dessine l'espoir et léger l'éconduit. Il est prépondérant sans qu'il y prenne part.
Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, ma liberté le creuse.
Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas ? »
Éloge d'une soupçonnée
« La jeune fille : Ceux qui n'ont pas besoin de leur amour auprès d'eux n'aiment pas.
Le jeune homme : Cela dépend. C'est compliqué, une présence. Dans un monde incompréhensible, la simplicité, je veux dire l'amour, c'est une capacité d'absence. »
Claire in Trois coups sous les arbres
« La vie aime la conscience qu'on a d'elle. »
Claire in Trois coups sous les arbres
« Avec les choses de l'extérieur, prenez, croyez-moi, l'habitude d'estimer et d'agir sans vous passionner. Vous vous épargnerez bien des désagréments. »
Le soleil des eaux in Trois coups sous les arbres
« On ne peut guère s'attacher à plusieurs choses à la fois, mais il faut être soi tout entier pour une ou deux de ces choses essentielles. Hors de cela on est broyé sans espoir et notre conscience se détourne de nous. »
Le soleil des eaux in Trois coups sous les arbres
« Tu parles à un chien, il te regarde avec ses bons yeux. Tu t'adresses à un homme, il te mord. »
Le soleil des eaux in Trois coups sous les arbres
« Celui qui dompte le lion, devient l'esclave du lion. Ce qu'il faut, c'est faire du feu entre lui et toi. »
Le soleil des eaux in Trois coups sous les arbres
« Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud !
Tes dix-huit ans réfractaires à l'amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu'au ronronnement d'abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine. Tu as eu raison d'abandonner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour l'enfer des bêtes, pour le commerce des rusés et le bonjour des simples.
Cet élan absurde du corps et de l'âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c'est bien là la vie d'un homme! On ne peut pas, au sortir de l'enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.
Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi. »
Fureur et mystère
Il faut le lire en marchant... succès du chant intérieur garanti...
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06/02/2007
Lever la tête...
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Vous arrive-t-il de lever la tête ?
Kepler, photographié par la Nasa
Cassiopeia, photographié par la Nasa
"Insensés par nature tous les hommes qui ont ignoré Dieu, et qui n'ont pas su, par les biens visibles, voir Celui qui est, ni, par la considération de ses œuvres, reconnaître l'Ouvrier.
Mais ils ont regardé le feu, le vent, l'air mobile, le cercle des étoiles, l'eau impétueuse, les flambeaux du ciel, comme des dieux gouvernant l'univers.
Si, charmés de leur beauté, ils ont pris ces créatures pour des dieux, qu'ils sachent combien le Maître l'emporte sur elles ; car c'est l'Auteur même de la beauté qui les a faites.
Et s'ils en admiraient la puissance et les effets, qu'ils en concluent combien est plus puissant celui qui les a faites.
Car la grandeur et la beauté des créatures font connaître par analogie Celui qui en est le créateur.
Ceux-ci pourtant encourent un moindre reproche ; car ils s'égarent peut-être en cherchant Dieu et en voulant le trouver.
Occupés de ses œuvres, ils en font l'objet de leurs recherches, et s'en rapportent à l'apparence, tant ce qu'ils voient est beau !
D'autre part, ils ne sont pas non plus excusables ; car, s'ils ont acquis assez de science pour arriver à connaître le monde, comment n'en ont-ils pas connu plus facilement le Maître ?"
Bible - Ancien Testament
Sagesse 13, 1-9
"La contemplation de la vérité divine constitue l'élément principal de la vie contemplative. Cette sorte de contemplation est en effet la fin même de la vie humaine. "La contemplation de Dieu, écrit St Augustin, nous est promise commela fin de toutes nos actions et l'éternelle perfection de nos joies." Cette contemplation sera parfaite dans la vie future, quand nous verrons Dieu "face à face" ; elle nous rendra alors parfaitement heureux. Dans ce temps-ci, la contemplation de la vérité divine ne nous est possible que de façon imparfaite, dans un miroir, sous forme d'énigmes (1 Co 13, 12). Nous lui devons une béatitude imparfaite, qui commence ici-bas pour parvenir plus tard à sa consommation.C'est pourquoi Aristote a fait consister la félicité dernière de l'homme dans la contemplation du suprême intelligible.
Mais les œuvres divines nous mènent à la contemplation de Dieu, selon qu'il est écrit (Rm 1, 20) : "Les perfections invisibles de Dieu nous sont rendues accessibles et mises sous les yeux par le moyen des créatures." Il s'ensuit que la contemplation des œuvres de Dieu appartient aussi, en second lieu, à la vie contemplative, en tant que par elle l'homme se trouve acheminé à la connaissance de Dieu. D'où cette parole de St Augustin : "Dans la considération des créatures il ne s'agit pas de porter une vaine et périssable curiosité, mais de nous élever aux réalités immortelles et qui ne passent pas."
St Thomas d'Aquin
Somme de Théologie, II-II, q.180, a.4, c
"La nature n'enfreint jamais sa propre loi
Oh Necessité inexorable
Tu forces tous les effets à être le résultat direct de leurs causes
Et par une loi suprême et irrévocable
Chaque action naturelle t'obeit par le processus le plus court"
Léonard de Vinci (Cahiers)
"Comment ont-ils pu scinder le savoir et la beauté, la vérité de son jaillissement, de sa physique ? Ne se rendaient-ils pas compte de ce qu'ils faisaient, de ce qu'ils léguaient aux hommes du futur ?"
Maurice G. Dantec
Grande Jonction
C'était ma parenthèse du jour...
Je m'en retourne à mes contemplations crépusculaires...
16:15 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : 54-parenthèse : lever la tête | | del.icio.us | | Digg | Facebook
20/01/2007
There's some rockin' tonite !
=--=Publié dans la Catégorie "Parenthèse"=--=
"Ernst Nolte disait que la seconde guerre mondiale était la première guerre civile européenne. En ce sens nous pouvons dire que la guerre qui vient de commencer est la première guerre civile planétaire." Maurice G. Dantec
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Oeuvres lues de Maurice G. Dantec, au moment de cette note :
-Le théâtre des opérations, 2000 : Journal Métaphysique et polémique (Vol. 1),
-Le théâtre des opérations, 2001 : Le Laboratoire de Catastrophe Générale (Vol. 2)
-Le théâtre des opérations, 2002-2006 : American Black Box (Vol. 3)
-Grande Jonction (Roman)
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Bande son du moment : « Live all Over The Place » par King's X
Lecture du moment : En parallèle : « Grande Jonction » et « American Black Box » de Maurice G. Dantec
Citation du jour : « L'homme est si grand, que sa grandeur paraît surtout en ce qu'il ne veut pas se connaître misérable. Un arbre ne se connaît pas grand. C'est être grand que de se connaître grand. C'est être grand que de ne pas vouloir se connaître misérable. Sa grandeur réfute ces misères. Grandeur d'un roi.
(...)
Le phénomène passe. Je cherche les lois.
Les révolutions des empires, les faces des temps, les nations, les conquérants de la science, cela vient d'un atome qui rampe, ne dure qu'un jour, détruit le spectacle de l'univers dans tous les âges.» Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont - (Poésies) - 1870
Humeur du moment : Jubilation exacerbée !
00:30 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : 41-Parenthèse : There's some rockin' tonite ! | | del.icio.us | | Digg | Facebook
14/01/2007
Pour Noël prochain ?
=--=Publié dans la Catégorie "Parenthèse"=--=
Pendant que tous mes voisins débiles installeront leur père noël à leurs balcons, mon épouse me suggère que nous installions cette sale bestiole là... c'est mon fils qui trouverait ça chouette.
En tout cas ça nous changerait des effluves faussement cordicoles habituelles !
21:20 Publié dans Parenthèse | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : 39-parenthèse : pour noël prochain ? | | del.icio.us | | Digg | Facebook